Introduction
p. 95-98
Texte intégral
1« Espace et rapports sociaux de domination. » Cet intitulé mérite d’être interrogé d’un point de vue théorique voire épistémologique, car il peut engager une prise de position fondamentale quant à la conception de chacun des deux termes ainsi mis en relation. Cette prise de position a pourtant toutes les chances de rester inaperçue, notamment aux yeux des géographes. D’une part ce genre de formulation se calque sur la définition aujourd’hui dominante de la géographie comme étude des « relations espace/société », définition largement portée par les promoteurs francophones de la « géographie sociale » dans les années 1980, dont Robert Hérin est ici une figure marquante. D’autre part, elle semble poser une question ouverte, laissant libre cours à toutes les options théoriques comme à tous les débats possibles. Or, il n’en est rien.
2On peut partir d’une question, posée par Irène Pereira : « La structuration de l’espace est-elle source par elle-même d’un rapport social spécifique ou n’est-elle que l’effet des rapports sociaux ? » Cette question construit une alternative qui impose de choisir entre deux types de relations possibles entre ces deux réalités que sont « l’espace » et « les rapports sociaux ». Résumons, au risque de la caricature. Dans un cas, l’espace a une autonomie, ce qui lui permet d’avoir une action en propre sur le social, une action « en retour » (« rétroaction ») quand on considère qu’il est lui-même une production sociale. Il est donc possible de parler de « facteur spatial ». C’est la posture que l’on appelle généralement spatialisme (ou fétichisme spatial). Dans le cas opposé, l’espace est un produit des rapports sociaux sans possibilité d’action propre, certains diraient une « surface de projection ». C’est la posture que l’on peut appeler anti-spatialisme, confinant à l’a-spatialisme quand l’espace n’a pas de consistance, n’est pas intégré à l’analyse. La première est courante en géographie, comme si l’existence d’un espace autonome ou actif était une condition de la légitimité de la discipline dans le champ des sciences sociales. La seconde l’est plus encore dans les autres disciplines, où l’espace n’est guère travaillé qu’en études « urbaines ».
3Cet enjeu est explicitement posé par Irène Pereira et Sabine Planel. La première propose une réflexion théorique sur les relations entre l’organisation de l’espace et les différents rapports sociaux de domination eux-mêmes considérés, à la suite de Danielle Kergoat, comme coextensifs et consubstantiels. Ce faisant, elle se refuse à « admettre l’existence d’un rapport social spatial au même titre par exemple que les rapports sociaux de classes, ou même de sexe ou de racisation. Cela signifie qu’une certaine configuration spatiale, comme celle du rapport centre/périphérie, ne construit pas en soi un rapport social spécifique ». De son côté, Sabine Planel présente une imposante enquête de terrain qui lui permet d’analyser la transformation de la structuration scalaire des rapports de domination politique en Éthiopie, où le parti-État renforce sa puissance sous couvert de décentralisation. Ce faisant, elle reconnaît au contraire à « l’espace social une certaine pesanteur, une certaine force d’inertie sur les dynamiques plus mobiles du social et du politique capables d’orienter, de contraindre éventuellement, le jeu politique et notamment les rapports de domination ».
4C’est à peu près de cette manière que les débats se posent en géographie depuis l’abandon officiel du programme mésologique au profit du lexique de « l’espace ». C’est l’un des principaux clivages explicites des années 1970-1980 entre les deux principaux « courants » alors en cours d’affirmation en France : « l’analyse spatiale » et la « géographie sociale ». C’est aussi un objet de désaccords entre certains grands noms de la géographie anglo-américaine, à l’instar d’Edward Soja (1989) qui promeut la « dialectique socio-spatiale » – en se réclamant d’Henri Lefebvre contre Manuel Castells et David Harvey qui l’auraient mal compris – pour critiquer la réduction de l’espace à une simple expression du social. L’idée de « dialectique », que l’on retrouve chez certains promoteurs de la géographie sociale française (Frémont et al., 1984 ; Di Méo, 1991), semble alors sauver l’espace sans le fétichiser. Sauf qu’est conservé le principe d’un couple (Veschambre, 1999, 2006) et l’on ne voit pas bien comment l’espace pourrait avoir une action, même réduite à une inertie, sans une certaine extériorité vis-à-vis du social.
5Il semble donc que, « tournant spatial » ou pas, ce débat de fond n’avance pas facilement depuis trente ans et traverse les courants « critiques » ou « radicaux ». Mais c’est peut-être qu’il est mal posé. Car s’interroger et débattre sur le sens ou la nature des « relations espace/société » présuppose l’extériorité mutuelle de ces deux entités, en même temps que leur réalité substantielle. Mais peut-on considérer l’espace comme une chose ? Et peut-on penser des rapports sociaux en dehors de l’espace ? Ne devrait-on pas remettre en question ce schème dualiste, partagé tant par les formulations conférant une action à l’espace que par celles qui l’oublient, par le spatialisme et l’a-spatialisme ? Peut-on faire autrement que de prendre au sérieux la conception de l’espace comme une dimension du monde social ? Comme le rappelle ici Robert Hérin, l’expression est utilisée depuis longtemps déjà, y compris par des tenants de la géographie sociale, ce qui indique et participe d’une hésitation ou oscillation entre les schèmes dualiste et dimensionnel. Mais seul ce dernier permet d’éviter la question du sens des « rapports entre le spatial et le social », qui substantialise l’espace et déspatialise les rapports sociaux. L’espace n’est alors ni une cause ni même un produit social, car il est constitutif des rapports sociaux. Ceux-ci sont toujours déjà spatiaux car tout ce qui est social ne peut qu’avoir une dimension spatiale. Au même titre qu’une dimension temporelle. Parle-t-on de rapports, même dialectiques, entre le social et le temporel ? Si le temps semble plus facile à dé-substantialiser que l’espace, c’est sans doute que ce dernier est encore souvent confondu avec la surface terrestre qui se déploie sous nos yeux telle l’extériorité et la chose mêmes. Or la dimension spatiale n’est pas réductible à l’espace physique ou matériel : elle est aussi dans les têtes (représentations de l’espace, schèmes de perceptions, savoirs dispositions…) et dans les institutions (espaces de validité des lois et règlements, échelons politiques…).
6Intégrer la dimension spatiale dans les problématiques et systématiser cette intégration n’impliquent donc pas d’ajouter un facteur ou une causalité « proprement spatial(e) » dans l’explication des faits sociaux. Mais, réciproquement, refuser le principe de « l’espace actif » ne veut pas dire que la dimension spatiale soit sans importance. La structuration spatiale des rapports sociaux a bien évidemment des effets, ou plutôt : des rapports sociaux ayant une certaine configuration spatiale n’auront pas les mêmes effets sur les pratiques et les représentations que des rapports sociaux en ayant une autre. Impossible ici de penser « toutes choses égales par ailleurs » car une dimension n’est pas une « variable » isolable : si la structuration spatiale est constitutive des rapports sociaux, ces derniers changent avec elle d’une façon ou d’une autre.
7Mais les choses se compliquent quand on réalise qu’un même type de structuration spatiale (ou ce qui semble être une même forme spatiale) peut caractériser des rapports sociaux variés voire opposés. C’est particulièrement net quand on analyse les échelles ou rapports centre/périphérie. Sabine Planel et Irène Pereira montrent ainsi qu’il ne faut pas considérer a priori que les structures « décentralisées » ou « en réseaux » sont plus démocratiques que les structures « centralistes » et « pyramidales ». La première dépeint un pouvoir toujours aussi central qui feint de décentraliser alors qu’il quadrille les populations sous contrôle. La seconde souligne que les formes dites « horizontales » des « réseaux » n’éliminent pas les rapports de domination mais les rendent plus informels, et l’on peut ajouter : plus difficiles à repérer et à combattre. Robert Hérin décrit quant à lui, sur la longue durée, comment une succession de modes de production, qui impliquent aussi différents rapports de domination, se manifestent en différentes configurations spatiales dans une même région (espagnole). Il souligne aussi qu’à chaque époque le système d’exploitation se voit légitimé au nom d’intérêts communs à toute la population régionale, un sentiment d’appartenance régionale permettant de faire oublier ou minimiser les divisions qui traversent ce monde social et leur articulation avec des rapports de production et de domination qui se déploient à des échelles plus vastes.
8On voit à quel point la question des formes ou échelles d’organisation des pouvoirs est à la fois une question scientifique et une question politique majeure. Mais celle-ci est piégée par nombre de faux débats ou de faux arguments purement rhétoriques consistant précisément à confondre la forme ou l’échelle et la nature des rapports sociaux. Contrairement à ce que prétendent les promoteurs de « l’ouverture » contre le « repli national » ou « local », lutter contre l’UE ou la mondialisation économique et financière dans un contexte capitaliste néolibéral ne revient pas à refuser le principe d’une échelle européenne ou mondiale d’organisation de certaines relations sociales (économiques, politiques, culturelles…). Tout comme défendre « l’échelle locale » ou « la proximité » peut être « réactionnaire » ou « progressiste ». Mais cela ne veut pas dire que les échelles sont indifférentes pour les rapports sociaux. Développer par exemple des échanges économiques à l’échelle mondiale plutôt que locale pour tous les produits a des effets dans tous les domaines : économiques (coût des déplacements, existence d’intermédiaires…) mais aussi environnementaux (dépenses énergétiques, pollutions…), relationnels (possibilité ou non d’une relation directe entre producteurs et consommateurs par exemple), ou encore politiques (existence d’une instance politique englobant ou au contraire traversée par la relation…).
9Dans le contexte des rapports sociaux de domination actuellement dominants, on ne peut pas ne pas se poser la question des formes spatiales et échelles pertinentes de contestation et d’action, mais tout porte à penser que la réponse, en matière de stratégie comme d’alternative, varie en fonction de ce qui est en jeu, des rapports de domination concernés et de leur dimension spatiale spécifique.
Bibliographie
Références bibliographiques
Frémont A., Chevalier J., Hérin R., Renard J., Géographie sociale, Paris, Masson, 1984.
Di Méo G., L’Homme, la société, l’espace, Paris, Anthropos, 1991.
Soja E., Postmodern geographies. The reassertion of space in critical social theory, Londres/New York, Verso, 1989.
Veschambre V., « Dimension, un mot parmi d’autres pour dépasser la dialectique socio-spatiale », ESO. Travaux de l’UMR 6590, no 10, 1999, p. 83-87.
Veschambre V., « Penser l’espace comme dimension de la société. Pour une géographie de plain-pied avec les sciences sociales », R. Séchet, V. Veschambre (dir.), Penser et faire la géographie sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 211-227.
Auteur
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Penser et faire la géographie sociale
Contribution à une épistémologie de la géographie sociale
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