Protection sociale en Europe : défis et revendications syndicales
p. 107-119
Texte intégral
1 S’intéresser1 à la protection sociale en Europe conduit rapidement à une forme de paradoxe : d’un côté, les besoins de protection sociale n’ont jamais semblé aussi grands, compte tenu de la dégradation de la situation sociale, la montée du chômage, des inégalités et de la pauvreté ; de l’autre, les systèmes de protection sociale sont la première cible des coupes budgétaires menées en Europe depuis 2010.
2Si la situation sociale s’est récemment fortement dégradée, cela aurait été bien pire en l’absence de systèmes de protection sociale forts. Malgré leur différence de conception, les systèmes de protection sociale en Europe, qui sont au cœur du modèle social européen, ont joué un rôle important d’amortisseur en 2008-2009. C’est pourquoi les organisations syndicales sont solidement attachées à une protection sociale ambitieuse, à large couverture. Le syndicalisme s’est construit autour de la protection des personnes et de leur sécurité physique et matérielle. Le système de retraite, l’assurance-maladie et accidents du travail, l’assurance chômage, sont des conquêtes du syndicalisme. Pourtant, alors que ces systèmes devraient logiquement, et légitimement être renforcés, leurs fondements sont aujourd’hui menacés par la vague de réformes structurelles mises en œuvre pour faire face à la crise de la dette souveraine dans la zone euro. Derrière la « modernisation » voulue par les institutions européennes, c’est une forme de privatisation rampante qui se met en place, en même temps qu’un affaiblissement des structures existantes.
3Au cœur de ce processus, il subsiste une tension forte entre les compétences communautaires et les compétences nationales. L’absence de compétence législative de l’Union dans le domaine social, créé une tension forte entre le niveau national et le niveau européen, le premier ne pouvant espérer résoudre les incohérences globales de l’Union – laissant libre cours à des distorsions et du dumping –, le second n’étant pas habilité à adopter des dispositions contraignantes dans le domaine de la protection sociale.
4Toutefois, alors que les compétences communautaires s’arrêtent souvent aux frontières du social, on assiste à une « européanisation » croissante des questions de protection sociale2 accentuée par la nouvelle gouvernance économique mise en place depuis 2011 dans le cadre de la procédure dite du semestre européen, et dont la traduction concrète se retrouve dans les « recommandations » de la Commission aux États membres : les grandes lignes de réformes structurelles ainsi définies s’interprètent de plus en plus comme la construction d’une compétence communautaire dans le domaine social...
5Dans ce double contexte d’affaiblissement des droits sociaux dans l’Europe, mais d’un nécessaire rebond pour la protection sociale à l’échelle communautaire, quel peut être le rôle à jouer par la Confédération européenne des syndicats et par les syndicats européens, pour soutenir les systèmes de protection sociale de plus en plus menacés par les politiques d’austérité ?
6Plus largement, et à l’échelle internationale, la question de la protection sociale se pose avec d’autant plus d’acuité : la mise en place ou le renforcement des systèmes de protection sociale devient ainsi une priorité pour de nombreux pays émergents. Par exemple, c’est à ce titre que les organisations syndicales au niveau mondial plaident pour l’introduction d’un socle de protection sociale tel que décliné par l’OIT. C’est l’une des clés du développement économique et humain, pour des économies harmonieuses et résolument tournées vers le progrès social.
Une situation sociale dégradée, mais amortie par des systèmes de protection sociale solides
La dégradation de la situation sociale en Europe
7La crise financière, muée en crise de la dette publique dans la zone euro, a fortement contribué à la montée la montée du chômage, des inégalités et de la pauvreté. La dernière édition du Joint Employment Report publiée en novembre 20133, montre que le taux de chômage dans l’UE des 28 est passé de 7,1 % à 10,9 % entre 2008 et 2013. Cette aggravation du chômage est particulièrement marquée chez les jeunes (+ 8 % environ sur cette période), les travailleurs âgés (+ 3 %) et les travailleurs peu qualifiés (+ 9 %). Dans certains États membres, la dégradation est particulièrement douloureuse : le taux de chômage atteint en Grèce plus de 27 % début 2013 contre 7 % en 2007, et 26 % en Espagne contre 8 % en 2007. Toujours selon ce rapport, « le taux de risque de pauvreté et d’exclusion sociale a connu une forte augmentation, accompagnée d’un creusement des différences entre les États membres. Entre le début de la crise en 2008 et 2012, le nombre d’Européens exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale a connu une hausse inquiétante de 8,7 millions pour atteindre 25,1 % de la population de l’UE-28 », soit un Européen sur quatre.
8À la hausse du chômage s’ajoute également une fragilisation des emplois existants : développement des contrats courts, de l’intérim, voire de nouvelles formules particulièrement alarmantes dans d’autres États membres à la faveur des réformes du marché du travail entreprises en Europe au cours des dernières années : on peut citer ici les « mini jobs » en Allemagne, les « zero hours contracts » en Grande Bretagne ou les « contrats de service » en Pologne régis par le droit civil et non le droit du travail. Ces contrats échappent à toute législation sociale, leurs titulaires ne sont donc généralement pas couverts par la sécurité sociale4.
9En outre, la crise a eu pour conséquence une dégradation globale des conditions de vie en Europe. Dans certains États membres, l’accès aux soins est devenu plus difficile pour les personnes en situation de vulnérabilité. En Lettonie, Grèce, Italie ou Pologne, si l’on observe la proportion de la population se trouvant dans le quintile de revenu le plus bas qui déclare des besoins de santé non satisfaits parce que le traitement était « trop onéreux » ou parce que les délais d’attente étaient trop longs ou que la distance à parcourir était trop importante, cette proportion déjà élevée a fortement augmenté. Plus généralement, une santé publique dégradée, une alimentation moins saine voire difficile (500 000 personnes contraintes de faire appel aux banques alimentaires en Grande-Bretagne selon Oxfam5), la progression des situations de précarité énergétique (en Espagne, un million et demi de personnes privées d’électricité, de gaz et de chauffage pour cause d’impayés6), révèlent l’ampleur d’une crise sociale dont les effets se feront sentir à long terme.
Des systèmes de protection sociale qui ont joué un rôle d’amortisseur
10Dans ce contexte global de dégradation de tous les indicateurs sociaux, les systèmes publics de protection sociale ont joué un rôle essentiel d’amortisseur des effets dramatiques de la crise. En dépit de ressources en baisse et de dépenses nécessairement plus fortes, ces systèmes ont permis d’éviter une explosion de la misère, et donc de soutenir en partie l’activité et la consommation. Un soutien qui a permis d’éviter le pire. Ainsi selon un rapport récent de la DREES :
« Les systèmes publics et parmi eux les systèmes de protection sociale ont en effet joué leur rôle traditionnel d’amortisseur de la crise : les dépenses de protection sociale ont continué d’augmenter, fortement pour certaines d’entre elles, alors que leurs ressources se contractaient. Elles ont ainsi contribué au soutien de l’activité, par le maintien d’une composante autonome de la demande qui a joué un rôle similaire à celui d’une relance par la demande. Le rôle de la protection sociale a été d’autant plus important que l’évolution de certaines dépenses présente un lien fort avec l’activité économique : les dépenses de prestations chômage ou encore de prestations sous conditions de ressources ont crû fortement, en lien avec l’augmentation du nombre de bénéficiaires7. »
11Les systèmes de protection sociale ont donc joué le rôle d’amortisseurs de la crise économique et sociale qui a frappé l’Europe. C’est que la sécurité sociale contribue à la stabilité économique : elle permet de maintenir les revenus des personnes en toutes circonstances. Les individus bénéficient d’une sécurité de revenu, mais aussi d’une égalité d’accès aux services essentiels – santé, éducation, logement... De fait, la sécurité sociale contribue donc à la croissance économique des États, en stimulant la demande et en amélioration la capacité de travail et d’innovation des acteurs sociaux.
12Ainsi, pour l’OCDE, la protection sociale réduit « directement la pauvreté8 » et « aide à rendre la croissance plus favorable aux pauvres9 ».
« [Elle] permet d’apporter une assistance aux plus démunis et aux plus vulnérables en période de récession, et concourt à préserver la cohésion sociale et la stabilité. Elle aide à renforcer le capital humain, à maîtriser les risques, à promouvoir l’investissement et l’entrepreneuriat et à accroître les taux d’activité10. »
13C’est en ce sens que le rapport rendu public en septembre 2011 – « Le socle de protection sociale pour une mondialisation juste et inclusive » –, demandé par l’OIT et l’OMS, doit être lu : dans ses lignes, les rapporteurs démontrent, chiffres à l’appui, que la mise en place universelle d’un socle de protection sociale est non seulement un défi humain, mais encore une nécessité économique11. Nous reviendrons sur cet objectif plus loin.
La protection sociale et l’Europe : grands principes protecteurs et confusion des compétences
14Malgré l’absence d’un système harmonisé de protection sociale en Europe, l’Union européenne ne se désintéresse pas de la protection sociale. Si la non-harmonisation laisse nécessairement se propager une concurrence entre États et entreprises du fait des différences de systèmes, des écarts de coûts et de prestations, l’Union européenne dispose néanmoins d’une « charpente » de droits et principes qui guident les États membres dans la constitution et l’amélioration de leurs systèmes nationaux de protection sociale.
15Cette « charpente » repose sur un certain nombre de textes fondamentaux qui encadrent la protection sociale en Europe. Ainsi, la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui a acquis une force juridique contraignante avec le traité de Lisbonne dispose en son titre IV (« Solidarité »), article 34, que :
« L’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux assurant une protection dans des cas tels que la maternité, la maladie, les accidents du travail, la dépendance ou la vieillesse, ainsi qu’en cas de perte d’emploi, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales. »
16Également, l’article 35 stipule que « chacun a le droit d’accès au traitement médical et à la préservation de sa santé » ; l’article 14 le « droit à l’éducation », l’« accès à la formation professionnelle et à la formation continue » et l’article 25 « le droit pour les personnes âgées de vivre de façon digne et indépendante ».
17D’autres textes fondamentaux encadrent la protection sociale en Europe, comme la charte sociale européenne dont l’article 12 reconnaît le droit des travailleurs à la sécurité sociale ou encore la convention européenne des droits de l’homme12... Ces textes sont d’autant plus importants que la Cour de justice de l’Union européenne reconnaissait dès 1969 que les droits fondamentaux formaient une partie intégrante des principes généraux du droit dont elle assure le respect !
18Cela étant, les distorsions et l’élévation « par le haut » des sociétés euro- péennes ne peut se satisfaire de planchers a minima de droits qui ne sont pas toujours pleinement garantis, car ne disposant pas de l’applicabilité directe13.
19Pour résoudre ce problème, l’idée d’une harmonisation des systèmes de protection sociale au niveau européen avait été mise en avant dès les débuts de la construction européenne – la France, notamment, y voyait une condition nécessaire pour la lutte contre les distorsions de concurrence. Mais les élargissements successifs de la Communauté européenne à des pays disposant de systèmes de protection sociale variés, tant dans leur construction que dans leur couverture, comme les réticences de certains États et la volonté de conserver ce « pré carré » ont empêché l’aboutissement de cette logique d’harmonisation au profit d’une logique de subsidiarité et d’une répartition stricte des compétences14.
20Il s’agit pourtant de l’une des premières, et des plus vieilles missions de l’Union : coordonner les systèmes de sécurité sociale, afin de favoriser la mobilité des salariés au sein de l’Union européenne15. En mettant en relation les libertés fondamentales (droit de circuler dans toute l’Union européenne, pour tous les travailleurs puis pour tous les citoyens européens), et la garantie de conservation d’un « bagage » de droits sociaux, l’Union s’obligeait à créer des règles de coordination solides entre les systèmes de sécurité sociale nationaux. Dès lors, le lien est automatiquement fait entre libre migration des salariés, et possibilité de conservation de ses droits à la sécurité sociale. D’ailleurs, la majorité des cas individuels à la Cour européenne de justice concernent la coordination des droits à la sécurité sociale.
21Cette intrication de la libre circulation et des droits à la sécurité sociale ne pouvait être complète sans être chapeautée par le principe d’égalité de traitement16 : à défaut, les migrants seraient toujours défavorisés par rapport aux nationaux, dans l’accès aux soins ; et dès lors, la couverture de protection sociale s’en trouverait découpée en autant de cas particuliers et de migrations personnelles. Ainsi, tous les États membres doivent donner droit à la sécurité sociale aux travailleurs migrants. Certes, les définitions nationales des bénéfices sociaux varient, et il est difficile de dire si les bénéfices seront les mêmes d’un pays à l’autre – mais le but est de donner ce droit à la fois aux résidents et aux étrangers. C’est un principe fondateur, puisque de plus en plus de personnes sont amenées à migrer pour trouver du travail (ne s’agit-il pas même de l’une des clés de « l’employabilité », pour la Commission ?). La coordination et l’égalité de traitement deviennent les piliers essentiels d’une protection sociale solide en Europe.
22Dans le même ordre d’idées, c’est à ce titre qu’une directive-cadre a été adoptée (directive 89/391) en 1989 pour améliorer la santé et la sécurité des salariés sur leur lieu de travail. En obligeant au respect de certaines obligations en la matière, le texte opérait un lissage juridique, et donc un rapprochement des législations nationales pour éviter leurs incidences sur le marché intérieur... Plus proche de nous, le traité de Nice avait tenté de redynamiser la coopération en la matière, par la mise en place d’un comité de protection sociale chargé de promouvoir la coopération entre États membres. À défaut d’harmonisation, les États peuvent recourir à la méthode ouverte de coordination (MOC) dans le domaine de la protection sociale. Ainsi en 2001, sur la question des retraites, des rapports, des échanges de bonnes pratiques avaient été réalisés. En 2004, la même Commission adoptait une communication sur la MOC dans le secteur de la santé et des soins de longue durée.
23Les réalisations européennes sont donc notables dans le champ de la protection sociale : coordination des systèmes de sécurité sociale ; application du régime national de sécurité sociale au travailleur salarié ou non et à sa famille, dès lors qu’il réside légalement dans le pays de l’UE ; carte européenne d’assurance-maladie, qui permet de recevoir des soins d’urgence lorsque l’on se trouve sur le territoire d’un autre état membre ; directive 98/49 sur les droits à pension complémentaire, qui permet au travailleur ayant exercé plusieurs métiers dans plusieurs États membres, de conserver ses droits acquis, de se voir verser sa pension indépendamment du pays dans lequel il réside.
Des politiques de « gestion de crise » tendant à affaiblir les systèmes de protection sociale
24La crise financière muée en crise de la dette dans la zone euro a frappé de plein fouet les systèmes de protection sociale. Souvent perçus comme « un luxe » dans la concurrence internationale, coûteux mais non rentables, ils sont l’une des premières cibles des politiques de rigueur, au nom d’un mantra partagé : la réduction des dépenses publiques. La santé devient « un fardeau », et si réformes il y a, c’est pour améliorer l’efficacité de la protection sociale, en faisant entrer les règles de la concurrence en son sein. Une autre posture politique conduit à analyser l’impact négatif de ces prestations sociales sur l’emploi17. Dans les deux cas, la protection sociale n’est envisagée que sous l’angle des coûts – pour la collectivité publique, voire pour l’individu demandeur d’emploi...
25Ainsi, sous l’effet des politiques d’austérité, les piliers de la protection sociale se sont peu à peu fissurés. On en arrive à une double incidence de la crise sur la protection sociale, et sur la capacité de résistance des systèmes de protection sociale : d’une part, les politiques d’austérité remettent en cause une série de droits sociaux (assiette ou durée d’indemnisation ; niveau de remboursement de soins...) ; d’autre part la récession, aggravée par les politiques d’austérité qui compromettent le retour de la croissance, réduit la capacité de financement des systèmes de protection sociale.
26On l’a vu, la protection sociale ressort a priori de la compétence des États membres. En d’autres termes, c’est à l’État lui-même de mettre en place un système de protection sociale, universel, viable et solidaire – ou pas. L’Union européenne vise de son côté la mise en place de standards minimaux, ou d’objectifs globaux en termes de qualité de vie, d’amélioration des conditions de travail et de santé, de protection de la dignité du travailleur.
27C’est là que le bât blesse : au niveau européen, malgré des compétences limitées sur ces sujets, les initiatives et recommandations prises tendent à accompagner, voire à encourager ce processus d’affaiblissement des droits sociaux. La logique développée au niveau européen et national a d’abord consisté à enfermer les dépenses sociales dans un carcan étroit de dépenses autorisées : la dette publique au sens de Maastricht intègre les dépenses de l’État, des collectivités locales et les dépenses de sécurité sociale.
28Avec la nouvelle gouvernance économique initiée en 2010 présentée comme « une révolution silencieuse » par le président de la Commission José Manuel Barroso18, l’influence de l’Union européenne sur la protection sociale grandit et prend directement la forme de recommandations adressées aux États dans le cadre de la procédure dite du semestre européen19.
29Cette nouvelle gouvernance économique, entérine la subordination des politiques d’emploi et des politiques sociales aux politiques économiques20. L’adoption successive des nouvelles législations introduites par le Six-pack, puis le Two-pack et enfin le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), signé en mars 2012 et entré en vigueur en janvier 2013, contraint les États membres à s’engager – sous peine de sanctions ! – à revenir à un solde public en équilibre et à limiter leurs dépenses, y compris les dépenses de protection sociale.
30Dès lors, les recommandations adressées en 2013 par la Commission aux États membres se font beaucoup plus précises et pressantes dans les réformes préconisées. Ainsi, le gouvernement français est invité à réduire les contributions sociales des employeurs pour relancer la compétitivité-coût. Des mesures très précises sont recommandées pour la réforme des retraites ou la réforme de l’assurance chômage. En outre, la commission indique que « l’examen en cours des dépenses publiques (“Modernisation de l’action publique”), qui concerne non seulement l’administration centrale mais aussi les administrations des collectivités locales et de la sécurité sociale, devrait indiquer comment améliorer encore l’efficacité des dépenses publiques ».
31Dans d’autres pays, la logique des recommandations a été suivie de près par les gouvernements nationaux. Dans une communication encadrant les recommandations en mai 2012, la Commission semble se satisfaire des réformes des retraites mais reste sur sa faim concernant les systèmes de santé :
« Les systèmes de retraite sont en cours d’adaptation afin de permettre de relever les défis découlant du vieillissement de la population, des réformes majeures étant mises en œuvre dans plusieurs pays avec pour objectif commun de prolonger la durée de la vie active. Ces réformes sont indispensables pour maîtriser les charges financières et garantir la viabilité financière à long terme des systèmes de protection sociale appropriés. Parallèlement, il est nécessaire d’attirer et de maintenir en activité les travailleurs plus âgés en revoyant les pratiques actuelles en matière de départ à la retraite, en fonction de l’allongement de l’espérance de vie, et d’examiner si le niveau des pensions est adéquat afin de prévenir la pauvreté des personnes âgées. Les avancées sont moins nettes dans le domaine des systèmes de santé, où il faut concilier la nécessité d’un accès aux soins de santé et de soins de longue durée avec la pression financière croissante résultant de l’évolution démographique21. »
32Plus récemment, lors de la présentation des recommandations pays, la Commission développait une vision en termes de rapport coût-avantage qui ne peut qu’inquiéter :
« Certains redoublent d’efforts pour combattre la pauvreté et l’exclusion sociale, mais il faut en faire davantage pour renforcer les filets de sécurité sociaux et améliorer l’adéquation et le rapport coût-avantage des prestations sociales, notamment grâce à un meilleur ciblage, à une simplification administrative et à une plus grande prise en compte des droits22. »
33Dans l’examen annuel de la croissance pour 2014 présenté en novembre, elle insiste à nouveau :
« Il existe un besoin généralisé d’améliorer l’efficience et la viabilité financière des systèmes de protection sociale, notamment les systèmes de retraite et de soins de santé, tout en renforçant leur efficacité et leur caractère approprié pour répondre aux besoins sociaux et en préservant les filets de sécurité sociaux essentiels. Dans de nombreux pays, il convient de compléter les réformes des retraites en liant de manière plus systématique l’âge légal de départ à la retraite à l’espérance de vie23. »
34Le rôle joué par l’Union dans les systèmes de protection sociale prend dès lors un tour particulier : il contourne la répartition originelle des compétences entre les États membres et l’Union (articles 3, 4 et 6 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) via la formulation de recommandations sur la protection sociale.
La protection sociale en Europe : quelles revendications syndicales ?
35Les budgets de la santé constituent une grande part des dépenses publiques dans l’UE et le secteur des soins de santé est considéré comme l’un des grands succès de l’Europe. Toutefois, le vieillissement de la population et les politiques d’austérité perpétuées par la nouvelle gouvernance économique remettent en question ce modèle. D’autres enjeux viennent se greffer à la question de la protection sociale : le chômage de plus en plus important, notamment chez les jeunes ; des formes plus sourdes, moins visibles de la pauvreté (même au travail) ; l’augmentation du coût de la santé.
36Les risques liés à la dérégulation du système de soins sont énormes : montée des inégalités, atteintes à la santé publique, qui affectera directement la productivité et le bien-être ; développement d’un marché noir de la médecine et du médicament, défavorable à l’État et aux malades ; mise en concurrence des systèmes de soins, course au « plus offrant », risque de perte de qualité et risques sanitaires ; course au moins disant fiscal, donc dumping entre États ; abandon du traitement de maladies « non rentables », parce que rares, orphelines, coûteuses.
37La crise offre l’opportunité de repenser les systèmes de santé. Mais repenser ne veut pas dire déconstruire : l’UE peut maintenir un niveau de protection sociale élevé. Les dépenses de protection sociale (environ 30 % du PIB de l’UE), jouent un rôle fondamental dans la redistribution des revenus, la cohésion sociale, la stabilité, le progrès économique. Il n’y a pas de corrélation entre performances économiques faibles et niveau élevé des dépenses de protection sociale. Au contraire.
38Contrairement à l’idée selon laquelle le coût des systèmes de protection sociale minerait la compétitivité et le potentiel de croissance des économies, ce sont les pays qui investissent dans la santé et la protection sociale qui s’en sortent le mieux en temps de crise. Le déséquilibre structurel (accroissement de la demande, baisse des ressources), serait aggravé par les difficultés conjoncturelles (la crise économique). Au contraire, ceux qui décident de coupes budgétaires en ce domaine aggravent la situation de leurs comptes publics, et mettent à mal la reprise de la croissance et le développement social. Ainsi, en Scandinavie dans les années 1990, des investissements massifs dans les systèmes de santé ont empêché les inégalités de croître, comme ils ont permis d’éviter une envolée de la dépression et du taux de suicide. En outre, si l’on prend l’exemple du développement du système de protection sociale en France (tel qu’il avait été envisagé par le Conseil national de la Résistance), sa mise en place s’est faite dans un contexte de crise – sortir de la guerre, crise sanitaire, de l’emploi...
39Dans ce contexte, quelles positions les syndicats peuvent-ils adopter ? L’enjeu est effectivement bien de consolider la protection sociale en Europe, mais comment sortir d’une logique purement défensive d’acquis historiques ? La protection sociale est aussi un pilier solide pour protéger les populations fragilisées par la crise, tout en appuyant une politique économique de croissance, tournée vers l’avenir des États membres.
40Si la Confédération européenne des syndicats n’a pas adopté récemment de position sur la protection sociale au sens le plus large du terme, elle s’est positionnée régulièrement sur certains éléments essentiels des systèmes de protection sociale. Ainsi en 2006, la CES se prononçait sur la MOC en demandant l’adoption d’objectifs forts en matière d’amélioration sociale, un calendrier permettant de les atteindre, impliquant toutes les parties concernées – y compris les organisations syndicales – et un système d’évaluation. En 2009, à l’occasion de la publication du rapport de la Commission sur la protection sociale et l’inclusion sociale, la CES rappelait qu’en période de crise, il était essentiel de s’appuyer sur la solidarité et de permettre aux systèmes de protection sociale de jouer pleinement leur rôle de stabilisateur, protéger les plus vulnérables et stabiliser le pouvoir d’achat. Sur les retraites enfin, la CES avait considéré que la Commission rentrait dans des détails qui relevaient de la compétence des États, dans son livre blanc publié en février 2012.
41Le mouvement syndical européen a toujours soutenu une coordination des systèmes de protection sociale vers le haut, de même que la définition d’objectifs généraux à l’échelon européen qui seraient complétés avec des objectifs plus précis déclinés et mis en œuvre au niveau national.
42Début 2013, la Confédération européenne des syndicats a proposé un contrat social pour l’Europe24, dans lequel figure l’exigence de politiques qui améliorent la protection sociale. Autrement dit, si des réformes sont à mener, ce n’est pas pour démanteler mais pour améliorer ces systèmes. Et quoi qu’il en soit, ces réformes ne peuvent être conduites en déchargeant l’État de sa responsabilité juridique en la matière : l’État doit assumer son action régulatrice dans le domaine de la protection des salariés au travail et pour la mise en place de systèmes de protection sociale. C’est le point de départ pour le développement de la politique sociale européenne.
43Au niveau national, la sécurité sociale en France est liée au travail, par le biais des cotisations sociales. En outre, les syndicats sont parties prenantes à plusieurs organismes paritaires (chômage, retraites complémentaires, formation professionnelle, logement...). Les organisations syndicales ont donc une légitimité sur ces sujets en tant que partenaires sociaux pour la représentation de leurs membres et avec pour mission de négocier des droits sociaux favorables aux salariés. Il revient aussi aux organisations syndicales de promouvoir la connaissance et l’accès aux droits pour nos membres, tant au niveau individuel que collectif. Le mouvement syndical reste donc vigilant. Quand il est aujourd’hui question de protection sociale, celle-ci n’est abordée que sous l’angle des « coûts » et de leur réduction, dans le cadre des politiques d’austérité. Or, la protection sociale doit être interprétée sous l’angle des droits.
44Au niveau international enfin, le mouvement syndical appuie la reconnaissance de la sécurité sociale en tant que droit humain. Des textes fondamentaux et un appui institutionnel existent d’ores et déjà. En 1944, l’OIT adoptait la déclaration de Philadelphie, aux termes de laquelle l’OIT s’engageait à promouvoir le droit humain à la sécurité sociale. Mais en 2012, l’organisation a adopté une nouvelle recommandation (R202), davantage politique que celles adoptées par le passé. Elle complète la convention no 102 de l’OIT. Dans ce texte, le préambule réaffirme que la sécurité sociale est un droit humain. C’est l’un des outils les plus importants pour la réduction de la pauvreté, de l’insécurité et de l’exclusion sociale. Cette recommandation est symbolique, mais elle tire une sonnette d’alarme : 80 % de la population mondiale ne bénéficie d’aucune protection sociale. Ce texte recommande l’adoption d’un socle de protection sociale, principe clé du pacte mondial pour l’emploi, et qui permettrait de couvrir tous les travailleurs, même informels. L’idée sous-jacente est que la sécurité sociale est justement un instrument de lutte contre la pauvreté et les inégalités. Une marge de manœuvre existe, le socle devant être adapté au contexte national, en termes de financement notamment, afin de laisser à chaque État les meilleures possibilités de les mettre en place. En revanche, la recommandation est claire sur l’objectif : elle recommande une extension horizontale, à savoir couvrir de plus en plus de monde pour aller vers une couverture universelle ; mais aussi une extension verticale, à savoir l’amélioration des garanties de protection sociale offertes pour en offrir de plus en plus et aller vers les garanties couvertes par la convention 102.
45Pour les organisations syndicales, il est essentiel de s’y référer et de promouvoir sa ratification, en ces temps de dérégulation des acquis sociaux, notamment en matière de protection sociale. Lors de l’élaboration de la recommandation, il a été répété qu’en Europe, les filets de sécurité sociale avaient amorti le choc de la crise dans les pays qui avaient de bons systèmes de sécurité sociale.
46Par l’idéal qu’elle promeut – un socle universel pour la protection sociale de tous les individus –, cette recommandation interroge sur le modèle de société que nous voulons. Chacun a besoin à un moment de sa vie d’une sécurité sociale, dans certaines circonstances. C’est pourquoi une contribution collective est la plus intelligente, parce qu’elle lie de manière abstraite mais solide tous les individus d’une même société, en oubliant leurs différences de santé, le hasard. C’est le système le plus juste, que les assurances privées ne peuvent fournir. La contribution collective assure la cohésion sociale, et l’application des droits fondamentaux, sans en référer à la charité privée. Elle est une nécessité publique.
Notes de bas de page
1 L’auteur remercie Djamila Mones pour son aide précieuse lors de la préparation de cette contribution.
2 Barbier J.-C., « “Modèle social européen” et “gouvernance” européenne », Informations sociales, no 175, 2013, p. 26-32.
3 Commission européenne, « Projet de rapport conjoint sur l’emploi accompagnant la communication de la Commission sur l’examen annuel de la croissance 2014 », COM (2013) 800 final, Bruxelles, novembre, 2013c.
4 Lang C., Schömann I. et Clauwaert S., Atypical forms of employment contracts in times of crisis, ETUI, Working Paper, 03, 2013.
5 « Hungry Britain: welfare cuts leave more than 500,000 people forced to use food banks, warns Oxfam », The Independent, 30 mai 2013.
6 [http://www.franceinfo.fr/economie/ici-comme-ailleurs/ici-comme-ailleurs-1-6h25-blot-treve-hivernale- 1250971-2013-12-16].
7 Drees, « La protection sociale en France et en Europe », 2013.
8 OCDE, Le rôle de l’emploi et de la protection sociale : instaurer une croissance économique plus favorable aux pauvres, déclaration de principe, CAD de haut niveau, 27-28 mai 2009.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 « Le socle de protection sociale pour une mondialisation juste et inclusive », rapport du groupe consultatif présidé par M. Bachelet, mis en place par le BIT avec la collaboration de l’OMS, 2011, p. 22 : le socle de protection sociale peut « stimuler l’activité productive, laquelle contribuera en retour à développer à court et à long terme le capital humain ». Également : « Une fois en place, le socle peut aussi être considéré comme susceptible d’amorcer un cercle vertueux de développement, lequel offre une voie de sortie de la pauvreté et de l’inégalité, et une résilience économique à long terme. Le cercle vertueux amorcé par le socle peut devenir un mécanisme autoalimenté qui ancre dans la société des formes durables de progrès humain, et qui peut être reproduit pour conduire à un plus grand et meilleur développement. »
12 L’Union européenne y a adhéré. (Art. 6 TUE : « Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »)
13 La charte sociale européenne par exemple, n’est pas contraignante. Adoptée par le Conseil de l’Europe, elle est un texte « international, que les États qui la ratifient s’engagent à respecter »... En revanche, avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009, la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (UE) est devenue juridiquement contraignante.
14 Entretien avec Palier B., « Les défis de la protection sociale française dans un contexte d’européanisation », Informations sociales, no 175, 2013/1, p. 14-21.
15 Règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.
16 Directive 2000/78/CE, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ; et plus largement : art. 20 de la charte européenne des droits fondamentaux.
17 Rapport OCDE, Perspectives de l’OCDE 2007, chapitre iv, « Le financement de la protection sociale : effets sur l’emploi ».
18 « Ce qui est en train de se passer est une révolution silencieuse – une révolution silencieuse vers une gouvernance économique plus forte. Les États membres ont accepté – et j’espère que c’est ainsi qu’ils l’ont entendu – que les institutions disposent désormais d’importantes prérogatives concernant la surveillance et le contrôle strict des finances publiques. », Discours de J. M. Barroso devant l’European University Institute.
19 Adopté par les ministres des Finances de l’UE le 7 septembre 2010, cet instrument de discipline budgétaire constitue un dispositif majeur du renforcement de la coordination des politiques budgétaires des États membres. Intégré à la stratégie UE 2020, il constitue un cycle de surveillance qui se tient de mars à juillet, chaque année. Il s’agit, en d’autres termes, d’une période de coordination des politiques structurelles, macroéconomiques et budgétaires des États membres. Les « semestres européens » doivent, en pratique, permettre le rapprochement des objectifs macro-économiques de l’UE 2020 et du pacte de stabilité et de croissance.
20 Jolivet A., Lerais F. et Sauviat C., « La dimension sociale aux prises avec la nouvelle gouvernance économique européenne », Ires, Chronique internationale, no 143-144, novembre 2013.
21 « Agir pour la croissance, la stabilité et l’emploi », COM (2012) 299 final, Bruxelles, mai.
22 « Semestre européen : recommandations par pays. Sortir l’Europe de la crise », COM (2013) 350 final, Bruxelles, mai 2013.
23 « Examen annuel de la croissance 2014 », COM (2013) 800 final, Bruxelles, novembre 2013.
24 Texte consultable à l’adresse suivante : [http://www.etuc.org/a/10050].
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le développement solidaire des territoires
Expériences en Pays de la Loire
Emmanuel Bioteau et Karine Féniès-Dupont (dir.)
2015
Aide à domicile et services à la personne
Les associations dans la tourmente
Francesca Petrella (dir.)
2012
L'économie sociale entre informel et formel
Paradoxes et innovations
Annie Dussuet et Jean-Marc Lauzanas (dir.)
2007
L'économie sociale et solidaire
Nouvelles pratiques et dynamiques territoriales
Erika Flahault, Henri Noguès et Nathalie Shieb-Bienfait (dir.)
2011
L'entreprise en restructuration
Dynamiques institutionnelles et mobilisations collectives
Claude Didry et Annette Jobert (dir.)
2010
Épargnants solidaires
Une analyse économique de la finance solidaire en France et en Europe
Pascal Glémain
2008
Institutions et développement
La fabrique institutionnelle et politique des trajectoires de développement
Éric Mulot, Elsa Lafaye de Micheaux et Pepita Ould-Ahmed (dir.)
2007