Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Rédiger une préface pour l’ouvrage de Benoît Grenier est un réel plaisir : le sujet est intéressant, l’étude a été intelligemment menée et le texte est des plus agréables à lire.
2Ce livre prend sa source dans une thèse réalisée en cotutelle de 2001 à 2004, entre Rennes et Québec. Il porte sur l’étude de la seigneurie québécoise, depuis sa mise en place au cours des années 1630, jusqu’à sa suppression, en 1854, exactement cent cinquante ans avant la soutenance de cette thèse. En France, la question de la seigneurie, après avoir donné de nombreuses pages aux thèses d’histoire rurale, s’était un peu fait oublier depuis les années 1980, enlisée entre une histoire quantitative très anti-seigneuriale et une histoire institutionnelle souvent peu attrayante. Le sujet est donc repris ici par un jeune historien qui n’a pas toutes les préventions de ses aînés face à la seigneurie mais qui a une solide connaissance de leurs travaux. Benoît Grenier prend en compte simultanément, et pour la plus grande satisfaction de ses lecteurs, les deux traditions historiographiques québécoise – celle du bon seigneur colonisateur et celle du seigneur oppresseur – et française – celle qui a instruit le procès de la seigneurie et des seigneurs absentéistes. Respectueusement incrédule face à la tradition solidement ancrée au Québec qui fait des seigneurs de « braves habitants » vivant paisiblement une existence de labeur parmi leurs congénères, il pose d’abord la question de la résidence effective de ces seigneurs dans leur seigneurie. Il introduit ensuite un questionnement apparemment fort simple et de bon sens mais qui va s’avérer être un remarquable outil de connaissance : quels rapports les seigneurs résidants du Québec ont-ils entretenus avec les habitants pendant les deux siècles du régime seigneurial ?
3Avant d’entrer dans le vif du sujet, qu’il me soit permis de commencer sur un ton que d’aucuns pourront juger un peu superficiel – que l’auteur veuille bien m’en excuser – pour signaler un aspect de cet ouvrage qui ne pourra que séduire les lecteurs du Vieux Continent : il s’agit de « l’exotisme » de la seigneurie québécoise. Dans ce pays où les seigneuries se nomment Trois-Pistoles ou Les Éboulements, à la fin du xviie siècle, une part importante des terres concédées sont encore « en bois debout » ce qui est promesse d’un dur labeur pour des apprentis seigneurs qui mettront ensuite d’autant plus de temps à voir s’installer leur premier vassal qu’ils sont plus éloignés du centre de la colonie. Qu’on ne s’y trompe pas : cet exotisme est des plus discret et il n’enlève rien à la haute tenue scientifique des analyses, tout au contraire. Dans l’écriture transparaît un sens du concret qu’on trouve rarement dans les travaux français de même nature. Il s’agit là d’un ouvrage vivant, dans la bonne tradition de l’historiographie québécoise qui prend en compte à la fois les hommes (et les femmes car le Québec est aussi le pays des « seigneuresses1 ») et l’épaisseur de l’espace. Dépaysement encore pour le familier des seigneuries compliquées du Vieux Continent : au Québec, on a des seigneuries « carrées », en fait de longues bandes rectangulaires disposées perpendiculairement au fleuve Saint-Laurent, des seigneuries que l’on peut compter précisément et dans lesquelles l’arrière-fief (ne parlons même pas de l’enclave) est presque une incongruité. Et si l’on se rappelle que toutes ces seigneuries, qui représentent rarement plus qu’un seul niveau de vassalité, sont gouvernées par une seule et même coutume, celle de Paris, on mesure toute la distance qu’il y a de la seigneurie simple du Québec aux fiefs embrouillés de la France d’Ancien Régime.
4À l’origine de cet ouvrage, il y a la volonté de revenir sur trois thèmes traditionnels de l’historiographie québécoise : les premiers seigneurs furent tous des résidants ; ils furent des défricheurs maniant la charrue aux côtés des autres habitants ; la société québécoise fut idyllique à ses débuts, sans heurts et sans clivages sociaux. La question de la résidence des seigneurs est centrale dans cet ouvrage. Elle s’entend ici comme le fait de vivre effectivement dans la seigneurie et non pas seulement d’y avoir fait construire un manoir comme le veut la tradition. Après avoir mis en évidence le fait qu’il y eut peu de seigneurs résidants au Québec surtout dans les débuts de l’installation, Benoît Grenier concentre son analyse sur dix seigneuries, dix lignées de seigneurs durablement résidants pendant la période du régime français puis sous la domination anglaise.
5Ces familles seigneuriales sont très prolifiques, qu’elles soient nobles – dans la seigneurie de Boucherville, Pierre Boucher et Jeanne Crevier eurent 15 enfants et dans celle de Beauport Ignace Juchereau Duchesnay et Marie-Catherine Peuvret en eurent 17 – ou roturières comme les Rioux de Trois-Pistoles qui ont en moyenne 10 enfants à chaque génération. Les familles des seigneurs roturiers ont cependant du mal à se pérenniser, à rester accrochées durablement au groupe seigneurial. Beaucoup de ces seigneurs et enfants de seigneurs ne savent même pas signer et il est probable que ceci contribue à fragiliser leur position sociale. Les seigneurs nobles ont une plus grande stabilité sociale. Mais tout n’est pas simple pour eux non plus : rechercher le conjoint idéal dans un espace immense et peu peuplé n’est pas chose aisée. L’homogamie n’est pas toujours au rendez-vous et les mariages seigneuriaux aboutissent plus qu’ailleurs à une intégration des seigneurs dans la communauté : le quart seulement des alliances sont homogames. Nobles et roturiers se caractérisent largement par des alliances hypogamiques. Le contexte de la colonisation explique aussi l’abondance des mariages consanguins et celle des unions entre plusieurs frères et sœurs. Partout l’emporte une « endogamie de proximité » sauf pour les plus grandes familles. Pour les familles roturières, c’est carrément de fusion dans la communauté qu’il faudrait parler : elles n’ont pas de titres, n’exercent pas de professions spécifiques, ne savent même pas signer… et s’avèrent souvent incapables de conserver pour le fils aîné le statut de seigneur.
6Ces seigneurs sont-ils des notables ? Voilà bien une question qui ne se comprend bien que dans le contexte québécois où les notables sont à l’évidence peu nombreux (un curé, un capitaine de milice, quelques marchands, des maires et échevins seulement à partir du xixe siècle…). Elle en entraîne immédiatement une autre : qu’est-ce qui fait le notable dans une société « simplifiée » ? Pour le seigneur, ce qui, au moins à l’origine, réduit drastiquement ses possibilités d’être reconnu comme un notable, c’est la faiblesse du peuplement. Comment être notable quand on est seul sur sa seigneurie tel ce Jean Rioux qui, après avoir épousé Catherine Leblond, quitte l’île d’Orléans en 1697 pour s’installer sur sa seigneurie de Trois-Pistoles ? Les censitaires ne se bousculent pas pour les rejoindre et, vingt-six ans plus tard, ils sont toujours les seuls habitants de leur seigneurie.
7Cette partie sur la notabilité passionnera à l’évidence tous ceux qui, en France – et ils sont nombreux – ont à un moment donné animé séminaire ou colloque, rédigé article ou ouvrage sur cette question. Il est intéressant d’observer que dans cette société assez simple, pas très dense, les seigneurs, s’ils sont roturiers, ne sont pas des notables et ne le deviennent pas toujours. Ils retombent au contraire très vite dans l’anonymat de la communauté alors que les vrais notables viennent de l’extérieur. Les familles nobles, au contraire, appartiennent au monde des notables et elles s’y maintiennent. Pour les seigneurs nobles, l’ancrage dans le milieu local prend la forme de relations de clientélisme. Avec cette étude de la notabilité on saisit bien l’originalité de la seigneurie québécoise par rapport à son homologue française dans le fonctionnement de la société. Le seigneur n’est pas spontanément un notable, il peut éventuellement le devenir : il faut pour cela que sa seigneurie se peuple et que lui-même soit capable de tenir son rang (les analphabètes n’y parviennent pas). Dès lors, les relations entre seigneurs et habitants relèvent de relations d’égal à égal, au moins au début du peuplement : les seigneurs ne sont pas particulièrement recherchés pour être parrains ou pour assister aux mariages. Et quand le seigneur devient réellement un notable, alors il cherche ses relations sociales hors de la seigneurie. Même si divers récits témoignent de relations amicales entre seigneurs et habitants, on voit bien que l’on aboutit à une vision plus « neutre » que par le passé des relations seigneurs habitants.
8L’étude des conflits ramène aussi aux spécificités du modèle québécois. Les habitants apparaissent plus indociles que réellement contestataires face aux pouvoirs du seigneur : ils passent sur son domaine, ils y taillent des chemins pour leur utilité, ils y coupent du bois qu’ils vont vendre pour leur profit… Ils refusent les travaux d’intérêt collectifs (entretien des chemins). On se demande à la lecture de ces lignes si le phénomène de la résidence seigneuriale n’est pas finalement plus créateur de conflit que l’absentéisme. Heureusement que les seigneurs ne sont pas nombreux à résider ! Voilà bien une conclusion inattendue et qui permettrait, en fin de compte, de comprendre pourquoi une certaine historiographie québécoise n’a pas eu de mal à développer le thème de l’absence de conflits entre seigneurs et habitants.
9Il y a donc une double lecture à faire de cet ouvrage. D’une part il y a l’analyse de la société québécoise vue à travers le prisme de la résidence des seigneurs et des rapports qu’ils entretiennent avec les habitants. D’autre part, il y a un va-et-vient des plus riches entre deux historiographies dont les chemins se sont tantôt rapprochés, tantôt écartés au cours des dernières décennies. Au modèle du « gentilhomme campagnard de l’ancienne France » correspond le modèle de l’historiographie nationaliste canadienne-française du valeureux seigneur-paysan qui défriche et cultive avec l’aide de sa famille et aux côtés des autres habitants. L’autre pôle, en France comme au Québec, c’est celui d’une seigneurie qui n’aurait été qu’un organisme de contrainte et de prélèvement. Confronté à cette double tradition, Benoît Grenier s’est emparé des problématiques de la résidence et de la sociabilité. Il nous rend une nouvelle manière d’appréhender la seigneurie : l’image d’une seigneurie tempérée à la fois par les contraintes d’un pays neuf (comment imaginer une lourde contrainte sur des fiefs qui n’ont même pas toujours un habitant ?) et par le fait que les seigneurs ne sont finalement pas très nombreux à résider.
Notes de bas de page
1 Benoît Grenier, Marie-Catherine Peuvret (1667-1739). Veuve et seigneuresse en Nouvelle-France, Sillery, Septentrion, 2005, 260 p.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008