Introduction
p. 137-140
Texte intégral
1Développer un questionnement critique sur la production de l’espace urbain ne peut se contenter de poser le cadre d’une projection des « lois d’airains » du capitalisme sur des territoires « passifs », du seul ressort d’un « système » désincarné. Si elle est produite dans et par des structures, l’urbanisation du capital est sans cesse médiatisée par les actions situées d’agents sociaux dotés de ressources propres, mus par des aspirations spécifiques, qui élaborent des stratégies, individuelles ou collectives, et s’efforcent de les suivre. De plus, David Harvey souligne « une certaine capacité d’intervention populaire dans le modelage des qualités de la vie urbaine et dans la construction des espaces collectifs d’où émerge une image de la communauté assez différente de celle inscrite dans la circulation du capital » (Harvey, 2010 [1985], p. 120). Par ces médiations se dessinent les contours matériels et symboliques contingents de la ville capitaliste, de même que les voies par lesquelles la puissance des structures est localement subvertie et affrontée.
2Les approches critiques ou radicales de la production de l’espace urbain ont depuis longtemps mis en avant le rôle joué par l’État (ses structures locales en particulier) et les politiques publiques dans ces médiations – comme d’ailleurs dans la construction du cadre structurel de fonctionnement du capitalisme. Les travaux réunis dans cette partie poursuivent dans cette voie, avec deux types d’ancrages disciplinaires (géographie et sciences politiques) et dans des territoires fortement contrastés (de Londres et Paris à Bruxelles, Nice, Roubaix, Vaulx-en-Velin, Saint-Étienne ou Sheffield). Ils contribuent chacun à révéler que des recompositions substantielles sont à l’œuvre eu égard aux rapports de pouvoir guidant la définition des politiques urbaines contemporaines. Deux principales évolutions s’en dégagent.
3Premièrement, le rôle des agents capitalistes privés dans l’orientation stratégique et la mise en œuvre des politiques publiques de (ré)organisation des espaces urbains, s’il n’est bien sûr pas neuf en soi, apparaît peut-être plus décisif que jamais. L’analyse de Nicolas Raimbault sur les périphéries dominées de l’agglomération parisienne – que l’auteur désigne comme les « territoires servants » de la métropole – révèle à cet égard la mise en place d’un mode de régulation du territoire de plus en plus commandé par les acteurs privés de l’immobilier d’entreprise (investisseurs, promoteurs ou property managers). L’auteur montre comment, à Paris, la mise à distance spatiale de certaines « fonctions-supports » de la ville globale, comme celles qui sont liées à l’activité logistique, révèle un « désintérêt métropolitain pour les fonctions économiques périphériques » qui s’exprime par un désengagement de la part des pouvoirs publics laissant place à un mode de régulation guidé par les acteurs privés de l’immobilier d’entreprise.
4Aussi, le poids des agents capitalistes privés devient d’autant plus significatif que les pouvoirs publics posent, sans l’interroger, le référentiel de la « compétitivité territoriale » comme cadre prioritaire de leur action sur le territoire. Comme le souligne Martine Drozdz à propos des politiques néo-travaillistes de la ville en Grande-Bretagne, à Londres en particulier, les exigences d’adaptation des territoires aux stratégies de positionnement concurrentiel des entreprises prennent le dessus sur les réponses aux demandes sociales que tentent d’exprimer les appels à la « cohésion territoriale ».
5Encore faut-il ne pas avoir de représentation monolithique des « acteurs privés », ce que rappelle fort à propos l’analyse menée par Stéphane Cadiou à Nice. L’auteur y détaille les modalités d’action collective des commerçants indépendants de centre-ville qui peinent à faire entendre leur voix dans les processus de définition des grandes stratégies territoriales. Traditionnellement associés aux coalitions de gouvernement, ceux-ci s’en trouvent aujourd’hui mis à l’écart, du fait notamment des transformations du capital commercial et du rôle prépondérant joué par les grandes enseignes. Ceci pousse les commerçants indépendants à investir d’autres registres d’influence des politiques urbaines, repliés sur des échelles très locales.
6Deuxièmement, les intérêts et les modes de vie des « nouvelles classes moyennes » deviennent prépondérants dans les stratégies de (re)développement du territoire. La position attribuée à ce groupe social – dont autant les contours sociologiques, l’homogénéité que la dénomination font débat – est d’autant plus saillante que, numériquement, ses effectifs ne composent souvent qu’une minorité de la population urbaine – mais une minorité très agissante.
7Tourner le regard vers les « villes en déclin » britanniques et françaises, à la suite de Max Rousseau, permet de prendre pleinement la mesure de ce décalage. En France comme en Grande-Bretagne, les « nouvelles classes moyennes » ont conquis un pouvoir de façonner les représentations collectives du devenir de ces villes, marquées jusque-là par un antagonisme structurant entre organisations ouvrières et patronat local arbitré par l’État central. Pour de nombreuses élites locales, publiques comme privées, il s’agit désormais de tout mettre en œuvre pour attirer ces populations porteuses non seulement d’un capital économique mais aussi d’un fort capital symbolique.
8Dans les « villes en déclin », et plus largement dans toutes celles qui sont sensibles à la polyphonie de la compétitivité urbaine, les membres de ces « nouvelles classes moyennes » contribuent de deux façons complémentaires à la (re)définition des politiques urbaines : en tant que cibles de l’action publique, notamment par les capitaux qu’ils véhiculent et qu’il s’agit d’attirer, de fixer ou de retenir, mais aussi en tant qu’acteurs de l’action publique, que ce soit simplement par l’exercice de leur profession (experts, architectes, chargés de projet, etc.) ou bien par leur engagement politique. Ainsi, comme le montrent Gilles Van Hamme et Mathieu Van Criekingen dans le cas de Bruxelles, l’analyse en parallèle de l’inscription résidentielle de ces classes intermédiaires dans la ville, d’une part, et des projets sur la ville portés par les partis de gouvernement, d’autre part, permet de prendre une autre mesure de la montée en puissance de ce groupe social dans le champs des politiques urbaines. Cette montée en puissance apparaît d’autant plus significative que l’attention est portée aux politiques dites de « revitalisation » ou de « renouvellement » urbain déployées dans les quartiers anciens d’habitat populaire.
9Dans une perspective plus générale, Jean-Pierre Garnier dénonce le rôle clef, « bien que subordonné », que joue aujourd’hui la petite bourgeoisie intellectuelle dans l’urbanisation du capital. Dans le champ des politiques urbaines, l’auteur pointe tout particulièrement le rôle endossé par « une élite locale » composée « des élus locaux, (de) leurs conseillers, leurs techniciens, leurs spécialistes », y compris de nombreux universitaires et chercheurs en sciences sociales. L’action de cette élite locale en charge de la conduite des politiques de développement territorial et urbain apparaît inscrite dans un système relayant les intérêts bourgeois des « financiers, entrepreneurs, constructeurs, promoteurs, etc. », reproduisant in fine les dimensions spatiales des rapports sociaux de domination. La fabrique capitaliste de l’espace urbain apparaît ainsi fortement conditionnée par le pouvoir de nouvelles formes de coalitions ou d’alliances entre acteurs et groupes sociaux. Jean-Pierre Garnier insiste d’ailleurs bien sur la particularité historique de leur configuration dans la ville contemporaine, à savoir celle d’un « front de classes » alliant bourgeoisie et petite bourgeoisie intellectuelle.
10Les textes réunis ici, qu’ils adoptent ou non une approche marxiste stricte, ne font que peu référence aux classes populaires, tant comme cibles que comme acteurs des politiques urbaines. Est-ce à penser que les demandes de ces populations (par exemple en matière d’accès à l’emploi, au logement, aux services et aux espaces publics, ou en termes de participation aux choix d’aménagement) se retrouvent sciemment et durablement écartées des agendas politiques par les coalitions (petites-)bourgeoises au pouvoir dans de nombreuses villes ? L’idée n’est pas ici d’être trop simpliste et systématique, mais il y a fort à parier que la prise en compte effective de ces demandes ne pourra être dissociée d’une forte mobilisation des classes populaires autour de la question urbaine, ce qui passe par leur alliance stratégique et circonstanciée avec d’autres fractions de classe.
Bibliographie
Référence bibliographique
Harvey D., « L’urbanisation du capital », extrait de The Urbanization of capital. studies in the history and theory of urbanization, Oxford, Basil, Blackwell, 1985, traduit par T. Labica dans Géographie et capital, Paris, Syllepse, 2010, p. 111-140.
Auteurs
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