Chapitre V. Les personnages dans leur rapport à la violence
p. 207-270
Texte intégral
1Le statut du personnage permet de cerner le phénomène de la violence, d’en démonter le mécanisme et trouver une explication. La violence n’est pas une abstraction : elle a toujours une origine, vise toujours un destinataire et est étroitement liée à la condition humaine. Si l’homme n’en est pas toujours auteur, il en est souvent victime et parfois, il peut être à la fois sujet et objet de violence. Dès lors, comment s’établit le rapport du personnage à la violence dans les œuvres ? Y a-t-il une violence spécifique, un acharnement qui toucherait un type ou un groupe de personnages et en épargnerait un autre ? À l’image du contexte de violence sociale et politique, latente ou déclarée, la violence est-elle ou n’est-elle pas discriminante ? Quels sont les groupes les plus fortement touchés par la violence émanant du texte ?
2Pour bien comprendre le mécanisme et le fonctionnement de ce phénomène, nous nous proposons de montrer comment le narrateur établit des catégories de personnages au vu de leur rapport à la violence. Certains sont victimes de la violence qui se déchaîne contre eux, le processus de victimisation qu’ils subissent vise à stigmatiser des groupes selon des critères définis et récurrents. Contre toute attente, entrent aussi dans cette catégorie des personnages qui, vecteurs de violence, sont à leur tour rattrapés par celle-ci. La deuxième catégorie englobe les personnages dont la figure se rapproche de celle des antihéros qui ne sont ni directement responsables ni directement victimes des divers conflits, mais qui, malgré eux, sont placés par une sorte de dynamisme au centre d’affrontements divers. De son côté, la femme occupe une place à part dans cet inventaire car, dans la réalité du conflit de la Guerre Sale : la violence effrénée a affecté de manière différente les hommes et les femmes, indique la Commission de la Vérité et Réconciliation. À l’image de la place qu’elles occupent tant dans les romans que dans les mentalités, nous isolerons donc le cas des personnages féminins pour nous interroger sur les raisons et les manifestations de la violence à leur égard. Enfin, nous sonderons les ombres, les silhouettes, tous ces personnages instrumentalisés par la fiction comme dans la réalité, mis en scène, et qui sont les porte-couteaux, les exécuteurs de basses œuvres de tireurs de ficelle auxquels ils obéissent aveuglément, par reconnaissance personnelle ou au nom d’une idéologie ou d’une croyance. Sous des traits faiblement dessinés, ces individus et ces personnages acquièrent presque le statut de personnage collectif vivant les situations et les intentions de ceux que nous venons de définir comme auteurs.
Le processus de victimisation
Une société foncièrement raciste
3La théorie du bouc-émissaire énoncée par René Girard éclaire ce phénomène de racisme et sert à distinguer des personnages de roman qui endossent le rôle de victime. Remonter aux premières manifestations du processus de victimisation rappelle que dans l’Antiquité grecque déjà, le pharmakos, littéralement, « celui qui sert de préservatif1 », était toujours choisi pour porter les maux et la souillure de tout un groupe. Le mécanisme tel qu’il a été conçu par cette civilisation visait à apaiser les violences que vivait la communauté, à empêcher les conflits, en recourant toujours au sacrifice en période de crise. Le pharmakos préservait la cité parce que son châtiment exemplaire rétablissait l’ordre social perturbé par différents troubles, épidémies, inondations, affrontements ou conflits politiques. Mais pour que ce rétablissement soit possible, pour que la victime expiatoire puisse briser la spirale de la violence, il convient qu’elle porte en elle des caractéristiques qui expliquent qu’elle ait été choisie. Selon René Girard, il s’agit d’un être marginal, qui ne tisse pas de liens avec la communauté parce que, pour rompre avec le processus de violence, il ne faut pas que cette victime puisse être vengée. Les critères de victimisation peuvent aussi être physiques : infirmité, maladie, mutilation. De manière générale, c’est la différence, l’étrangeté, qui explique que le choix se porte sur une victime plutôt que sur une autre. Par ailleurs, pour que le choix soit recevable, pour qu’il fédère l’ensemble de la cité et ne paraisse pas aléatoire, la future victime est toujours accusée de crimes. Ces crimes se regroupent sous trois catégories : les « crimes de violence qui prennent pour objet les êtres qu’il est le plus criminel de violenter […] le roi, le père… », les « crimes sexuels, le viol, l’inceste » ou les « crimes religieux, comme la profanation d’hosties2 ». La sélection victimaire est strictement codifiée et crée l’archétype de la victime. Loin de ne concerner que l’Antiquité grecque, c’est un processus récurrent, constitutif de comportements sociaux qui, selon les époques et les lieux, va porter sur telle ou telle catégorie d’individus socialement marginalisés. Dans les romans de Mario Vargas Llosa les personnages stigmatisés, torturés, tués, deviennent ces victimes émissaires d’une société qui concentre sa peur de l’Autre sur certaines figures préalablement définies.
Le cholo ou la victime désignée
4Un retour à l’étymologie nous apporte la première preuve du rejet dont souffre le métis. Dans son étude « Altérités et métissages hispano-américains3 », Carmen Bernand étudie l’étymologie de chacune des formes de métissage, ce qui lui permet de noter la charge de mépris colportée par les mots et de mesurer, dans la langue, la première persécution infligée à la personne ainsi désignée. Le terme employé ici pour désigner l’enfant né d’un Blanc et d’une Indienne ne déroge pas à la règle. Le substantif « cholo », qui apparaît de façon récurrente dans les œuvres du corpus, signifiait « chien » dans les Caraïbes où il est apparu. Ce glissement de sens de l’animal à l’homme reflète une intention fortement dépréciative qui n’a pas entièrement disparu des mentalités, comme en atteste l’attitude de certains personnages de roman à l’encontre de cette catégorie ethnico-sociale. Une autre analyse de l’utilisation de ce vocable, extraite du rapport de la Comisión para la Verdad y la Reconciliación (CVR), apporte une nuance et ouvre une double perspective :
Bon nombre de Péruviens préfère s’identifier aux cholos plutôt que d’être considérés comme indiens. Cependant, le sens de cholear – appeler quelqu’un cholo – dépend de qui le dit et comment. Il peut s’agir d’une démonstration très intime de tendresse ou d’une insulte extrêmement discriminatoire et violente.
Buena parte de los peruanos prefiere identificarse como « cholo » antes de ser considerado como indio. Sin embargo, el significado de « cholear » – decir « cholo » a alguien – depende de quién se trate y cómo se diga. Puede tratarse de una muestra muy íntima de afecto, o de un insulto sumamente discriminatorio y violento4.
5Par cette constatation, le rapport de la commission renvoie implicitement au statut discriminatoire hérité de la Conquête et au sentiment de colonisé5 de l’Indien, statut qui s’avère infamant. Pourtant les sens peuvent être antinomiques et ces deux connotations sont utilisées dans les œuvres. La première proférée par la mère du narrateur de La tía Julia y el escribidor qui, dans une effusion de pleurs, prodigue des caresses à son fils qu’elle appelle « cholito » (traduit par « mon bébé »). Tout laisse croire que l’utilisation du terme désigne, dans ce cas, une démonstration de tendresse. Nous déduisons la même chose de l’utilisation de « chola » par Pantaleón Pantoja lorsqu’il s’adresse à sa femme Pochita. Mais, de tels emplois sont rares et, le plus souvent, les personnages qui ont recours à ce vocable, sans aller jusqu’au lynchage verbal, cherchent à dévaloriser les personnes dont ils parlent et rendent au terme sa valeur initiale d’insulte.
a) Le bouc émissaire
6Dans ¿Quién mato a Palomino Molero ?, le crime est à imputer au racisme latent et au sentiment de supériorité qu’éprouve le Blanc à l’encontre des autres, et du cholo en particulier. La bourgeoisie blanche, bien que minoritaire, constitue au Pérou une véritable caste, celle des privilégiés. Elle a traversé les siècles cramponnée à sa suprématie, méprisant d’abord l’indigène6, puis insensiblement le métis, pourtant « majorité sociale du pays7 ». D’un point de vue sociologique, le sujet a « la possibilité de se construire comme individu, comme être singulier capable de formuler ses choix, et donc de résister aux logiques dominantes, qu’elles soient économiques, communautaires8 … » C’est donc en véritable objet qu’est traité le cholo, puisqu’il n’a ni la possibilité de se construire comme individu ni celle de formuler des choix.
7Les représentants de la classe blanche dominante dans le roman considéré – le colonel Mindreau et sa fille – profèrent des propos racistes et méprisants à l’égard des différents personnages d’origine métisse. Il existe d’ailleurs une gradation dans les paroles proférées ; dédain et mépris font place à une véritable violence verbale. La place occupée par Palomino dans l’armée amène le colonel à dire du jeune métis qu’il est « monsieur personne » / « un don nadie ». Il rejette par là son identité, sa construction individuelle dans la société, il le nie, ce que montre l’apposition populaire du titre « monsieur » / « don » et de la négation « personne » / « nadie ». Face à l’officier Mindreau et au sous-officier Dufó, le jeune engagé volontaire n’est qu’un obscur soldat de seconde classe. Derrière cette expression, ressurgit une critique implicite des origines du personnage, puisque depuis la Conquête, Indiens et métis se sont longtemps vu refuser le droit d’assumer de hautes charges, aussi bien civiles que religieuses ou militaires. D’une certaine façon, le colonel gratifie tous les métis non gradés du même mépris, le cholo Lituma est traité lui aussi comme une personne insignifiante ; le colonel ne remarque pas sa présence, il le tient à l’écart des conversations : « je n’existe pas pour lui » / « Yo no existo para él » (p. 142 VF, 163 VO), relève Lituma. Le colonel n’adresse la parole qu’à Silva qui, bien qu’il soit un métis, est lieutenant, mais il le fait toujours avec condescendance.
8Par ses réflexions et son raisonnement Alicia exprime elle-aussi clairement le rejet du métis. Fille de colonel, elle représente, dans le roman, l’archétype de la jeune fille blanche, de bonne famille, élevée dans des institutions religieuses. Son attachement à Palomino se justifie par une constatation récurrente : « il n’avait pas l’air d’un métis » / « él no parecía un cholo » (p. 109 VF, 123 VO), de ce fait, elle n’a pas l’impression de transgresser un tabou. Cette remarque traduit d’une certaine façon ce que Nelson Manrique qualifie d’« impossibilité de s’identifier avec son propre visage, tel que le reflète le miroir9 ». Dans le monde de la fiction, cette impossibilité apparaît dans le regard de l’amante qui – symptôme de sa maladie psychique, conviction profonde ou aveuglement de l’amour – affirme que Palomino « avait les cheveux fins et même un peu blonds » / « tenía el pelo finito y hasta algo rubio » (idem). Là encore, le racisme de la jeune femme est flagrant. Elle est le seul personnage à voir Palomino blond alors que pour tous les autres, il est brun. Cet élément qui paraît anodin contribue pourtant à exacerber les préjugés raciaux de ceux qui refusent d’accorder aux métis une reconnaissance à part entière et de les voir tels qu’ils sont, sans préjugés. La bonne éducation de Palomino surprend surtout la jeune fille. « C’était le garçon le mieux élevé que j’aie vu. Ni Ricardo, ni même mon père ne sont aussi bien élevés que lui l’était » / « Y era el muchacho más educado que he visto nunca. Ni Ricardo, ni siquiera mi papá, son tan educados como lo era él » (idem). Cette phrase, lourde de sous-entendus, confirme les idées reçues que, par leur origine, les métis sont des rustres ce que ne peut gommer une éducation reçue dans des écoles publiques. À l’inverse, les Blancs – et qui plus est les militaires – incarnent la courtoisie et les bonnes manières.
9Parce qu’il se réclame de ce groupe, Lituma, sensible aux différentes formes de rejet les catalyse, ce qui suscite toujours chez lui des réactions virulentes. Il se sent outragé, blessé dans ses origines : « Est-ce qu’Alicia Mindreau considérait le lieutenant Silva comme une personne bien élevée ? Lui non, naturellement » / « ¿Al teniente Silva lo consideraría Alicia Mindreau gente decente ? A él no, por supuesto » (p. 111 VF, 125 VO) Lituma se projette dans les pensées de la jeune fille. Par le jeu des questions-réponses, il souligne de façon radicale, sans alternative possible le poids des préjugés qui habitent la fille du colonel. Il rétablit sa filiation avec le colonel lorsqu’il se fait la remarque qu’elle tient de lui « cette manie de mépriser et d’insulter ceux qui n’étaient pas blancs » / « la manía de cholear y despreciar a los que no eran blancos » (p. 139 VF, 160 VO) ; remarque qui renvoie à cette insulte discriminatoire et violente soulignée par la CVR.
10C’est le colonel Mindreau qui incarne le mieux le racisme dans son abjection, comme en atteste vertement Lituma lorsqu’il s’insurge : « une pourriture de raciste. Voilà ce qu’il était : une pourriture de raciste » / « Un racista de mierda. Eso es lo que era, un racista de mierda » (p. 42 VF, 42 VO). Les passages du roman, les répliques des dialogues qui le laissent clairement comprendre abondent, en particulier lorsqu’il assure que Dufó, lui, « n’est pas un chien galeux » (p. 163), réplique qui sous-entend que la victime en est une. De manière générale, le colonel perpétue le sentiment de méfiance latente existant depuis la Conquête et il méprise tout ce qui n’est pas criollo. Il cherche même à justifier son racisme en l’attribuant à la prétendue nature des métis. C’est du moins ce que le lecteur déduit de sa remarque : « il y a un fond bestial chez tous. Avec ou sans éducation, tous. Je suppose que davantage dans les basses classes, parmi les métis » / « Hay un fondo bestial en todos. Cultos o incultos, todos. Supongo que más en las clases bajas, entre los cholos » (p. 138 VF, 159 VO). Cette allusion à l’animalité du métis renvoie, sans équivoque, à l’étymologie de cholo que nous avons rappelée et qui est ancrée dans les mentalités comme en attestent l’adjectif « bestial » et l’expression « chien galeux ». Le colonel associe donc le concept d’animalité et de barbarie aux métis sans se remettre en cause et sans envisager que son propre rejet puisse avoir engendré les ressentiments et les complexes qu’il évoque, sans comprendre que, comme l’énonce Nelson Manrique, « c’est le racisme qui crée les races10 », et non l’inverse.
11Mais la stigmatisation langagière du métis n’est que le premier niveau de la manifestation de la violence du racisme, puisque dans ¿Quién mató a Palomino Molero ?, roman du corpus le plus représentatif du rejet du métis, celui-ci paie de sa vie son origine et sa volonté de franchir des barrières sociales et d’oublier sa différence ethnique. Malgré son statut et l’autorité que celui-ci lui confère sur les hommes de la base aérienne, le colonel tente de justifier le meurtre qu’il a commandité. Il a alors recours à des stratagèmes que René Girard a pu mettre en évidence dans son essai sur Le bouc émissaire. Le critère de victimisation se fixe sur l’origine raciale et sociale du jeune homme, mais il s’agit, en outre, d’un être marginal, isolé, dans le monde de la base aérienne. Alors que tous pensent qu’il mérite ce qui lui est arrivé, étant sans amis et sans père, il n’y aura personne pour venger sa disparition. Palomino peut donc endosser le rôle de victime sans qu’il y ait le moindre risque pour la cité. De plus, circonstances aggravantes, le colonel reproche à Palomino ce que les Grecs reprochaient aux victimes expiatoires : avoir commis un crime. Il ne s’agit ici ni de crime religieux ni de crime de violence, mais du crime sexuel. L’officier accuse le soldat d’avoir violé sa fille11. Les deux motifs sont donc réunis pour que la violence puisse se déchaîner contre le personnage du métis et que le meurtre devienne la façon radicale d’expier ses fautes. Le personnage est alors poussé hors de la cité où il sera tué, à la manière dont les Grecs expulsaient le mal hors de la ville pour s’en purger.
12Si ce roman sert exclusivement de base à notre analyse sur la victime émissaire, c’est qu’en véritable roman noir, ¿Quién mató a Palomino Molero ? dénonce les blocages d’une société, fustige les abus de pouvoir d’une minorité. Il critique la violence dont sont toujours victimes les métis qui constituent pourtant la majorité des Péruviens. Ce roman fait donc d’une intrigue policière apparemment anodine, par le choix d’une victime métisse, un tremplin de réflexion sur la victimisation et la discrimination dont souffre l’ensemble d’une population.
b) Les serranos
13De manière plus générale, dans les romans du corpus, sans aller jusqu’au crime, la violence effective à l’encontre de cette catégorie ethnique est le résultat de l’exclusion sociale, poussée à son paroxysme, qui oblige les individus à vivre dans le dénuement le plus complet. Les conditions de vie des serranos qui migrent vers Lima dans l’espoir d’un quotidien meilleur alimentent le débat entre Saúl Zuratas et le narrateur du roman. La description de l’un d’entre eux l’éloigne volontairement de l’humain pour le ravaler au rang du pauvre hère :
Le petit montagnard […] avait de ces souliers – une semelle et deux lanières de caoutchouc de pneu – que fabriquent les vendeurs ambulants et il tenait son pantalon rapiécé avec un bout de ficelle. C’était un enfant au visage de vieillard, cheveux raides, ongles noirs, avec une croûte rougeâtre sur le nez. (p. 36)
El serranito […] tenía esos zapatos – una suela y dos tiras de jebe de llanta – que fabrican los ambulantes, y sujetaba su pantalón remendado con un pedazo de cordel. Era un niño con cara de viejo, de pelos tiesos, uñas negras y una costra rojiza en la nariz. (El Hablador, p. 349)
14Cette description s’oppose à l’imagerie traditionnelle et folklorique de l’indien, mentionnée en contrepoint dans le texte, « jupes andines et ponchos ». De manière générale, se pose la question de la légitimité de l’acculturation des Indiens qui, poussés par la misère, quittent les terres andines en quête de lendemains meilleurs, pour s’entasser dans les bidonvilles de la capitale ou dans des pensions minables comme dans un des feuilletons de La tía Julia y el escribidor (chapitre XII).
Parfois, j’ai l’impression de ne pas être à Lima ni sur la côte mais dans un village des Andes : sandales de peau, jupes andines, ponchos, gilets avec des lamas brodés, dialogues en quechua. Vivent-ils réellement mieux dans cette crasse et cette puanteur que dans les hameaux montagnards qu’ils ont abandonnés pour venir à Lima ? (p. 88)
Por momento tengo la impresión de no estar en Lima sino en una aldea de los Andes, ojatas, polleras, ponchos, chalecos con llamitas bordadas, diálogos en quechua. ¿Viven realmente mejor en esta hediondez y en esta mugre que en los caseríos serranos abandonados para venir a Lima ? (Historia de Mayta, p. 70)
15La réflexion sur les conditions de vie que l’exode rural impose à des populations toujours marginales, soit dans les Andes par leur position à la marge de l’État, soit en ville, à la marge de la société, souligne avec insistance le dénuement extrême, mais aussi la difficulté du narrateur à imaginer que les conditions de vie antérieures aient pu être pire. Dans cette présentation, nous voyons que les attributs des métis sont inchangés par rapport à la description précédente et par rapport à ceux portés dans les Andes. En resituant chronologiquement ces deux descriptions, nous constatons une détérioration de la condition du serrano urbain et une acculturation qui se manifeste dans ses vêtements. Dans la première citation, le jeune garçon ne porte plus les vêtements traditionnels. Il n’appartient donc plus à une communauté andine et n’est pas pour autant intégré à la ville. En effet :
C’est également par le type de vêtements portés que la marque de sa communauté se manifeste et que ses habitants peuvent être facilement identifiés. D’une communauté à une autre, les motifs, les couleurs, les formats ou encore les techniques de tissage utilisées varient.12
16D’après la description, les habitants des communautés andines conservent dans un premier temps leur identité, « la marque de leur communauté » comme le montre le port des gilets brodés de lamas, et la pratique de la langue, le quechua. À travers la description de l’enfant, l’appartenance à une communauté cède la place à un individu usé par la pauvreté, vieilli prématurément. Il semble même qu’il se soit complètement déshumanisé car, aux sons des conversations en quechua s’est substitué le mutisme d’un être sans voix, qui ne réussit pas à se faire entendre. Il a perdu son identité, il n’est plus qu’un « zombi, une caricature » (p. 36 VF, 349 VO).
17Mais qu’ils vivent « demi-acculturés » (idem) en ville ou qu’ils continuent à résider dans les Andes, l’image à laquelle les romans renvoient ne change pas pour autant. Aux yeux des « civilisés », ils sont proches de l’animalité – Pedro Camacho dans un de ses feuilletons parle de « [leurs] yeux de vigogne » – et appartiennent à une infra humanité. Cette perception est soulignée dans Lituma en los Andes à travers la description liminaire de l’Indienne venue avertir de la disparition de son mari, « filet de salive » / « hilito de saliva » « sans âge » / « sin edad », « sous de nombreux jupons » / « desaparecía bajo numerosas polleras ». Description qui concorde avec celle de la vieille femme rencontrée à Uchuraccay par M. Vargas Llosa13. La violence faite au métis se prolonge dans les œuvres et au-delà puisque tout en étant dénoncée, cette image véhicule un stéréotype qui stigmatise. Le stéréotype reflète une réalité sociale qu’il contribue à entretenir. Dans ce sens, les mentions faites aux métis qui jalonnent les textes peuvent aussi se lire en tant qu’écriture violente.
« Un racisme multidirectionnel »
18Selon Nelson Manrique :
Une même personne peut discriminer ou être discriminée […] les individus ne sont pas figés dans une catégorie raciale, ce qui n’élimine pas la discrimination raciale mais multiplie les voies d’expression de celle-ci.
Una misma persona puede discriminar o ser discriminada […] Los individuos no están congelados en una categoría racial unívoca, lo cual no elimina la discriminación racial sino multiplica las direcciones en que ésta se expresa. (op. cit., p. 102)
19Cette analyse se fait l’écho de la phrase lapidaire utilisée par Yvon le Bot lorsqu’il écrit qu’« on est toujours l’Indien de quelqu’un et [qu’] on trouve toujours plus Indien que soi14 ». Ces deux réflexions rappellent que la question du racisme ne se pose pas seulement à l’encontre du métis, mais qu’à leur tour, toutes les autres composantes de la société péruvienne peuvent en être la cible. Ainsi, le rejet dont le Blanc fait l’objet de la part du métis se manifeste-t-il le plus souvent verbalement dans certains romans. Lorsque Lituma émet un jugement d’ordre « racial » sur le colonel et sur sa fille, il réagit certes à une expression ou à une phrase à caractère raciste proférée par son interlocuteur, mais il entre également dans un processus de discrimination raciale.
20La réaction systématique du garde civil aux propos dégradants proférés sur Palomino Molero et sur les métis en général révèle la vulnérabilité de Lituma qui a lui aussi conscience des préjugés dont il est victime. Parfois, le personnage accorde trop de crédit aux dires qui le ravalent socialement. Il n’intervient qu’une seule fois à ce sujet et sa prise de position ambiguë peut susciter la perplexité du lecteur. Lorsqu’Alicia lui demande si la mère de Palomino « était une métisse » / « era una chola », il répond : « Eh bien ! C’est une femme du peuple. Tout comme tous ces gens que nous voyons, tout comme moi, s’entendit-il dire et il fut surpris de l’irritation qu’il mettait dans sa voix » / « Bueno es una mujer de pueblo. Lo mismo que toda esta gente que estamos viendo, lo mismo que yo – se oyó decir y se sorprendió de la irritación con la que hablaba » (p. 109 VF, 122 VO). Il semble que cette réplique pourrait s’interpréter comme une négation, un reniement du métissage. Rien dans le roman ne permet de savoir si la mère est effectivement une métisse ou pas, mais c’est la comparaison faite par Lituma entre la mère de Palomino et lui-même qui donne la réponse. Nous connaissons en effet les origines métisses du protagoniste « cholo por [los] cuatro costados » (p. 125)15. Comment comprendre alors cette réponse de la part de Lituma qui s’affirme, par ailleurs, « fier » d’être originaire du quartier populaire de la Mangachería ?
21Une autre interprétation peut éclairer cette réplique. Le fait que la mère de Palomino Molero soit une femme du peuple, et définie comme telle, renseigne sur la constitution ethnique de la ville de Piura et, par delà, plus largement, sur celle du Pérou. Assimiler une métisse à une femme du peuple, c’est reconnaître que la majeure partie de la population péruvienne est métisse. Dès lors, cette réplique ne constituerait pas un déni, mais apporterait une information sur une réalité que la minorité blanche refuse d’admettre. Quoiqu’il en soit, Lituma ne semble cependant pas pouvoir servir de façon militante la cause des métis car il ne rejette pas systématiquement le Blanc par racisme. Sa prise de conscience ne relaie pas une théorie générale, une doctrine sectaire, elle est la manifestation d’une prise de conscience individuelle en référence à Palomino, à Silva et à lui-même.
22Après le Blanc et le métis, le troisième groupe ethnique présent dans les romans du corpus est d’origine asiatique, il est à peine ébauché littérairement et pourtant, à l’image de la réalité de la société péruvienne, il y trouve une place. Le représentant de ce groupe dans ¿Quién mató a Palomino Molero ? est lui-même doublement marginalisé. Il est Asiatique et tenancier de la maison close de Talara, maintes fois décriée et détruite qui finalement s’est établie à la marge de la ville. La dénomination « el chino Liau » souligne volontairement l’origine du personnage dont le prénom est suffisamment explicite pour que le lecteur sache qu’il s’agit d’un Asiatique. De fait, « Chino désigne toute personne qui a un aspect tant soit peu chinois ou supposé tel, même si ce n’est pas de sang »16. Dans Pantaleón y las visitadoras, un autre personnage d’origine asiatique est étroitement lié au milieu de la prostitution et fréquente des endroits louches. Il s’agit de « Porfirio Wong, alias Chino » (p. 46). Il n’y a pas vraiment de défiance raciale à son égard, seule sa réputation le fait mal voir de la population. Mais il est la cible des moqueries de Pantaleón qui imite ses difficultés linguistiques17 par exemple en transformant tous les r en l. Cette prononciation qui apparaît dans les répliques du personnage est parodiée par Pantaleón qui tente d’imiter l’accent asiatique. Lui aussi transforme le r en liquide et construit ses phrases de manière rudimentaire, pour aller à l’essentiel, comme le ferait quelqu’un qui ne maîtrise pas complètement la langue. Contrairement au but poursuivi par Pantaleón, cette imitation ne provoque pas le rire de Pochita, mais son irritation : « Ne parle pas comme un idiot, qu’est-ce que c’est que cette manie d’imiter les Chinois ? » / « No hables como idiota, qué te ha dado por imitar a los chinos – hace un gesto de fastidio » (p. 118 VF, 113 VO). Dans une sorte de raccourci à connotation raciste, en mettant sur le même plan la difficulté linguistique et une limitation intellectuelle, elle rend compte de préjugés racistes à l’égard de la minorité asiatique.
Facteurs politiques et idéologiques de stigmatisation
23Toutefois, le racisme multidirectionnel n’est pas le seul responsable de la violence qui se déchaîne contre les personnages de victimes. Dans Lituma en los Andes, le profil de ces victimes « est en relation étroite avec les objectifs et les stratégies des acteurs18 », elles sont stigmatisées parce qu’elles représentent dans le contexte de violence politique des années 1980. Or, qui entre mieux dans la stratégie de confrontation idéologique que « les personnes qui avaient des responsabilités relativement plus importantes ou avaient une responsabilité sociale ou politique dans leur communauté19 » ? C’est parce qu’il représente l’autorité que don Medardo Llantac est une des cibles de l’incursion de Sentier Lumineux à Andamarca. Or, si lui arrive à se cacher, les autres représentants de l’autorité et de la loi sont arrêtés :
Ainsi prirent-ils le maire, le juge de paix, le directeur des postes, les patrons de trois bars et leurs femmes, deux anciens militaires, le pharmacien et prêteur sur gages don Sebastián Yupanqui et les deux techniciens de la Banque agricole. (p. 89)
Capturaron al alcalde, al juez de paz, al jefe de correos, a los dueños de las tres bodegas y a sus mujeres, dos desmovilizados del ejército, al boticario y prestamista don Sebastián Yupanqui y a los dos técnicos enviados por el Banco Agrario. (p. 68)
24La fiction désigne aussi comme victimes des exactions de Sentier Lumineux toutes les personnes qui, d’une façon ou d’une autre exploitent les comuneros. Les patrons des tavernes sont inquiétés parce qu’ils abrutissent leurs clients d’alcool et les pervertissent ; les démobilisés sont arrêtés parce qu’ils sont militaires ; le pharmacien l’est parce qu’il fait office de « prêteur sur gage » et qu’il est un des représentants du grand capital et les « techniciens » renvoient allusivement au problème de la distribution de la terre et de la réforme agraire dans les Andes. Toutes ces victimes meurent lapidées, non de la main de la milice andine, mais de celle du peuple qui se fait justice lui-même, conformément à la voie que lui montrent les sendéristes.
25Bien que nous sachions que leur mort renvoie à un épisode réel de l’histoire de la Guerre sale, on peut s’interroger sur le choix du couple de touristes français comme premières victimes de Sentier Lumineux mentionnées par le roman. Rien ne permet de savoir précisément ce qui les transforme en cible des actions du groupe terroriste. Contrairement aux autres meurtres, qui ont tous une explication, la mort des deux touristes est incompréhensible, tout comme l’est la tentative d’échange entre le groupe armé et le couple qui essaye, en vain, de plaider sa cause. Ce choix narratif tente-t-il de montrer l’opposition entre la relative oisiveté des touristes qui viennent se « repaître » du spectacle de la splendeur des paysages et assiste, toujours de l’extérieur, à l’indécente misère d’un peuple ? S’agit-il d’une médiatisation dans la fiction d’événements internes au Pérou, mais qui ont des répercussions à l’échelle internationale ? S’agit-il de montrer le visage de la violence absolue, gratuite et idéologiquement inexplicable contrairement aux autres épisodes dans lesquels le discours idéologique finira toujours par se faire entendre ? En effet, le meurtre de Madame d’Harcourt est lui explicable. Elle tente de justifier le projet de reforestation dans lequel elle participe avec un scientifique du ministère au groupe armé qui les a arrêtés (p. 137 VF, 107 VO). Mais son discours ne convainc pas le groupe armé, pour lequel seul compte le fait qu’elle travaille pour « l’institut géographique militaire » et soit en relation avec des pays étrangers. C’est l’idéologie des activistes qui est mise en avant dans ce cas : « vous êtes un instrument de l’impérialisme et de l’État bourgeois » / « usted es un instrumento del imperialismo y del Estado burgués » (p. 141 VF, 110 VO), et leur endoctrinement les rend sourds aux arguments avancés par le personnage.
26Contrairement au massacre des vigognes, au cours duquel la violence se teinte de barbarie et de sauvagerie, dans le cas de cette exécution, il s’agit d’une violence froide, qui n’a pas de prémices, un acte d’autant plus rude qu’il semble qu’il soit dû à « un malentendu, un manque de communication ». Malgré les différences de points de vue et les différences d’engagements, dans ce cas, victime et bras armés de la violence partagent le même amour pour le pays et la même volonté de le voir améliorer la condition de ses habitants. L’auteur condamne donc les idéologies qui, poussées jusqu’au fanatisme, empêchent les différentes actions de cohabiter et précipitent le pays dans une période de conflits dont il n’arrive pas à sortir.
Du refus de la différence à l’expression de la violence
27Les romans ouvrent une réflexion sur le statut de la victime, la présentant toujours comme étant l’Autre, faisant ainsi de la différence un moteur de la violence. Les personnages qui se démarquent du groupe sont largement représentés dans les romans ; ils suscitent eux aussi une forme de violence qui se manifeste à travers l’acte de parole. Un autre degré de violence est atteint lorsque l’appréhension et le refus de la différence conduisent jusqu’à la mise à mort du personnage.
28Dans El hablador, les deux insultes proférées par l’ivrogne à l’attention de Saúl renvoient à une des étymologies du mot violence qui est violare, « enfreindre le respect dû à une personne20 » et renvoient à l’anomalie comprise comme inhumaine. « Putain quel monstre ! Tu t’es échappé de quel zoo, dis donc ? » / « ¡Puta, qué monstruo ! ¿De qué zoológico te escapaste, oye ? », ou encore « toi le monstre, tu n’entres pas » / « tú no entras monstruo » (p. 22 VF, 335 VO). Devant la différence se déclenche le réflexe de comparaison. Ce qui rassure l’homme c’est de reconnaître dans l’autre une partie de sa propre image. À partir du moment où l’impression d’altérité dépasse celle d’identité, peut naître un sentiment d’appréhension qui peut se convertir en agressivité, première forme de violence verbale, ou en véritable agression, manifestation physique cette fois. Contrairement au rejet inspiré par le métis dans son assimilation étymologique au chien, la comparaison implicite ne se fait plus avec un animal domestique, mais avec une bête sauvage, dans l’allusion au « zoo ». Puis, la bête sauvage devient « monstre ». Saúl, habitué à ce type de réflexion, répond à la violence verbale par l’humour. Il entre dans le jeu de l’ivrogne : « de quel zoo tu crois, mon vieux, du seul qui existe, celui de Barranco […] cours donc voir, tu trouveras ma cage ouverte » / « De cuál va a ser, pues, compadre, del único que hay, del de Barranco […] Si vas corriendo encontrarás mi jaula abierta » (idem). Le personnage verbalement agressé choisit l’arme de la dérision, ce qui distancie l’outrage et désamorce la violence. En revanche, le narrateur qui assiste à cette agression verbale réagit viscéralement en y répondant par la violence physique « j’ai saisi l’ivrogne par les revers de sa veste » / « Cogía al borracho de las solapas y comencé a zamaquearlo » (idem). Réaction qui n’apporte aucune amélioration et généralise la bagarre : « il y eut un semblant de bagarre, une bousculade, les gens étaient sur nous » / « Hubo un conato de tropeadera, revuelo de gente, empujones » (idem). A travers cette mésaventure, le recours systématique à la violence est dénoncé et remis en cause car loin d’apaiser les conflits, il ne fait que les exacerber, entraînant une dynamique de violence réciproque.
29Chez les Machiguengas, seules les marques physiques de naissance suscitent la violence et conduisent à l’infanticide. Toutefois, lorsque l’infirmité surgit au cours de l’existence, la personne n’est pas rejetée par la tribu, elle n’est soumise à aucune agression, ni verbale ni physique. Elle est au contraire protégée car, selon la croyance de la tribu, seuls les enfants physiquement marqués à la naissance ont reçu le souffle du diable :
Pourquoi y avait-il des hommes qui boitaient, marqués dans leur peau, aveugles, ou les mains raidies ? […] Pourquoi donc ne les avait-on pas tués ? Pourquoi ne me tuait-on pas à cause de mon visage […] Ils étaient purs, ils sont nés parfaits. Ils sont devenus ainsi par la suite […] seule leur enveloppe est celle de monstres, à l’intérieur, ils sont toujours purs. (p. 241)
¿Por qué había hombres que cojeaban, marcados en su piel, ciegos, con las manos agarrotadas ? […] ¿Por qué no los habían matado, pues ? ¿Por qué no me mataban a mí, con mi cara ? […] Puros eran, perfectos nacieron. Se volvieron así después. […] Su envoltura nomás era de monstruos, por adentro serán siempre puros. (p. 545)
30Les Machiguengas ne fondent pas leur jugement sur l’apparence. Pour eux, le corps n’est qu’une enveloppe à l’image de l’âme : si le corps est en bonne santé, c’est que les dieux sont bienveillants, et s’il présente une anomalie, c’est que les diables se manifestent physiquement, mais que dedans, « ils sont toujours purs ». La pureté de l’âme est donc bien supérieure à l’imperfection de l’enveloppe corporelle. Dès lors, tout infirme a sa place et n’est pas mis au ban de la société. Le lépreux, intouchable et exclu dans certaines sociétés, continue à vivre au milieu des siens, sans que ses activités n’en soient affectées, participant ici à une partie de football avec d’autres enfants (p. 192 VF, 498 VO).
31Dans le roman Lituma en los Andes deux des victimes sacrifiées, l’une muette et l’autre albinos, ont été choisies comme offrande à cause de leur particularité physique. Toutefois, ni pour Pedro Tinoco ni pour Casimiro Huarcaya le sacrifice n’a été la première et la seule manifestation de la brutalité des hommes à leur encontre. La première forme de violence dont a souffert Pedro Tinoco est celle de l’abandon. À celle-ci il faut ajouter l’enrôlement de force dans l’armée où il ne restera que trois jours, le massacre des vigognes par Sentier Lumineux auquel il assiste impuissant et la torture infligée par la garde civile qui veut qu’il avoue ce qu’il sait sur Sentier lumineux. La mutité de Pedro libère ces manifestations de violence, comme pour attester qu’il n’y a pas de place dans la société pour un infirme. Dans La guerra del fin del mundo, le nain véhiculait le poids de sa « sous-humanité » (Nietzsche) pensant qu’il n’y avait de place pour lui que dans un cirque, mais dans l’immense Cour des Miracles qu’est Canudos, il se sent normal, nous en avons déjà fait la remarque. Toutefois, la société à laquelle il est intégré est une société constituée de marginaux, ce qui amène donc à relativiser sa position nouvelle.
32Dans le cas de Casimiro Huarcaya, « ses cheveux jaune paille ainsi que ses yeux clairs et liquides avaient été un cauchemar […] dans son enfance » / « el tener los pelos color paja y unos ojos claros y líquidos había sido una pesadilla […] en su infancia » (p. 171 VF, 136 VO). Là encore, dès son plus jeune âge, sa différence physique le marginalise car la couleur de sa chevelure est associée au surnaturel. Les habitants de Yauli pensent qu’il pourrait être le fils du diable. De ce fait, il est l’objet de méfiances et de rejet. Toutefois, la vie de marchand itinérant que mène Casimiro aux côtés de Don Pericles Chalhuanca est une vie heureuse jusqu’à ce que la situation andine se radicalise et que l’insécurité liée à la présence de Sentier Lumineux s’installe21. Cette situation nouvelle retentit sur l’existence de Casimiro qui, soumis à un impôt révolutionnaire, doit apporter son tribut aux groupes armés qu’il rencontre. La vie du personnage est alors contaminée par la violence politique, puis soumise à l’emprise des croyances populaires : « il se vit entouré d’un groupe hostile d’hommes et de femmes qui l’insultaient signalant ses cheveux et le traitant de nacaq et de pishtaco » / « se vio rodeado por un grupo hostil de hombres y mujeres que lo insultaban, señalándole el pelo y diciéndole nacaq, pishtaco » (p. 178, 142). Les deux formes de violences se superposent, l’hostilité des comuneros qui s’apprêtent à le lyncher et la violence de Sentier Lumineux qui lui assène le coup de grâce. Le personnage affirme, par la suite, avoir survécu miraculeusement et se fera passer pour Pishtaco.
33La guerra del fin del mundo met en scène de nombreux personnages physiquement disgraciés. Le nain, la femme à barbe et le géant Pedrín appartiennent tous les trois à un cirque. C’est toutefois le personnage de León, être difforme – « jambes courtes et tête énorme » – qui déchaîne des réactions violentes d’agressions : « ils le criblaient de pierres de crachats et d’insultes » / « lo acribillaban a pedradas, escupitajos e insultos si se atrevía a acercarse a verlos jugar » (p. 130 VF, 107-108 VO). L’agression la plus grave dont il est la victime est celle de la condamnation à l’immolation par le feu pour avoir jeté un sort à une jeune adolescente. Il est « pieds et mains liés » puis promené dans tout le village sur une « charrette » et sa mort publique doit être exemplaire puisque tous les habitants de Natuba viennent y assister. Ces réactions de rejet renvoient aux réflexions de Sigmund Freud sur la relation à la différence22. Après ces épisodes de violence subie, le personnage sombre dans l’autoviolence puisqu’il décide de s’immoler par le feu (p. 676 VF, 553 VO).
34Les personnages présentant des singularités physiques sont soumis à des manifestations de la violence, mais eux-mêmes ne font pas preuve de violence (sauf dans ce dernier cas d’autoviolence). Ils essaient de la désamorcer par le subterfuge de la dérision, ne répondent pas à leurs agresseurs par une escalade verbale d’injures. Les agresseurs trouvent dans la violence et dans ses manifestations une façon d’apaiser leur crainte de l’altérite, comme si le recours à la force permettait de l’exorciser. De manière générale, les personnages incarnant des victimes émissaires cristallisent le déploiement de la violence physique et symbolique des dominants.
Est pris qui croyait prendre
35Dans cette catégorie, les personnages ne sont plus considérés comme des victimes innocentes de la violence, mais ils sont pris au piège de l’acharnement et de la fureur qu’ils ont manifestés à l’égard d’autres personnages. Dans ce cas précis, la violence est vengeance. Toutefois, ce processus tisse des liens avec celui de la victimisation parce que cette vengeance tente de rétablir l’ordre social perturbé. Ici s’établit donc une sorte de spirale de la violence ou un processus de violence réciproque qui, loin de pacifier l’ordre social, contribue – dans un premier temps au moins – à le perturber.
Justice populaire à Andamarca
36Comment ne pas voir dans la cérémonie de justice populaire rendue par les habitants d’Andamarca qui lynchent les victimes, un processus expiatoire. Les représentants de l’État payent de leur vie pour les charges qu’ils ont endossées dans la communauté, mais, puisqu’ils ne font que représenter une institution (l’État, une banque), ils doivent répondre individuellement d’actes pris dans un sens collectif… Par ce lynchage, les habitants pensent se libérer de l’impact et du joug non pas exercé par les représentants de l’État, mais par l’État lui-même, comme si les deux niveaux se substituaient complètement. Plus encore : « ils n’étaient plus des victimes, ils étaient désormais des libérateurs » / « Ya no eran víctimas, comenzaban a ser libertadores23 » (p. 92 VF, 71 VO), ils changent de statut et de la passivité millénaire qui leur est imposée, d’objet de l’histoire, les comuneros deviennent acteurs de leur vie, sujet de leur libération. Toutefois, l’apaisement que leur procure cette violence collective qui renvoie en bien des points à une forme d’hystérie collective (« surexcitée » / « sobreexcitados », « étourdie » / « aturdidos », « déboussolée » / « desquiciados ») ne dure pas. Très vite, ils prennent conscience de la violence dont ils ont été les instruments – les membres de Sentiers Lumineux ne prennent pas part aux exécutions, leur laissant ainsi le soin de rendre leur propre justice à partir de critères qu’ils leur ont suggérés –. « Ils devinaient tous qu’Andamarca ne serait plus jamais la même » / « Todos intuían que Andamarca nunca más sería la que fue » (p. 95, 73). Ce malaise ressenti par les habitants traduit la prise de conscience d’avoir été joués, mais aussi sans doute le sentiment que contrairement à ce qu’ils croyaient sur le moment, la violence déployée n’a rien changé à leur condition. Pire encore, ces meurtres ne demandent qu’à être vengés (p. 97, 75). De ce fait, alors même que la violence devrait être purificatrice, puisque chargée de rétablir l’ordre social, elle reste au stade de violence réciproque inefficace puisque les miliciens quittent la communauté et que les forces de l’ordre appelées en renfort ne résolvent pas la situation de crise.
Les forces de l’ordre et les gardes civils n’intervenaient pas parce qu’on les avait sermonnés ou parce qu’à défaut d’ordres, ils ne savaient comment réagir devant cette hostilité déchaînée de tous contre tous. Méprisants ou indifférents, ils voyaient les villageois se traiter mutuellement d’assassins, de complices, de terroristes, de calomniateurs, de traîtres de lâches et en venir aux mains sans lever le petit doigt pour les séparer. (p. 99)
Los republicanos y los guardias civiles no intervenían, porque habían sido instruidos o porque faltos de órdenes, no sabían cómo reaccionar ante esa hostilidad desencadenada de todos contra todos. Despectivos o indiferentes, veían a los vecinos llamarse unos a otros asesinos, cómplices, terroristas, calumniadores, traidores, cobardes e irse a las manos, sin mover un dedo para separarlos. (p. 76)
37Cet exemple est représentatif de la situation de tension extrême que connaît la population d’Andamarca. Après avoir été unis dans l’acte de justice populaire, les habitants se déchirent verbalement et finissent par en venir aux mains, sous le regard impuissant des forces de l’ordre. L’apparente indifférence des policiers et des forces armées est-elle à mettre sur le compte de l’indécision ou s’agit-il plutôt d’une stratégie qui, dans le contexte de la guerre contre le terrorisme, viserait à punir tous ceux qui se sont alliés à Sentier Lumineux à un moment ou à un autre24 ?
38Quoi qu’il en soit, la violence des comuneros à l’encontre des représentants de l’État se retourne donc en violence des représentants de l’État contre les comuneros. Ceux-ci n’interviennent pas dans la résolution du conflit, ils emprisonnent quelques coupables et dépouillent même les habitants avant de partir : « ils fouillèrent les maisons, confisquèrent les bijoux, les broches et les objets qui semblaient de valeur, ainsi que les bourses et les petits paquets d’argent » / « hicieron registros y decomisaron prendedores, adornos, objetos que parecían de valor, y las bolsas y los ataditos de dinero » (p. 100, 77). La situation des habitants d’Andamarca est inextricable, cible des attaques de Sentier lumineux, ils ne peuvent pas être soutenus par les représentants de l’ordre et sont donc abandonnés aux règlements de compte arbitraires et cruels d’une population désorganisée par la violence. Dès lors, ceux-ci ne trouvent d’autre solution que de répondre à la violence par la contre-violence tout aussi cruelle et dangereuse. Dans une sorte de spirale inéluctable, les personnages victimes de la violence deviennent vecteurs de violence, pensant de ce fait reprendre leur destin en main, mais ils ne font que retomber dans la tension et la brutalité d’un conflit qui les dépasse.
Le bouc
39Le vocable « bouc » utilisé pour se référer au dictateur dominicain Trujillo n’est pas à mettre en relation avec le sacrifice du bouc émissaire, puisque Trujillo n’est pas une victime innocente. Ce terme est à rapprocher des représentations du bouc dans l’imaginaire collectif : l’incarnation du mal et de la virilité en « animal lubrique et belliqueux25 ».
40Dans un premier temps, Rafael Leonidas Trujillo n’est pas en situation de victime, il se situe du côté des bourreaux, nous avons déjà pu le constater lorsque nous avons étudié son discours ou son utilisation abusive du pouvoir et de l’autorité. Pour lui, la mort devient un moyen d’action comme un autre dans ce régime totalitaire, une façon d’avoir le dernier mot, de faire entendre sa volonté envers et contre tous. Le pouvoir acquis sur les hommes procure au dictateur une franche satisfaction, convaincu qu’il est du bien fondé de cette mission qu’il s’est lui-même confiée. Il y a dans ce bouc une forme de malveillance diabolique qui n’est pas sans rappeler la couverture du roman qui reprend un détail de L’allégorie du mauvais gouvernant d’Ambrogio Lorenzetti. Associée au titre, l’image du bouc et celle du diable se rejoignent donc.
41Comme dans les croyances populaires, luxure et concupiscence sont associées aux deux figures animale et démoniaque, elles le seront aussi au dictateur septuagénaire dont la quête de plaisirs charnels s’accompagne le plus souvent de la violence du viol. La théorie établie par Hannah Arendt à partir des exactions nazies démontre que dans la relation d’obéissance à un ordre, le mal se banalise. Or, dans le roman, Trujillo définit le sens alors que ses hommes de mains, les hommes de l’ombre, le mettent en œuvre. Pour la philosophe allemande, cette violence bureaucratique est « insupportable car elle dissocie l’acteur et le sens ou la portée de ses actes26 ». Dans cette perspective, il semble que la violence soit la ligne directrice de la politique de Trujillo qui instaure la menace de la répression comme moyen de pression sur son peuple. Dans ce cas, il n’y a donc pas d’utilisation de la violence légitime d’État, une forme de violence fondée sur la rationalisation des conflits et la connaissance des limites à ne pas dépasser. Le sens donné par Trujillo se fonde sur la terreur par le recours à la violence systématique et illégale et rend compte de la cruauté du personnage. Cette image parcourt le roman, entretenue par des attitudes, des réflexions ou des ordres, comme ceux exécutés par Johnny Abbes. Pour Trujillo, la torture est la manière la plus radicale d’imposer son pouvoir. Les trente et un ans de règne ont banalisé le mal et celui-ci devient le principal mode d’action politique employé par Trujillo pour diriger le pays.
42Dès qu’une voix dissonante se fait entendre, elle est écartée. Cette réalité touche aussi bien les Dominicains dont l’idéologie n’est pas en accord avec le régime que les proches de Trujillo, comme Agustín Cabral. La liste des disparitions dont le dictateur est l’instigateur est fournie, mais incomplète : José Almoina, Jesús de Galíndez, les trois sœurs Mirabal, Bayardo Cipriota, les hommes et les femmes qui ont participé au complot du 14 de Junio, Tavito de la Maza… La main du dictateur règle les comptes y compris en dehors du territoire national. C’est le cas de José Almoina qui est tué pour avoir publié, en Argentine et au Guatemala (p. 85), deux livres contre Trujillo27 ou de Jesús de Galíndez qui se trouvait à Manhattan la dernière fois qu’il a été vu vivant.
43L’autre forme de violence associée au personnage est celle du viol qui est encore l’expression du pouvoir politique exercé sur les individus, comme l’exprime la citation empruntée à la psychiatre Judith Herman reprise par Lady Rojas Trempe : « Feminists redifined rape as a crime of violence rather than a sexual act… as a method of political control, enforcing the subordination of women through terror28. » Par le viol, Trujillo affirme son pouvoir sur son peuple en renouant avec l’ancien droit de cuissage.
Dans son rôle de mâle prédateur, il s’approprie illicitement le corps des Dominicaines : épouses légitimes, filles vierges des principaux collaborateurs ou sbires, arrivant de manière abjecte à humilier les maris et déshonorer les femmes.
En su papel de macho predador, se apropia ilícitamente del cuerpo de las mujeres dominicanas: esposas legítimas, hijas vírgenes de sus principales colaboradores o esbirros, logrando los fines abyectos de humillar a los maridos y de deshonrar a las mujeres29.
44Là encore, c’est le sadisme du personnage qui est mis en avant par la critique péruvienne, puisque le viol entraîne deux conséquences, une indirecte et l’autre directe. Trujillo règne en maître sur son peuple dont il dispose à son gré. Prompt à faire tomber en disgrâce même les plus proches de ses collaborateurs, il ne les gratifie jamais de quelques remerciements que ce soit, au contraire, il les trahit. Et même lorsqu’il les humilie, il met à l’épreuve leur fidélité, ce qui explique le silence et l’absence de réaction de ces maris et pères bafoués.
45Nous avons établi un parallèle entre la portée de la mise à mort du tyran et celle de la victime expiatoire, puisque dans les deux cas, le meurtre devient fondateur. Il y a cependant dans le projet d’assassinat un déplacement de la violence. Le récit de la course poursuite sur la route qui conduit à San Cristóbal, est le premier indice de ce retournement. Le dictateur devient une cible dont la voiture « criblée de balles » porte les marques. La violence de l’attaque est contenue dans la description du corps du Bouc, « le corps ensanglanté […] le visage éclaté, qui gisait sur le sol dans une mare de sang » / « el cuerpo bañado en sangre […] la cara destrozada, que yacía en el pavimento sobre un charco de sangre » (p. 294 VF, 251 VO). Or, même mort, le tyran continue de se jouer de son peuple, tout d’abord parce que dans la tension du moment, les quatre occupants de la première voiture oublient le signal dont ils avaient convenu avec les autres ; ensuite, parce que pris dans l’action, ils blessent au ventre un de leurs, Pedro Livio ; enfin parce que la répression et les tortures qui leur sont infligées n’ont rien à envier aux moments les plus noirs du régime. Il semble donc que, malgré l’acte commis, la violence soit à nouveau entre les mains du pouvoir et que « de cet abîme, jaillissait en se moquant de lui le rire du Malin » / « desde ese abismo, se levantara riéndose de él la carcajada del Maligno » (idem). Contrairement à ce qu’il paraît dans un premier temps, la mort de Trujillo ne fonctionne pas comme un renversement de la violence ; elle ne parvient pas à pacifier le pays et ses habitants vivent dans la peur d’être pris pour des membres de la conspiration. Le rapport de force se manifeste aussi matériellement dans le texte : la violence des conspirateurs et de l’acte de tyrannicide ne remplit que quelques pages alors que les descriptions des actes de torture infligés aux conspirateurs vont s’étendre sur des chapitres entiers.
46Deux perspectives s’inversent : si Trujillo voit la violence se retourner contre lui, en fin de compte, ce sont les conspirateurs qui sont joués, situation qu’ils n’avaient pas envisagée, « incroyable qu’ils n’aient jamais pensé pendant tous ces mois où ils préparaient l’exécution de Trujillo, à une situation comme celle qu’il vivait » / « increíble que jamás hubieran pensado, en todos estos meses, mientras preparaban la ejecución de Trujillo en una situación como la que vivía » (p. 378 VF, 321 VO). Tous pensaient que sans tête, le régime s’effondrerait de lui-même et que le peuple les acclamerait au lieu de leur tourner le dos. Les conspirateurs se rendent eux-mêmes compte que tout ne se déroule pas comme prévu, qu’il n’y a pas eu d’arrêt de la violence, et que leur sacrifice (seul l’un d’entre eux échappe à la mort) aura été vain puisqu’il instaurera finalement un « trujillismo sin Trujillo30 ».
L’antihéros
47Si, en simplifiant, nous voulions définir le héros, nous dirions que c’est un indivdu qui choisit et qui sort grandi des expériences qu’il vit tout au long de l’œuvre de fiction. Par opposition, l’antihéros lui ne choisit pas et se trouve malgré lui pris dans une dynamique qui le dépasse. Cette catégorie de personnages n’est pas sans rappeler « l’impossibilité d’être héroïque » qu’Ariel Dorfman déduisait d’une comparaison entre les romans de Mario Vargas Llosa et ceux de José María Arguedas :
L’impossibilité d’être héroïque dans le monde de Vargas Llosa est en lien avec la problématique de toute la littérature contemporaine. Etre un personnage épique, […] être protagoniste de sa propre histoire, s’élever au-dessus des circonstances.
La imposibilidad de ser heroico en el mundo de Vargas Llosa se relaciona con la problemática de toda literatura contemporánea. Ser un personaje épico […] es ser protagonista de su propia historia, elevarse por encima de su circunstancia31.
48Dans le contexte de la violence, l’antihéros n’est pas à proprement parler un personnage générateur de violence, pas plus qu’il n’en est de façon tragique la victime innocente. Mais, dans le feu de l’action ou face à la violence ambiante, il lui arrive, malgré lui, de générer à son tour la violence et parfois de la répercuter.
Lituma
49Le personnage de Lituma n’est pas violent par essence, mais sa fonction de garde civil l’amène à exercer la violence légitime du pouvoir dont il garantit l’ordre32.
50Bien que son engagement dans la garde civile soit davantage motivé par la nécessité et la faim que par une vocation véritable33, Lituma se conduit en véritable représentant des forces de l’ordre et entend donner l’exemple. Et s’il est, en dépit de la fonction à laquelle il appartient – ou justement parce qu’il est garde civil –, toujours un peu supect, il n’en est pas moins apprécié des peones qui reconnaissent son intégrité. Le rapport du personnage à l’autorité est pourtant sujet à caution. Dans La tía Julia y el escribidor, il reconnaît « Notre devoir n’est pas d’être d’accord avec l’ordre, mais de l’exécuter […] je ne suis pas d’accord, moi non plus. J’obéis parce qu’il faut obéir » / « Nuestra obligación no es estar de acuerdo con la orden, sino ejecutarla […] Yo tampoco estoy de acuerdo. Obedezco porque hay que obedecer » (p. 108 VF, 102 VO). Ce n’est donc pas par conviction qu’il agit, mais par obligation morale qu’il se soumet à ses supérieurs. Dans ce cas précis, Lituma entre dans la catégorie des hommes de mains, ceux qui selon Hannah Arendt ne définissent pas le sens, mais le mettent en œuvre. Pourtant, lorsque son adjoint l’incite à la désobéissance et au mensonge, il hésite. Un héros aurait choisi de s’affranchir de la hiérarchie et d’agir en conscience alors que Lituma ne sait pas comment se comporter face à des ordres qui lui imposent de recourir à l’usage de la violence illégitime.
51Dans ¿Quién mató a Palomino Molero ?, Lituma, bouleversé par la scène du crime, se rend de sa propre initiative chez la mère de la victime afin de glaner des informations sur Palomino. Il est obsédé par la quête de la vérité et veut contribuer à élucider le mystère. Dans Lituma en los Andes, passant outre « le PC de Huancayo » de laquelle dépend le poste de Naccos, le personnage éponyme décide de ne pas poursuivre le cantonnier qui se confie à lui lors de l’épilogue. Et si le garde civil continue à mener l’enquête, ce n’est pas pour rendre la justice en rédigeant un rapport, « seulement par curiosité » / « Sólo por curiosidad » (p. 352 VF, 280 VO). Dans les deux cas, le garde ne mène pas véritablement un interrogatoire, il cherche à susciter les confidences de la mère de la victime et du peón. Le terme « curiosité » est d’ailleurs employé pour caractériser la démarche du personnage dans les deux situations. Dans un certain sens, cette curiosité le place davantage en spectateur des événements qu’en véritable actant de la résolution des énigmes, soucieux que justice soit rendue. Dans les deux romans, ce sont les gardes civils qui résolvent l’énigme, mais, faute de preuves et d’arguments convaincants, les coupables véritables ne sont pas confondus.
52Le regard révolté que pose Lituma sur les victimes dit la condamnation des coupables, mais il dit aussi la grande tendresse d’un homme sentimental et sensible, comme en témoignent certaines de ses réactions : « j’ai l’estomac retourné, putain de merde ! » / « ¡Se me revuelven las tripas, puta madre ! », lorsqu’il apprend les actes de torture dont Pedrito a été victime (Lituma en los Andes, p. 84 VF, 63 VO) ou lorsqu’il reconnaît, « il avait envie de se mettre à pleurer de chagrin sur le monde entier, nom de nom » / « Tenía ganas de echarse a llorar de pena por el mundo entero, carajo » (¿Quién mató a Palomino Molero ?, p. 135 VF, 155 VO). Ces sentiments nous font pénétrer au plus intime du personnage qui, par sa fonction, devrait être sans état d’âme puisque, comme l’indique son cousin José, « un flic ça doit avoir un cœur de pierre, il doit même, s’il le faut, être un sacré fils de pute » / « Un cachaco debe tener un corazón de piedra, ser un conchesumadre si hace falta » (idem, p. 15 VF, 10 VO) alors que lui est « un sentimental ». Cette sentimentalité qui apparaît comme une dominante du caractère de Lituma se retrouve dans le roman policier suivant. Le personnage ne s’est pas endurci34 malgré la menace permanente dans laquelle lui et Tomás vivent, et malgré la longue série d’exactions et de brutalités :
Ce qui est curieux, Tomasito, c’est que moi ils me font tous un peu de peine ces montagnards. Leur vie est d’un triste. Ils bossent comme des mules, et c’est à peine s’ils gagnent de quoi manger. Qu’ils s’amusent un peu, s’ils le peuvent, avant que les rebelles ne leur coupent les couilles ou que ne débarque le lieutenant Pancorvo pour un interrogatoire musclé. (p. 86)
Lo curioso es que a mí más bien me dan un poco de pena todos esos serruchos, Tomasito. Pese a lo atravesados que son, me dan. Su vida es triste, ¿no ? Tiran pala como mulas, y apenas si ganan para comer. Que se diviertan un poco, si pueden, antes de que los terrucos les corten los huevos o venga un teniente Pancorvo y les dé el tratamiento. (p. 65)
53À travers cette remarque, Lituma montre toute la compassion dont il est capable, mais il est aussi investi d’une revendication d’ordre social. Avec beaucoup de prosaïsme, il ramène son discours sur le plan de la nourriture. Il n’oublie pas que pour pouvoir manger tous les jours, il est lui-même devenu garde civil alors que les serruchos, eux, se livrent à un travail très pénible et survivent avec difficulté. Traité en héros, il choisirait sans doute d’agir pour éradiquer l’exploitation des faibles. Tout au moins, de sa voix s’élèverait la contestation pour dénoncer la discrimination dont sont systématiquement victimes les métis. Mais il se tait et enfouit ses rancœurs. Il pourrait aussi tenter de rompre avec l’image traditionnelle de violence associée aux forces de l’ordre et qu’il qualifie de barbarie. Mais Lituma est un antihéros, un personnage qui ne pèse pas directement sur l’action. Ni le lecteur ni les protagonistes, ni ses comparses ne le prennent vraiment au sérieux, soit à cause de ce qu’il est, soit à cause de ce qu’il représente. Il ne fait donc que grossir les rangs des sans-voix avant de devenir, dans un roman antérieur, La Casa Verde, alors qu’il est plus âgé et gradé que dans les romans de notre corpus, lui-aussi un des membres corrompus de son institution, comme si les idéaux et la compassion ne résistaient pas à l’épreuve du temps et de la promotion sociale.
54De plus, dans Lituma en los Andes, le personnage reste extérieur à la réalité andine, comme le fait remarquer Armando Figueroa, « il est en complet antagonisme avec les protagonistes de la violence dans les Andes35 ». D’une certaine façon, bien qu’étant en prise directe avec la violence de la Guerre sale, n’oublions pas la menace permanente qui plane sur les gardes civils, Lituma ne peut comprendre la réalité andine. Alors que dans la première partie de l’œuvre, il attribue les disparitions à Sentier Lumineux, il reporte ensuite son attention sur les pratiques rituelles : « l’anthropologie est par conséquent le discours intellectuel des sociétés modernes qui essaient de conjurer, d’exorciser le fantasme ou le démon de la culture autre36 ». Lituma se range alors du côté de l’explication la moins rationnelle, la plus dérangeante et pourtant, la plus satisfaisante pour un représentant de l’ordre qui tente de maintenir éloignée la menace terroriste.
Mayta
55Mayta naît du discours du narrateur et se construit aussi au fur et à mesure des différents témoignages, ce qui rend parfois plus difficile son appréhension par le lecteur. Ce choix technique de mise à distance du personnage contribue à ce qu’il ne puisse apparaître dans le texte qu’en tant qu’antihéros puisqu’il n’intervient pas directement dans l’action. Et c’est donc sur une image totalement opposée à la représentation héroïque des révolutionnaires mythiques cubains qu’apparaît, comme en négatif, le portrait de Mayta. Diana Beatriz Salem s’étonne d’ailleurs de ce choix : « curieux que le personnage soit, une fois encore, un anti-héros, un homme dénaturé de l’imaginaire symbolique du guerrier37 ».
56Les informations glanées par le narrateur, nombreuses et confuses, charpentent l’image du traître. La première allusion à la trahison apparaît dans la présentation faite par le Sénateur Campos pour qui Mayta est un agent à la botte des « services de renseignement de l’armée et probablement la CIA » / « servicios de inteligencia de Ejército y, probablemente, con la CIA » (p. 133 VF, 104 VO). Selon lui, ce serait même le KGB qui aurait découvert la duplicité du personnage. Le témoignage du sénateur consiste donc à briser la légende qui entoure d’une aura les deux révolutionnaires Mayta et Vallejos, pour donner du premier l’image d’un agent double, d’un inflitré. Traître, Mayta l’est aussi aux yeux des affiliés du POR(T). Les occurrences des termes « traître » / « traidor », « trahison » / « traición » (trois utilisations), « trahir » / « traicionar » (deux utilisations), au chapitre VI, sont assez explicites. Dès lors, la sanction finale tombe : Mayta, contrairement à ce que croit le narrateur et à ce que tous les autres témoins lui ont dit, est exclu du parti, malgré la lettre qu’il rédige et adresse à La voz obrera. Et c’est finalement sans étiquette, en « révolucionnaire sans parti » / « revolucionario sin partido » (p. 263 VF, 204 VO) que Mayta prend part à l’expédition de Jauja.
57Dans la construction discursive que le narrateur donne de Mayta, celui-ci aurait été entraîné par Vallejos dans la révolution. Le professeur Ubilluz conforte narrateur et lecteur dans cette opinion : « cette espèce de trotskiste, auteur et organisateur de l’insurrection ? […] en voilà une idée ! Quand il est venu ici, tout était déjà machiné par Vallejos et moi » / « El trotsco Mayta autor intelectual de la insurrección ? […] ¡Qué ocurrencia ! Cuando vino aquí, todo estaba cocinado por Vallejos y por mí » (p. 194 VF, 152 VO). Mayta n’est pas un héros ; ce sont les autres qui lui dictent sa conduite en lui révélant les aberrations de son engagement : « o sea que mientras que tú hablas de la revolución, yo la hago » (p. 92) s’exclame Vallejos qui le pousse à prendre activement part à la lutte. En revanche, le sénateur et la sœur de Vallejos affirment le contraire. Ils font de Mayta le meneur du soulèvement de Jauja, un fanatique entièrement dévoué à la cause. Il semble alors que Mayta entre en politique comme d’autres entrent en religion, avec la même exaltation, la même foi aveugle pour le devoir à accomplir. Dans les dialogues et dans ses discours, il préconise « l’action insurectionnelle révolutionnaire » / « la acción insurreccional revolucionaria » (p. 133 VF, 105 VO) qu’il différencie du terrorisme en ces termes :
Le terrorisme aveugle, coupé des masses, éloigne le peuple de l’avant-garde. Nous allons être quelque chose de différent, l’étincelle qui allume la mèche, la petite boule de neige qui devient avalanche. (p. 134)
El terrorismo ciego, cortado de las masas aleja al pueblo de la vanguardia. Nosotros vamos a hacer algo distinto : la chispa que prende la mecha, la bolita de nieve que se vuelve huaico. (p. 105).
58La radicalité de la lutte que le personnage propose, une lutte qui ne restera pas marginale, mais qui, au contraire, rassemblera le peuple s’inscrit dans la comparaison entre l’action révolutionnaire et l’avalanche.
59C’est aussi parce que la personnalité du personnage est insaisissable qu’il se démarque des héros révolutionnaires. En effet, Mayta n’est pas un homme aux convictions tranchées, bien que ses idées soient toujours apparentées au communisme : « apriste, communiste, scissionniste, trotskiste. Toutes les sectes et toutes les chapelles. S’il n’a pas appartenu à d’autres, c’est qu’alors il n’y en avait pas plus » / « Aprista, comunista, escisionista, trotsco. Todas las sectas y capillas. No pasó por otras porque no había más » (p. 53 VF, 45 VO). En proie au doute et aux hésitations quant à la meilleure forme à donner à la contestation, à la façon la plus utile de lutter, Mayta se range enfin du côté du rassemblement et tente de souder les rangs autour du projet de soulèvement :
La révolution était trop importante, sérieuse et difficile pour être le monopole de personne, le privilège d’une organisation, quoique celle-ci eût interprété plus correctement que d’autres la réalité péruvienne. La révolution n’est possible que si tous les révolutionnaires, faisant abstraction de leurs querelles, mais sans renoncer dans un premier temps à leurs propres conceptions, s’unissaient en une action concrète contre l’ennemi de classe. (p. 249)
La revolución era demasiado importante, seria y difícil para ser monopolio de nadie, privilegio de una organización, aunque ésta hubiera interpretado más correctamente que otras la realidad peruana. La revolución sólo sería posible si todos los revolucionarios, deponiendo sus querellas pero sin renunciar, en un primer momento a sus propias concepciones, se unían en una acción concreta contra el enemigo de clase. (p. 193)
60Mais son discours reste lettre morte et il échoue dans sa tentative.
61À la fin du roman, lorsque le narrateur rencontre le véritable Alejandro Mayta, trois images se superposent, laissant lecteur et narrateur dubitatifs, mais confortés dans l’image d’antihéros qui se construit depuis le début du roman :
Un homme détruit par la souffrance et la rancœur, qui a tout perdu, même ses souvenirs. Quelqu’un en somme essentiellement différent du Mayta de mon roman, cet optimiste à tout crin, cet homme de foi qui aime la vie malgré l’horreur et les misères. (p. 470)
Un hombre destruido por el sufrimiento y el rencor, que ha perdido incluso los recuerdos. Alguien, en suma esencialmente distinto del Mayta de mi novela, ese optimista pertinaz, ese hombre de fe, que ama la vida a pesar del horror y de las miserias que hay en ella. (p. 362)
62La rencontre ne satisfait pas le narrateur qui pensait vérifier ses hypothèses, apporter des réponses à certaines questions restées encore dans le flou et se trouve face à un septuagénaire éprouvé par la vie. Malade des reins, physiquement diminué, la mémoire défaillante38, il ne garde que des souvenirs épars des événements de cette journée d’insurrection. Il est incapable d’analyser les causes de l’échec. Il reconnaît d’ailleurs que tout avait été planifié par Vallejos et Ubilluz, qu’il n’avait pas un rôle de premier plan, ce qui semble éliminer certaines versions des témoins. « Le Mayta » que rencontre le narrateur est un homme trahi par les siens, sanctionné d’une peine de prison pour l’attaque d’une banque qu’il n’a pas commise ; il est donc aspiré, malgré lui, dans la violence de la délinquance.
63La seule révolution qu’il mène à bien, sa seule action héroïque, concerne l’aménagement carcéral de Lurigancho : « Nous avons provoqué une véritable révolution – m’assure-t-il avec orgueil – Tout le monde nous respectait […] une révolution oui. Nous avions établi un système de bons de crédit » / « Produjimos una vedadera revolución – me asegura con orgullo –. Nos ganamos el respecto de todo el mundo […] Una revolución, sí. Organizamos un sistema de cupones a crédito » (p. 457 VF, 351 VO). Mayta, personnage habité par l’idéologie révolutionnaire, ne vaincra pas par les armes. Il ne changera pas la société, mais trouvera finalement la satisfaction du devoir accompli dans une victoire modeste, la mise en place du système de ravitaillement au kiosque de la prison. Ensuite, il mènera un combat dans son bidonville pour que les habitants puissent avoir accès à l’eau courante et pour que disparaissent les immondices. Si Mayta vit encore dans le souvenir de la « révolution permanente », si ses actions améliorent de façon pratique le quotidien, l’image ultime que donne le récit du personnage est celle d’un Mayta « meurtri, ulcéré, qui conserve sa mémoire intacte » / « dolido, lacerado, con la memoria intacta » dont l’horizon de lutte s’est considérablement rétréci. Idéaliste, fanatique, blessé dans ses espoirs et dans ses illusions, Mayta n’a jamais recours directement à la violence. Il est d’abord porté par un idéal de lutte qui se manifeste dans son discours et qui, au moment de l’insurrection, échoue. A l’image de la situation péruvienne décrite dans le roman, le personnage est le spectateur passif d’une violence qui le dépasse.
Gall/Rufino
64Les personnages du roman La guerra del fin del mundo ne sont pas non plus traités en héros, à l’exception peut-être de João Grande dont la mort peut renvoyer à une mort valeureuse, puisque sur le champ de bataille. Les autres protagonistes, eux, ne meurent pas dans des conditions de bravoure, réservées aux héros épiques. El consejero meurt de diarrhées, et malgré son cheval blanc et son épée, attributs indispensables du héros épique, Moreira César meurt au moment de la retraite de Canudos, non au combat. C’est toutefois le traitement spécifique et complexe des deux personnages de Gall et de Rufino qui retient notre attention. Pris séparément on relève chez eux un certain nombre de traits héroïques, mais leur mort absurde annule cette impression première pour faire d’eux des antihéros.
Gall, l’anarchiste écossais
65Gall n’est pas un personnage en proie à la force brute (la vis), même si son engagement idéologique implique le combat, la rigueur de tous les instants et si des actions militantes antérieures ont fait peser sur lui deux condamnations à mort39. Comme le fait remarquer Leopoldo Bernucci, c’est dorénavant au Brésil que Gall « trouve enfin l’occasion de mettre en pratique les leçons de Bakounine ou Proudhon40 ». La violence « d’en bas », celle des révoltes et des révolutions pour la conquête des droits sociaux est donc comprise et interprétée comme l’instrument nécessaire à la mise en place d’une nouvelle société. La connaissance de la réalité brésilienne digne du Moyen-âge alimente les colonnes du journal anarchiste l’Etincelle de la révolte dont il est le correspondant. Ainsi, révolté par la condition de la femme, adresse-t-il des conseils novateurs à ses frères de luttes en les mettant en garde de
S’assurer que la révolution supprime non seulement l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi celle de la femme par l’homme et établisse en même temps que l’égalité des classes, celle des sexes. (p. 111)
Asegurarse que la revolución no sólo suprima la explotación del hombre por el hombre, sino también, la de la mujer por el hombre y establezca, a la vez que la igualdad de clases, la de sexos. (p. 93)
66Toutefois, paradoxe de l’homme qui ne maîtrise pas son destin, Gall est le premier à rompre cet idéal d’égalité des sexes en recourant à la force et en violant Jurema.
67Comme Mayta, l’idéal révolutionnaire de Galileo Gall se vit sur le mode du discours. Il se laisse emporter par la virulence de ses propos et habité par « la fièvre », « l’indignation » du fanatique41, il s’exclame :
Ne perdez pas courage mes frères, ne succombez pas au désespoir. Vous pourrissez sur pied non parce qu’un fantôme caché dans les nuages l’a décidé, mais parce que la société est mal faite. Vous êtes dans cet état parce que vous ne mangez pas, parce que vous n’avez ni médecins ni médicaments, parce que personne ne s’occupe de vous, parce que vous êtes pauvres. Votre maladie s’appelle l’injustice, l’abus, l’exploitation. Ne vous résignez pas, mes frères. Du fond de votre malheur, révoltez-vous, comme vos frères de Canudos. Occupez les terres, les maisons emparez-vous des biens de ceux qui se sont emparés de votre jeunesse, qui vous ont volé votre humanité… (p. 294)
No perdáis el valor, hermanos, no sucumbáis a la desesperación. No estáis pudriéndoos en vida porque lo haya decidido un fantasma escondido tras la nubes, sino porque la sociedad está mal hecha. Estáis así porque no coméis, porque no tenéis médicos ni medicinas, porque nadie se ocupa de vosotros, porque sois pobres. Vuestro mal se llama injusticia, abuso, explotación. No os resignéis, hermanos. Desde el fondo de vuestra disgracia, rebelaos como vuestros hermanos de Canudos. Ocupad las tierras, las casas, apoderaos de los bienes de aquellos que se apoderaron de vuestra juventud, que os robaron vuestra salud, vuestra humanidad… (p. 242)
68Le discours traduit sémantiquement et syntaxiquement la violence verbale. L’emploi du terme « frères », prononcé trois fois, commun au lexique religieux et politique, contribue à tisser des liens entre les habitants du sertão, pour que ceux-ci se regroupent dans une organisation et qu’ils sentent qu’ils appartiennent à la communauté des opprimés. Le discours de Gall tente de substituer à l’opium religieux l’opium idéologique en remettant en cause l’existence de Dieu. Selon lui, la seule solution, la seule rédemption possible vient des hommes. Il tente donc d’éveiller la conscience sociale des habitants du sertão en évoquant les thèmes qui excluent : pauvreté, injustice, exploitation, abus. Il oriente les revendications dans le domaine de la santé et en cela, son action peut passer pour héroïque. Son discours se veut rationnel, explicatif du fonctionnement social ; il tente de venir à bout des superstitions loin de l’univers merveilleux cher à Rufino et Jurema qui trouvent des causes surnaturelles à des événements raisonnablement explicables. L’enchaînement de verbes injonctifs est un appel à la lutte lancé depuis le sertão. Dans sa construction, cette réplique rigoureusement organisée rend compte de la capacité de Gall à haranguer les foules. Tout d’abord, il utilise une série de verbes à l’impératif de défense. Les négations successives puis les présents de l’indicatif utilisés, eux aussi, à la forme négative, témoignent que, dans la construction du discours, Gall commence soigneusement par désigner toutes les carences de la société avant de montrer les solutions possibles. Dans un deuxième temps, les impératifs d’ordre exhortent les auditeurs à passer à l’action, les trois verbes choisis sont porteurs de violence parce qu’ils renvoient à l’usage de la force. Cette force est alors dirigée, dans le discours de Gall, non pas nommément contre les monarchistes et les bourgeois républicains, mais de manière plus générale, contre tous « ceux qui se sont emparés de votre jeunesse, qui vous ont volé votre humanité ». Ce passage montre combien enflammé par son discours politique, Galileo Gall laisse libre cours à sa virulence. Ses propos ne sont qu’un appel à la lutte et à l’union, une façon de faire prendre conscience aux exploités du poids de leur oppression et de la nécessité de remédier à une situation qui n’est pas une fatalité du Ciel. Mais l’engagement de Gall ne peut se concrétiser par des actes. En cela, il n’appartient pas à la catégorie des héros. Il n’arrivera jamais à rejoindre Canudos et il ne mourra pas les armes à la main, en défendant les causes auxquelles il croit, mais expirera pour une question de femme et d’honneur.
L’honneur perdu de Rufino
69Rufino ne milite pas pour faire triompher ses idées. C’est un homme d’honneur qui met tout son zèle à parcourir le sertão à la recherche de Gall, qui l’a outragé en violant Jurema. La question du déshonneur se convertit en problème fondamental du roman. Elle transforme la vie de Rufino en une errance désespérée, à l’image de héros épiques42. Dans les mentalités du sertão, l’offense devient une affaire publique car comme le dit la mère du personnage, « tout le monde le sait » / « todos saben » (p. 206 VF, 171 VO), et le déshonneur est la pire des offenses, « c’est pire que si on t’avait arraché les yeux, pire que si l’on m’avait tuée » / « es peor que si te hubiera sacado los ojos, peor que si me hubiera matado a mí », dit la mère de Rufino à son fils (idem). Et c’est le poids de cette tradition qui l’oblige à agir s’il ne veut pas être frappé par l’opprobre ; en cela, Rufino n’est pas un héros. A l’affront public doit répondre la vengeance publique, conformément au code d’honneur, l’époux tuera sa femme, mais il attendra d’être de retour dans son village, « à Calumbi. Pour qu’on te voie mourir » / « en Calumbí. Para que te vean morir » (p. 346 VF, 283 VO).
70Dès lors tous, famille et amis, aident Rufino dans sa quête pour la réparation de l’offense. Caifás, l’ami véritable, désobéissant à son chef ne tue pas Gall, il se contente de lui raser le crâne et laisse à Rufino le soin de venger son honneur sali. C’est aussi lui qui dévoile à Rufino le code de l’honneur qu’il devra suivre à la lettre, le poussant à laver l’affront :
Je sais que tu ne dors pas et que tout dans la vie est mort pour toi. Que même lorsque tu es avec les autres, comme maintenant avec moi, tu es en train de te venger. C’est ainsi, Rufino, c’est ainsi quand on a de l’honneur. (p. 239)
Sé que no duermes y que todo en la vida ha muerto para ti. Que incluso cuando estás con los demás como ahora conmigo, estás vengándote. Así es, Rufino, así es cuando se tiene honor. (p. 197).
71Comme l’explique Caifás à son ami, ce n’est pas la mort qui répare mais la brûlure de l’humiliation, la « main ou le fouet sur le visage […] parce que le visage est aussi sacré que la mère ou la femme » / « La mano o el chicote en la cara, en cambio, sí. Porque la cara es tan sagrada como la madre o la mujer » (idem). Faut-il alors voir ici une volonté de recouvrer l’honneur perdu en humiliant l’autre puis en le tuant pour mettre un terme à la spirale de la vengeance ?
72Les recherches entreprises par Rufino43 sont en total décalage avec le contexte événementiel du combat qui oppose la garde catholique à l’armée républicaine. Et la première pensée qui l’habite lorsqu’il rencontre l’insurgé Pajeú traduit une inquiétude qui n’est pas celle à laquelle s’attendait le lecteur : « il va me tuer. Il ressent de la tristesse, car il mourra sans avoir réparé son honneur » / « Me va a matar. Siente tristeza pues morirá sin haberle puesto la mano en la cara al que le deshonró » (p. 305 VF, 251 VO). Le code de l’honneur est plus fort que la peur de la mort, mais Pajeú ne tue pas Rufino et devient un adjuvant dans la quête de l’honneur perdu. Ce sera finalement un des hommes du baron qui, désobéissant à son maître, livrera Gall à Rufino car l’amitié et la réparation des torts pèsent plus que l’obéissance.
L’interaction de la violence
73Si ni Rufino ni Gall ne sont individuellement liés à la violence, c’est par le viol de Jurema qu’elle se déchaîne entre eux. La peur provoquée par l’arrivée inopinée des voleurs d’armes déclenche l’idée du viol chez le révolutionnaire écossais. C’est donc une situation fortuite qui entraîne le viol et non une inclination naturelle de Gall à la violence. Toutefois, comme la femme (nous le verrons ultérieurement) est considérée comme propriété de l’homme, l’offense qui lui est faite se répercute obligatoirement sur son mari, d’autant plus que, dans le cas de Rufino, et d’après la science de la phrénologie appliquée par Gall à son crâne : « c’est un homme aux idées simples, inflexible, avec un code de l’honneur strict et une morale qui est le fruit de son commerce avec la nature et les hommes » / « es un hombre de ideas simples, inflexibles, con un código de honor estricto y una moral que ha brotado de su comercio con la naturaleza y los hombres » (p. 78 VF, 65 VO). Cette intransigeance du personnage, écrite dans la conformation de son crâne, se traduit dans la volonté de réparer coûte que coûte l’offense.
74Les logiques des deux personnages ne sont pas conciliables puisque Gall ne comprend pas que l’honneur puisse être un sentiment aussi fort dans cette fin du monde. Pour lui, ce n’est qu’une préoccupation de bourgeois. Selon son point de vue, il n’y a pas eu offense puisqu’il n’y a pas eu d’intentionnalité. Le roman, en faisant se rencontrer l’homme du sertão et le militant européen, fait se croiser deux mentalités ; la violence éclate du choc de cette rencontre.
75Violence physique et violence verbale se relaient jusqu’au dernier souffle de vie des personnages. La lutte qui les oppose va à la fois les générer et les refléter : « il frappait et était frappé » / « golpeaba y era golpeado » (p. 369 VF, 303 VO), sans qu’on ne sache plus très bien qui a commencé. L’acharnement dont Rufino fait preuve libère la bestialité de Gall qui reconnaît, dans son for intérieur, que « cette violence animale le libérait du désespoir et donnait un sens momentané à sa vie » / « esta violencia animal lo libraba de la deseperación y daba un momentáneo sentido a su vida » (idem). Il se laisse aller à des démonstrations de combats : « mordait, griffait, donnait des coups de pieds, de tête » / « Mordía, pateaba, rasguñaba, cabeceaba », comme si peu à peu, il prenait goût à cette lutte physique qui au départ lui était étrangère. Les injures soutiennent les coups, les unes adressées à Rufino, sous forme d’adjectifs, « idiot, insensé, vaniteux, têtu » / « Prejuicioso, insensato, vanidoso, terco » ; les autres adressées à Gall, sous forme de reproches : « Tu parles beaucoup des pauvres, mais tu trahis l’ami et tu offenses la maison où l’on te donne l’hospitalité » / « Hablas mucho de los pobres, pero traicionas al amigo y ofendes la casa donde te dan hospitalidad » (p. 372 VF, 305 VO). Cette phrase blesse Gall plus sûrement que les coups de couteaux et, dans un renversement continu de la violence, ce n’est alors plus l’homme du sertão qui se précipite sur Gall pour l’attaquer, mais Gall qui prend les devants. Furieux parce que blessé dans son éthique de révolutionnaire qui ne met pas en accord son discours et ses actes, il ne rend plus seulement les coups, il les donne. La rixe entre les deux hommes s’éternise, impression confortée par la matérialité du texte qui intercale d’autres sections alors même que le combat continue.
76Rufino réussit finalement à gifler Gall puis, dans un dernier soupir, retrouve son honneur. Mais, dans le corps à corps final, « ils agonisent enlacés, en se regardant » / « agonizan abrazados, mirándose » et dans la mort des deux personnages, le lecteur se demande avec Jurema quelle peut bien être la justification et la victoire de cette violence vaine et absurde. La mort des deux personnages dont Jurema dit qu’ils « se sourient » / « se están sonriendo » (p. 315), ne scellerait-elle pas alors paradoxalement la violence, mais la réconciliation ?
Le fil d’Ariane ou la place de la femme dans les romans
77Les personnages féminins sont peu développés dans l’œuvre de Mario Vargas Llosa44 et de ce fait, en dépit du nombre d’études menées sur l’œuvre du romancier, peu sont consacrées à ces personnages. Dans certains romans, quelques femmes font des apparitions fugaces, tenant des rôles de second plan, dans d’autres, leur présence est plus affirmée. Lorsque les femmes sont présentes, leur portrait oscille entre deux images : l’une stéréotypée de la mère et de la prostituée et l’autre plus complexe, plus originale et plus profonde d’un être en quête d’identité. Contrairement aux personnages masculins, qui dans certains cas peuvent incarner des figures de l’autorité tout autant que des figures de la violence agie ou subie, les femmes, elles, ne font jamais autorité sur le texte. Leur rôle dans l’intrigue est restreint. Toutefois, elles déroulent le fil d’Ariane pour se maintenir dans le texte. Pour rendre aux femmes la place qu’elles occupent de manière détournée dans les romans du corpus, il convient de leur attribuer une image spécifique dans cette étude sur les personnages et leur rapport à la violence45. Nous pouvons alors nous interroger sur l’éventuelle existence d’une violence faite à la femme. Est-elle davantage en prise avec la violence que les hommes exercent ou la violence qu’elle subit est-elle spécifique à son sexe ? Par habitude, par tradition dans un monde machiste, l’image associée à la femme la pose en victime. Les romans du corpus reflètent-ils cette seule image ou affichent-ils celle d’une femme qui loin d’être passive, propagerait elle-même la violence ?
Le stéréotype de la femme
De la mère à la Mère
78Alors que notre étude a montré que la figure paternelle est omniprésente dans le texte puisque même son absence est matière à roman, les femmes envisagées dans leur rôle de mère n’apparaissent pas dans les romans, ou seulement sur le mode allusif. La mère de Marito, La tía Julia y el escribidor, ne profère pas de menace à l’encontre de son fils, l’instinct maternel prend le pas sur la colère pour s’abandonner en effusions :
En me voyant elle éclata en larmes de façon spectaculaire. Elle m’embrassa avec force, et, tout en me caressant les yeux, les joues […] elle répétait avec une infinie pitié : Mon petit, mon bébé mon amour, qu’est-ce qu’on t’a fait, qu’a fait cette femme avec toi ? (p. 426)
Al verme rompió en un llanto espectacular. Me abrazó con fuerza, y, mientras me acariciaba los ojos, las mejillas […] repetía con infinita lástima : Hijito, cholito, amor mío, qué te han hecho, qué ha hecho contigo esa mujer. (p. 408)
79La mère du narrateur adopte un ton grandiloquent et se transforme en pleureuse. Ses propos et ses gestes placent délibérément Marito dans la position du jeune enfant, la succession des diminutifs, les gestes qui relèvent à la fois de la volonté d’apaisement et de la réappropriation physique du fils. La scène entre le narrateur et sa mère place donc les personnages et le lecteur dans le domaine de la tendre intimité. La mère est aussi douce que le père est menaçant, elle joue de la complainte et de la culpabilisation, sans jamais utiliser l’intimidation. Une image semblable était déjà apparue dans Pantaleón y las visitadoras. Là encore, malgré l’âge avancé de son fils et son statut (il est marié), la mère se comporte avec lui comme avec un garçonnet. Elle l’appelle aussi « mon petit », l’entoure de nombreuses attentions, le réveille le matin, lui prépare le petit déjeuner et lui fait des remontrances lorsqu’il ne le prend pas46. Ainsi, sa mère le maintient-elle sous son pouvoir dans l’enfance et ne laisse à sa belle-fille Pochita qu’un rôle subalterne dans la fiction. Celle-ci dit d’ailleurs de sa belle-mère, dans une lettre qu’elle envoie à sa sœur : « pauvre doña Leonor, au fond elle est bonne, la seule chose qui me tape sur les nerfs c’est qu’elle traite son petit garçon comme si c’était encore un bébé et un petit saint » / « pobre señora Leonor, en el fondo es buena, lo único que me fastidia es que trate a su hijito como si todavía fuera un bebe y un santito » (p. 76 VF, 73 VO).
80Dans La tía Julia y el escribidor ou dans La guerra del fin del mundo, Pedro Camacho, Marito et Galileo Gall refusent de se laisser séduire par les femmes pour ne pas être confrontés à la question de la procréation et de la descendance. Comme l’annonce Marito lui-même : « les enfants et la littérature sont incompatibles » / « los hijos y la literatura son incompatibles » (p. 116 VF, 110 VO). S’ensuit alors le rapprochement entre écriture et paternité ce que confirme Camacho « croyezvous qu’on peut produire des enfants et des histoires en même temps ? » / « ¿Cree que se pueden producir hijos e historias al mismo tiempo ? » (p. 202, 193). Cette métaphore atteint son paroxysme lorsque Mario surprend le scribouillard en plein accouchement littéraire de triplés témoignant ainsi du fait qu’il ne nécessite en rien la présence d’une femme à ses côtés puisque lui-même connaît les joies de l’enfantement : « pour un accouchement de triplés, avec césarienne et tout, il ne vous faut pas plus de cinq minutes, que voulez-vous de mieux » / « Para un parto de trillizos, con cesárea y todo, sólo necesito cinco minutos, qué más quiere » (p. 244, 233).
81À l’inverse, pour certaines femmes, la maternité sert aussi d’argument pour tenir les prétendants à l’écart. Et, dans ¿Quién mató a Palomino Molero ?, ce n’est pas le statut de femme mariée que revendique doña Adriana, mais celui de mère, « au lieu de dire des bêtises à une mère de famille » / « en vez de esas majaderías a una madre de familia » (p. 30 VF, 27 VO). Nous savons qu’elle a l’âge d’être la mère du lieutenant et que ses propres enfants travaillent à la compagnie de pétrole. Faisant fi des coquetteries, dévalorisant l’éternel féminin, c’est la mère doña Adriana qui éconduit définitivement le lieutenant séducteur. Dans Lituma en los Andes, le personnage d’Adriana affiche, dans la générosité de ses formes, une maternité non réalisée : « sa grosse poitrine de matrone » / « su pecho grande, maternal » (p. 48 VF, 34 VO). La figure maternelle qui plane sur les textes n’est généralement pas violente pourtant, il arrive qu’à son insu, la mère fasse violence à ses enfants. C’est le cas pour Alicia et pour Urania que l’absence de mère fragilise au point d’en faire des victimes sacrifiées par leurs propres pères.
82Aujourd’hui, dans nos cultures, la violence suprême faite par une mère est celle de l’infanticide. Pourtant, Saúl Zuratas explique que chez les Machiguengas, l’infanticide n’est pas un crime. Dès lors, ce geste apparaît dans les deux niveaux de lecture :
les enfants qui naissaient avec des défauts physiques, boiteux, manchots aveugles, avec plus ou moins de doigts qu’il est d’usage ou avec un bec-de-lièvre étaient tués par leur mère qui les jetait dans le fleuve ou les enterrait vivants. (p. 34)
a los niños que nacían con defectos físicos, cojos, mancos, ciegos, con más o menos dedos de los debido o el labio leporino, los mata [b] an las mismas madres echándolos al río o enterrándolos vivos. (p. 347)
83Ce rejet de la difformité n’est pas expliqué par Saúl, mais par l’homme qui parle qui reprend les propos d’une mère infanticide : « elle n’était pas parfaite, voilà. Elle devait s’en aller » / « No era perfecto, pues. Tenía que irse » (p. 241 VF, 545 VO). Selon les croyances machiguengas, la perfection est le fait de Dieu alors que l’imperfection est l’œuvre des démons. C’est donc pour éviter que des dangers et des épreuves ne s’abattent sur le peuple tout entier que les mères tuent leurs enfants. Par cet acte relevant du sacrifice, elles choisissent de protéger la communauté. Dans un schéma où celle qui donne la vie la reprend, l’infanticide est paradoxalement à la fois don de soi et transmission de la vie, maintien de l’ordre cosmique.
84L’histoire de María Quadrado, un des personnages féminin de La guerra del fin del mundo, est une histoire de violence et de brutalité. Celle qui a été violée à quatre reprises dénie sa condition de femme en s’interdisant tout artifice de séduction et se soustrait ainsi à toute convoitise masculine. Son destin de femme croise celui de mère et lorsqu’elle s’établit à Monte Santo, « elle aidait les accoucheuses à assister les parturientes » / « ayudaba a las comadronas a atender a las parturientas » (p. 63 VF, 54 VO). Ce n’est que bien plus tard que l’intrigue de La guerra del fin del mundo dévoile le lourd secret de ce personnage : un infanticide.
Cette femme était la domestique d’un notaire et elle avait étouffé son enfant nouveau-né en lui enfonçant une pelote de laine dans la bouche, car, comme il pleurait beaucoup, elle craignait par sa faute de perdre son travail. Elle garda plusieurs jours son cadavre sous son lit, jusqu’à ce que la maîtresse de maison le découvrît par l’odeur. (p. 521)
Era sirvienta de un notario y había ahogado a su hijo recién nacido, metiéndole un ovillo de lana en la boca, pues, como lloraba mucho, temía que por su culpa la echaran del trabajo. Tuvo el cadáver varios días debajo de la cama, hasta que lo descubrió la dueña de casa por el olor. (p. 427)
85Pourtant, à Canudos, loin de la loi des hommes, qui réprouvent la barbarie de l’infanticide, elle est sanctifiée par El Consejero dont elle devient « la confidente spirituelle »47. Mère supérieure du Coro Sagrado, elle se prend d’affection pour le monstre, León de Natuba : « Mon fils, mon petit, je te croyais perdu, ta mère est heureuse, heureuse » / « Hijo mío, hijito, te creía perdido, tu madre está feliz, feliz » (p. 377 VF, 309 VO) et ses gestes traduisent eux-aussi tendresse et chaleur, « elle l’embrassa, le pressa contre elle, le baisa tendrement » / « lo abrazó, lo apretó, lo besó tiernamente » (idem). María Quadrado expie sa faute : alors qu’elle a refusé la maternité, son destin, dans une sorte de rédemption épique, la convertit en « Mère des Hommes » dont la vocation est de prodiguer l’amour à tous les êtres, sans préjugés, y compris ceux que la laideur et la monstruosité n’ont pas épargnés48.
L’indifférenciation
86Dans Pantaleón y las visitadoras deux femmes s’appellent Leonor. Or, ces deux personnages secondaires (ils n’apparaissent pas très fréquemment) jouent un rôle important dans le schéma narratif. La señora49 Leonor est la respectable mère du Capitaine Pantaleón Pantoja alors que doña50 Leonor est la tenancière d’une maison close, la Casa Chuchupe. Ces deux femmes – que tout oppose – ont donc un point commun qui semble repousser les frontières de la vertu qui auréole le personnage de la mère. L’assimilation de la mère et de la prostituée est complète lorsque, dans un de ses rêves51, Pantaleón voit
la figure enchaînée qui lui sourit malicieusement est celle de Madame Leonor aux traits de laquelle sont greffés, sans se substituer à eux, ceux de Leonor Curinchilla, et au maigre squelette de laquelle se sont ajoutés […] les tétons, les fesses, les rondeurs, la démarche protubérante de Chuchupe. (p. 213)
La figura encadenada que le sonríe con picardía es una señora Leonor en cuyos rasgos se han injertado, sin sustituirlos, los de Leonor Curinchila y a cuyo flaco esqueleto se han añadido […] las tetas, las nalgas, los rollos y el andar protuberante de Chuchupe. (p. 209)
87Cette figure monstrueuse de la mère-maquerelle est obsédante pour Pantaleón qui voit se métamorphoser les personnages dont il est entouré, amalgame onirique des deux Leonor qui n’avait pas échappé au lecteur. L’ambiguïté qui naît de la confusion possible entre les deux « mères » favorise le grotesque, mais elle sert aussi le projet qui vise à indifférencier les personnages et rend ainsi moins prégnante leur action individuelle sur le texte.
88Autre prénom récurrent, celui d’Adriana dans les deux romans policiers ¿Quién mató a Palomino Molero ? et Lituma en los Andes. Associé à l’image de la femme victime par excellence, femme bafouée, abandonnée par son amant, ce prénom est porté par des femmes qui ne répondent pas tout à fait à l’image que l’on peut avoir d’Ariane. Les deux personnages jouent des rôles de gargotières, elles assurent une fonction nourricière qui participe au symbole de la mère.
89D’autres personnages féminins à peine ébauchés portent eux aussi des noms hautement connotés. C’est le cas par exemple de La loba Marina et de doña Lupe. Ces deux personnages apparaissent dans ¿Quién mató a Palomino Molero ?, l’une en tant que prostituée et l’autre en tant que témoin de la fugue de Palomino et d’Alicia. D’un point de vue étymologique, les deux femmes appartiennent à la même catégorie sociale puisque le latin lupa désigne tout autant la louve que la prostituée. La loba Marina, qui travaille dans une maison close, est donc bien nommée et, comme par contamination sémantique, doña Lupe, la louve d’Amotape qui veille sur ses enfants et qui a recueilli Alicia et Palomino, est ainsi indirectement associée à la prostitution. La conclusion de Lituma à ce sujet, hâtive et éclairante, est péremptoire ; son opinion sur les femmes, sans appel : « elles sont toutes un peu putes » / « todas son un poco putas » (p. 31 VF, 28 VO).
90De fait, sur la trentaine de femmes qui apparaissent dans les romans du corpus, une dizaine se prostitue, sans recenser les personnages des feuilletons radiophoniques qui ont une sexualité déviante soit parce qu’elles sont violées, comme par exemple Sarita Huanca Salaverría (chapitre VI), soit parce qu’elles ont des relations incestueuses (chapitre I, XVIII) ou extraconjugales (chapitre XIV). De manière plus générale, fidèle à l’image de la femme dans la culture occidentale et dans la littérature, le roman se situe à la jonction entre deux représentations traditionnelles de la femme, entre deux modèles féminins. Cette ambivalence de l’image féminine est sous-jacente dans les œuvres de Mario Vargas Llosa où elles jouent un rôle qui prend en compte cette ambiguïté. Cette image se construit donc à mi-chemin entre le dévouement apporté aux personnages masculins, seuls véritables actants des romans (à l’exception sans doute de La Fiesta del chivo qui fait de Urania un personnage à part entière et de La guerra del fin del mundo où Jurema aquiert un statut propre) et une image de femme sexuée et tentatrice qui précipite la perte des descendants d’Adam.
La nouvelle Ève
91Olga Arellano Rosaura, La Brésilienne, joue le rôle de tentatrice puisque l’attrait qu’elle suscite chez Pantaleón amène le personnage, pour la première fois dans sa carrière, à transgresser le règlement militaire qui exige qu’il taise son appartenance à l’armée. Et c’est sans ciller qu’il se présente, le jour des obsèques de la prostituée, en grand uniforme et qu’il prononce son panégyrique. El Chino Porfirio est le premier à découvrir l’attirance de Pantaleón pour la future visiteuse :
Le seclet c’est la Blésilienne […] je te le jule, Chuchupe. Il a fait sa connaissance hiel au soil […] il en a peldu la vue. Il ne pouvait pas cacher, les yeux lui soltaient de la tête. Cette fois, il est moldu. (p. 120)
El sequeto es la Brasileña […]. Te lo julo, Chuchupe. La conoció anoche […] y quedó bizco. No podía disimulal, se le tocían los ojos de la admilación. Esta vez cayó… (p. 115)
92Tous les collaborateurs de Pantaleón souhaitent ardemment qu’une femme remplisse ce rôle de tentatrice auprès du trop sérieux capitaine. Dans ce cas, le rôle de la prostituée est envisagé comme une aide précieuse à l’ensemble du groupe qui n’aurait plus alors à souffrir de l’extrême rigidité du militaire et de son intransigeance52.
93Tout dans les manières et coquetteries de la jeune femme tient du numéro de séduction. Elle ne laisse rien au hasard et affiche ouvertement son appétit sexuel « mange tout des yeux » / « se come todo con los ojos » et les postures engageantes qu’elle adopte « ouvre les bras, exhibe ses aisselles épilées […] croise les jambes, les bras, fait des manières, des clins d’œil, se muille les lèvres » / « abre los brazos, luce axilas depiladas […] cruza las piernas, los brazos, hace dengues, guiños, se humedece los labios » (p. 135 VF, 129 VO) n’ont d’autre but que de troubler son interlocuteur. Le piège se referme alors peu à peu sur un Pantaleón benêt et étourdi qui perd son impassibilité : « fait un petit bond, s’enflamme, rougit, s’irrite » / « da un brinquito, se inflama, se avergüenza, se irrita » (p. 138, 133) et dont le malaise se traduit par des mouvements incessants. Dès leur première rencontre, une connivence s’établit entre les deux personnages ce qui entraînera la perte de Pantaleón. C’est en ce sens que le personnage féminin, par sa mort violente, répercute – malgré elle – cette violence sur le protagoniste du roman qui est alors sévèrement sanctionné pour son écart de conduite.
94Comme la Brasileña, et bien que le personnage s’en défende, Mercedes (Lituma en los Andes) est elle aussi une prostituée. Par elle, les ennuis de Tomás s’amoncellent car, par amour pour Mercedes, celui-ci tue la personne qu’il devait protéger. Au début des récits des amours de Tomás, le portrait de la jeune femme est assez flou, d’abord silhouette sans visage ni prénom, elle devient Mercedes à partir du deuxième chapitre, puis son portrait s’affine au fil des pages. Apre au gain, elle finit par s’enfuir avec les économies de son amant. Si ce fait retient l’attention de Lituma, il a peu d’importance pour Tomás qui l’explique par son passé difficile. Dans un renversement de situation, Tomás place alors cette femme sur un piédestal, et voue un culte à son amour, il s’agenouille pour lui baiser les pieds (p. 145 VF, 113 VO). Et comme l’analyse Lituma, « Ce n’était plus de l’amour, mais de l’adoration religieuse » / « Eso ya no era amor sino adoración religiosa ». C’est en ce sens qu’à travers Mercedes, la femme constitue un danger. Elle pousse l’homme à commettre l’irréparable, à devenir parjure. Toutefois, dans ce roman, le personnage féminin permet à une des trames romanesques de connaître une fin que le lecteur imagine heureuse.
95Différemment, le personnage de Julia remplit aussi cette fonction de femme tentatrice qui entraîne l’homme à sa chute, puisqu’elle risque de détourner Marito de sa vocation littéraire, comme le met en garde Javier : « en te mariant, tu n’arriveras jamais à devenir écrivain » / « por casarte no llegarás nunca a ser escritor » (p. 338 VF, 323 VO). Pour l’ami du narrateur, le mariage est une entrave qui empêche la liberté d’esprit et de mouvements requise par une telle vocation et il rejoint en ce sens la position de Pedro Camacho. Le père du narrateur pense pour sa part que « ce mariage, c’était se mettre la corde au cou » / « Ese matrimonio había sido poner [se] una soga en el cuello » (p. 447, 427). L’idée que relation amoureuse et vocation littéraire ne peuvent aller de pair est courante. Car c’est l’esprit libre qu’on peut écrire. Or, Marito, qui doit désormais subvenir aux besoins de son épouse, multiplie les emplois, jusqu’à en mener sept à la fois. Il ne lui reste donc que peu de temps à consacrer à l’écriture. C’est la raison pour laquelle, il décide, à son arrivée en Europe, de se consacrer exclusivement à des tâches littéraires. D’autre part parce que, comme l’a écrit Flaubert, la littérature tient à elle toute seule de « l’orgie perpétuelle » et qu’il n’est pas question de « perdre son génie au fond d’une matrice »53, les relations amoureuses et sexuelles sont considérées comme perte de temps et d’énergie54, bassesse face à la grandeur de la littérature, ce que Camacho admet aussi lorsqu’il déclare crûment : « la femme et l’art s’excluent […] dans chaque vagin est enterré un artiste » / « La mujer y el arte son excluyente mi amigo. En cada vagina está enterrado un artista » (p. 202 VF, 193 VO).
96Enfin, dans ce roman, le parallèle entre la femme et la prostituée n’est lui non plus jamais bien loin. Telle est la conception de Pedro Camacho qui soupçonne la femme de faire peser la menace constante de syphilis sur l’homme (idem). La fin du roman révèle d’ailleurs que le scribouillard, contrairement à ce que l’on croyait, était marié à une artiste argentine, dont le Gran Pablito parle en ces termes « quelle chanteuse, quelle chanteuse, c’est une putain » / « Qué cantante ni cantante, es una puta » (p. 468, 445). Même Julia, lorsqu’elle répond ironiquement à Mario « je fends ma jupe jusqu’à la cuisse, je me mets un turban et je sors à la Gran Vía chercher des clients à partir d’aujourd’hui ? » / « ¿Me rasgo la falda, me pongo un turbante y salgo a la Gran Vía a buscar clientes desde hoy ? » (p. 451, 430), renvoie à cette idée que toutes les femmes véhiculent la même image de séductrice vénale et qu’il est plus facile pour une femme de vivre de ses charmes que pour un écrivain de sa plume. La récurrence de l’association femme-prostituée peut se lire comme une violence à l’encontre du sexe.
97Dans ¿Quién mató a Palomino Molero ?, Doña Adriana et Alicia incarnent les deux types traditionnels de la femme, catalysant toutes deux la violence dans la mesure où leur attitude déchaîne des passions exacerbées.
98Alicia joue le rôle du personnage qui soutient et qui aide. Dans l’histoire antérieure au roman, Alicia offre une possibilité d’intégration à Palomino. Nous avons déjà souligné la présentation que fait Alicia Mindreau du chanteur de boléros, en insistant sur sa blondeur. Plus que quiconque, c’est la jeune fille qui assimile Palomino à ce qu’elle croit être le fondement de la société péruvienne : une société à la fois constituée de Blancs et faite pour eux, une société de blonds, où métis et Indiens n’ont pas de place. Cette vision méliorative renvoie à l’analyse d’Ève-Marie Fell : « le même individu peut, au cours de sa vie, changer de statut […] On devine que ce changement de statut n’est pas simplement lié à un déplacement géographique ou à l’ascension sociale du sujet. Il suppose aussi l’acceptation du milieu extérieur55 ». Dans ce cas, l’acceptation passerait par la femme et par la possibilité d’un mariage qui rendrait possible l’ascension sociale de Palomino. Alicia apporte aussi son soutien à son amant, lorsque, consciente du danger que son compagnon ne perçoit pas, elle l’exhorte à se sauver : « sauve-toi mon amour, va-t’en mon amour, cours, cours, ne reste pas là, je ne veux pas que… » / « corre amor, escápate amor, corre, corre, no te quedes, no quiero que… » (p. 85 VF, 94 VO). Toutefois, sa médiation reste vaine et la fugue des deux jeunes gens ne fait que précipiter le dénouement tragique. Malgré elle, Alicia entraîne donc la chute de son amant. Ici, Alicia est l’Ève de la faute qui a enfreint l’interdit. Elle a transgressé la Loi du Père. Elle s’est enfuie avec un homme à la fois de condition sociale inférieure et d’origine raciale différente. Elle attire sur lui les foudres du père qui, dès lors, met tout en œuvre pour le châtier.
99L’autre personnage féminin du roman est celui de Doña Adriana, tenancière de la taverne de Talara. Pour Silva, Doña Adriana constitue une menace : « Vous êtes la femme la plus désirable de Talara » / « Es usted la mujer más tentadora de Talara » (p. 29, 27). C’est parce qu’elle est « désirable », mais aussi « tentatrice », que la menace insidieuse risque de faire piétiner l’enquête. En effet, bien que Silva s’en défende en déclarant que séduire Adriana et trouver le responsable de la mort de Palomino sont les deux aspirations de sa vie, c’est Adriana qu’il épie à la jumelle, oubliant de rechercher à la loupe les indices ou les traces du crime. Malgré elle, Doña Adriana entrave la quête de la vérité et retarde ainsi la punition des coupables. Toutefois, Adriana n’est pas un personnage seulement violent malgré lui, son attitude – notamment lorsqu’elle repousse Silva en utilisant le même registre cru que celui du lieutenant – trahit aussi cette violence. Joan F. Marx le souligne en écrivant :
She does exhibit, however, an agressiveness that is more akin to the stereotypal hembrismo in which the woman rejects passivity in an attempt to attain a sense of empowerment in otherwise traditional male-female relationships56.
100La deuxième doña Adriana apparaît dans Lituma en los Andes. Comme le personnage précédent, elle travaille dans une taverne. Si les deux policiers s’interrogent sur ses éventuelles activités de prostitution, renvoyant une nouvelle fois au stéréotype récurrent dans les œuvres, aucun élément ne confirme cette hypothèse. La fascination qu’elle exerce, assortie quelques fois de répulsion (en particulier chez Lituma qui la redoute), est due à sa relation aux puissances occultes. Adriana a des dons divinatoires qu’elle exerce à l’aide de cartes, de feuilles de coca… Elle-même tente de les expliquer :
On va stopper les travaux et tous vous licencier : je vois tout cela dans mon extase. Je les entends aussi ces rumeurs, dans le cœur qui bat dans l’arbre et dans la pierre, et je les lis dans les entrailles de la buse et du cochon d’inde. (p. 309)
Van a parar los trabajos y que van a despedir a todos son cosas que veo en el éxtasis hace mucho tiempo. También las oigo, en el corazón que late dentro del árbol, en en el de la piedra, y las leo en las vísceras del cernícalo y del cuy. (p. 247)
101Cette citation va au-delà de la fonction de diseuse de bonne aventure qui lit l’avenir dans les lignes de la main et qui annonce à Tomás que ses peines d’amour disparaîtront bientôt ce qui amène Lituma à déclarer, à mi-chemin entre scepticisme et ironie : « c’est ce que devinent toujours toutes les devineresses du monde » / « Eso lo adivinan siempre todas las adivinadoras del mundo » (p. 161 VF, 127 VO). La citation est d’un autre ordre, elle fait entrer le personnage dans une dimension sacrale. Comme elle le dit, elle connaît des phénomènes d’extase qui lui permettent d’entrer en communication avec les dieux. Elle communie avec la nature dont elle a une connaissance intime puisqu’elle reconnaît les battements du cœur de l’arbre et de la pierre. Haruspice accomplie, elle lit la volonté des dieux dans les entrailles d’oiseaux et de mammifères. Ce statut de devineresse confère au personnage un pouvoir sur les ouvriers de la route. Ainsi, par son rapport au sacré, associe-t-elle l’instrument du pouvoir à celui de l’autorité et d’une certaine façon, manipule-t-elle les cantonniers pour qu’ils offrent des sacrifices humains, les seuls dont les dieux avides de sang se satisfassent.
102Doña Adriana est une personnalité forte, redoutée, qui se sert de son autorité pour instrumentaliser les hommes, comme l’écrit Hedy Habra, « la sorcière réunit différents temps et espaces, des éléments autobiographiques et inventés, forgeant sa propre mythologie grâce à une mémoire sélective57 ». C’est parce qu’elle est entourée de cette auréole mythique et mystérieuse qu’elle fait franchir les limites de l’ignominie en organisant trois rites sacrificiels salvateurs. Toutefois, contrairement à ce qu’on pourrait croire dans un premier temps, Adriana est instrumentalisée par Dionisio puisque tout ce qu’elle sait, c’est de lui qu’elle le tient : « il commença à m’enseigner la sagesse. J’avais de bonnes aptitudes pour distinguer les vents, écouter les bruits de l’intérieur de la terre et communiquer avec le cœur des gens » / « comenzó a enseñarme la sabiduría. Yo tenía buena disposición para distinguir los vientos, escuchar los sonidos del interior de la tierra y comunicarme con el corazón de la gente » (p. 283 VF, 226 VO). Dans les deuxièmes sections des chapitres de la deuxième partie, le portrait du personnage féminin se précise et l’influence de Dionisio est perceptible. Leur relation est d’autant plus ambiguë que Dionisio malgré sa tendance à enivrer les ouvriers de la route n’est pas directement associé à la violence alors qu’Adriana l’est systématiquement. Les inquiétudes des ouvriers et la perception de Lituma la rendent responsable des disparitions alors que dans les faits, par le parallèle établi entre le personnage de Dionisio et le dieu grec, c’est lui qui semble être l’instigateur de tout. C’est en ce sens qu’Adriana est aussi objet de violence. De grande prêtresse des apus andins, Adriana devient grande prêtresse des dionysies. C’est elle qui fait finalement violence au stéréotype dont elle se libère et devient le personnage féminin de tous les romans du corpus qui va le plus loin dans la propagation de la cruauté et de la barbarie.
Jurema, du fatalisme à la femme fatale
103Le personnage de Jurema se construit tout au long du roman entre sa condition de femme du peuple dans le Brésil de la fin du XIXe siècle et l’acquisition d’une conscience de soi qui lui permet de se libérer de l’emprise des hommes. Elle catalyse dans un premier temps la violence des autres et des hommes à son encontre. Puis, à la fin du roman, elle devient protagoniste de sa propre histoire.
104C’est tout d’abord en personnage résigné, presque fataliste, que Jurema est présentée. Comme de nombreuses femmes des romans du corpus, la violence qui lui est faite est celle de l’agression sexuelle. D’abord frappée puis violée par Galileo Gall58, elle échappe à une tentative de viol par les soldats de l’armée républicaine. Or, dans les mentalités du sertão, les positions entre agresseur et agressé s’inversent aussi. Caifás rend compte de cet état de fait lorsqu’il déclare : « si j’étais à la place de Rufino, je te tuerais, parce que tu es aussi fautive et peut-être plus encore que lui » / « Si yo fuera Rufino te mataría, porque en ti también hay culpa y quizá peor que la de él » (p. 228 VF, 189 VO). Dès lors, c’est dans la résignation que Jurema attend la vengeance, forme larvée de violence, de Rufino. Elle sait qu’elle aussi doit laver l’honneur sali de son mari, et accepte le destin qui la condamne à mort :
Pourquoi tu ne me tues pas une bonne fois ? […] Crois-tu que j’ai peur de mourir ? Je n’ai pas peur. Au contraire, je t’ai attendu pour cela. Crois-tu que je n’en ai pas assez, que je ne suis pas fatiguée ? Je me serais déjà tuée si Dieu ne l’interdisait pas, si ce n’était pas un péché. (p. 345)
¿Por qué no me matas de una vez ? ¿Crees que tengo miedo de morir ? No tengo. Al contrario, te he estado esperando para eso. ¿Crees que no estoy harta, que no estoy cansada ? Ya me hubiera matado si no lo prohibiera Dios, si no fuera pecado. (p. 283)
105À travers ces propos, Jurema apparaît en femme soumise, mais courageuse qui attend le châtiment qu’impose une telle situation.
106Par sa condition de femme et les obligations de soumission qui en découlent, Jurema est, dans un premier temps, un réceptacle de la violence. D’abord objet du baron et au service de sa femme Estela – « sa femme appartenait au Baron. Elle appartenait oui, comme une chèvre ou une génisse » / « Su mujer pertenecía al Barón. Pertenecía, sí, como una cabra o una ternera » (p. 101 VF, 85 VO) – elle devient ensuite possession de Rufino qui la tient symboliquement attachée à lui par une corde. La critique Christine Arkinstall fait remarquer :
Pour elle, le mariage n’est pas un état librement choisi, mais soit une transaction entre deux hommes soit la seule façon de vivre dans un monde qui la marginalise.
Para ella, el matrimonio no se presenta como un estado elegido voluntariamente, sino bien como una transacción acordada entre los hombres, bien como la única manera de sobrevivir en un mundo que la margina59.
107Le baron confirme cette « transaction » puisqu’il « offre » Jurema à son époux. Galileo Gall s’interroge alors sur la jeune femme en ces termes : « était-ce un être pensant ? Un petit animal domestique, plutôt. Diligent, soumis » / « ¿era un ser pensante ? Un animal doméstico más bien. Diligente, sumiso » (p. 138 VF, 114 VO), il nie donc à Jurema toute faculté de réflexion pour ne retenir que sa docilité.
108Mais à l’image de l’arbre épineux de la caatinga60 qui lui a donné son nom, Jurema renverse la violence qui lui est faite et ne se laisse plus envahir et détruire par elle. Pour Jurema, la guerre de la fin du monde est une rupture avec sa vie de soumission. Elle lui permet de s’affranchir du poids de la société civile et religieuse et d’accéder à la conscience de soi. Le réveil de Jurema préconisé Galileo Gall « maintenant, peut-être, elle sortira de sa léthargie et découvrira l’injustice. Il pensa : “Je suis ton injustice” » / « Ahora tal vez despertará de su letargo y descubrirá la injusticia. Pensó : “Yo soy tu injusticia” » (idem) est un éveil de la femme à sa féminité, malgré le contexte de guerre, de violence et de chaos.
109Jurema est un personnage en pleine transformation puisque, au fil du texte, elle se libère de sa soumission envers les hommes et acquiert un statut de femme, une identité propre. Dans les événements et les épreuves, la jeune femme trouve la force de se délivrer de cette société faite par et pour l’homme. Sa trajectoire est l’inverse de celle d’Urania de chez elle, le viol, violence initiale, lui permet de prendre une conscience identitaire. Lorsqu’elle pense que « elle sentait que cette guerre ne la concernait pas » / « aquella guerra no la concernía y que por eso las balas la respetarían » (p. 499 VF, 410 VO), elle reste à la marge de la prise de conscience sociale collective qui naît au moment de la guerre de Canudos. Pour elle, Canudos sera l’avènement de sa libération puisque Rufino et Gall se tuent dans le duel qui les oppose et que Pajeú, autre menace masculine, disparaît.
110La rébellion de Jurema est presque féministe lorsqu’elle avoue préférer se tuer que d’épouser Pajeu : « s’il m’y oblige, je me tuerai » / « si me obliga, me mataré » (p. 543, 446), elle n’a plus, comme au moment de ses retrouvailles avec Rufino, cette angoisse de commettre un péché en se suicidant. Elle accède à la jouissance charnelle : « maintenant, elle savait que l’amour était aussi une exaltation de la peau, un embrasement des sens, un vertige qui semblait la compléter » / « Ahora sabía que el amor era también exaltación de la piel, un encandilamiento de los sentidos, un vértigo que parecía completarla » (p. 638/522). Pour reprendre une des expressions du baron, Jurema devient « la seule femme du sertão, une fatalité féminine sous la domination de laquelle tous les hommes liés à Canudos tombaient tôt ou tard » / « la única mujer del sertón, una fatalidad femenina bajo cuyo inconsciente dominio caían tarde o temprano todos los hombres vinculados a Canudos » (p. 623, 510). Nous pouvons interpréter cette réflexion de deux façons. Tout d’abord, il semble effectivement que Jurema soit la seule femme du sertão puisqu’elle séduit quatre hommes. Cette première idée nous conforte dans l’opinion selon laquelle, consciemment ou non, la femme joue avant tout un rôle de séductrice et se transforme ainsi en « fatalité féminine ». Nous avons là aussi une vision machiste de la situation de Jurema, vision qui inverse les rôles et où la victime passive devient instigatrice. Cette vision sert sans doute à expliquer l’événement qui succède aux révélations du journaliste et aux réflexions du baron : le viol de Sebastiana, autre « fatalité féminine » qui s’abat sur le monarchiste. Pourtant, l’approche donnée par ce personnage n’est pas complètement erronée puisque, en effet, seule à Canudos, entourée du Nain et du journaliste, Jurema assied son pouvoir et fait preuve d’autorité sur les hommes. C’est d’abord elle-même qu’elle réussit à dominer puis ce monde « construit par et pour l’homme dont la thématique se centre sur le désir de pouvoir, avec d’abondantes doses de violence et de sexe » dont parle Christine Arkinstall61. Toutefois, cette remarque du baron peut aussi trahir l’inquiétude qui est la sienne face au pouvoir acquis par une femme, qui plus est une ancienne domestique, dont l’éveil de la conscience est fatal à l’ordre ancien qu’il incarne.
111Malgré l’injustice qui lui est faite, Jurema ne donne pas prise à la violence, elle ne se laisse pas envahir et détruire par elle. La jeune femme s’affranchit du poids et des conventions qui l’étouffaient. D’une certaine façon, à travers ce personnage de Jurema, Mario Vargas Llosa anticipe sur la grande révolution du XXe siècle qui permet l’accession de la femme à une identité propre qui la libère de l’autorité du père (père absent auquel se substitue le baron) et de celle du mari pour vivre un amour libre.
Urania ou le rejet de la féminité
112Le personnage d’Urania est le personnage féminin le plus complexe de l’ensemble des œuvres du corpus. Il s’agit d’un personnage minutieusement travaillé du point de vue psychologique, d’un personnage qui rend compte des méandres de l’âme humaine. Comme pour le personnage de Jurema, la violence qui est faite à Urania est celle du viol, mais elle se referme sur son traumatisme. Trente-cinq ans après les faits, elle rapporte les propos et la violence de cette scène abjecte avec réalisme et brutalité. La violence qui est faite au personnage passe par l’épreuve du temps et de la mémoire. L’oubli impossible entretient le traumatisme et le cristallise dans un présent éternel. Comme pour l’entériner, Urania devient porteur de mémoire et archétype de cette faculté à ne pas oublier, à se souvenir éternellement puisqu’étymologiquement fille de Mnémésyne, la muse de la mémoire. Le nombre d’occurrences du verbe « se souvenir » à la forme affirmative ou négative, le substantif « mémoire » sont autant d’outils qui nous permettent de percevoir qu’Urania tout entière est en proie au souvenir. Même lorsque la Dominicaine parle d’oubli, on sent bien qu’en ce qui la concerne, c’est chose impossible, alors que selon les thèses avancées par Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud, lui seul est gardien de la vie. On dirait même que le souvenir remplit le vide de son être, autant quand elle rappelle que « l’étude et le travail étaient devenus l’obsédant viatique de l’oubli » / « estudiar, trabajar, se convirtieron en obsesionante remedio para no recordar » (p. 17 VF, 14 VO), que quand elle avoue que « depuis qu’elle a remis les pieds sur le sol dominicain, l’obsède nuit et jour : se souvenir » / « desde que volvió a poner los pies en tierra dominicana, la ocupa día y noche : recordar » (idem).
113Cependant, elle ne garde pas en mémoire tous les événements de sa vie, mais le seul qui l’obsède, celui qu’elle ressasse et confie à sa famille presque malgré elle :
– Tu te rappelles ces détails ? dit la tante Adelina en agitant son petit poing fripé qui a maintenant perdu toute énergie, toute autorité.
– J’oublie bien des choses, répond Urania vivement. Mais cette nuit-là, je m’en souviens par le menu. Tu vas voir. (p. 576)
–¿Te acuerdas esos detalles ? – la tía Adelina mueve su puñito arrugado ya sin energía ni autoridad.
– Se me olvidan muchas cosas – responde Urania, con viveza –. Pero, de aquella noche, me acuerdo todo. Ya verás. (p. 494)
114Le jeu sur l’oubli et le souvenir est clair. Lorsque le personnage emploie le verbe « oublier », à la forme pronominale, il fait référence aux anodins oublis du quotidien qui ne concernent en rien l’oubli salvateur qui lui permettrait de recouvrer une vie normale. Par contre, lorsqu’elle emploie le verbe « se souvenir » / « acordarse », Urania se réfère à cette particularité de la mémoire qui fait passer le souvenir par le cœur, siège des sentiments. Seul le souvenir de « cette nuitlà » remplit cette caractéristique. Cette réplique semble paradoxale car quelques pages plus loin, le personnage féminin reconnaît : « pendant longtemps, je ne me suis rappelé de la Maison d’Acajou que ce tapis […] par la suite, je me suis souvenue d’autres choses » / « Durante mucho tiempo, de la Casa de la Caoba sólo recordé esa alfombra. […] Después recordé más cosas » (p. 582 VF, 499 VO). L’inconscient a fait son travail. L’adolescente a commencé par enfouir, refouler ce qui lui est arrivé avant de pouvoir se le rappeler. Cette idée de souvenir douloureux que l’on se doit d’enfouir pour survivre renvoie à une pensée énoncée par Paul Ricœur dans « Entre la mémoire et l’histoire » : « la mémoire a ses empêchements issus de souffrances ou de culpabilités passées, ses refoulements et ses résistances, ses hantises et ses dénégations62 […] ».
115Ne pouvons-nous pas supposer alors, à la lumière de ces deux répliques, que tout ce dont elle fait récit, elle le reconstruit ? Chez Urania, la violence du souvenir devient un élément structurant. Dès lors, après avoir subi la violence de Trujillo, elle se l’inflige à elle-même par son incapacité à se libérer du traumatisme. La rage devient le moteur de sa vie, ce qui lui permet de réussir de brillantes études, de faire partie de la Banque Mondiale puis de travailler dans un cabinet d’avocats réputés de New York. Il est donc nécessaire de s’interroger sur le rôle que joue la mémoire d’Urania dans la construction du personnage et de celui qu’il joue dans le texte. Il est difficile de démêler, quand il s’agit des souvenirs d’Urania, entre les deux types de mémoire, collective et individuelle. Souvenirs douloureux, elle garde la mémoire affective des événements. Son récit est du domaine individuel, privé. Mais c’est son caractère exemplaire qui alimente la création d’une mémoire collective. Trujillo est assassiné alors qu’il se rend à sa « garçonnière », la Casa de la Caoba. « Oui, aller cette nuit à San Cristóbal, à la Maison d’Acajou, laver l’affront sur le même lit et avec les mêmes armes » / « Sí : ir esta noche a San Cristobal, a la Casa de la Caoba, lavar la afrenta en la misma cama y con las mismas armas » (p. 201 VF, 170 VO). Le lecteur pense donc qu’une autre jeune fille devait connaître ce soir-là le sort d’Urania. C’est peut-être en cela que, au-delà de ses souvenirs propres, le personnage est vecteur de mémoire collective. Son histoire, elle la partage sans doute avec des dizaines d’autres jeunes Dominicaines. Le souvenir personnel tend donc à se généraliser et, Claudia Macías Rodríguez l’affirme : « En Urania, les Dominicains subiront l’offense, la dernière offense du tyran » et elle poursuit, « l’histoire d’Urania c’est celle du peuple dominicain63 ». Comme l’écrit le psychiatre Philippe Jeammet, « Il y a du viol dans la violence et au-delà de l’étymologie commune, elle comporte une dimension d’effraction qui fait vivre au Moi un sentiment de dépossession de lui-même64. » En cela, le personnage d’Urania recueille toutes les formes de violence faites aux Dominicains ; en cela, elle porte en elle la marque indélébile de la violence.
116Parfois pourtant, Urania réussit à expulser cette violence qui l’habite et qui se manifeste alors à l’égard des autres personnages par des réactions démesurées. Sa violence à fleur de peau se traduit dans les paroles qu’elle profère en présence de son père ou dans la réponse à l’inconnu à la fin du roman. Elle agresse véritablement son père en recréant verbalement une situation dans laquelle elle a l’avantage. Cette agression verbale ne peut susciter de réponse (son père est devenu muet et paralysé), et face à un infirme, elle n’en est que plus violente :
Cela en valait-il la peine, papa ? Etait-ce par goût du pouvoir, illusion s’il en fut ? J’ai tendance à penser que non […] que Toi, Arala, Pichardo […] vous aviez le goût de la souillure. Trujillo a révélé chez vous une vocation masochiste et vous voilà avides de crachats, de fessées, de châtiments et vous réalisant dans l’abjection (p. 91)
¿Valía la pena, papá ? ¿Era por la ilusión de estar disfrutando del poder ? A veces pienso que no […] Que, en verdad, a ti, a Arala, a Pichardo […] les gustaban ensuciarse. Que Trujillo les sacó del fondo del alma una vocación masoquista, de seres que necesitaban ser escupidos, maltratados, que sintiéndose abyectos se realizaban. (p. 76)
117Les verbes choisis et les adjectifs attestent de la virulence des paroles, exutoire à son ressentiment pour un père qu’elle condamne.
118De manière générale, Urania nie sa féminité : « Chaque fois que quelqu’un s’approche, et me regarde comme une femme, j’éprouve du dégoût. De l’horreur. L’envie de le voir mourir, de le tuer. C’est difficile à expliquer » / « Cada vez que algún [hombre] se acerca y me mira como mujer, siento asco. Horror. Ganas de que se muera, de matarlo. Es difícil de explicar » (p. 598 VF, 513 VO) et ne supporte pas les regards chargés de désirs qui la considèrent comme une femme. L’étude de Philippe Jeammet apporte une explication à cette réaction du personnage. Selon le psychiatre : « certaines propositions amoureuses peuvent ainsi être ressenties comme une violence dans la mesure où il n’est tenu aucun compte du désir propre du sujet qui n’est considéré que comme un objet au sens matériel du terme qui n’a d’intérêt qu’au service du désir d’autrui65 ». Certes il s’agit là d’une analyse psychopathologique qui ne peut donc pas s’appliquer en tant que telle à un être de papier. Toutefois elle a le mérite de révéler combien le personnage féminin d’Urania a été travaillé et quelle en est la complexité puisque de réceptacle de la violence, elle en devient à son tour vecteur lorsque son identité se voit menacée. Urania, personnage complexe dans lequel se mêlent la violence subie et la violence agie, la violence du traumatisme et sa violence propre.
119Le personnage d’Urania n’est pas non plus circonscrit à l’image définitive qui ferait d’elle l’incarnation de la victime sacrifiée à la raison d’état, à la façon des héroïnes de tragédie grecque. Elle a été conditionnée par cette violence ; elle ne peut s’y soustraire puisque, par son retour à Saint Domingue, tout en elle vibre de la haine et de l’injustice dont elle a été victime. Trujillo est cette injustice qui pèsera sur la vie entière du personnage. Contrairement à Jurema, Urania ne saura la mettre de côté pour la dépasser et construire son identité de femme. Corps et psychisme détruits, la construction d’Urania ne sera que sociale.
120L’image donnée par les femmes dans les romans est une image non pas d’autorité, mais de violence. En effet, celle-ci s’exprime soit pas la récurrence de personnages stéréotypés et souvent homonymes, soit directement par leur action de tentatrice ou de manipulatrice. D’autre part soumise, blessée, la femme des romans n’existe que dans sa relation aux autres et aux hommes en particulier. Ce sont donc des personnages qui, malgré le peu de place que leur réservent les romans jouent des rôles importants dans la problématique de la violence.
Des silhouettes et des ombres
121Des ombres furtives se déplacent dans l’intrigue derrière les protagonistes et peuvent être dénommées ainsi pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que bien qu’elles pèsent sur le texte, leur présence est davantage allusive que véritablement construite. Ensuite, parce que même lorsque ces personnages ont une identité, quand il y a description, ils ne font l’objet que d’une présentation physique ou psychologique sommaire. Rien qui ne permette au lecteur d’affiner un portrait, de s’approprier « matériellement » ces êtres de fiction. Ces personnages appartiennent à la catégorie d’hommes que Michel Wieviorka appelle les non-sujets, ceux qui exécutent des consignes sans endosser la responsabilité morale de leurs actes66.
Dans l’unité de la foi
122Le roman La guerra del fin del mundo met en scène les ombres des fidèles qui se pressent autour du Conseiller ou à sa suite, afin de trouver refuge dans la ville sainte de Canudos. Venus d’horizon divers, ils sont tous unis autour de la figure christique d’Antonio.
Quelques figures emblématiques
123Les nouveaux convertis constituent un véritable petit peuple dont émergent quelques figures représentatives67 : João Grande, los Vilanova, el Beatito, Antonio el Fogueteiro, María Quadrado, Macambira, el León de Natuba, el Padre Joaquim, et Pajeú et João Abade, les anciens bandits du sertão, dirigent les opérations contre la République.
124Le récit que propose le narrateur de la vie de João Grande, avant sa conversion, le présente comme un personnage ingrat et cruel. Les insultes proférées à l’encontre de sa protectrice la señorita Adelinha constituent le premier acte de violence commis par l’ancien esclave. La señorita meurt car « il lui plongea son poignard dans le ventre et, une fois morte, s’acharna sur elle en lui coupant les seins et la tête » / « le clavó un puñal en el estómago y ya muerta, se encarnizó con ella cortándole los pechos y la cabeza » (p. 46 VF, 40 VO). Le personnage explique l’acharnement rageur dont il a fait preuve par un argument irrationnel : il était possédé par le diable avec lequel il aurait scellé un pacte. Croisant un jour le Consejero sur sa route, il décide de le suivre, « à distance, comme un animal timide » / « a distancia, como un animal tímido » (p. 48VF, 42 VO) puis se convertit. C’est le dessein de venger les assassins de ses parents qui conduit João Satán à la « vie violente » de bandit de grand chemin, pillant, violant et tuant tout homme qui se dresse sur sa route. Mais là encore, la rencontre avec le Conseiller ouvre la voie de la conversion. Il change de nom et celui qui incarnait le diable devient « apôtre du bon Jésus ». L’histoire du Pajeú bandit de grand chemin, contrairement aux autres personnages dont l’histoire est concentrée dans une section du premier livre, est dispersée dans l’ensemble de l’œuvre. Cette présentation par petites touches contribue à parfaire la connaissance du personnage et de mieux en cerner la violence. La conversion exemplaire des grands bandits du sertão se fait à l’ombre du conseiller qu’ils vénèrent et qu’ils servent. De plus, comme le souligne Leopoldo Bernucci : « Pajeú, Jaõ Grande et Jaõ Abade représentent la force et l’intelligence de l’armée de Canudos68 ».
125León de Natuba et Beatito ne sont pas des personnages violents car ils n’ont pas de passé de violence et ne combattent pas dans la Garde catholique. Cependant, eux aussi sont très proches du Conseiller. León de Natuba étant un nouvel évangéliste, il a la mission de consigner les paroles prophétiques du prédicateur et le suit partout dans ce but. Beatito quant à lui est l’ombre du Conseiller. Cela se traduit d’abord par ce « petit espace de terre libre, [aux] côtés [du Conseiller], qui semblait réservé pour lui parmi l’entassement des corps » / « pequeño espacio de tierra libre, a su lado, que parecía reservado para él entre el amontamiento de cuerpos » (p. 27 VF, 25 VO). Il restera toute sa vie dans l’ombre : il ne peut accéder à la prêtrise car il est enfant naturel et ce n’est pas lui que le Conseiller choisit d’envoyer en mission pour poursuivre son oeuvre, mais Antonio Vilanova.
Les jagunços
126Mais, de manière générale, pour se référer à la population de Canudos, c’est le mot englobant yagunzos, insurgés, qui est utilisé. Le journalise myope égrène une liste d’expression pour les désigner : « des hordes de fanatiques, des sanguinaires abjects, des cannibales du sertaõ, des dégénérés, des monstres méprisables, une scorie humaine, d’infâmes lunatiques, des assassins, des filicides, tarés en l’âme » / « Hordas de fanáticos, sanguinarios abyectos, caníbales del sertón, degenerados de la raza, monstruos despreciables, escoria humana, infames lunáticos, filicidas, tarados del alma » (p. 445 VF, 366 VO). Cette litanie met l’accent sur deux plans sémantiques différents : d’un côté sur l’individu et de l’autre, la pratique. Lorsqu’il utilise « dégénérés », « lunatiques », « tarés », ces trois termes jugent la constitution physique et la personnalité des insurgés puisque la violence émane du plus profond de leur être. Lorsque le journaliste recourt aux termes « fanatiques », « cannibales », « filicides », il se situe au niveau des actes pour montrer qu’agissant au nom de la foi, ils commettent des exactions indignes de l’homme. Dès lors, ils perdent leur humanité et sont comparés à des monstres, à des cannibales assoiffés de sang et deviennent « scorie humaine ». Mais cette longue liste n’a de réalité que dans l’imaginaire des adversaires, puisque, comme le reconnaît le journaliste myope, son opinion a changé au contact des insurgés.
127Pourtant, selon Gall, ce n’est pas le fanatisme qui pousse les yagunzos à la révolte et à incendier la résidence du baron. Il applique ses théories révolutionnaires au sertão lorsqu’il analyse que « les jagunços détruisaient là le symbole de l’oppression » / « los yagunzos estaban destruyendo el símbolo de la opresión » (p. 329 VF, 270 VO). Guerre religieuse pour certains, le conflit de Canudos est le révélateur de la lutte de classe pour d’autres. Mais, au-delà de la question de classe, Canudos a un autre intérêt pour les personnages qui viennent s’y établir : il permet à ceux qui ont trouvé le réconfort dans cet asile de repartir sur des bases nouvelles :
Pourquoi admet-on des délinquants à Canudos […] Pour les rendre bons. S’ils ont volé ou tué c’est à cause de la pauvreté dans laquelle ils vivaient. Ici, ils se sentent appartenir à la famille humaine. (p. 69)
¿Por qué se aceptan los delincuentes en Canudos ? […] Para hacer de ellos hombres buenos, si han robado o matado, fue por la pobreza en la que vivían. Aquí sienten que pertenecen a la familia humana. (p. 59).
128C’est alors pour protéger la Famille et son patriarche que se constitue la garde catholique, composée de « près de quatre cents membres. Vingt-cinq étaient des femmes qui savaient se servir d’un fusil, préparer des explosifs et manier le couteau voire la machette » / « cerca de cuatrocientos miembros. Veinticinco eran mujeres que sabían disparar, preparar explosivos y manejar la faca y aun el machete » (p. 264 VF, 218 VO). Les recrues de la garde catholique sont choisies pour leurs aptitudes à protéger les réfugiés. Pourtant, leur stratégie est tout autant offensive que défensive, en témoigne l’exemple suivant :
Ils étaient armés de toutes les images du Bon Jésus, de la Vierge, […] ils tenaient à la main tous les gourdins, piques, faux, fourches […] en plus des troublons, escopettes […] ils ne laissèrent pas le temps aux soldats de sortir de leur stupeur en voyant soudains, dans cette plaine la masse vociférante d’hommes et de femmes courir vers eux comme s’ils n’avaient pas déjà été battus. (p. 144-145)
Venían armados de todas las imágenes del Buen Jesús, de la Virgen, […] empuñaban todos los garrotes, varas, hoces, […] además de los trabucos, las escopetas, […] No dieron tiempo a los soldados a salir del estupor de ver, de pronto, en ese llano, la masa vociferante de hombres y mujeres que corrían hacia ellos como si no hubieran sido ya derrotados. (p. 119)
129La garde catholique apparaît comme une « masse », dont l’unité et la cohésion viennent à bout des trois premières expéditions militaires. Ces personnages fanatisés brandissent dans un même mouvement exalté les images saintes et tous types d’armes. La foi n’est plus alors rédemptrice, elle incite, pousse à la guerre de religion, elle aveugle le prosélyte pour lequel l’ennemi incarne le Mal. Dès lors, la barbarie des fidèles n’a rien à envier à celle des militaires ; les violences des uns et des autres se font écho, puisque tous se croient dans leur bon droit. Le sort qui est réservé au soldat qui essaie de violer Jurema illustre cette cruauté des gardes catholiques. Sans cas de conscience, « les jagunços [lui] enfoncent plusieurs couteaux dans le ventre, le dos, le cou » / « los yagunzos le hunden varias facas en el vientre en la espalda, en el cuello » (p. 382 VF, 313 VO) et celui-ci expire. De cette mise à mort sanglante s’ensuit une scène d’une grande sauvagerie : l’un d’eux « se penche, prend le sexe […] du soldat, le lui coupe et le lui fourre dans la bouche » / « se inclina, coge el sexo […] del soldado, se lo corta de un tajo y con el mismo movimiento se lo embute en la boca » (idem). Dans l’aveuglement du conflit qui les oppose aux troupes de l’armée, les insurgés de Canudos sont mus par un souffle de bestialité. Dès lors, contrairement à la citation du texte : « c’étaient les mêmes, portant les mêmes couteaux, carabines, machettes et, cependant, ils étaient autres, car maintenant, ils ne parlaient que du Conseiller, de Dieu » / « Eran los mismos, llevaban las mismas facas, carabinas, machetes, y sin embargo, eran otros, pues ahora sólo hablaban del Consejero, de Dios » (p. 117 VF, 97 VO), leurs actes les placent davantage dans la permanence de la violence que dans la rupture de la conversion et de l’apaisement de l’amour évangélique.
Du simple soldat au gradé ou la cohésion d’un corps
130Les autres personnages qui sont présentés comme un tout indissociable sont les militaires. Eux aussi sont vecteurs de violence puisqu’ils obéissent à des ordres venus de leurs supérieurs et mettent en œuvre un sens qu’ils n’ont pas défini.
Les militaires
131Dans La guerra del fin del mundo, le lecteur est frappé par le nombre d’intervenants. Toutefois, si tous jouent un rôle dans l’intrigue, tous n’ont pas le même statut et les personnages anonymes sont légions. Dans cette foule, se devinent les « silhouettes sans traits » / « siluetas sin facciones » (p. 363 VF, 298 VO) des soldats car seuls les officiers ont un visage et une identité : el Coronel Moreira César, el Mayor Cunha Matos, el Capitán Olimpio de Castro… les autres, « les obscurs, les sans grades », ceux qui portent les armes et les manient, ceux qui tirent le canon et font feu ne sont même pas réduits à un matricule. Leur identité collective est chosifiée : c’est La Columna qui se dirige vers Canudos et qui est divisée en « septième », « neuvième », « seizième » autant de nombres qui renvoient aux régiments et déshumanisent ceux qui grossissent leurs rangs, c’est le crotale auquel Pajéu compare les troupes : « chaque bataillon en constitue les anneaux, les uniformes les écailles, la poudre des canons le venin » / « cada batallón son los anillos, los uniformes las escamas, la pólvora de sus cañones el veneno » (p. 494 VF, 406 VO). Même lorsqu’ils sont blessés ou meurent sur le champ de bataille, ils n’ont pas le réconfort d’être connus et appelés par leur nom : « avec lui sont morts le lieutenant Odilón Coriolano de Azevedo, le sous-lieutenant José A. do Amaral et trois soldats (cinq autres furent brûlés) » / « Con él han muerto el Teniente Odilón Coriolano de Azevedo, el Alférez José A. do Amaral y tres soldados (otros cinco tuvieron quemaduras) » (p. 555 VF, 455 VO). Là encore, sans réalité propre, ils ne sont envisagés que dans l’ombre de ceux qui prennent les décisions.
132Il n’y a pas dans la guerre de Canudos de mise en pratique de « l’éthique du guerrier, éthique de la reconnaissance, reconnaissance de l’autre » car l’autre n’est pas « élevé à la dignité d’un adversaire69 ». Le général Oscar s’exprime à ce sujet puisqu’il reconnaît qu’« il est choqué que ces cannibales dégénérés soient, malgré tout, des Brésiliens, c’est-à-dire, essentiellement semblables à lui » / « le incomoda que esos caníbales degenerados sean, pese a todo, brasileños, es decir, en un sentido esencial, semejante a ellos » (p. 606 VF, 495 VO). Le militaire ne voit pas dans son adversaire de combattant à sa mesure, il ne se reconnaît pas en lui, le rejette. La guerre de Canudos ne se déroule pas comme une guerre mythique remplie de prouesses, à l’image des épopées dans lesquelles le guerrier est un héros, mais comme la pire des guerres, la guerre civile qui voit le massacre des citoyens et vise « la destruction totale de l’adversaire » / « la destrucción total del adversario70 » (p. 145 VF, 120 VO) et qui, selon la définition donnée par Frédéric Gros repose sur la brutalité aveugle. « La brutalité, c’est la force qui ne connaît d’autre mesure que d’aller jusqu’au bout d’elle-même, une violence nécessairement en excès : sa seule mesure est son épuisement » écrit-il (p. 96). Et les personnages de l’ombre, sur l’ordre de leurs commandants, épuisent la violence jusqu’à la mort car, dans la logique de massacre de cette guerre de la fin du monde, la cruauté et la brutalité des deux camps se répondent jusqu’à l’extermination définitive. Les soldats qui découvrent les corps de l’avant-garde pendus à un arbre éprouvent des sentiments féroces et impitoyables :
Ils sont pleins de haine, habités par le désir de vengeance, de leur faire payer la fatigue, la faim, la soif, les chevaux et les bêtes perdus et, surtout, les corps mutilés et outragés de ces compagnons, qu’ils avaient vus partir. (p. 363)
Están llenos de odio, intoxicados por el deseo de venganza, por hacerles pagar la fatiga, el hambre, la sed, los caballos, las reses perdidos y, sobre todo los cadáveres destrozados, vejados, de esos compañeros a los que vieron partir… (p. 297)
133Cette image de barbarie à laquelle sont confrontés les militaires ne les laisse pas insensibles. Elle est d’autant plus révoltante que, de leur point de vue, il ne s’agissait pas des corps anonymes de ceux qui constituaient le septième régiment, mais des frères d’armes avec lesquels ils partageaient la fatigue et la soif de la campagne du sertão. Au service d’une idéologie, les soldats de l’Armée brésilienne envoyés en mission, s’ils n’ont pas fait le choix délibéré de la violence, la pratiquent pourtant sans états d’âme. Après les scènes de barbarie auxquelles assistent les soldats, ceux-ci n’auront pas de peine à exécuter l’ordre de décapiter Pajeú.
134Toutefois, dans le cadre de ce roman, la violence physique à laquelle sont soumis les militaires suscite une réflexion générale sur l’inhumanité de la guerre, ses souffrances et la pitié qu’elle inspire et quelques personnages sortent de l’ombre pour que leur histoire devienne exemplaire. L’écriture de Mario Vargas Llosa fait donc la lumière sur différents personnages tel Pires Ferreira, vétéran des quatre expéditions contre Canudos, « gueule cassée », qui clame sa douleur. Sa chair porte les marques physiques des pires violences et il implore le médecin de l’hôpital de campagne pour qu’il abrège ses souffrances :
Un coup de feu sur la tempe […] ce n’est pas facile de se tuer quand on n’a ni mains ni yeux […] j’ai essayé les coups contre la roche. Insuffisant. Pas plus que de lécher le sol, car il n’y a pas de pierres susceptibles d’être avalées et…
Un tiro en la sien […] no es fácil matarse cuando no tienes manos ni ojos […] He intentado los golpes contra la roca. No sirve. Tampoco lamer el suelo, pues no hay piedras capaces de ser tragadas y… (p. 459-460).
135A travers le cas de ce vétéran, toute la cruauté des combats s’exprime. Omniprésente, celle-ci contamine les recrues au plus profond d’eux-mêmes, et cet exemple individuel de désespoir pourrait être généralisé. Il y a donc ici une stratégie d’écriture qui vise à présenter les soldats en nombre dans leurs régiments, puis à isoler l’un d’eux, à se focaliser sur lui pour suivre son histoire qui sera emblématique de toutes les autres, ce qui rappelle le raisonnement du baron pour lequel « il est plus facile d’imaginer la mort d’une personne que celle de cent ou de mille » / « es más fácil imaginar la muerte de una persona que la de cien o mil […] » (p. 476 VF, 392 VO). Le lecteur se trouve donc pris entre une double tension. D’abord, celle de la déshumanisation, de l’anonymat lié au nombre et aux statistiques, puis celle de l’individualisation qui devient exemplaire. La volonté de l’auteur est donc de rendre concrète l’horreur et la barbarie du conflit, d’en faire une réalité palpable que le lecteur pourra ensuite démultiplier et généraliser.
Le service d’intelligence militaire
136Dans La Fiesta del Chivo, les silhouettes ne sont pas de véritables ombres, mais des personnages de l’ombre. Malgré ce qu’en dit Trujillo, « ma main ne tremble pas quand je dois tuer […] gouverner ça exige parfois de se tacher de sang » / « A mí no me tiembla la mano cuando tengo que matar […] gobernar exige a veces mancharse de sangre » (p. 142 VF, 119 VO), il ne s’agit que d’une déclaration de principe, d’une métaphore puisque, dans les faits, ce n’est pas sur ses mains que le sang jaillit. Ce sont les personnages de l’ombre qui, dans le secret le plus absolu, se chargent de faire parler les opposants au régime puis de faire disparaître leur corps. Comme dans la structure de l’oignon explicitée par Hannah Arendt dans l’essai qu’elle consacre à l’autorité71, Trujillo, à l’intérieur de la structure, délègue à Johnny Abbes, qu’« il l’avait aperçu glissant comme une ombre dans les couloirs du Palais national » / « [se desliza] como una sombra por los pasadizos del Palacio Nacional » (p. 63 VF, 52 VO), la répression et le maintien de l’ordre public. Ce subordonné redistribue certaines tâches à des exécutants : los caliés, les non-sujets, les mains agissantes qui ne sont pas responsables de leurs actes. Mais dans le roman, à cette organisation totalitaire se superpose celle de la pyramide qui impose des liens hiérarchiques entre Trujillo, Johnny Abbes et ses hommes de main. Et ce que Wolfgang Sofsky décrit dans le Traité de la violence éclaire ce fonctionnement dans le roman : « Le supérieur est un complice, il incarne la hiérarchie qui décharge l’exécutant de sa responsabilité et il représente le régime qui lui laisse les coudées franches72. »
137Johnny Abbes se trouve à la tête du SIM « non pour sa cruauté, mais pour sa froideur : c’était l’être le plus glacial qu’il eût connu dans ce pays peuplé de gens chauds de corps et d’âme » / « no por cruel ; más bien por frío : el ser más glacial que había conocido [Trujillo] en este país de gentes de cuerpo y alma calientes » (p. 94 VF, 79 VO) et c’est cette personnalité de marbre ainsi que l’intérêt qu’il manifestait pour « un libro de torturas chinas, con fotos de decapitados y despellejados » qui ont attiré l’attention du dictateur. Il se fait aussi remarquer par les services « sanglants » rendus au régime, consignés dans le chapitre IV, et qui ne sont pas également appréciés du dictateur et des militaires qui pensent que sa promotion se fait « en paiement de services sûrement douteux […] Et ils se méfiaient de lui, en raison des sombres exploits qu’on lui atribuait » / « en pago de servicios seguramente sucios […] Y desconfiaban de él, por las sombrías hazañas que se le atribuían » (p. 64, 53). Toutefois, le choix de Johnny Abbes à ce poste n’est pas seulement dû à cette seule faculté. Il s’agit aussi d’une stratégie politique. Johnny Abbes sert de figure de proue à la répression exercée par le régime. C’est à lui que vont être associées tortures et disparitions, comme en témoigne cette citation :
Pour qu’un gouvernement dure trente ans, il faut bien qu’un Johnny Abbes mette les mains dans la merde. Et le corps et la tête, si nécessaire. Qu’il se brûle. Qu’il concentre toute la haine des ennemis et parfois, des amis. Le Chef le sait et c’est pour cela qu’il l’a à ses côtés. (p. 65)
Para que un gobierno dure treinta años, hace falta un Johnny Abbes que meta las manos en la mierda. Y el cuerpo y la cabeza si hace falta. Que se queme. Que se concentre el odio de los enemigos y a veces de los amigos. El Jefe lo sabe, y por eso, lo tiene a su lado. (p. 54)
138Pour le militaire qui prononce ces paroles, Johnny Abbes n’a donc pas seulement été choisi comme chef du SIM en fonction de ses seules capacités, mais parce qu’une fois encore, si c’est au tyran qu’il incombe de définir le sens, ce n’est pas lui qui passe à l’acte. Cette citation permet de mieux comprendre la relation qui lie les deux personnages, relation faite d’admiration, de respect et de complicité réciproque.
139Suite à la mort de Trujillo, le désordre général conduit le personnage à sortir de l’ombre. Lui qui n’était qu’un exécutant se met à donner des ordres et le « chien de garde de Trujillo » se convertit en chef de meute jusqu’au retour du fils du dictateur : « Envoie des patrouilles du SIM fermer le pont Radhamés […] Cours prévenir les frères du Chef. Qu’ils se réunissent au Palais national » / « Manda patrullas del SIM a cerrar el Puente Radhamés […] Corre a prevenir a los hermanos del Jefe. Que se reúnan en el Palacio Nacional » (p. 383 VF, 326 VO). Après la mort du tyran, et malgré la défection d’une partie de l’Armée, la loyauté de la police secrète et de son chef reste intacte. La brutalité de la répression et l’acharnement des bourreaux du SIM sont une manifestation supplémentaire de l’omniprésence de la violence à Saint Domingue.
140Les autres hommes de l’ombre du régime, les « tontons macoutes » dominicains, ce sont les caliés, « cohorte » / « multitudinario ejército » de Johnny Abbes (p. 64, 53). Ces personnages sont des espions qui sillonnent les rues de la ville dans leurs voitures. Ils représentent dans le roman la menace de tous les instants qui plane sur les habitants. Ils symbolisent la force brute, capable des pires atrocités : ils procèdent aux arrestations et font disparaître à la mer les corps des torturés. Pourtant, s’ils exécutent, ils ne portent pas la responsabilité des atrocités car, comme l’énonce Michel Wieviorka :
la pire barbarie, si elle est demandée à des exécutants placés en situation d’obéissance et de soumission à l’autorité, peut fort bien ne pas être perçue par eux comme telle, les laisser insensible, indifférents à leur propre pratique73.
141L’autre mission des caliés, et non la moindre, est de veiller sur la sécurité de Trujillo au cours de ses déplacements : « il avait imaginé la myriade de Volkswagen bourrées de caliés que Johnny Abbes avait postées sur tout le pourtour de son trajet » / « Imaginó la miríada de Volkswagens con caliés que Johnny Abbes derramaba por todo el contorno de su trayectoria » (p. 112 VF, 94 VO) et dans ses palais. Pourtant, leur présence constante devient angoissante pour le tyran lui-même : « Il avait eu l’impression d’étouffer, d’être claustrophobe » / « Sintió agobio, claustrofobia » (idem). Dès lors, tant que la situation dominicaine est normale, leur présence dans le corps même du roman se veut discrète, mais, après la mort de Trujillo et tant que durent les recherches des assassins, ils prennent plus largement possession du texte. Leur présence est mentionnée neuf fois au chapitre XVII, comme si le texte lui-même démontrait que « c’était maintenant une ville occupée par les gardes et les caliés » / « ésta es ahora una ciudad ocupada por guardias y caliés » (p. 457 VF, 389 VO). Toujours présents comme un groupe, comme en atteste l’usage du pluriel, ils sillonnent la ville, se multiplient, pullulent : « deux volkswagen noires, pleines de caliés » / « dos volkswagen negros llenos de caliés » (idem), ou « peu avant midi, deux volkswagen avec des caliés s’arrêtèrent devant la maison d’en face » / « Poco antes del mediodía, dos “cepillos” con caliés pararon en la casa del frente… » (p. 458 VF, 391 VO), « les gardes et les caliés étaient retranchés » / « caliés y guardias se escudaban » (p. 464 VF, 395 VO)… Tout en eux, y compris l’étymologie du mot calié est obscur. En effet, l’origine de ce mot est incertaine, et l’interprétation que nous allons apporter, malgré sa cohérence interne, n’en reste pas moins soumise à réserve. Dans la revue des Langues néo-latines, Danièle Dumas qui s’interrogeait sur le caló, la langue parlée par les gitans, écrivait ceci : « Le mot caló, dérive du sanskrit kalo = noir. Dans l’Inde actuelle, Kali est une déesse, plus exactement un avatar de Siva, qui symbolise les forces du mal, les forces obscures : Mâ Khali = la Mère Noire ; nous retrouvons donc ce sens de noir (mais non de maléfique ?) dans l’expression raza calé74. » Dès lors, peut-être pouvons-nous attribuer au mot calié la même origine que celle de Kalo. Dans ce cas, les personnages de l’ombre, qui fonctionnent en véritables forces du mal, font planer sur la ville la menace de la violence dont, à l’image de Siva-Abbes-Trujillo, ils sont les multiples bras.
Les activistes de Sentier lumineux
142Lorsque le roman Historia de Mayta est publié, en 1984, le Pérou est plongé dans le contexte de la Guerre sale. L’écrivain rend compte de cette situation en inscrivant son roman dans la perspective de l’insurrection de Jauja, dans les années soixante, et dans les actes terroristes commis par le Sentier lumineux depuis le début des années 1980. Or, dans cet ouvrage, si l’insurrection de Jauja a un visage, le Sentier Lumineux n’en a pas. Il n’apparaît pas en tant que personnage, actant du texte. Son rôle et son action se bornent à la mention de coups de feu et de nombreux attentats. Dans ce roman, la menace terroriste, contemporaine de l’enquête, apparaît comme une menace de tous les instants qui frappe de manière aveugle n’importe où, à Lima ou dans les Andes. À travers l’exemple de l’« attaque massive des insurgés contre la caserne de Jauja » / « ataque masivo de los insurrectos al cuartel de Jauja » (p. 180 VF, 141 VO), est mentionnée pour la première fois la présence humaine des « rebelles » derrière une menace omniprésente et une violence arbitraire. Face à eux, s’organise la réponse des autorités qui multiplient les actions violentes (chapitre V) et déploient les soldats dans les principaux lieux de la ville. Après ce premier contact, les insurgés, dans Lituma en los Andes, prennent le nom de terrucos. Dans un premier temps, la situation de violence dans laquelle vit le pays n’est pas définie en tant que telle et, par le même jeu de glissement temporel qui caractérise le roman, une confusion naissante entre les deux états de violence qui ferait alors de l’insurrection de Jauja les prémices de la situation générale péruvienne s’établit. L’important dans le roman n’est pas de définir de façon claire les acteurs de la lutte armée (terrucos et autorités), mais de faire porter l’accent sur la situation incertaine et dramatique, sur le climat général de tension (couvre-feu, attaques sporadiques, présences d’armes…). Peut-être aussi qu’à l’image de cette réflexion de Lituma :
Comment était-ce possible qu’avec tout ce qui se passait chaque jour autour d’eux, jamais il ne les ait entendus jusqu’à présent faire le moindre commentaire sur le Sentier Lumineux ? Comme s’il n’existait pas, comme s’il n’y avait pas toutes ces bombes et ces tueries. (p. 45)
¿Cómo era posible que, con todo lo que pasaba cada día a su alrededor, nunca los hubiera oído hasta ahora hacer un sólo comentario sobre Sendero Luminoso ? Como si no existiera, como si no hubiera esas bombas y matanzas. (p. 32),
143la population préfère ne pas nommer ses agresseurs, comme si, par le mutisme, elle pouvait les tenir à distance.
144Dans Lituma en los Andes, cette menace paradoxalement lointaine et présente devient un actant à part entière du récit dans les deuxièmes sections de la première partie. Toutefois, il convient d’associer les activistes de Sentier Lumineux à un personnage collectif car ils sont volontairement montrés comme tels, comme membres d’un tout : « la révolution avait un million d’yeux et un million d’oreilles » / « La revolución tenía un millón de ojos y un millón de oídos » (p. 90 VF, 69 VO), malgré cela, c’est l’image de l’homogénéité qui les caractérise. Ces personnages n’ont pas d’identité propre ; l’emploi d’indéfinis pour se référer à eux est récurrent. Pour aussi paradoxal que cela puisse paraître pourtant, cette foule d’anonymes dans laquelle « les garçons et les hommes prédominaient dans les rangs, mais il y avait aussi des femmes et des enfants dont certains ne devaient pas avoir douze ans » / « predominaban los jóvenes y los hombres, pero había también mujeres y niños, algunos de los cuales no debían llegar a los doce años » (p. 90, 68) est aisément identifiable et assimilable aux « terrucos », « terroristes » ou « subversifs », selon les termes utilisés par les non-activistes fictionnels pour les nommer. La plupart du temps, ces hommes et ces femmes dissimulent leur visage derrière un passe-montagne – présent dans la fiction et dans la réalité des témoignages consignés par la Comisión de la Verdad y Reconciliación75 – qui préserve leur anonymat et contribue aussi à créer un stéréotype du terroriste. Ce faisant, la fiction les déshumanise encore davantage car, comme l’écrit Armando Figueroa, « parce qu’ils sont inhumains, ils sont aussi déshumanisés dans le roman76 » : les actes de violence peuvent alors paraître d’autant plus cruels qu’ils sont anonymes, émanant de mains et de corps sans tête. Ces hommes et ces femmes, dont la jeunesse et la détermination ne cessent d’étonner le narrateur ne sont que les bras armés d’une idéologie qui cherche à s’affirmer et vaincre par la force. Endoctrinés – on peut retrouver ici la justification de la métaphore du corps sans tête –, répondant expressément aux ordres de leurs propres autorités, ils hissent les couleurs de leur « drapeaux rouges frappés du marteau et de la faucille » / « banderas rojas con la hoz y el martillo » (idem). Parfois, ils se murent dans le silence de la certitude et de leur détermination, leur violence armée clôt tout dialogue. La communication est impossible, comme face aux touristes français par exemple : « silence, chut » constituent la seule justification, le rejet de toute négociation. Dans d’autres circonstances, ils s’expriment en espagnol et en quechua pour justifier leur action et essayer ainsi de rallier d’autres hommes et d’autres femmes à leur cause. C’est le cas à Andamarca, mais là, ce sont les comuneros qui semblent ne pas les comprendre : « l’assistance semblait écouter plus qu’elle n’écoutait, entendre plus qu’elle n’entendait » / « Los vecinos aparentaban escuchar más de lo que escuchaban, entender más de lo que entendían » (p. 93, 71). Les mots qu’ils emploient « ennemi, impérialisme, stratégie mondiale » / « enemigo, imperialismo, estrategia mundial » (p. 68, 50), « régime capitaliste féodal, impérialisme américain, révisionnisme soviétique, les masses » / « régimen capitalista feudal, imperialismo norteamericano, revisionismo soviético, las masas » (p. 93, 71), « instrument de l’impérialisme et de l’état bourgeois » / « instrumento del imperialismo y del Estado burgués » (p. 141, 110), vocable d’une même idéologie très nombreux dans les deuxièmes sections de la première partie, apportent à nouveau la preuve que tous parlent d’une seule et même voix, celle de la propagande. Les paroles prononcées se font accusatrices et virulentes lorsqu’ils mentionnent « les serviteurs d’un gouvernement taché de sang jusqu’à la moelle » / « los sirvientes de un gobierno manchado de sangre hasta los tuétanos » ou « les complices de la répression et de la torture » / « los cómplices de la represión y de la tortura » (p. 91, 70). Mais c’est surtout dans les actes qu’eux-mêmes nomment « ajusticiamiento » que transparaît toute la haine de ces jeunes gens. Si nous décomposons ce terme, au-delà du sens donné par le dictionnaire : « acción de ajusticiar », c’est-à-dire « exécuter », nous isolons la racine « justo » qui constitue le cœur du mot. On peut alors appliquer à ce terme et aux intentions des sentiéristes une volonté de justice. Mais, contrairement à ce qui est juste et donc soumis à la loi, les tribunaux mis en place, quand ils existent, ne sont pas des lieux où les futures victimes peuvent plaider leur cause, puisque leur sort est déjà décidé. Par ailleurs, si tant est qu’il y ait des exécutions justes, les sendéristes choisissent la mort par lapidation, seule forme d’exécution où il n’y ait pas un seul bourreau, mais la participation du groupe, ce qui traduit la cohésion des révolutionnaires et leur ascendant sur les villageois.
145L’étude des personnages nous a permis de relever un certain nombre de constantes dans l’œuvre de Mario Vargas Llosa. Nous avons pu constater que la figure la plus emblématique des romans est celle de la victime, rejetée, exclue, violentée à cause de sa différence que celle-ci soit ethnique ou physique. Dès lors, les violences qui se déchaînent contre ces personnages sont elles aussi nombreuses : violence de l’agressivité ou de l’agression, violence du meurtre ou du sacrifice. À travers ces figures de victimes, c’est la structure même des mentalités humaines et sociales qui est dénoncée. Appliquée aux personnages, la violence se montre insidieuse puisque, dans certains cas, ceux qui pensent la maîtriser et s’y soustraire sont en fait rattrapés par elle. Mais il ne s’agit là finalement que de l’application de la loi du talion qui souligne donc l’absurdité de la violence qui n’apporte pas de solution et crée systématiquement de nouvelles crises.
146Par la suite, l’étude des antihéros a renforcé l’idée de l’implacabilité de la violence puisque ces personnages en sont objet. Pris dans une logique qui les dépasse, ils ne sont plus maîtres de leur destin, ce qui contribue aussi à leur faire violence et à renforcer le sentiment de fatalité puisque leurs actions ne leur permettent pas un dépassement d’eux-mêmes nécessaire à la condition de héros. Par ailleurs, l’écriture des personnages féminins renforce aussi la mise en scène de la violence dans les œuvres. Violence du stéréotype qui les enferme dans des représentations (la mère, la prostituée), violence des agressions sexuelles qu’elles subissent inexorablement, elles sont le plus souvent cantonnées à des rôles secondaires. Et lorsque certaines d’entre elles s’affirment dans les pages des romans, leur histoire douloureuse est là encore empreinte de violence. Enfin, une dernière catégorie de personnages, malgré leur insignifiance apparente, puisqu’ils sont bien souvent dépourvus d’enveloppe charnelle, marquent les romans du sceau de la brutalité. Ce sont tous les personnages collectifs qui dispensent les coups et les tortures, agissant comme un seul homme, sans états d’âme. Nous pouvons dès lors affirmer que les personnages de romans incarnent particulièrement bien la thématique de la violence. Ils la portent en eux, la subissent, la répercutent, la vivent au quotidien, la dispensent. Chacun d’eux, à sa manière, illustre donc la vérité des relations humaines et sociales de violence contre lesquelles les romans entendent mettre en garde le lecteur.
Notes de bas de page
1 A. Bailly, op. cit., article φαρμακος, p. 924.
2 R. Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, Le Livre de Poche, 1982, p. 25.
3 C. Bernand, « Altérités et métissages hispano-américains », in Claude Deschamps (dir.) Amériques Latines : une altérité, op. cit., p. 21.
4 « Comisión de la Verdad y Reconciliación, Factores que hicieron posible la violencia, chapitre 2, “El impacto diferenciado de la violencia”, Violencia y desigualdad racial y étnica », p. 102.
5 H-J. König, « ¿Bárbaro o símbolo de libertad ? ¿Menor de edad o ciudadano ? Imagen del indio y política indigenista en Hispanoamérica », in El indio como sujeto y objeto de la historia latinoamericana, pasado y presente, Frankfurt-Madrid, Vervuert, 1998, p. 13-27.
6 Ce mépris est dû au sentiment d’infériorité qu’elle lui attribue. Nelson Manrique écrit à se sujet qu’il s’agit d’un sentiment « no basad[o] simplemente en sus productos sociales sino en su propia naturaleza biológica », « Racismo y violencia política en el Perú », Pretextos, 8, février 1996, p. 93.
7 Idem, p. 101.
8 M. Wievorka, La violence, op. cit., p. 286.
9 « … imposibilidad de identificarse con el propio rostro, como lo refleja el espejo », N. Manrique, op. cit., p. 97.
10 « … es el racismo el que crea razas », idem, p. 99.
11 Cette accusation est remise en cause Silva qui rebondit sur la déclaration du colonel : « ¿La violó ? » (p. 159).
12 V. Robin, « Indiens, Quechuas ou Paysans ? », Amérique Latine Histoire et Mémoire, no 10, 2004, Identités : positionnement des groupes indiens en Amérique latine, [http://alhim.revues.org/document98.html], p. 5
13 On peut lire une description similaire dans l’ouvrage de Mario Vargas Llosa, Contra Viento y Marea II, dans la partie « Sangre y mugre a Uchuraccay ».
14 Y. Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine, Indianité, société et pouvoir, Paris, Karthala, 1994, p. 81.
15 Le choix de traduction française pour cette expression ne rend pas tout à fait l’espagnol : « jusqu’au bout des ongles » semble plus à propos.
16 C. Auroi, Des Incas au Sentier Lumineux, l’histoire violente du Pérou, op. cit., p. 221.
17 N’oublions pas non plus que l’expression « hablar chino » – employée dans Lituma en los Andes – renvoie à la situation d’une personne qui ne comprend pas son interlocuteur.
18 « … está estrechamente vinculado con los objetivos y estrategias de los actores », Comisión de la Verdad y Reconciliación, Rostro y perfil de la violencia, op. cit., p. 168.
19 « … las personas que tenían responsabilidades relativemente más importantes o desempeñaban un cierto liderazgo social o político en sus respectivas comunidades », idem, p. 169.
20 E. Clément, C. Demonque, L. Hansen-Love, P. Kahn, La Philosophie de A à Z, Paris, Hatier, 2000, p. 465.
21 « … por lo pronto, esos caminos, esas sierras, esas aldeas que él se había pasado tantos años recorriendo […] sin sentir jamás que corría otro peligro que el de reventar una llanta […] se volvían cada vez más violentos » (p. 141).
22 « Si j’en aime un autre, il faut qu’il le mérite […] Il le mérite lorsque sur les points importants, il est si semblable à moi que je peux m’aimer moi-même en lui ; il le mérite lorsqu’il est tellement plus parfait que je puis aimer en lui l’idéal que j’ai de ma propre personne. » S. Freud, Malaise dans la culture, Paris, PUF, Quadrige, 1995 (1re éd., 1930), p. 51.
23 On peut se demander s’il n’y a pas aussi une volonté de faire entrer la population dans un processus historique auquel elle n’a pas pu prendre part au moment de la Guerre d’Indépendance. Les comuneros seraient alors intentionnellement assimilés aux figures héroïques de l’Histoire du Pérou, aux Libertadores.
24 Car comme le déclarait avec cynisme le Général Luis Cisneros V. dans l’expression rapportée par A. Flores Galindo : « si para eliminar tres senderistas es preciso matar sesenta personas, no hay que tener ningún reparo », op. cit., p. 519.
25 M. Cazenave (dir.), Encyclopédie des symboles, Paris, Le livre de poche, 1998, p. 88.
26 Cette théorie énoncée par H. Arendt dans Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Paris Gallimard, 1966 (1re édition, 1963) est reprise et analysée par M. Wieviorka, La Violence, op. cit., p. 246.
27 « Tiempo después, el ex secretario del Generalísimo, preceptor de Ramfis […] moría en la capital mexicana, acribillado a balazos » (p. 86).
28 L. Rojas Trempe dans « Violencia político-sexual del Estado, trauma y la historia de una víctima en La Fiesta del Chivo », in Forgues Roland (éd.), op. cit., p. 547 fait référence à J. Herman, Trauma and recovery, New York, Basic Books, 1997.
29 Idem, p. 540.
30 F. Gewecke, « Presentación », Madrid-Frankfurt, Iberoamericana, 2001, 3, p. 109.
31 A. Dorfman, « José María Arguedas y Mario Vargas Llosa, dos visiones de una sola América », in H. F. Giacoman, J. M. Oviedo, Homenaje a Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 149.
32 Le portrait que nous allons brosser du personnage ne sera pas exhaustif puisque nous traitons ailleurs cette figure. Ici, nous nous attacherons à étudier les traits de l’antihéros.
33 Les échanges entre le personnage et les Inconquistables nous permettent d’avancer cette lecture : « Se preguntó si se arrepentía de haberse hecho cachaco […] No, no se arrepentía […] ahora comía todos los días », ¿Quién mató a Palomino Molero ?, p. 12.
34 Quelques années plus tard, le sergent Lituma de La tía Julia y el escribidor s’obligera à penser, pour ne pas se laisser aller à son penchant naturel : « El deber primero y los sentimientos después », p. 99.
35 « … está en completo antagonismo con los protagonistas de la violencia en los Andes », A. Figueroa, op. cit., p. 43.
36 « La antropología, por tanto, es el discurso intelectual de las sociedades modernas que intenta conjurar, exorcizar el fantasma o el demonio de la otredad cultural. » Idem.
37 « … curioso que el personaje sea, una vez más, un antihéroe, un hombre desnaturalizado del imaginario simbólico del guerrillero », Diana Beatriz Salem, « Historia de Mayta de Mario Vargas Llosa : Semántica de una ficción ideológica », in Domínguez Mignon (éd.), Historia, ficción y metaficción en la novela latinoamericana contemporánea, Buenos Aires, Corregidor, 1996, p. 178.
38 « … me doy cuenta de que usted está mejor informado que yo […] el problema es que no sé muy bien todo lo que pasó y cómo pasó » (p. 353).
39 Rappelons que le personnage est condamné une première fois à Paris, au moment de la Commune, puis au garrote vil, à Barcelone, suite à la prise de la caserne de Montjuich (p. 26).
40 « … por fin encuentra una rara oportunidad de poner en práctica las lecciones sacadas de Bakunin y Proudhon », L. Bernucci, Historia de un malentendido, op. cit., p. 106.
41 « Fanático a su modo […] Galileo Gall encarna hasta cierto punto, en la lucha evolucionaria de su época, el mismo espíritu exaltado del milenarismo que el Consejero viene a encarnar con la religión », idem, p. 105.
42 Cette thèse est développée par L. Bernucci dans « La Guerra del fin del mundo y la Edad Media actualizada », op. cit., p. 359.
43 La quête de Rufino pour retrouver Gall se convertit donc en véritable traque. Avec acharnement, le personnage s’impose des marches quotidiennes de dix heures dans un milieu hostile, afin de retrouver Gall et Jurema, mais il veut d’abord être délié du serment passé avec le baron, lorsque celui-ci lui avait donné Jurema pour femme. L’entrevue entre les deux personnages révèle que ces pratiques sont d’un autre âge, que la vengeance individuelle ne mène à rien. Le baron engage donc Rufino à abandonner ses recherches et à fonder un nouveau foyer, en vain.
44 Aucun personnage féminin ne se détache dans El Hablador.
45 Il ne s’agit pas de les marginaliser, mais de les isoler pour mieux comprendre leur rôle dans l’économie des romans.
46 « No salgas con el estómago vacío. » (p. 277.)
47 M.-M. Gladieu, Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 80.
48 « La había oído acusarse de haber sentido asco del León de Natuba y de haber pensado que su fealdad provenía del Maligno. María Quadrado lloraba al confesar estos pecados » (p. 276).
49 L’emploi de « señora » est révélateur de la respectabilité de la mère en ce qu’il désigne en premier lieu : « Persona que no pertenece a las clases populares, esto es, que no se gana la vida trabajando corporalemente y lo denota así en su traje y aspecto. » M. Moliner, op. cit., article « señor(a) », p. 1140.
50 M. Moliner note au sujet de « doña », « En algunos países hispanoamericanos se aplica al apellido jocosa y despectivamente ». Idem, article « don » p. 1034. Ici c’est l’application au prénom qui traduit la même intentionnalité.
51 R. A. Kerr écrit dans l’analyse des séquences oniriques qu’il propose : « character transmutations become more radical, and include the appearence of doubles », en « The function of dream sequences in Mario Vargas Llosa’s Pantaleón y las visitadoras », Revista de estudios hispánicos, octobre 1986, 20 (3), p. 97-103
52 « Las órdenes se obedecen sin dudas ni murmuraciones » ou encore « Sólo se puede alegar contra una orden después de cumplirla » (p. 117).
53 Lettre non datée de février 1859 citée par M. Vargas Llosa, La orgía perpetua, Flaubert y Madame Bovary, op. cit., p. 767.
54 « ¿Cree usted que sería posible hacer lo que hago si las mujeres se tragaran mi energía ? », déclare Camacho, page 193.
55 E. M. Fell, Les Indiens, Sociétés et idéologies en Amérique Hispanique, Paris, Armand Colin, 1973, p. 8.
56 J. F. Marx, « Male and female characters in ¿Quién mató a Palomino Molero ? », in A. M. Hernández de López, op. cit., p. 135.
57 « … la bruja amalgama varios tiempos y espacios, elementos autobiográficos y fabulados, forjando su propia mitología mediante una memoria selectiva », H. Habra, « El detective, entre el inconsciente personal y el inconsciente colectivo en Lituma en los Andes », Alba de América, 2001, 20 (37-38), p. 323.
58 « Ella se resistía y él la había golpeado y, lleno de zozobra, se preguntó si le había pegado también cuando ya no se resistía y se dejaba desnudar » (p. 114).
59 C. Arkinstall, « La Guerra del fin del mundo : unas prot(o)agonistas olvidadas », Antípodas, op. cit., p. 106.
60 La jurema est un arbre de la famille des mimosaceae. Les informations sur ce végétal ont été trouvées chez I. L. De Amorín, E. Sampaio, E. De Lima Araújo, « Flora e estructura da vegetaçao arbustivo-arbórea de una área de caatinga do Seridó, RN, Brasil », Acta bot. bras, 19 (3), 2005, p. 615-623, [ www.scielo.br/abb].
61 « … construido por y para el varón cuya temática se centra en el deseo del poder, con unas dosis abundantes de violencia y sexo », C. Arkinstall, op. cit., p. 105.
62 P. Ricoeur, « Entre la mémoire et l’histoire », Vienne, Tr@nsit online, no 22, 2002, p. 5. [www.iwm.at].
63 « En Urania, los dominicanos sufrirán la afrenta, la última afrenta del tirano », C. Macias Rodríguez, « El doble tiranicidio de Trujillo », « La historia de Urania es la historia del pueblo dominicano », en La Fiesta del Chivo de Mario Vargas Llosa », Ciberletras. [www.lehman.cuny.edu/ciberletras/v14/macias.htm].
64 P. Jeammet, « La violence, une réponse à une menace sur l’identité », op. cit., p. 186.
65 Idem, p. 181-182.
66 M. Wieviorka, La violence, op. cit., chapitre 12 : « La marque du sujet ».
67 L. Bernucci étudie chacune de ces figures dans Historia de un malentendido, op. cit., p. 52-79.
68 « Pajeú, Jaõ Grande y João Abade representan la fuerza y la inteligencia del ejército de Canudos », Idem, p. 61.
69 F. Gros analyse les différentes forces morales qui animent le soldat au chapitre I de son livre, op. cit., p. 29.
70 Cette phrase n’est pas sans rappeler la conception de « Guerre Totale » de Clausewitz.
71 Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La Crise de la culture, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1972 (1re édition 1945).
72 W. Sofsky, op. cit., p. 81.
73 M. Wieviorka, La violence, op. cit., p. 241.
74 D. Dumas, « Qu’est ce que le caló ? », Les Langues néo-latines, Paris, 3e trimestre 1971, no 198, p. 1.
75 CVR, « Rostros y perfiles de la violencia », op. cit., p. 163.
76 « … por inhumanos, quedan así deshumanizados en la novela », A. Figueroa, op. cit., p. 42.
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