Le critère des « conditions de ressources » dans la protection sociale des pays européens
p. 67-80
Texte intégral
1L’utilisation du critère des conditions de ressources – ou encore « test de ressources » – par les systèmes de protection sociale varie considérablement selon les pays européens1. Les aspects économiques, culturels, idéologiques et politiques modèlent la façon dont ce critère est accueilli. De même, l’histoire et la structure des systèmes de protection sociale influencent la perception du test de ressources.
2Les statistiques révèlent que ce test a émergé progressivement. Les prestations sous condition de ressources ne représentent guère plus de 10 % du volume des prestations totales versées. Les chiffres varient considérablement d’un pays à l’autre : 25 % en Irlande et, à l’autre extrémité, moins de 5 % dans les pays d’Europe centrale et orientale et dans les pays nordiques2. Entre 1990 et 2000, période pendant laquelle le taux de chômage est resté globalement stable en Europe, la part des prestations sous condition de ressources a légèrement crû. Des différences sont cependant observables. Quelques pays, parmi lesquels les Pays-Bas ou la Finlande, ont augmenté de manière significative le volume de ces prestations ; d’autres, au contraire, comme l’Italie ou l’Espagne, ont rencontré une baisse3. L’analyse de ces phénomènes est complexe. Le vieillissement de la population, qui entraîne une hausse mécanique de la part des pensions de vieillesse (généralement octroyées indépendamment de tout test de ressources) dans le total des prestations versées, peut ainsi expliquer le fait que le volume des prestations sous conditions de ressources se soit contracté ou qu’il soit resté à un niveau stable dans la majorité des pays européens. D’autres explications, plus directement liées au test de ressources lui-même, devront toutefois être présentées4.
3Les instruments de droit international s’intéressent peu aux liens entre prestations sociales et condition de ressources. L’article 28 de la convention no 128 de l’OIT dispose que le montant des prestations périodiques « ne peut être réduit que dans la mesure où les autres ressources de la famille du bénéficiaire dépassent des montants substantiels prescrits ou arrêtés par les autorités publiques compétentes conformément à des règles prescrites ». En écho, le Code européen de la sécurité sociale (révisé) prévoit que « le montant du paiement périodique peut être calculé compte tenu des autres ressources du bénéficiaire et de sa famille » (art. 73). Ces instruments associent le critère des ressources à celui du montant des prestations. La pratique des pays européens confirme cette approche5.
4En droit international, le test de ressources retient principalement l’attention de l’assistance sociale. La Convention européenne d’assistance sociale et médicale désigne ainsi par « assistance » toute assistance « tendant à accorder aux personnes démunies de ressources suffisantes les moyens d’existence et les soins que nécessite leur état à l’exception des pensions non contributives et des prestations aux victimes de guerre ou de l’occupation » (art. 2). Quant à la Charte sociale européenne (révisée), elle demande aux États « à veiller à ce que toute personne qui ne dispose pas de ressources suffisantes et qui n’est pas en mesure de se procurer celles-ci par ses propres moyens ou de les recevoir d’une autre source, notamment par des prestations résultant d’un régime de sécurité sociale, puisse obtenir une assistance appropriée et, en cas de maladie, les soins nécessités par son état » (art. 30). Il convient également de citer l’article 34 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union selon lequel « afin de lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté, l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes ». Sous le prisme de l’assistance sociale, le test de ressources est utilisé pour protéger les personnes les plus en difficulté ; il renvoie à un filet de sécurité propre à garantir des droits fondamentaux. Mais identifier le test de ressources à l’assistance sociale serait réducteur ; les pratiques européennes démontrent que le champ d’application et les finalités de ce test sont beaucoup plus diffus6.
5La faible conceptualisation juridique du critère des conditions de ressources contraste avec l’abondance des études réalisées dans le champ des sciences politiques et des politiques sociales. En l’absence de définition juridique communément admise et s’imposant aux États, une vision large des prestations sous condition de ressources sera retenue pour les besoins de cette contribution. Il s’agit :
des prestations dont les conditions d’ouverture sont, de façon directe ou indirecte, subordonnées aux revenus ou ressources du demandeur ;
des prestations dont le montant varie de manière inversement proportionnelle en fonction des ressources, avec pour conséquence que pour les personnes avec les plus hauts revenus, le montant peut être très faible voire nul.
6Même si ce n’est pas son terrain de prédilection, le critère des conditions de ressources n’est pas étranger à la sécurité sociale entendue stricto sensu. Une première explication réside dans le fait que le champ de la sécurité sociale s’est épanoui et incorpore, dans de nombreux pays européens, une dimension qui était autrefois liée aux politiques d’assistance sociale. La Cour de justice a consacré cette évolution, jugeant que :
« S’il peut paraître désirable [...] d’établir une distinction nette entre les régimes législatifs relevant, respectivement, de la sécurité sociale et de l’assistance, on ne saurait exclure la possibilité qu’en raison de son champ d’application personnel, de ses objectifs et de ses modalités d’application, une législation s’apparente simultanément à l’une et à l’autre des deux catégories, échappant ainsi à toute classification globale7. »
7A priori, le critère des conditions de ressources n’est pas adapté aux assurances sociales. Introduire une condition de ressources dans le modèle assurantiel conduirait même à en renverser la logique. Le test de ressources vient en effet dérégler le principe assurantiel selon lequel les prestations en espèces les plus élevées sont versées à ceux qui ont contribué le plus. Les pays européens recourent pourtant à des méthodes brisant la stricte proportionnalité entre ressources, contributions et montant des prestations. Il est par exemple fréquent de fixer un plancher/plafond aux prestations sociales ou de plafonner les revenus (ou de les prendre partiellement en compte) pour leur calcul. Le critère des conditions de ressources va toutefois plus loin dans l’œuvre de dérèglement de la technique assurantielle, en instituant des liens de proportion inversée entre ressources et prestations. L’intrusion du test de ressources dans les assurances sociales exprime la dimension solidaire des régimes8. Plus généralement, il fournit aux assurances sociales les moyens d’atteindre des objectifs variés : contribuer à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale ; rationaliser les dépenses de sécurité sociale par une politique de ciblage ; favoriser les mesures de conciliation vie professionnelle/vie familiale ; soutenir la politique familiale. Malgré cela, le critère des conditions de ressources trouve plus naturellement sa place hors des assurances sociales, dans l’assistance sociale bien sûr, mais aussi pour des risques sociaux dont la couverture est organisée de manière autonome (ce qui est le cas, dans beaucoup de pays d’Europe, du risque dépendance).
8Le critère des conditions de ressources prospère-t-il dans les régimes universels de protection sociale, régimes dans lesquels tous les résidents (ou nationaux) ouvrent droit aux prestations ? Même si cela peut sembler paradoxal, la réponse est positive. La pratique dite de l’« universalisme progressif » permet, tout en respectant l’universalité de la prestation, l’introduction d’un test de ressources. La conséquence de la progressivité universelle est la suivante : la prestation demeure ouverte à toute personne (conformément à la logique universelle), mais son montant varie en fonction des ressources. L’introduction de l’universalisme progressif fait aujourd’hui débat dans plusieurs pays d’Europe, particulièrement à propos des prestations familiales ou des prestations de maladie en nature.
9Les liens entre prestations non contributives et critère de ressources sont également complexes. Un grand nombre de prestations non contributives sont liées à un test de ressources ; cela est vrai des prestations d’assistance sociale mais aussi de certaines prestations de sécurité sociale, notamment celles qui assurent des ressources minimales au titre d’un risque déterminé9. Mais il y a aussi des prestations non contributives échappant au test de ressources. Ainsi, dans une majorité de pays d’Europe, les prestations familiales sont-elles non contributives et octroyées de manière universelle.
10De cette première analyse, il ressort que le territoire des prestations sous condition de ressources est mouvant. Ces prestations peuvent se fondre dans l’assistance sociale ou dans la sécurité sociale. Par sa plasticité et ses multiples modalités de mise en œuvre, le test de ressources est complexe à analyser.
11Une vision plus complète du critère des conditions de ressources dans les pays d’Europe impliquerait d’explorer les liens entre les politiques de protection sociale, les politiques fiscales et celles de l’emploi. Dans de nombreux pays d’ailleurs, la politique fiscale est un des outils de la protection sociale10. De la même manière, il serait utile d’étudier au sein de chaque pays les outils de protection sociale dans leur ensemble afin de comprendre la place et la fonction du critère des conditions de ressources. La présente étude a un cadre plus limité. Elle est construite à partir des données agrégées par les 32 pays coopérant dans le cadre du réseau Missoc11, données couvrant les régimes de sécurité sociale de base ainsi que l’assistance sociale.
12Des informations collectées, il apparaît que le critère des conditions de ressources est appliqué avec réticence en Europe car il est l’objet de critiques. Les conditions de mise en œuvre du test de ressources et son impact sur les prestations confortent les hésitations des pays européens à son encontre.
Critiques portant sur le test de ressources
13Le critère des conditions de ressources peut s’appliquer à tout type de prestation sociale. Il concerne aussi bien les prestations destinées à fournir des revenus de substitution que celles compensant des charges supplémentaires. Dans la première catégorie, la condition de ressources peut être appliquée à des prestations qui répondent à l’impossibilité temporaire (chômage, maladie) ou définitive (retraite, invalidité) de travailler ; il peut s’agir de prestations attribuées à des personnes sans emploi ou se cumulant avec un revenu du travail. Dans la seconde catégorie, le critère de ressources est associé à des prestations sociales répondant à un besoin particulier et générateur de charges. Il peut s’agir de prestations familiales mais aussi, autre exemple, de prestations en nature liées au risque chômage (le remboursement de frais liés à la recherche d’emploi ou des aides à la mobilité peuvent ainsi être octroyés sous condition de ressources).
14Si les finalités du test de ressources varient entre les pays et en fonction du type de prestations sociales, un objectif commun devrait les fédérer : dans une situation budgétaire contrainte, le test de ressources doit contribuer à lutter contre la pauvreté en ciblant ceux qui en ont le plus besoin. La question du ciblage est délicate, aussi bien dans son principe que pour sa mise en application. De cette observation découlent deux interrogations : les objectifs du test de ressources sont-ils clairs ? Le test de ressources peut-il dépasser les insuffisances qu’on lui attribue ?
Objectifs du test de ressources
15Le soutien ciblé aux personnes dans le besoin est une pratique généralisée. Dans tous les pays européens (à l’exception de la Grèce), existe ainsi une prestation de type « revenu minimum général ». Beaucoup de pays proposent également des prestations ad hoc garantissant des ressources minimales, c’est-à-dire des prestations minimales catégorielles (vieillesse, chômage, invalidité...). Ces prestations incluent un test de ressources comme instrument de ciblage des personnes dans le besoin12.
16L’état de besoin est un concept relatif13. Il varie en fonction des pays, mais pas seulement en raison de critères économiques. Les aspects culturels, sociaux, politiques, peuvent aussi avoir un impact. Un point de repère commun a été institué puisque l’Union européenne fixe, dans ses outils statistiques, un seuil de pauvreté correspondant à 60 % du revenu médian14. Les pays européens sont enclins à se référer au critère de « pauvreté relative » plutôt qu’à une approche en terme de « pauvreté absolue15 ». Les données disponibles étayent cette affirmation : pour les besoins de l’application du test de ressources, une personne dans le besoin est une personne qui n’a pas les ressources pour mener une vie décente et qui ne peut faire face à ses dépenses quotidiennes par ses propres ressources16 ; est dans le besoin une personne qui n’a pas les ressources pour participer à « la vie socio-culturelle17 » ; les besoins peuvent comprendre les journaux, la télévision, le téléphone18.
17Si le besoin est un concept relatif au regard des prestations sous condition de ressources, c’est aussi parce que le ciblage n’est pas la seule raison d’être du test. Dans certaines circonstances, ce test est extérieur aux considérations de ciblage. Ses modalités de mise en œuvre peuvent poursuivre d’autres finalités, par exemple faciliter le retour à l’emploi ou réduire les dépenses de protection sociale. Surtout, la mise sous condition ressources a rarement pour effet d’exclure totalement des prestations sociales les personnes qui ne sont pas en état de besoin19 ; le test de ressources n’est en général qu’une technique de redistribution dont profitent non seulement les personnes avec des ressources suffisantes, mais également des catégories de personnes disposant de ressources supérieures.
18Les objectifs pour lesquels le test de ressources est appliqué à une prestation donnée sont-ils définis clairement par les pays européens ? Cela paraît d’autant moins sûr qu’en raison des insuffisances qu’on lui prête, le test de ressources subit des déformations qui nuisent à sa cohérence.
Insuffisances du test de ressources
19Le test de ressources permet-il de cibler ceux qui ont vraiment besoin des prestations sociales ? Dans les pays d’Europe de tradition universelle ou assurantielle, le test de ressources est souvent perçu comme portant atteinte aux fondements de la protection sociale. Dans ces pays, l’efficacité même du critère des conditions de ressources est questionnée, les systèmes universels et assurantiels étant considérés comme plus efficaces pour atteindre les objectifs assignés à ce critère.
20L’une des interrogations est de savoir si le test de ressources est capable d’atteindre ceux qui en ont réellement besoin, objectif du ciblage. Selon plusieurs études, la réponse varie tant en fonction des pays que de la façon dont le test est articulé avec d’autres politiques20 (fiscales ou du marché de l’emploi). Recevoir des prestations sous conditions de ressources n’est semble-t-il pas une garantie pour échapper à la pauvreté21.
21Du point de vue des bénéficiaires, le critère des conditions de ressources présente certains inconvénients connus de tous les pays d’Europe. Ils sont révélés par le faible taux de versement (« take-up ratio ») au profit de ceux qui sont éligibles. Les conditions complexes de mise en œuvre des prestations sous conditions de ressources sont susceptibles d’avoir l’effet contre-productif de décourager les bénéficiaires de solliciter leurs droits. Des critères complexes s’ajoutent à des procédures administratives lourdes, ce qui explique le découragement des personnes ciblées22. Dans certains pays, les conditions d’attribution, peu transparentes voire discrétionnaires, accroissent le désintérêt à l’égard de ces prestations.
22Pour les institutions de protection sociale, le critère des conditions de ressources fait craindre le risque de fraude sociale. Au Royaume-Uni, entre 2003 et 2009, une étude démontre que près de 9 milliards de livres de prestations auraient été payés de manière indue23. La complexité des critères mis en œuvre, mais aussi la nécessité d’instituer des procédures de contrôle ex-post, se traduisent par des surcoûts administratifs qui font douter de la pertinence d’ajouter un test de ressources aux conditions de versement des prestations. Au fond, le test de ressources est parfois pensé plus d’un point de vue administratif qu’au regard des besoins des utilisateurs.
23Les critiques sont également d’ordre économique et idéologique. Le ciblage des prestations sur ceux dont les ressources sont les plus faibles n’encourage-t-il pas les « trappes à inactivité24 » ? Le risque de la « trappe à épargne » est également évoqué : l’existence de prestations sous conditions de ressources découragerait les personnes d’épargner sur une base volontaire25. Dans certains cas mêmes, le critère des conditions de ressources conduirait à cristalliser, voire à renforcer l’état de pauvreté des bénéficiaires26. Sur un plan idéologique, le test de ressources remettrait en cause le contrat social : l’adhésion des plus aisés exigerait de ne pas les exclure totalement du système de prestations ; inversement, certains font le reproche au test de ressources de stigmatiser une catégorie de la population et de porter atteinte à leur dignité27.
24Une conjonction de motifs explique la défiance des acteurs vis-à-vis du test de ressources. Les modalités de mise en œuvre du test confirment la confusion qui l’entoure.
Mise en œuvre du test de ressources
25Les données analysées font ressortir une grande variété des pratiques : le périmètre du test de ressources est flexible tandis que le test ne se réduit pas à des situations précises.
Périmètre des ressources
26Selon le rapport explicatif du code européen de la sécurité sociale (révisé), il appartient aux réglementations nationales de définir ce qu’il convient d’entendre par « ressources des bénéficiaires et de leur famille ». Cette liberté est exploitée par les pays qui suivent en la matière des voies hétérogènes.
27Le test de ressources ne se limite pas aux revenus tirés d’une activité professionnelle, même si elles constituent le cœur du test. Si, parfois, la totalité de ces revenus est comptée, il se peut qu’elles ne le soient qu’en proportion28 ou après déduction d’un abattement forfaitaire29. Quant aux prestations sociales, leur intégration dans le calcul des ressources est fluctuante. Elles le sont parfois en totalité30, mais la plupart des pays européens procèdent par exclusion totale ou partielle31. Certains pays considèrent que toutes formes de ressources doivent être incorporées dans le calcul32.
28Il est difficile de déceler une logique ou des lignes directrices à partir de ces données. La rencontre des différentes finalités poursuivies par les prestations sous condition de ressources ainsi que leur coordination, les considérations d’ordre administratif, mais aussi la conception que les pays se font du droit à des ressources suffisantes, fondent les choix opérés. Ainsi, lorsqu’une prestation sous condition de ressources a aussi pour objectif d’encourager le retour au travail, il est concevable que certaines ressources du bénéficiaire ne soient pas prises en compte, par exemple une partie des revenus du travail ou encore les ressources nécessaires à l’activité professionnelle (véhicule, équipements). Les coûts de gestion administrative expliquent que toutes les ressources du demandeur ne sont pas prises en considération. Il peut parfois être plus efficace de prendre en compte certaines ressources de manière forfaitaire ou tout simplement de les ignorer. De même, la nécessité de coordonner entre elles les prestations sous conditions de ressources peut influencer la façon dont le test de ressources est appliqué à une prestation donnée. Dans certains cas, parce qu’il s’agit d’éviter des cumuls injustifiés de prestations, le test de ressources vise les ressources tirées d’autres prestations elles-mêmes sous condition de ressources ; mais aucune règle ne semble établie en la matière. Dans d’autres cas, des ressources ne seront comptabilisées que pour une prestation spécifique, alors qu’elles seront écartées pour d’autres prestations. Pour beaucoup de pays d’Europe, la coordination des prestations sous condition de ressources est une difficulté majeure en raison des risques de fraude et d’incohérence33.
29Les biens immobiliers sont également susceptibles d’être pris en considération. En général toutefois, la résidence principale n’est pas un élément de ressources pris en compte34, mais certains pays incluent toutes ressources dans le test, y compris la valeur résultant de la résidence principale35. Une solution intermédiaire consiste à ne prendre en compte la résidence que de manière partielle36 ou de ne la comptabiliser que si elle excède une certaine taille37. Dans certains pays d’Europe, le fait de posséder une résidence secondaire peut être une cause de refus d’une prestation sous condition de ressources38. Les ressources dérivées de propriétés immobilières (revenus tirés de location, par exemple) sont souvent intégrées dans le calcul39. Concernant les biens meubles, des limites à leur comptabilisation sont en principe observées : leur valeur doit excéder un certain seuil40 ; ils sont exclus du test s’ils sont nécessaires à la satisfaction des besoins essentiels41 ou s’ils sont utiles à la personne pour pouvoir se procurer des revenus (véhicule, par exemple). Des pays réservent des règles spécifiques pour l’épargne ou liquidités disponibles sur des comptes en banque : celles-ci sont parfois intégralement comptées42, parfois au-delà d’un certain montant43. Dans un souci de lutte contre la fraude, il est possible de prendre en compte les ressources apparentes s’il existe un décalage entre le train de vie du demandeur et les ressources normalement déclarées44.
30Le périmètre des ressources prises en compte est-il influencé par le fait que la prestation sous condition de ressources est liée à un risque de sécurité sociale donné ? Une analyse de plusieurs risques de sécurité sociale (dépendance, famille, chômage, vieillesse) ne permet pas d’observer une telle corrélation, mais elle n’est pas exclue45. À tout le moins, il apparaît que la plupart des pays européens excluent une série de ressources pour apprécier si le droit à un revenu minimum général est ouvert46.
31Le test de ressources est-il appliqué de manière individuelle ou collective ? Autrement dit, s’appuie-t-il sur la base des revenus du demandeur ou ceux de la famille ? L’approche familiale a pour avantage de cibler les groupes en état de besoin et évite de verser des prestations sous condition de ressources à des personnes dont les besoins sont avérés au titre d’une appréciation individuelle de leur état, mais pas en vertu de leur situation collective. L’approche familiale est toutefois compliquée à mettre en œuvre. Elle s’expose à des risques d’erreurs et de fraude. Elle est également peu compatible avec d’autres finalités poursuivies par les prestations sous condition de ressources, en particulier celles concernant la politique de l’emploi (incitation au retour au marché du travail ; consolidation de l’emploi). Il n’empêche que la plupart des pays européens ont opté pour l’approche familiale47. Toutefois, les pays se séparent à nouveau lorsqu’il s’agit de définir le périmètre familial. Selon les cas et pas toujours de manière uniforme au sein d’un même pays, peuvent être inclus le conjoint uniquement48 ou bien également le partenaire enregistré voire tout partenaire49. Quant aux ressources des enfants, les approchent divergent : elles sont parfois écartées50, parfois considérées si les enfants ont atteint un certain âge51.
32Les pays européens se rejoignent sur un point particulier : le droit aux prestations sous condition de ressources, lorsqu’elles relèvent de l’assistance sociale, est ouvert à titre subsidiaire. Ces prestations sont alors conçues comme un filet de sécurité, ce qui est en cohérence avec l’article 13 de la charte sociale européenne révisée selon lequel les États parties doivent « veiller à ce que toute personne qui ne dispose pas de ressources suffisantes et qui n’est pas en mesure de se procurer celles-ci par ses propres moyens ou de les recevoir d’une autre source, notamment par des prestations résultant d’un régime de sécurité sociale, puisse obtenir une assistance appropriée ». Néanmoins, la notion de subsidiarité n’est pas entendue de manière unitaire. Certains pays prêtent attention à ce que les droits à prestations de sécurité sociale aient été préalablement épuisés52, de même que les droits civils tels que les obligations alimentaires53. La subsidiarité est parfois appréciée de manière plus conciliante pour les demandeurs : les droits civils n’ont ainsi pas toujours besoin d’être épuisés54, spécialement lorsque leur mise en œuvre apparaît en pratique très difficile, voire impossible55. Des considérations purement administratives, évoquées précédemment, se conjuguent à l’objectif de ciblage pour justifier ces dernières solutions.
Volatilité du test de ressources
33Y a-t-il des circonstances propices ou au contraire hostiles à l’épanouissement du test de ressources ? L’approche par risque est plus instructive que celle par pays.
Approche par risque
34Si on laisse de côté l’assistance sociale, le test de ressources se heurte à une hostilité qui concerne à peu près tous les risques.
35Dans le domaine des allocations de chômage, le test de ressources est rarement utilisé. L’explication est simple : dans la plupart des pays européens, ces prestations sont contributives. Lorsque les pays européens ont un système d’assistance sociale dédié aux chômeurs (en complément de l’assurance chômage classique), le test de ressources réapparaît. En général toutefois, les chômeurs disposant de faibles ressources sont pris en charge par l’assistance sociale générale, leur statut de chômeur étant indifférent56.
36Pour ce qui concerne les prestations familiales, les objectifs propres à la politique familiale expliquent qu’un faible nombre de pays européens y recourt. C’est le plus souvent le cas des pays qui, ayant un large éventail de prestations familiales, appliquent pour certaines d’entre elles le test de ressources57. Une voie alternative est préférée par plusieurs pays, consistant à soumettre les prestations familiales à l’impôt58.
37Pour le risque vieillesse, la difficulté d’analyse provient du fait que beaucoup de pays européens n’ont pas de prestation spécifique versée sous condition de ressources. C’est le cas seulement des pays qui offrent soit une prestation complémentaire (à la retraite contributive), soit une prestation alternative au profit de ceux qui ne sont pas éligibles à la prestation contributive59. Les mêmes observations peuvent être faites à propos de l’invalidité.
38Le test de ressources s’applique parfois aux prestations de maladie en nature ; il est alors associé à un mécanisme de co-paiement. Ce qui reste à la charge du bénéficiaire est déterminé en application du test de ressources. Différentes méthodes s’appliquent à cette fin : le reste à charge annuel peut être supprimé ou plafonné pour les personnes dont les ressources sont limitées60 ; l’accès aux soins, voire à l’assurance, peut être réservé aux personnes dont les ressources sont en dessous d’un seuil61.
Approche par pays
39Le test de ressources est-il plus pratiqué par certains pays européens que d’autres ? Si l’analyse est fragile, des tendances se dessinent. Le Royaume-Uni et l’Irlande sont les deux pays d’Europe qui associent le plus souvent les prestations sociales à une condition de ressources. Les pays du Sud de l’Europe le font dans une moindre mesure, surtout pour les prestations familiales. Quant aux pays d’Europe centrale et orientale, la fréquence d’utilisation dépend du risque, ce qui est également le cas des pays d’Europe de l’Ouest, les risques concernés n’étant pas identiques. Les pays du Nord de l’Europe sont moins familiers du test de ressources ; il est employé de manière exceptionnelle62.
40L’approche par pays n’est donc pas concluante. D’autres paramètres paraissent plus significatifs : les fondements de la protection sociale (universelle/assurantielle) ; l’importance prise par l’assistance sociale ; le poids des prestations contributives ; l’existence de politiques alternatives pour lutter contre la pauvreté et assurer une redistribution des revenus. Des éléments de contexte, d’ordre politique ou économique notamment, contribuent à expliquer les choix nationaux.
Impact du test de ressources sur les prestations
41Le critère des conditions de ressources a-t-il un impact sur l’ouverture des droits à prestations ou sur leur montant ? Les pays européens empruntent deux voies.
42Une première voie valorise l’effet de seuil et consiste à distinguer deux catégories de personnes : celles dont les ressources sont en dessous du seuil et qui ont droit à la totalité de la prestation sous condition de ressources ; celles qui sont au-dessus et qui sont privées de droit. Il y a donc les personnes éligibles et celles qui ne le sont pas. Cette voie est plus aisée à mettre en œuvre sur un plan administratif, mais elle est critiquable en terme d’équité puisque deux personnes avec des ressources proches (l’une juste au-dessus du seuil et l’autre juste en dessous) sont traitées de manière radicalement différente au regard de la prestation. Cette voie, qui peut inciter aux fraudes (fausse déclaration, travail non déclaré), est peu pratiquée en Europe. Lorsque c’est le cas, c’est généralement pour des prestations familiales, le droit à certaines prestations (parmi l’ensemble des prestations ouvertes) étant alors refusé lorsque les ressources de la famille atteignent un certain seuil63.
43L’autre voie, fondée sur une réduction progressive du montant des prestations, est dominante. Les ressources servent à déterminer le montant des prestations versées. Plusieurs techniques sont utilisées pour amortir les effets de seuil (il est par exemple possible de retarder dans le temps les effets de l’acquisition de ressources supplémentaires sur le montant des prestations64). La première consiste à verser des prestations différentielles. L’objectif de la prestation sous condition de ressources est d’assurer que tous les bénéficiaires atteignent un niveau de ressources minimales. Cette technique est appliquée aux prestations garantissant un revenu minimum général65, ainsi qu’aux minima sociaux catégoriels66. La deuxième technique, dite « taper method », est voisine. Elle consiste à réduire le montant de la prestation en proportion des ressources supplémentaires67. Par exemple, si le « taper » est de 60 %, la prestation est réduite de 60 € lorsque les ressources augmentent de 100 €. Les prestations dont le montant ne baisse pas de manière strictement proportionnelle aux ressources, par exemple les prestations sous condition de ressources associées à une politique de retour à l’emploi68, peuvent être apparentées à cette technique. On y range aussi des prestations familiales69. La troisième technique repose sur une approche par tranches de revenus : à chaque tranche correspond un niveau de prestations. C’est un système classique pour les prestations familiales70.
Conclusion
44Le test de ressources est pratiqué dans tous les pays d’Europe, mais reste un outil secondaire des politiques de protection sociale. Afin de lutter contre la pauvreté et de garantir une redistribution efficace des richesses, il est fait confiance aux modèles traditionnels assurantiels ou universels. La politique fiscale est également privilégiée71. Cette méfiance à l’égard du test de ressources tient aussi aux coûts administratifs qu’il engendre, aux risques de fraude qu’il suscite, de même qu’aux incertitudes sur son efficacité.
45Dans le champ de la protection sociale, le test de ressources ne peut se concevoir que par une analyse plus globale incluant la politique fiscale, la politique économique et la politique de l’emploi. La place qu’il occupe doit se mesurer à la lumière de cette analyse globale. Outil mal maîtrisé, le test de ressource recèle un potentiel qui doit être éprouvé par une meilleure connaissance et compréhension des pratiques nationales.
Notes de bas de page
1 Cet article est inspiré d’une étude (Overview of means testing in missoc countries, octobre 2013) réalisée par l’auteur pour la Commission européenne (DG Emploi et Affaires sociales). La base de données utilisée est celle disponible sur le site [http://missoc.org]. Les références aux pays en note de bas de page utilisent la classification communautaire (FR pour France, BE pour Belgique, etc.).
2 Eurostat, Statistics in focus, 14/2012. Voir aussi le rapport annuel du Comité européen de protection sociale, 2012, point 3.3.2.
3 Math A., « Cibler les prestations sociales et familiales en fonction des ressources : éléments de comparaison européenne », Revue de l’IRES, no 41, 2003, consultable à l’adresse suivante : [http://www.politiquessociales.net/IMG/pdf/r411-2.pdf].
4 Voir infra.
5 Voir infra.
6 Voir infra.
7 CJCE 22 juin 1972, aff.1/72, Frilli.
8 Voir CJCE 17 février 1993, aff. C-159 et C-160/91, Poucet et Pistre.
9 Minimum vieillesse, par exemple.
10 Le quotient familial est, en France, un exemple de ces liens.
11 Les 28 États membres de l’UE, auxquels il faut ajouter l’Islande, la Norvège, le Lichtenstein et la Suisse.
12 Jorens Y., Guaranteed minimum income, MISSOC Analysis, 2011.
13 Spicker P., « Charles Booth – the examination of poverty », Social Policy and Administration, vol. 24, no 1, 1990, p. 21-38.
14 Critère utilisé par Eurostat.
15 La pauvreté absolue se réfère à un niveau de vie minimal, mesuré en dollars ou en euros. La pauvreté relative s’exprime en pourcentage du revenu médian (60 % selon le critère en vigueur dans l’Union européenne).
16 AT, BE.
17 DE, EE.
18 SE.
19 Voir, en ce sens, la dernière partie de l’étude.
20 Van Ginneken W., « Poverty, human rights and income security in Europe », BIEN Conference, Munich, 14-16 septembre 2012, consultable à l’adresse suivante : [http://www.bien2012.org/sites/default/files/paper_282_en.pdf].
21 Korpi W. et Palme J., « The Paradox of Redistribution and Strategies of Equality: Welfare State Institutions », Inequality and Poverty in the Western Countries, consultable à l’adresse suivante : [http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.111.2584&rep=rep1&type=pdf].
22 Sur la question du non-recours, voir par exemple, pour la France : Warin P., « Mieux informer les publics vulnérables pour éviter le non-recours », CNAF/Informations sociales, no 178, 2013 ; Borgetto M., « Les droits sociaux entre procès et progrès », CNAF/Informations sociales, no 178, 2013.
23 UK Report, The Comptroller and Auditor General, september 201, consultable à l’adresse suivante : [http://0-www-official--documents-gov-uk.catalogue.libraries.london.ac.uk/document/hc1012/hc14/1464/1464.pdf].
24 Indicators of Unemployment and Low-Wage Traps, OCDE, 2004, p. 9, consultable à l’adresse suivante : [http://www.oecd.org/els/socialpoliciesanddata/30975741.pdf].
25 What should be the role of means-testing in state pensions?, université d’Essex, novembre 2005, p. 10, consultable à l’adresse suivante : [https://www.pensionspolicyinstitute.org.uk/uploadeddocuments/ PPI_Nuffield_seminar_5_main_paper_Nov05.pdf].
26 Bolderson H. et Mabbett D., « Cost containment in complex social security systems: The limitations of targeting », International Social Security Review, 1996-1.
27 Mkandawire T., « Targeting and Universalism in Poverty Reduction, Social Policy and Development Programme », Paper N o 23, UNRISD, 2005.
28 BE, CY, LI, LU, NL, SK, PT.
29 DK, UK.
30 CZ, IT, LV, NO, RO.
31 Exclusion des prestations familiales : BE, FI, FR, IE, HU, MT, PL ; exclusion des allocations chômage : LU, PT.
32 LV, NL, NO.
33 Pour l’exemple du Royaume-Uni, voir le rapport du Comptroller and Auditor General, op. cit.
34 CY, CZ, IE, LV, MT, PL, PT, RO, SK, SI, UK.
35 AT, BE, FI, DK, EE, LT, LU, SE.
36 BE, IE.
37 DE, HR, SI.
38 BG, CY, HR, IE, LU, MT, UK.
39 BE, FR, LV, MT, PT.
40 DK, LV, PL, SI.
41 RO.
42 IE, LT, LU, UK.
43 BE.
44 FR, PL.
45 Des données plus fines seraient nécessaires pour éprouver cette hypothèse.
46 Legs et donations, aides découlant de l’assistance sociale, moyens nécessaires pour la vie quotidienne, ressources tirées des politiques d’activation.
47 Par exemple AT, BE, BG, DK, EE, FI, FR, HR, LV, NL, PT, SE, SK.
48 MT.
49 FR.
50 SE.
51 NL.
52 DK, EE, HR, IE, IS, LI, LV, PL, SK.
53 BE, BG, CZ, DE, FI, FR, LI, LV, NL, NO.
54 CH, HU.
55 AT, FR.
56 DK, IS, IT, LI, LT, LV, NO, PL, RO, SE, SI, SK.
57 AT, CY, DK, FR, NL, UK.
58 AT, EE, FI, HU.
59 BE, BG, DE, ES, HU, IE, PT.
60 FR, IE, IT, PT.
61 DE, FR.
62 DK, SE, NO. Pour un aperçu du test de ressources dans les pays où la protection sociale est fondée sur le critère de résidence, voir Review of residency-based pension schemes, consultable à l’adresse suivante : [http://www.dwp.gov.uk/docs/rev-res-based-pen-schemes.pdf].
63 BE, CZ, LT.
64 SI.
65 AT, BE, BG, CH, CY, CZ, ES, IE, IS, LU, LT, LV, MT, PL, PT, SI, UK.
66 BE, ES, FR, EL, LV, PL, UK.
67 Sur cette technique, Sefton J., van de Ven J. et Weale M., « Means Testing Retirement Benefits: fostering equity or discouraging savings? », NIESR Discussion Papers 283 , Londres, National Institute of Economic and Social Research, 2006, consultable à l’adresse suivante : [http://www.niesr.ac.uk/pdf/241106_113149.pdf].
68 FR, UK.
69 IS, NL.
70 BE, CY, HR, MT, PT, RO, SI.
71 À cet égard, voir les débats, en France, entre taxation des prestations familiales et mise sous condition de ressources.
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