Préface
p. 9-11
Texte intégral
1L’œuvre de l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa s’inscrit entre deux romans fondateurs, La ville et les chiens et Le rêve du Celte, le premier et le dernier (à cette date) roman, avec au milieu un flot romanesque d’une douzaine de titres éloquents, qui développent, tous, une thématique de la violence. Pas seulement en Amérique latine et en ce Pérou tumultueux, mais aussi au Brésil, en République Dominicaine, en Afrique, et même en Irlande. Partout où la barbarie humaine s’exprime avec ses débordements et ses horreurs. Claire Sourp dans son approche d’une écriture de la violence, au cœur du vortex de l’œuvre vargasllosienne, illustre in fine son discours par quelques reproductions des Désastres de la guerre, de Goya, et c’est bien à ce peintre espagnol que peuvent renvoyer les descriptions insoutenables du romancier comme celle qui ouvre Qui a tué Palomino Molero ?, avec ce corps martyrisé d’un homme « empalé » sur un arbre, « crucifié et brûlé ».
2Claire Sourp s’essaie ici savamment à une définition de la violence dans et par l’écriture, en s’appuyant sur les éclairantes analyses d’un René Girard, d’un Frédéric Gros ou de Wolfgang Sofsky, cimentant le socle d’un discours structuré sur ce qui apparaît bien comme l’idiosyncrasie propre aux romans de Vargas Llosa. Parmi lesquels sont privilégiés, et à juste titre, La tante Julia et le scribouillard, L’homme qui parle, La guerre de la fin du monde, Histoire de Mayta, Qui a tué Palomino Molero ?, Lituma dans les Andes et La fête au Bouc. À partir de ce corpus, et au crible d’une analyse aussi exhaustive que pertinente, l’auteur s’essaie à établir une grille de lecture. Avec bonheur. D’abord au niveau même de l’écriture, que ce soit au travers de l’inévitable description, où le romancier montre bien qu’il reste fidèle à la voie réaliste, et même balzacienne, ou dans l’organisation même de l’écriture avec les recettes que Vargas Llosa a prodiguées dans Lettres à un jeune romancier : l’alternance des voix, les sauts chronologiques que l’auteur appelle « croisement des lignes temporelles », les « boîtes chinoises » où le récit s’ouvre sur d’autres récits, le jeu des personnes et des instances, les bonds et rebonds de la narration par le savant dosage de la prolepse et de l’analepse, etc., tout cela fait l’objet d’un minutieux examen toujours étayé d’exemples éclairants.
3Cette violence de l’écriture est au service de la fiction et de ses personnages, que l’auteur analyse au crible des figures de l’autorité, ramenées à deux espèces, qui d’ailleurs s’entrecroisent, la figure du père et la figure du chef. L’exorcisme politique auquel se livre Mario Vargas Llosa dans son essai autobiographique Le poisson dans l’eau prend tout son sens à partir de la découverte d’un père absent à l’âge de dix ans, un père qui réapparaît, comme descendu du ciel où l’enfant qui se croyait orphelin l’avait situé, et qui tout aussitôt se manifeste par une autorité intransigeante et brutale. L’enfant sera ligoté et psychologiquement châtré par le père, de là ce thème récurrent de la castration, si magnifiquement mis à jour dans Les Chiots. Et cette relation de fils-père marquée par la haine, dans le droit fil d’un Œdipe jamais asséché, qui commande le récit, tous les récits, selon la règle édictée par Barthes selon laquelle le complexe d’Œdipe est la source de tout récit. Claire Sourp choisit comme terrain d’élection La tante Julia et le scribouillard, et le père – le père véritable – du narrateur qui a pouvoir de vie et de mort, en bon pater familias, sur son fils, et sait rattacher cette filiation au « despotisme patriarcal ». Père, violence et pouvoir se superposent, et l’auteur le montrera très efficacement dans son analyse de La fête au Bouc, puis dans celle de Qui a tué Palomino Molero ? où l’on voit non plus une relation père-fils, mais une perversion père-fille, avec ce thème, par ailleurs récurrent chez Vargas Llosa, de l’inceste, dont l’aboutissement comique est à trouver dans Éloge de la marâtre. Au demeurant, Claire Sourp montre bien, au terme d’un développement particulièrement incisif, que Trujillo, en tant que « Père de la Patrie », dès lors qu’il abuse de la petite Urania, commet un véritable inceste.
4En s’appuyant sur la phrase de Julia Kristeva : « Le cadavre est le comble de l’abjection », Claire Sourp multiplie les exemples, à travers plusieurs romans de Vargas Llosa, d’une violence poussée à ses limites : le sadisme envahit toute la scène, les tortionnaires rient des cris de leurs victimes qu’ils brûlent à la cigarette, mutilent, émasculent… Les corps mutilés hantent ces pages et illustrent la barbarie des hommes contre laquelle le citoyen Vargas Llosa aura à cœur de lutter par son propre engagement social et politique. Claire Sourp, par une interrogation judicieuse, sait mettre en perspective cette obsession macabre et terrible du romancier : « N’est-ce pas dès lors cette volonté d’exorcisme que l’écriture du corps mutilé, dans sa récurrence, révèle de l’auteur et du lecteur pris au spectacle de la cruauté ? » On ne saurait mieux dire. Toute l’œuvre du Péruvien peut se percevoir, en effet, comme un exorcisme et une purgation de passions : contre la violence des hommes, contre les soubresauts de son pays et de toute l’Amérique latine, livrée aux rivalités de pouvoir, aux guerres tribales, aux violences politiques et religieuses, aux règlements de compte entre individus et entre pays, morcelés, rivaux, affrontés depuis des siècles, etc.
5En définitive, l’analyse de la violence dans les romans de Vargas Llosa telle qu’elle est menée par Claire Sourp, à partir d’un corpus limité, est si pertinente qu’elle fournit une grille de lecture pour l’ensemble de l’œuvre du romancier péruvien, y compris dans son dernier opus, Le rêve du Celte, pour lequel elle nous livre ici toutes les clés.
Auteur
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