La protection sociale en Europe, quels enjeux ?
Des origines de la construction européenne à la crise actuelle
p. 19-36
Texte intégral
1Si la notion de « modèle social européen » (MSE) est régulièrement évoquée et débattue, parfois même pour en annoncer la disparition (cf. Mario Draghi au Wall Street Journal en 2012), sa définition, voire même son existence, ne font pas pour autant l’objet d’un consensus. Au sommet de Nice qui, en décembre 2000, adopte l’« agenda social européen », sont présentés comme constitutifs de ce MSE les systèmes de protection sociale, le dialogue social et les services d’intérêt général. Selon les conclusions de la présidence de ce Conseil européen :
« Le modèle social européen, caractérisé en particulier par des systèmes de protection sociale de haut niveau, par l’importance du dialogue social et par des services d’intérêt général, dont le champ couvre des activités essentielles à la cohésion sociale, repose aujourd’hui, par-delà la diversité des systèmes sociaux des États membres, sur un socle commun de valeurs. »
2Dans son article 3, le Traité sur l’Union européenne (TUE) précise pour sa part que :
« L’Union combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité entre les générations et la protection des droits de l’enfant. »
3Le MSE serait ainsi constitué d’un ensemble de principes et de valeurs. Si tel est le cas, ceux-ci sont cependant ancrés dans des institutions et portés par des systèmes dont la nature et le mode de fonctionnement diffèrent selon les États. L’existence d’un modèle social unique peut donc être discutée tant est grande la diversité qui caractérise les différentes dimensions du MSE évoquées au sommet de Nice. J.-C. Barbier distingue pour sa part entre modèle social « mobilisateur », régulièrement évoqué par la Commission afin de « mobiliser les citoyens autour d’une communauté de situation2 » car l’existence de ce MSE ne paraît pas acquise a priori, et modèle « existant2 ».
4Le traité de Lisbonne a cependant renforcé les objectifs sociaux de l’Union européenne (UE)3. Il a intégré la Charte des droits fondamentaux, qui se voit dorénavant conférer la même valeur juridique que les traités. Pour autant, la mise en œuvre de ces droits sociaux n’a pas conduit à un élargissement des compétences communautaires. Les questions sociales relèvent principalement des États membres (EM) en vertu de l’application du principe de subsidiarité.
5C’est aux systèmes de protection sociale en Europe, constitutifs de l’une des trois dimensions citées par les conclusions de la présidence du sommet de Nice, que l’on s’intéressera dans ce qui suit. Conformément à l’analyse de J.-C. Barbier, ces systèmes appartiennent à des « familles » différentes et reposent sur des conceptions assez éloignées de la notion de solidarité : systèmes continentaux d’assurance sociale, anglo-saxons plus libéraux, nordiques de portée universelle, méditerranéens plutôt hybrides4. Dans le domaine de la protection sociale, le législateur européen n’a pas compétence pour harmoniser les dispositions législatives et réglementaires des États membres. Les systèmes de protection sociale relèvent de la souveraineté nationale. En effet, le Parlement européen et le Conseil
« peuvent adopter des mesures destinées à encourager la coopération entre États membres par le biais d’initiatives visant à améliorer les connaissances, à développer les échanges d’informations et de meilleures pratiques, à promouvoir des approches novatrices et à évaluer les expériences, à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres » (art. 153 TFUE).
6Le caractère national des systèmes de protection sociale ne les met cependant pas à l’abri des tensions liées à une européanisation croissante dans ce domaine. Cette européanisation peut être normative et indirecte (liée à la mise en œuvre du marché intérieur et des libertés économiques) ou cognitive (diffusion non contraignante d’orientations, échange de bonnes pratiques, etc.)5.
7Si la valeur juridique équivalente conférée aux droits sociaux et libertés économiques « signifie qu’en pratique un équilibre doit être trouvé entre ces deux dimensions6 », dans la réalité, la prééminence accordée au droit des libertés économiques paraît susceptible de mettre « en péril de manière croissante les droits collectifs sociaux : droit de grève, droit à l’assurance sociale, aux systèmes de base de solidarité fondés sur les cotisations obligatoires à des systèmes dits “publics7” ». Cette situation conduit d’ailleurs certains analystes à caractériser les États-providence de « semi-souverains8 ». La liberté de circulation des travailleurs et, plus généralement, la mobilité des facteurs de production, favorise quant à elle la mise en concurrence des modèles sociaux nationaux, devenus facteurs d’ajustement au sein du marché unique. Les orientations et recommandations issues des nouvelles règles adoptées en matière de « gouvernance économique »9 depuis 2011 tendent également à influencer les politiques sociales des EM et exercent une pression négative sur les dépenses.
8La première partie de ce texte tente d’analyser la place consacrée aux politiques sociales (au sens large) dans le cadre de la construction européenne, du traité de Rome à l’avènement de la monnaie unique. La deuxième s’interroge sur la façon dont la mise en œuvre de la « nouvelle gouvernance économique » européenne est susceptible d’infléchir les réformes des systèmes nationaux de protection sociale. Puis dans un troisième temps, sont étudiées les conséquences actuelles de la crise sur le niveau des dépenses de protection sociale en Europe.
Du traité de Rome à celui d’Amsterdam
9La question de la protection sociale fait l’objet de dissensions entre la France et l’Allemagne dès le début des discussions qui précèdent la signature du traité de Rome. Lors de la rencontre des ministres des affaires étrangères des Six à Venise en mai 1956, les Français font valoir qu’ils ne peuvent entrer dans le marché commun sans garanties sociales et réclament « l’harmonisation des charges » que l’Allemagne rejette. La crise de Suez, à la faveur de laquelle le chancelier Adenauer se rend à Paris, facilitera l’adoption d’un compromis relatif à « l’égalisation dans le progrès », le fonctionnement du marché commun devant favoriser « l’harmonisation des systèmes sociaux10 ». Ce compromis jette ainsi les bases du futur article 117 du traité de Rome11. L’« harmonisation des charges » ne sera pas de mise, le traité se borne à évoquer la « collaboration étroite entre les États membres dans le domaine social » (art. 118). Il s’agit là d’une concession de la France.
10En conséquence, les visées sociales du traité de Rome ne doivent pas être surestimées. L’établissement d’une sécurité sociale harmonisée ou d’un système supranational de relations professionnelles ne fait pas partie des missions dévolues à la Communauté. Les bases légales pour agir sont d’ailleurs assez ambiguës et les Six considèrent que la politique sociale relève du cœur de la souveraineté nationale. L’espace de solidarité demeure l’espace national. Les Six sont dotés de systèmes bismarckiens de type continental dont les modes de fonctionnement sont relativement proches (logiques d’assurance sociale professionnelle).
11On se soucie cependant de possibles distorsions de concurrence : disparité des taux de cotisation, sous-rémunération de la main-d’œuvre féminine, écarts concernant le nombre de jours de congés payés. D’où l’article 119 du traité de Rome sur l’égalité hommes-femmes. L’article 120 fait quant à lui une déclaration de principe sur « l’équivalence existante des régimes de congés payés ». Il s’agit bien d’éviter le dumping social en limitant les pratiques susceptibles de conduire à une baisse des taux de cotisation et du coût du travail. L’harmonisation doit se faire par le haut, thèse soutenue notamment par le patronat français. On est en période de croissance et les systèmes nationaux de protection sociale en plein développement.
12Reste la mobilité de la main-d’œuvre et l’accès à la sécurité sociale des travailleurs migrants (art. 121). L’article 51 institue un système permettant d’assurer aux travailleurs migrants et à leurs ayants droit « la totalisation, pour l’ouverture et le maintien du droit aux prestations, ainsi que pour le calcul de celles-ci, de toutes périodes prises en considération par les différentes législations nationales » et « le paiement des prestations aux personnes résidant sur les territoires des États membres ». Dès 1958, en vertu du principe de libre circulation, le Conseil adopte deux règlements relatifs à la couverture sociale des travailleurs migrants, auxquels se substitueront deux autres règlements en 1971 et 1972. Ce dispositif a été réformé à de nombreuses reprises. Il s’agit de coordination et non d’harmonisation des systèmes de sécurité sociale12.
13La croissance soutenue prend fin dans la décennie 1970, et avec elle l’illusion d’une harmonisation sociale et d’une égalisation des conditions de vie et de travail dans le progrès. La période de ralentissement de la croissance qui s’ouvre à cette époque est marquée par l’adoption de règles défensives face à la montée du chômage. La décennie 1980 voit quant à elle l’entrée en vigueur de l’Acte unique européen (AUE) le 1er juillet 1987. L’AUE révise les traités afin de relancer l’intégration européenne et d’aboutir à la réalisation du marché intérieur. Mais sous l’impulsion de Jacques Delors, particulièrement soucieux de donner une dimension sociale à ce marché, cette époque est également celle du lancement du dialogue social européen à Val Duchesse (1985)13 et de l’adoption de la charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (1989). Selon la charte sociale, « dans le cadre de la construction du marché unique européen, il convient de donner aux aspects sociaux la même importance qu’aux aspects économiques ». Mais cette charte prend simplement la forme d’une déclaration générale d’intentions et de principes dépourvue d’effets juridiques immédiats14.
14Si l’AUE est entièrement repris par le traité de Maastricht entré en vigueur en 1993, les questions sociales font seulement l’objet d’un protocole en annexe, auquel le Royaume-Uni ne s’associe pas. D’importantes avancées ont cependant lieu dans le domaine de l’égalité, des discriminations et de la santé-sécurité au travail, pour lesquelles l’AUE permet le passage à la majorité qualifiée. Les régimes légaux de sécurité sociale ne se voient pas soumis au processus de libéralisation, qui ne concerne que les entreprises d’assurances, tandis que le principe d’unanimité demeure pour les questions de sécurité sociale et de protection sociale des travailleurs.
15Les années 1990 après Maastricht sont celles de la marche vers l’euro et aussi de l’entrée de l’Autriche, de la Suède et de la Finlande15, ce qui accentue l’hétérogénéité des systèmes de protection sociale européens. Suède et Finlande craignent que l’intervention communautaire ne dégrade leurs systèmes sociaux qu’elles considèrent comme plus avancés. La décennie Delors (1985-1995) demeurera cependant celle de l’adoption de vingt-sept directives sociales et du développement des actions financées par l’Union en faveur des régions en retard ou en difficultés. Le comité Delors de 1989 préconisait un renforcement des politiques de coordination économique et sociale en prévision de l’adoption de la monnaie unique, mais cette recommandation ne sera pas suivie d’effets16.
16En 1997, à l’aube de la monnaie unique se tient le sommet du Luxembourg consacré aux questions d’emploi. Cette année est également celle de l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam, dans lequel l’emploi, désormais consacré en tant que « question d’intérêt commun », apparaît au titre VIII. Il s’agit de coordonner – et non d’harmoniser – les politiques nationales. C’est dans cette perspective que la « stratégie européenne de l’emploi » (SEE), reposant sur la « méthode ouverte de coordination » (MOC), voit le jour. La MOC doit fournir aux EM un nouveau cadre de coopération. Elle est mise en œuvre dans des domaines qui relèvent de leur compétence. Elle s’appuie sur la technique du « benchmarking » : définition d’orientations communes et étalonnage progressif d’une norme par échange de bonnes pratiques. La Commission évalue les procédures et formule des recommandations juridiquement non contraignantes. Ce recours à la « soft law » s’explique par la relative impuissance des procédures législatives classiques dans le domaine social.
17La MOC sera ensuite étendue à l’ensemble du champ social dans lequel elle est supposée rapprocher les conceptions des différents EM en facilitant la diffusion d’expériences innovantes et réussies et en améliorant ainsi l’efficacité globale des actions réalisées. La SEE traduit l’existence d’un compromis entre différentes tendances politiques, ce qui permet aux EM de la décliner selon leurs propres orientations. Elle doit conduire à une uniformisation des référentiels européens que les EM utilisent comme des ressources selon les politiques qu’ils souhaitent mettre en œuvre. Ce projet est à l’époque soutenu par une majorité de gouvernements sociaux-démocrates qui y voient la possibilité d’équilibrer économique et social.
18Le caractère libéral de la SEE s’affirme cependant à partir de 2005, période de recentrage sur les questions économiques aux dépens des préoccupations sociales. Ce tournant résulte de facteurs politiques17 : entrée de nouveaux EM et affaiblissement de la social-démocratie à cette période (y compris dans les pays du Nord). 2005 marque également l’avènement de la première Commission Barroso : les acteurs sociaux perdent de leur influence à l’échelle européenne alors que les arbitrages réalisés pouvaient encore jusque-là leur être favorables18.
19Dès lors, la SEE peut, pour reprendre le terme utilisé par G. Raveaud, être caractérisée de marchande « puisqu’elle insiste sur le rôle des incitations monétaires, argumente en faveur de la diminution des prélèvements sociaux et souhaite un droit du travail plus souple19 » et de coercitive « puisqu’elle demande une adaptation permanente20 » des individus aux besoins (supposés) du marché du travail. Dans la lignée du rapport Kok de 2003, qui promeut la flexibilité et privilégie une vision quantitative de l’emploi21, la SEE encourage les réformes structurelles du marché du travail. En laissant de côté le volet investissement du livre blanc impulsé par Jacques Delors en 199322, les chefs d’État et de gouvernement la confinent ainsi à une politique d’offre visant avant tout à réduire le coût du travail et à favoriser la participation au marché du travail par le biais de mesures d’activation. Les lignes directrices sont dorénavant combinées aux grandes orientations de politique économique (GOPE), ce qui n’est pas sans marquer une certaine forme de subordination à ces dernières.
20Dans ce cadre, la protection sociale fait essentiellement figure de facteur d’ajustement. Elle est essentiellement envisagée sous un aspect « coût » ou sous celui de la « désincitation » à l’activité. S’y ajoute l’angle de la « soutenabilité » des finances publiques, c’est-à-dire la nécessité de réformer les systèmes sociaux dans le respect des contraintes budgétaires.
Les politiques sociales et la « nouvelle gouvernance économique » européenne
21La « nouvelle gouvernance économique » issue de la crise (Two-pack, Six-pack, Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance [TSCG], Pacte pour l’euro plus : voir encadré) ne remet pas en cause ces orientations. Elle consacre une surveillance plus étroite des politiques économiques et budgétaires, accélère la procédure de correction des déficits excessifs et rend l’imposition de sanctions contre un État membre quasi automatique.
22Cette nouvelle gouvernance s’inscrit dans le cadre de la stratégie Europe 202023 lancée en mars 2010 par la Commission européenne et approuvée en juin 2010 par les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’Union. Les objectifs de cette stratégie pour 2020 sont les suivants :
un taux d’emploi de 75 % de la population âgée de 20 à 64 ans ;
un taux d’investissement de 3 % du PIB de l’UE en matière de R & D ;
la réduction du taux d’abandon scolaire à moins de 10 % et l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supérieur par au moins 40 % des jeunes générations ;
la réduction de 20 millions du nombre de per sonnes menacées par la pauvreté24.
La nouvelle
gouvernance économique européenne : quelques éléments
Elle repose sur différents instruments,
dont le Six-pack (2011), le TSCG
(2012), le Two-pack (2013) et le Pacte
pour l’euro plus (2011).
Le Six-pack
est composé de cinq règlements et une directive. Il vise à
renforcer la « surveillance des positions budgétaires », la
« surveillance et coordination des politiques économiques » (à
travers le semestre européen), accélère la mise en œuvre de la
procédure concernant les déficits excessifs (PDE) tels que définis
par le Pacte de stabilité et de croissance (PSC), prévoit des
modalités de détection des déséquilibres macroéconomiques et établit
« un système de sanctions aux fins de la correction effective des
déséquilibres macroéconomiques excessifs de la zone euro ».
Le
semestre européen est une période de coordination des politiques
structurelles, macroéconomiques et budgétaires des États membres.
En janvier, la Commission publie son examen annuel de la croissance
(EAC), qui fixe les priorités de l’UE pour la croissance et
l’emploi. En mars, les chefs d’État et de gouvernement s’appuient
sur l’examen annuel de la croissance pour formuler les lignes
directrices de l’UE concernant les politiques nationales. En avril,
les États membres présentent leurs programmes de stabilité (zone
euro) ou de convergence (États hors zone euro) qui présentent la
stratégie et la trajectoire à moyen terme des finances publiques.
En juin, la Commission évalue ces programmes et, si nécessaire,
adresse des recommandations propres à chaque pays. Fin juin ou
début juillet, le Conseil adopte formellement les recommandations
par pays.
Une double surveillance s’établit ainsi depuis
2011 : surveillance des déséquilibres budgétaires et surveillance
des déséquilibres macroéconomiques. Cette dernière se fonde sur un
tableau de bord incluant onze indicateurs dont le chômage et la
variation sur trois ans des coûts salariaux unitaires nominaux 25. Dans les deux cas sont
prévues une action préventive (recommandations) et une action
corrective (PDE et possibilité de sanctions).
Le TSCG impose
pour sa part la règle d’or budgétaire : le déficit structurel annuel
des administrations publiques (corrigé des variations
conjoncturelles et net des mesures ponctuelles et temporaires) ne
doit pas dépasser, sauf circonstances exceptionnelles, 0,5 % du PIB.
Il prévoit le contrôle de la mise en œuvre de cette règle par un
organe national indépendant et l’introduction en droit national d’un
mécanisme de correction automatique.
Le Two-pack est quant à lui constitué de deux
règlements. Le premier s’applique à l’ensemble des pays de la
zone euro qui doivent présenter leurs projets de budget à la
Commission chaque année pour le 15 octobre. La Commission les évalue
et, si nécessaire, émet un avis. Elle peut également demander que
ces projets fassent l’objet d’une révision.
Enfin, le Pacte
pour l’euro plus26, signé par 23 pays, est axé
sur quatre priorités : la compétitivité, l’emploi, la viabilité des
finances publiques et le renforcement de la stabilité financière.
Les 23 pays signataires s’engagent tous à mettre en œuvre des
réformes détaillées dans ce sens. Les engagements pris en vertu du
pacte sont inclus dans les programmes nationaux de réforme (PNR) que
les États membres présentent en avril de chaque année, en même temps
que les programmes de stabilité ou de convergence.
23Cette gouvernance économique accentue la pression qui s’exerce sur les finances publiques et a conduit les différents EM à l’adoption de politiques d’austérité dans le cadre desquelles les dépenses de protection sociale ne sont pas épargnées (voir infra). Mais elle dépasse largement la seule question de la surveillance budgétaire en intégrant celle des déséquilibres macroéconomiques et des réformes structurelles (marché du travail, pensions, etc.) présentées dans le cadre des PNR. Les recommandations adressées aux EM sont donc susceptibles de couvrir un spectre très large.
24Les réformes structurelles préconisées visent « d’une part à renforcer la compétitivité de l’économie, de l’autre à accélérer l’assainissement des finances publiques27 » comme en témoignent les engagements du Pacte euro plus : outre les mécanismes de fixation des salaires et les évolutions salariales dans le secteur public afin de « favoriser la compétitivité », sont prévues la réduction des « charges fiscales sur le travail » afin de « favoriser l’emploi » et l’adaptation des systèmes de retraite à la situation démographique afin de garantir la « viabilité des finances publiques ». Flexisécurité et participation au marché du travail font également partie des mesures susceptibles d’améliorer la situation de l’emploi.
25Les conclusions du Conseil européen de mars 2013 soulignent toujours la nécessité d’alléger la fiscalité sur le travail (ce qui n’est pas sans conséquence sur le financement de la protection sociale), d’augmenter la participation au marché du travail et de favoriser les politiques actives de l’emploi. L’EAC 2014 reprend ces orientations et préconise également l’« amélioration de la performance des régimes de protection sociale, notamment en renforçant le lien entre l’assistance sociale et les mesures d’activation28 ».
26Par ailleurs, la SEE n’apparaît plus en tant que telle. C’est à Europe 2020 qu’il est désormais fait référence. Les lignes directrices ne sont plus qu’au nombre de quatre. Activation, employabilité, adaptabilité et flexisécurité y sont toujours présentées comme les moyens essentiels de lever les obstacles à la croissance, ce qui traduit une « subordination forte des politiques de l’emploi et du social aux objectifs de croissance et de rigueur budgétaires29 » au service desquels sont mises les politiques structurelles supposées améliorer la compétitivité.
27Ces approches axées sur le soutien à la compétitivité des salariés, la maîtrise individualisée des risques sociaux30, l’investissement en « capital humain » et la limitation des coûts salariaux traduisent clairement une vision néolibérale de la protection sociale. Celle-ci est toujours essentiellement envisagée sous les aspects coût et désincitation à l’activité ou à l’emploi. On se situe bien du côté des politiques de l’offre évoquées plus haut31. L’attention particulière portée à la situation des plus vulnérables ou à la réduction de la pauvreté par Europe 2020 relève également de cette conception32.
28On le voit, la « nouvelle gouvernance économique » européenne tente d’orienter les réformes des systèmes de protection sociale dans lesquels elle s’insinue peu à peu. Les recommandations par pays mettent aujourd’hui l’accent sur les réformes structurelles. La plupart d’entre elles se sont concentrées en 2013 sur les réformes de la fiscalité, des régimes de retraite, des systèmes de santé et du marché du travail. Les gouvernements nationaux demeurent bien sûr responsables de la mise en œuvre de leurs politiques dans ces domaines car les seules règles juridiquement contraignantes concernent les finances publiques et les déséquilibres macroéconomiques (voir supra) et les systèmes de protection sociale relèvent évidemment toujours de la souveraineté nationale. Pour autant, ces recommandations sont-elles sans effet ? Si l’on en croit la Commission, les États membres devraient suivre les recommandations pour quatre raisons :
« – l’intérêt national : c’est avant tout dans leur propre intérêt que les États membres devraient mettre en œuvre des réformes économiques et sociales, afin de faire face à la crise économique et à la montée du chômage [...] ;
– la pression exercée par leurs pairs [...] ;
– la pression exercée par les marchés : la crise de la dette souveraine a considérablement accru la surveillance étroite à laquelle les États membres de l’UE sont soumis sur les marchés financiers ; les gouvernements ont donc tout intérêt à mener des politiques destinées à réduire leur endettement et leurs déficits tout en stimulant le potentiel de croissance de leur économie et sa capacité à créer des emplois, conformément aux recommandations spécifiques qui leur ont été adressées ;
– le risque de sanctions : depuis que les nouvelles règles de gouvernance économique sont entrées en vigueur en décembre 2011, les États membres de la zone euro ont une raison supplémentaire d’adopter des politiques conformes aux recommandations : le risque de sanctions au titre de la procédure concernant les déficits excessifs ou de la procédure concernant les déséquilibres excessifs33 ».
29Selon la Commission, l’assainissement des finances publiques serait donc conditionné à la mise en œuvre de réformes structurelles à laquelle contribuent la pression par les pairs (on se situe dans le cadre de « l’européanisation cognitive34 »), mais aussi, et surtout, la pression exercée par les marchés financiers à laquelle il s’agit visiblement de se soumettre. Si les recommandations concernant la fiscalité, les retraites, les systèmes de santé ou le marché du travail ne revêtent pas un caractère contraignant35, les incitations à limiter ou à réduire les dépenses sociales, premier poste de dépenses publiques dans la plupart des EM, se font cependant de plus en plus pressantes et les données récentes montrent qu’il s’agit de la voie empruntée par la plupart d’entre eux depuis 2010-2011.
La protection sociale dans la crise
30Les dépenses (publiques et privées) de protection sociale36 s’élèvent en moyenne à 29,1 % du PIB de l’UE à 27 en 2011 (voir graphique 1). Ces données font apparaître d’importants écarts entre les plus anciens et les plus récents EM de l’Union. La part du revenu national, ou taux de redistribution sociale, consacré à la protection sociale varie de plus du simple au double entre, d’une part, le Danemark, la France, les Pays-Bas, premiers EM du classement et, d’autre part, la Lettonie, dont les dépenses sociales atteignent seulement 15 % du PIB en 2011.
Graphique 1. – Dépenses de protection sociale en pourcentage du PIB, 2011

Source : Eurostat, dernière mise à jour : 4 septembre 2014.
31Ces écarts sont nettement plus prononcés si on se réfère aux dépenses par habitant (voir graphique 2) et le montant par habitant consacré aux dépenses de protection sociale apparaît sans commune mesure entre des EM comme le Luxembourg37 ou le Danemark et la Roumanie ou la Bulgarie38.
Graphique 2. – Dépenses de protection sociale par habitant, en euros, 2011

Source : Eurostat, dernière mise à jour : 4 septembre 2014.
32Il s’agit ici des dépenses brutes. Les dépenses nettes prennent en revanche en compte les prélèvements fiscaux et sociaux sur les prestations ainsi que les dépenses fiscales mises en œuvre à des fins sociales (crédits d’impôt par exemple). Des différences non négligeables apparaissent alors pour ce qui concerne certains pays : sous l’effet de la taxation, les dépenses nettes sont inférieures de presque 4 points aux dépenses brutes au Danemark, d’environ 3 points en Suède et en Finlande et d’un peu plus de 2 points en Autriche (données 2009). En France et en Allemagne, les prélèvements sur les prestations et les dépenses fiscales à des fins sociales tendent à s’équilibrer39. La distinction entre dépenses privées et publiques fait également apparaître des écarts significatifs pour certains EM où la dépense sociale se trouve réduite : de plus de 5 points pour les Pays-Bas ou le Royaume Uni, de 2 à 3 points pour la France et pour l’Allemagne par exemple40.
33Ces quelques éléments montrent à quel point la comparaison se révèle un exercice délicat. Quoi qu’il en soit, le niveau de dépenses en matière de protection sociale varie largement entre les EM. Ces différences considérables sont liées aux écarts de développement économique mais traduisent également des conceptions divergentes de la protection sociale. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, le « rattrapage » social est aujourd’hui très compromis par la conjoncture économique (voir infra) ainsi que par la faiblesse des taux de prélèvements obligatoires sociaux.
34La protection sociale permet aux individus de se prémunir contre les risques sociaux, opère une redistribution des revenus et contribue à la stabilisation macroéconomique, c’est-à-dire au soutien de la demande en période de crise économique. Les dépenses de protection sociale jouent en effet le rôle de stabilisateurs automatiques, tendant spontanément à augmenter en cas de ralentissement de l’activité. L’ampleur de ce phénomène varie d’un EM à un autre. Dans le cas d’un choc de revenu, Dolls et al. ont montré que les stabilisateurs automatiques étaient en mesure d’en absorber en moyenne 38 % en Europe contre 32 % aux états-Unis. Mais au sein même de l’UE, les résultats sont très divergents et vont de 25 % en Estonie à 56 % au Danemark41.
35Ce phénomène de stabilisation automatique peut évidemment être mis en évidence dans la période de crise qui s’ouvre à la fin de la décennie 2000. Cependant l’évolution des dépenses sociales enregistrée depuis lors diverge par rapport à celles qui ont pu être constatées dans le passé. L’augmentation des dépenses sociales du début de période s’est en effet révélée beaucoup plus prononcée que lors des cycles précédents, mais le retournement s’est également opéré plus brutalement : en 2009, les dépenses sociales publiques exprimées en termes réels augmentent de plus de 5 %, elles se stabilisent en 2010 pour diminuer en 2011. En 2012, la très légère augmentation des prestations en espèces ne compense pas la baisse des prestations en nature (graphique 3).
Graphique 3. – Taux de croissance des dépenses sociales publiques en termes réels, UE 27

Cash représente les prestations en espèces, in kind les prestations en nature.
Source : European Commission, Employment and social developments in Europe 2013, Publications Office of the European Union, 2013, p. 323.
36D’après l’analyse d’O. Bontout et T. Vyprachticka, à partir du 3e trimestre 2010 et en 2011, les prestations sociales ont ainsi négativement contribué à l’évolution du revenu disponible brut des ménages42. La diminution des prestations sociales publiques en termes réels a été particulièrement significative (5 % ou davantage) en 2011 en Grèce, Lettonie, Portugal et Roumanie. En 2012, la baisse est moins marquée, mais demeure importante en Grèce, Hongrie, au Portugal et en Slovénie43 ; elle est supérieure à un point de pourcentage dans de nombreux EM (Chypre, République tchèque, Espagne, Irlande, Italie, Lituanie et Lettonie)44. C’est l’ampleur de la récession qui explique l’augmentation très prononcée des dépenses sociales en 2009 mais, dès 2010 dans certains EM et en 2011 dans la plupart d’entre eux, les politiques d’assainissement budgétaire font ressentir leurs effets négatifs.
37Les dépenses sociales ont positivement contribué à soutenir le revenu disponible brut des ménages pendant l’année 2009 et les deux premiers trimestres 2010. Mais à partir de la fin 2010, la contribution des prestations sociales à la progression du revenu disponible brut devient négative et ce, jusqu’au premier trimestre 201345. Selon la Commission Européenne46, les transferts sociaux ont eu un effet positif sur le revenu disponible brut des ménages dans tous les EM sur la période 2007-2009 (cet effet positif sur le revenu est trois fois plus important que celui de la baisse des taxes à la même période). Mais entre 2009 et 2011, bien que la situation économique ne s’améliore que peu, la contribution des transferts sociaux à l’évolution des revenus devient négative dans 9 EM sur les 25 dont les données sont connues (Estonie, Lettonie, Bulgarie, Lituanie, Grèce, Suède, République tchèque, Royaume-Uni, Pologne, Autriche et Allemagne). Entre 2011 et 2012, l’évolution du revenu disponible brut est négative dans 9 pays sur les 22 dont les données sont connues et la contribution des prestations sociales à cette évolution demeure faible, voire négative47 dans la majorité des EM (tableau 1).
Tableau 1. – Transferts sociaux et revenu disponible brut des ménages (RDB) entre 2007 et 2012
2007-2009 | 2009-2011 | 2011-2012 | ||||
Taux de croissance du RDB des ménages sur la période | Contri- bution des transferts sociaux à la croissance du RDB des ménages sur la période | Taux de croissance du RDB des ménages sur la période | Contri- bution des transferts sociaux à la croissance du RDB des ménages sur la période | Taux de croissance du RDB des ménages sur la période | Contribution des transferts sociaux à la croissance du RDB des ménages sur la période | |
Bulgarie | 8,6 % | 4,3 % | – 0,8 % | 0,4 % | – | – |
Lituanie | – 7,3 % | 3,9 % | – 1,5 % | – 2,1 % | 5,4 % | 4,0 % |
Estonie | – 4,1 % | 3,6 % | – 2,2 % | – 1,1 % | 1,3 % | – 1,8 % |
Irlande | – 1,4 % | 2,7 % | – 3,4 % | 1,0 % | 4,9 % | 2,3 % |
Roumanie | 4,1 % | 2,6 % | – 4,9 % | – 2,0 % | – | – |
Lettonie | – 2,7 % | 2,6 % | – 1,3 % | – 1,0 % | – | – |
Espagne | 1,7 % | 2,4 % | – 4,1 % | 0,5 % | – 5,1 % | 1,3 % |
Suède | 2,1 % | 2,3 % | 2,3 % | – 0,4 % | 2,7 % | 0,3 % |
Rép. Tchè. | 1,7 % | 2,3 % | – 1,3 % | – 0,4 % | – 1,0 % | 0,2 % |
Roy. Uni | 0,6 % | 2,1 % | 0,0 % | – 0,4 % | 1,9 % | 1,1 % |
Grèce | – 1,5 % | 2,1 % | – 10,1 % | – 0,8 % | – 11,0 % | – 1,0 % |
Lux. | 4,4 % | 1,8 % | – 0,7 % | – 0,4 % | – | – |
Finlande | 1,7 % | 1,7 % | 1,4 % | 0,4 % | – 0,2 % | 0,4 % |
Danemark | 0,6 % | 1,6 % | 1,2 % | 2,3 % | – 0,8 % | 1,1 % |
Pays-Bas | – 1,7 % | 1,3 % | – 0,2 % | 0,1 % | – 3,6 % | – 1,7 % |
Portugal | 1,1 % | 1,1 % | – 1,6 % | 0,1 % | – 3,6 % | 0,8 % |
Belgique | 1,5 % | 0,9 % | – 1,3 % | 0,0 % | – 0,3 % | 0,1 % |
Slovaquie | 3,0 % | 0,8 % | 1,1 % | 0,3 % | – 2,0 % | 0,0 % |
France | 0,3 % | 0,8 % | 0,3 % | 0,1 % | – 0,7 % | 0,4 % |
Italie | – 2,5 % | 0,8 % | – 0,7 % | 0,1 % | – 5,1 % | 0,3 % |
Hongrie | – 3,2 % | 0,7 % | 0,0 % | 0,5 % | – 3,7 % | 0,0 % |
Autriche | 0,1 % | 0,6 % | – 0,6 % | – 0,2 % | 1,6 % | – 0,3 % |
Slovénie | 0,7 % | 0,6 % | – 0,8 % | 0,9 % | – 4,4 % | – 0,6 % |
Pologne | 3,6 % | 0,5 % | 1,5 % | 0,1 % | 0,3 % | 1,2 % |
Allemagne | – 0,3 % | 0,5 % | 1,3 % | – 0,9 % | 0,1 % | – 0,3 % |
Chypre | 2,8 % | 0,3 % | – 1,5 % | 0,7 % | – 7,6 % | – 0,4 % |
UE-27 | – 2,5 % | 1,0 % | 0,0 % | – 0,1 % | – | – |
ZE-17 | – 0,4 % | 1,0 % | – 0,4 % | – 0,1 % | – | – |
Source : European Commission, Employment and social developments in Europe 2013, op. cit., p. 333.
38Les dépenses de protection sociale ont joué un rôle essentiel dans le soutien du revenu des ménages et la stabilisation de l’économie en début de crise. Mais dès le milieu de l’année 2010, cet effet positif décline, alors même que le sous-emploi continue d’augmenter :
« This reduction of social spending was much stronger than in the past recessions, partly reflecting the exceptional need for fiscal consolidation in the context of the euro crisis. It neutralised the economic stabilisation function of social protection systems in many Member States, and may have contributed to aggravate the recession, at least in the short terme 48. »
39Ainsi que le soulignent les travaux de la Commission eux-mêmes, les politiques d’assainissement budgétaire menées dès 2010-2011 n’ont pas permis à la protection sociale de continuer à jouer son rôle de stabilisateur automatique. Bien au contraire, la baisse des dépenses enregistrée dans certains EM, a contribué à accentuer la crise. Il suffit de se reporter au tableau 1 afin de constater à quel point les effets de la crise sur le revenu disponible des ménages ont été dévastateurs dans les EM les plus touchés tandis que l’évolution des dépenses sociales ne parvenait pas à contrecarrer cette tendance et la renforçait dans certains cas.
Conclusion
40La théorie des zones monétaires optimales (ZMO) a été développée par l’économiste Robert Mundell. Il a analysé à quelles conditions les États pouvaient avoir la même monnaie et donc renoncer à l’outil de politique de change. Lorsque les différents pays qui composent une union monétaire connaissent une évolution macroéconomique similaire et sont affectés de la même façon par des chocs macroéconomiques, l’incapacité de poursuivre une politique de change unilatérale n’est pas coûteuse car tous les pays se retrouvent dans la même situation. Le problème se pose lorsque se produit un choc asymétrique, ce qui signifie que tous les pays ne sont pas affectés de la même façon. Des divergences peuvent alors apparaître dans la manière d’appréhender la politique de change, les intérêts ne sont plus identiques et un coût d’appartenance à la zone monétaire peut se faire sentir49.
41Un choc économique aura des effets asymétriques si les cycles d’affaires des économies qui composent la zone monétaire sont désynchronisés. Un pays plus touché par la crise verra alors son taux de chômage augmenter. Dans ce cas, la résorption du sous-emploi peut passer par la mobilité de la main-d’œuvre. Si celle-ci n’est pas suffisante50, les alternatives à la politique de change sont de deux types : la flexibilité à la baisse des coûts salariaux, équivalent à une dévaluation interne, ou la solidarité financière entre États sous forme de transferts budgétaires vers les EM les plus touchés en période de crise.
42On le voit bien, ces alternatives renvoient à deux conceptions différentes de l’Europe, deux voies, celle du marché ou celle du fédéralisme budgétaire. Celles-ci sont notamment mises en évidence par T. Chopin et A. Fabre51, qui soulignent l’existence de deux finalités distinctes pour l’Europe : concurrence ou intégration politique. La concurrence est déjà de mise au sein des économies de marché européennes, et la dévaluation interne largement pratiquée. Mais à l’échelle de l’UE, cette concurrence ne se livre pas sur fond de normes fiscales et sociales homogènes comme au niveau national et « certains États emploient ouvertement les normes fiscale et sociale pour favoriser la délocalisation d’entreprises ou de travailleurs d’autres États52 ».
43Dans une communication adoptée en octobre par la Commission53 sont proposées des pistes pour approfondir l’intégration sociale de l’Union, parmi lesquelles la création d’un tableau de bord comprenant les indicateurs sociaux suivants :
le taux de chômage et son évolution ;
le taux de jeunes inactifs ainsi que le chômage des jeunes ;
le revenu brut réel disponible des ménages ;
le taux de risque de pauvreté de la population en âge de travailler ;
les inégalités.
44Ceux-ci pourraient être pris en compte dans les recommandations par pays. La Commission souhaite également réduire les coûts et obstacles liés à la mobilité professionnelle dans l’UE et améliorer la consultation des partenaires sociaux lors des différentes étapes du processus décisionnel dans le cadre du semestre européen.
45On est très loin des onze indicateurs constituant le tableau de bord de la surveillance des déséquilibres macroéconomiques. Alors que cette dernière est susceptible de déboucher sur des sanctions, rien de tel ne semble prévu en ce qui concerne les indicateurs sociaux dont le respect ne semble revêtir aucun caractère contraignant54. Quant à la mobilité des travailleurs, on sait parfaitement qu’elle ne peut suffire à elle seule à résoudre les problèmes de sous-emploi en Europe. Enfin, on peut sérieusement douter que la consultation des partenaires sociaux, via la tenue de réunions techniques avant le sommet social tripartite, de débats en amont et en aval de l’EAC, soit véritablement en mesure d’infléchir les orientations de la gouvernance économique européenne55.
46Les conséquences sociales désastreuses des politiques de rigueur ne sont pas non plus abordées dans cette communication. C’est toujours de la mise en œuvre de réformes structurelles qu’est attendue l’amélioration de la situation du marché du travail et de la situation sociale en général, sans que la relation ne soit établie avec les politiques budgétaires, aujourd’hui strictement encadrées. Fin octobre 2013, la Commission a pourtant publié une étude économique mesurant les effets des politiques d’assainissement budgétaire dans la zone euro56. Ceux-ci sont évidemment négatifs en termes de croissance et d’emploi57 et c’est principalement la limitation des dépenses58 qui explique cette situation, encore aggravée par les effets dits de « spillovers », autrement dit l’ajustement simultané des politiques budgétaires partout en Europe.
47La question de l’Europe sociale se pose donc avec de plus en plus d’insistance dans la période actuelle. Elle doit être prise en compte afin de renouveler de l’adhésion des populations à la construction européenne et d’en asseoir la légitimité. Elle nécessite de s’attaquer à la question de la concurrence socio-fiscale, de renforcer la solidarité financière entre EM si l’on veut échapper au phénomène d’« intégration négative59 » aujourd’hui accentué par la crise et les politiques d’austérité généralisées.
Notes de bas de page
2 Barbier J.-C., « “Modèle social européen” et “gouvernance européenne” », CNAF/Informations sociales, no 175, 2013, p. 27.
2 Ibid.
3 Goetschy J., « Crise économique et Europe sociale : quels rôles pour l’UE ? », in Defraigne J.-C., de Meulemeester J.-L., Duez D. et Vanderborght Y. (dir.), Les modèles sociaux en Europe. Quel avenir face à la crise ?, Paris, Bruylant, coll. « Idées d’Europe », 2013.
4 Leurs objectifs vont de la lutte contre la pauvreté (modèle anglo-saxon), à la protection contre les risques sociaux (Europe continentale) et à la redistribution verticale (systèmes nordiques).
5 Hassenteufel P., « Quelle européanisation des services de santé ? », CNAF/Informations sociales, no 175, 2013, p. 48-59.
6 Voir Dévoluy M., « L’Europe sociale entre la rhétorique et les faits », in Devoluy M. et Koenig G. (dir.), L’Europe économique et sociale. Singularités, doutes et perspectives, Strasbourg, PUS, 2011.
7 Barbier J.-C., op. cit., p. 30.
8 Voir par exemple Ferrera M., Les nouvelles frontières du social, Paris, Presses de Sciences Po, p. 166.
9 Et qui concernent – entre autres – le déficit et la dette publique.
10 Grass É., L’Europe sociale, Paris, La Documentation française, 2013.
11 Selon lequel : « Les États membres conviennent de la nécessité de promouvoir l’amélioration des conditions de vie et de travail de la main-d’œuvre permettant leur égalisation dans le progrès. Ils estiment qu’une telle évolution résultera tant du fonctionnement du marché commun, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux, que des procédures prévues par le présent traité et du rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives. »
12 La coordination vise à déterminer la loi de sécurité sociale applicable dans une situation de mobilité (en vertu du principe d’unicité de législation).
13 Qui débouchera sur l’inscription dans le traité de Maastricht des articles 154 et 155 permettant à l’Union européenne d’adopter une directive sur la base d’un accord conclu entre les organisations patronales et syndicales.
14 La charte des droits fondamentaux de l’UE dépassera ces limites (supra). Elle a fait l’objet d’une proclamation solennelle au Conseil européen de Nice en 2000. Le traité de Lisbonne indique dorénavant que « l’UE reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la charte des droits fondamentaux de l’UE » et lui donne « la même valeur juridique que les traités » (art. 6 TUE). La Pologne et le Royaume-Uni ont obtenu que la CJUE ou leurs propres juridictions ne puissent pas se prévaloir de la Charte, notamment de son chapitre iv dédié à la solidarité.
15 Suède et Finlande sont dotées de systèmes universels de type beveridgien.
16 Delors J., interview aux Échos, 26 juillet 2013, consultable à l’adresse suivante : [http://www.lesechos.fr/politique-societe/dossiers/ les-grands-temoins-de-la-rentree-2013/0202940145921- jacques-delors-il-faut-un-saut-politique-pour-consolider-le-modele-social-europeen-597827.php].
17 Erhel C., « La coordination européenne des politiques de l’emploi : un essoufflement depuis 2005 ? », Formation emploi, no 116, 2011.
18 Barbier J.-C., « Quelle destinée pour la “politique sociale” de l’Union européenne ? De la stratégie de Lisbonne à l’Europe 2020 : évolution du discours politique », Revue internationale du travail, vol. 151, no 4, 2012.
19 Raveaud G., « La stratégie européenne pour l’emploi : une politique d’offre de travail », Travail et emploi, no 107, juillet-septembre 2006, p. 16.
20 Ibid.
21 Kok W. (dir.), Jobs, jobs, jobs: creating more employment in Europe, rapport de l’Employment Taskforce, novembre 2003.
22 Conter B., La stratégie européenne pour l’emploi : de l’enthousiasme à l’effacement, CRiSP, 2012, p. 179.
23 Communication de la Commission, Europe 2020. Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive, COM (2010), 2020 final, Bruxelles, 2010.
24 À cela s’ajoutent les objectifs du train de mesures adoptées en 2008 sur le climat et l’énergie (« 20/20/20 »).
25 Cet indicateur compare la rémunération (salaire et cotisations sociales par salarié) et la productivité (PIB par personne ayant un emploi, y compris les travailleurs indépendants). Il s’agit de faire en sorte que « l’évolution des salaires suive celle de la productivité » (examen annuel de la croissance 2014, Bruxelles, le 13 novembre 2013, COM [2013], 800 final, p. 14).
26 Voir présentation de J. M. Barroso au Conseil européen du 9 décembre 2011, consultable à l’adresse suivante : [http://ec.europa.eu/europe2020/pdf/ euro_plus_pact_presentation_ december_2011_fr.pdf].
27 Degryse C. et Pochet P., « Changer le paradigme de la gouvernance européenne », in Defraigne J.-C., de Meulemeester J.-L., Duez D. et Vanderborght Y. (dir.), op. cit., p. 82.
28 Ibid., p. 16.
29 Peña-Casas R., « À la recherche désespérée de la stratégie européenne pour l’emploi dans la nouvelle gouvernance économique de l’Union européenne », in Natali D. et Vanhercke B. (dir.), Bilan social de l’Union européenne, Bruxelles, Etui, 2012.
30 Reynaud E., « La sécurité sociale pour tous : état des lieux et défis au plan mondial », Semaine sociale Lamy, supplément, no 1272, 4 septembre 2006.
31 Dans ce même ouvrage, P.-Y. Chanu et S. Dupuch analysent également cette tendance en se référant – entre autres – aux recommandations par pays, notamment en matière de retraite (contribution de P.-Y. Chanu).
32 Ainsi que le montre très bien J. Donzelot, l’homo œ conomicus du néolibéralisme est « un entrepreneur de lui-même ». Le principe de concurrence occupe une place centrale dans cette approche. Dès lors, il apparaît comme essentiel de faire entrer et maintenir chaque individu dans ce jeu concurrentiel et d’éviter que certains en soient exclus. C’est pourquoi la lutte contre l’exclusion sociale revêt un caractère essentiel, sans quoi le jeu s’en trouve décrédibilisé et délégitimé. Voir Donzelot J., « Michel Foucault et l’intelligence du libéralisme », Esprit, no 319, novembre 2005.
33 Commission Européenne, MEMO/13/458, 29 mai 2013.
34 Hassenteufel P., op. cit.
35 Ces recommandations par pays ne concernent pas les EM bénéficiant (ou ayant bénéficié) d’une aide financière, dont les conditions d’octroi ont été définies dans le cadre de programmes d’ajustement draconiens (memoranda of understanding) et qui les ont conduits à des réductions considérables de leurs dépenses publiques, notamment en matière sociale. La pression qui s’exerce sur ces pays n’est plus de l’ordre de la recommandation ou de la « soft law » : se plier aux exigences de la troïka (Commission, BCE et FMI) est (ou a été) une condition sine qua none de l’obtention des aides financières. Sur la troïka et le démantèlement des systèmes de protection sociale des pays sous assistance, voir le rapport de la CES : ETUI, The functioning of the troïka: a report from the ETUC, 2014, [http://www.etuc.org/sites/www.etuc.org/ files/press-release/files/ the_functioning_of_the_troika_finaledit2.pdf].
36 Selon les données de l’European System of Integrated Social Protection Statistics (ESSPROS) qui intègre les prestations de sécurité sociale, les prestations financées par des organismes privés (dès lors que leurs effets sont similaires pour les bénéficiaires) et les coûts liés à l’administration. Les prestations sociales sont définies comme des transferts en espèces ou en nature versées aux ménages et aux individus pour alléger la charge entraînée par un certain nombre de besoins ou de situations à risque.
37 Les données concernant le Luxembourg sont cependant faussées par le mode de calcul utilisé, c’est-à-dire par l’importance des travailleurs transfrontaliers dans ce pays. Ils sont ici comptabilisés parmi les bénéficiaires de prestations sociales, mais ne le sont pas dans la population, limitée aux résidents. D’où une surestimation des dépenses par habitant.
38 Les données 2010 montrent que la prise en compte des parités de pouvoir d’achat (PPA) réduit l’ampleur de cet écart, qui demeure cependant encore au moins de 1 à 5.
39 Pour ces données concernant les dépenses nettes, voir European Commission, Employment and social developments in Europe 2012,Publications Office of the European Union, 2012, p. 195.
40 Idem.
41 Dolls M., Fuest C. et Peichl A., « Automatic stabilizers and economic crisis: US vs Europe », Journal of public economics, vol. 96, no 3-4, 2012.
42 Bontout O. et Vyprachticka T., « Social protection budgets in the crisis in the EU », DG EMPL working paper, no 1, 2013.
43 Ibid., p. 17.
44 European Commission, Employment and social developments in Europe 2013, op. cit.,p. 324.
45 European Commission, « EU Employment and Social Situation », Quarterly Review, septembre 2013.
46 European Commission, Employment and social developments in Europe 2012, op. cit., p. 214.
47 Cas de l’Estonie, de la Grèce, des Pays-Bas, de l’Autriche, de la Slovénie, de l’Allemagne et de Chypre.
48 European Commission, « EU Employment and Social Situation », Quarterly Review, mars 2013, p. 45.
49 Voir Defraigne J.-C., Introduction à l’économie européenne, Bruxelles, De Boeck, 2013 ou Dévoluy M., L’euro est-il un échec ?, Paris, La Documentation française, coll. « Réflexe Europe », 2011.
50 Et tel est le cas en Europe où l’on est par exemple très éloigné d’une mobilité de la main-d’œuvre comparable à celle des États-Unis.
51 Chopin T. et Fabre A., « L’“Europe sociale”, levier d’intégration de la zone euro », Question d’Europe, no 292, octobre 2013.
52 Ibid., p. 3.
53 Voir Commission européenne, Renforcer la dimension sociale de l’Union économique et monétaire : questions fréquemment posées, MEMO/13/837, 2 octobre 2013.
54 Voir la contribution de P.-Y. Chanu dans ce même ouvrage et également Jolivet A., Lerais F. et Sauviat C., « La dimension sociale aux prises avec la nouvelle gouvernance économique européenne », Ires, Chronique internationale, no 143-144, novembre 2013.
55 Ibid.
56 Veld J., « Fiscal consolidations and spillovers in the Euro area periphery and core », European Commission, Economic Papers, 506, octobre 2013.
57 Voir notamment la contribution de C. Mathieu et H. Sterdyniak dans ce même ouvrage.
58 Et non les mesures visant à augmenter les recettes (augmentation des impôts et taxes).
59 Scharpf F., Gouverner l’Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.
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