Du Guide Rose au « Rainbow Flag » : la géographie du « Paris défendu » au xxe siècle, entre clandestinité et visibilité
p. 295-308
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Mots-clés : marginalité
Index géographique : France
Texte intégral
1La question des clandestinités urbaines peut difficilement faire l'économie de ce qui relève des « plaisirs défendus ». Pourtant, ce sujet a été relativement peu traité par les historiens et, plus généralement, abordé de façon plus anecdotique que scientifique1. Dans les années 1930, le Guide rose fournissait aux intéressés un annuaire des maisons closes de la capitale ; cette visibilité encadrée, « tolérée » [au sens littéral], prit fin en avril 1946 avec le vote de la « loi Marthe Richard », qui rejeta la prostitution dans une clandestinité de droit. Celle-ci allait pourtant souvent de pair avec la visibilité de fait des « chandelles » et autres « amazones », des « salons esthétiques » et autres – bien mal nommés – « clandés », au point que, à la fin du xxe siècle, émanaient de certains segments de la société de nouvelles demandes pour une répression accrue de ces activités. Inversement, les multiples rainbow flags qui égayent depuis deux décennies les rues du Marais constituent le point d'aboutissement d'une longue marche vers la visibilité par une communauté longtemps coutumière de la clandestinité. C'est donc dire la complexité des situations, la porosité des frontières entre le clandestin et le visible, le toléré et le réprimé, tout ceci selon des chronologies souvent discordantes selon que l'on s'intéresse au « libertinage » hétérosexuel ou homosexuel. Par ailleurs, l'inscription dans l'espace de ces phénomènes est loin d'être anodine : jusqu'en 1946, le régime de la tolérance visait à assigner aux maisons de prostitution une place bien définie dans le paysage urbain ; son abolition jeta certes, selon le cliché journalistique, « les prostituées dans la rue », mais pas dans toutes les rues et pas dans n'importe lesquelles.
2De même, la géographie des établissements qui en perpétuèrent clandestinement la pratique est tout, sauf aléatoire, tout comme la concentration en deux décennies de la « scène homosexuelle » dans le quartier du Marais n'allait pas de soi ; d'ailleurs, les établissements lesbiens ne suivent cette logique de regroupement – on peut se demander pourquoi.
3Jeter un regard sur ce « Paris en négatif2 » est loin d'être méthodologiquement aisé : comment, d'ailleurs, espérer quantifier la part de clandestinité que l'on veut sonder ? Plutôt que les archives de la police des mœurs – ou « Brigade mondaine » –, difficiles d'accès pour les périodes récentes qui nous intéressent ici3, nous avons utilisé les nombreux guides, que sous une forme ou une autre, le sujet a suscités.
4Le Guide rose, disparu avec la fermeture des maisons closes, a été remplacé dans un premier temps par des ouvrages privilégiant l'allusion et le sous-entendu4, avant que la sexualisation de la société engagée dans le courant des années 1970 permette la multiplication des guides, annuaires, etc., pour amateurs de plaisirs aussi bien hétéro – qu'homosexuels5, tandis que Pariscope ouvrait ses pages aux annonces pour des maisons de rendez-vous.
Des plaisirs multiples aux statuts variés
Une grande diversité de lieux et de pratiques
5Il est peut-être utile de tenter une rapide typologie des plaisirs défendus dont il sera question ici. Du côté hétérosexuel, les rapports tarifés priment, avec une grande variété de déclinaisons : « maisons de société » avant 1946, « clandés » ensuite ; bars ou cabarets, où les « entraîneuses », travaillant « au bouchon », poussent le client à consommer bouteille sur bouteille, avant de le raccompagner éventuellement en fin de soirée ; hôtels ou studios accueillant à l'heure des couples formés sur le trottoir de la rue voisine ; « amazones » racolant en voiture dans quelques lieux stratégiques ; rencontres nocturnes dans les allées des bois de Boulogne ou de Vincennes ; salons de soins esthétiques où des hôtesses prodiguent des massages exotiques ; call girls contactées par téléphone, escort girls exerçant désormais leur métier via Internet, de même que les escort boys pour femmes hétérosexuelles... Quant aux relations non tarifées, il s'agit essentiellement des maisons de rendez-vous pour couples illégitimes ou d'établissements fréquentés par des couples échangistes. Les plaisirs homosexuels suivent quant à eux une distribution exactement inverse, où les rapports tarifés sont nettement minoritaires. Pour les premiers, quelques lieux de plein air (places, rues, squares, jardins, quais...) où se jouxtent prostitution et rencontres « libres », et, dans les années 1920 et 1930, bals et kermesses fréquentés par des messieurs à la recherche de jeunes gens d'origine populaire6 ; depuis le début du xxie siècle, des sites Internet permettent à des escort boys de proposer leurs services réglables par cartes de crédit. En revanche, les rapports tarifés sont absents des piscines, saunas, bars, clubs, sex-shops et autres sex clubs.
Visibilité/clandestinité : des délimitations changeantes et poreuses
6Cette rapide typologie statique doit être confrontée à la double dynamique de l'évolution du droit et du contexte socio-culturel qui peut soit inciter à plus de prudence, soit autoriser une plus grande exposition.
7Sur le plan juridique, la prostitution est passée au cours de la période retenue ici d'un système réglementé (existence de maisons de tolérance, inscription sur un registre et mise en carte des prostituées, répression policière des prostituées « non inscrites », ou « insoumises7 ») à un système non réglementé, consécutif à l'adoption de la loi du 13 avril 1946 interdisant les maisons closes (la « loi Marthe Richard », du nom de son instigatrice8), qui autorisait de facto l'exercice de la prostitution dans la rue. Cependant, cette liberté était étroitement encadrée : un fichier médico-social, nouvel avatar de l'inscription, fut en vigueur jusqu'en 1960, le proxénétisme et le racolage (actif et passif jusqu'en 1993, date à laquelle le racolage passif fut décriminalise, pour l'être de nouveau depuis 2003) étaient réprimés par des sanctions pénales, de même toute forme d'aide apportée à la prostitution (par exemple, louer une chambre d'hôtel à une prostituée et son client). L'histoire juridique de l'homosexualité est plus simple : dépénalisée par la Révolution française, elle l'est demeurée jusqu'à ce jour, mais les activités homosexuelles ont pu être poursuivies sous couvert de protection de la morale publique. Le recours aux articles du Code pénal réprimant l'outrage public à la pudeur permettait à la police de faire des descentes sur les lieux de rencontre en plein air ou en milieu clos. De même, une ordonnance du régime de Vichy, d'août 1942, réprimait les « actes impudiques et contre-nature » commis avec un mineur de moins de 21 ans du même sexe que l'auteur du délit ; reconduite à la Libération (alinéa 2 de l'article 334 du Code pénal), avec l'ajout de la circonstance aggravante d'outrage public à la pudeur, elle resta en vigueur jusqu'en 1982, date à laquelle la majorité homosexuelle fut alignée sur celle des hétérosexuels (15 ans).
8Dans les deux cas, la part d'initiative de la police était très grande, aussi bien dans le sens de la permissivité que de la répression. Les aléas de la législation ont bien sûr directement influé sur les pratiques. Ainsi, la fermeture des maisons closes en 1946 entraîna l'explosion de la prostitution en pleine rue, tombant désormais sous le coup de la loi par le seul biais de la réglementation de la circulation par la police et par l'interdiction du racolage (décret de 1963) ; aux formes traditionnelles s'ajoutèrent, à la fin des années soixante, les « michetonneuses », sorte de francs-tireurs de la prostitution « se situ[ant] entre la putain classique et la femme entretenue9 ». « La fermeture » entraîna aussi la naissance des célèbres « clandés », au statut clandestin d'ailleurs très relatif car ne pouvant exister que grâce à une autorisation tacite de la police (le « condé »). Leur nombre est bien évidemment des plus difficiles à évaluer : dès 1947, un article de Détective l'estimait à 250 à Paris (contre une centaine de maisons closes à la veille de la fermeture)10 ; par la suite, on manque de repères. La pratique des maisons d'abattage, surtout, mais pas exclusivement, fréquentées par des travailleurs immigrés ou des soldats coloniaux, fut reprise sous la forme de cabanes installées dans des chantiers avec l'accord tacite de la police, ainsi que dans des hôtels des quartiers à forte population immigrée, tel le 18e arrondissement11. Certains commerces affichaient une raison sociale honorable qui servait à dissimuler des activités prostitutionnelles : c'était bien sûr le cas de nombre d'hôtels, bars ou cabarets mais aussi des instituts de beauté, salons de massages, de kinésithérapie ou de coiffure, ou encore des ateliers de modistes, employant des professionnelles ou des occasionnelles comme hôtesses ; on en comptait peut-être 400 au début des années 1980, puis leur nombre déclina du fait de la concurrence de la prostitution par téléphone, minitel ou Internet. De fait, les dernières décennies du xxe siècle virent la prostitution prendre de nouvelles formes, occuper de nouveaux territoires : les années 1970 virent l'éclosion d'une prostitution exercée dans des studios hâtivement installés dans des quartiers en délabrement du centre de Paris (rue Saint-Denis, gare de Lyon, gare Saint-Lazare...), avant que cette pratique ne disparaisse sous les coups des opérations de rénovation urbaine ; enfin, donc, « messageries roses » du Minitel, serveurs téléphoniques et sites Internet marquèrent la naissance d'une prostitution d'un nouveau type, « déterritorialisée », diffuse, difficile à saisir.
9La répression policière s'est principalement exercée à l'encontre de la prostitution en lieu ouvert, avec, toujours, de très grandes variations dans son intensité : très forte dans les années 1970, elle s'assouplit ensuite pour connaître une nouvelle période de pointe au début des années 2000, comme le traduisit en 2003 le vote de la loi sur la sécurité intérieure, qui rétablit notamment le délit de racolage public passif12. L'objectif était d'abord de mettre fin aux nuisances de voisinage découlant de l'activité prostitutionnelle.
10Les lieux de rencontre homosexuels ont, pour leur part, connu une trajectoire plus simple, même si elle n'est pas rectiligne. L'absence de répression dans les années de l'entre-deux-guerres permit l'éclosion d'une scène très riche : bars, clubs privés, bordels pour hommes, bals, lieux de drague (et de prostitution) en plein air, piscines attiraient un public nombreux et varié, qui, parfois partageait ses territoires avec la prostitution hétérosexuelle (voir infra). En revanche, les deux décennies de l'après-guerre furent celles d'une clandestinité quasi-totale du fait des nouvelles dispositions législatives ; les établissements ayant pignon sur rue se raréfièrent (le guide Incognito de 1967 dénombrait 11 bars, 12 restaurants et 2 cabarets13), favorisant du même coup le contrôle et le fichage policiers, et ce fut l'apogée de la drague en plein air (toilettes publiques, parcs, jardins, squares...) avec ses dangers (agressions) et ses risques (descentes de police). Dans le contexte de plus grande permissivité de la société qui découla des événements de 1968, le milieu homosexuel commercial gagna en visibilité et les établissements se multiplièrent, principalement des bars, des restaurants et des clubs privés sélectionnant leur clientèle par le biais de tarifs très élevés : l'édition 1976 du guide Incognito recensait désormais 29 bars et clubs, et 38 restaurants. La politique résolument libérale en matière de mœurs mise en œuvre par les socialistes après leur arrivée aux affaires en 1981 a entraîné l'explosion de la scène homosexuelle – on dira désormais : gay – et la diversification de l'offre commerciale : aux « traditionnels » bars, boîtes de nuit et restaurants vinrent s'ajouter librairies, boutiques de mode et, surtout, les établissements « à forte rentabilité sexuelle », saunas (qui existaient déjà depuis une ou deux décennies, mais étaient moins nombreux et plus discrets), sex shops visant une clientèle spécifiquement homosexuelle et, surtout, clubs dotés d'une backroom, devenus, dans les années quatre-vingt-dix, des sex-clubs. Un guide de Paris du magazine Gai Pied dénombrait 102 établissements en 1980 ; ils étaient 204 dans l'agenda du mensuel Têtu du mois de février 2004. Inversement, comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, les lieux de rencontre en public ont décru en importance.
Milieu clos/lieu ouvert
11La localisation du « Paris défendu » obéit à une autre dialectique, opposant lieux ouverts et lieux fermés, qui ne rejoint pas nécessairement le tandem visibilité/clandestinité, mais dont les frontières se recoupent assez fréquemment.
12Ainsi, au lendemain de l'abolition des maisons closes, le visage de la prostitution parisienne devint d'abord celui du racolage sur la voie publique ; rapidement s'imposa le sentiment que la fermeture n'était pas la panacée, et, on l'a vu, au cours des deux décennies suivantes, les « clandés » bénéficièrent de plus de tolérance que la prostitution en extérieur. Dans les années 1970, la police exerça un tour de vis à leur encontre, ainsi que des studios du centre de Paris, ce qui renforça la dimension déambulatoire du métier.
13Mais, avec les opérations de rénovation immobilière qui prenaient de plus en plus d'ampleur et les riverains des quartiers nouvellement gentrifiés hostiles à ces activités, la prostitution de rue devint de plus en plus l'objet des préoccupations – et des actions – de la police, même si ne pouvant intervenir sur tous les lieux, son action était d'une portée limitée ; inversement, les activités en milieu clos, des salons de massage aux théâtres érotiques, furent à nouveau tolérées.
14Du côté homosexuel, l'évolution est beaucoup plus nette : les lieux ouverts se sont vus systématiquement pénalisés au profit de la scène commerciale, notamment à la fin des années 1970 lorsque la nouvelle municipalité RPR de la capitale mit sur pied une brigade chargée de moraliser parcs et jardins après la tombée de la nuit.
15À l'heure actuelle, les lieux de drague en plein air sont en nombre relativement restreint [une dizaine] ; si beaucoup, très fréquentés il y a encore une génération, ont disparu, ceux qui fonctionnent encore étaient déjà connus il y a 60 ans, sinon plus, tels les Tuileries, dont la renommée remonte au xviiie siècle.
Le « Paris défendu » et son inscription dans la ville
16Nous partirons de trois cartes (voir annexes), localisant, dans la mesure du possible, les lieux du plaisir sexuel parisien au temps du Guide rose de 1934, au milieu des années 1970, et dans les toutes premières années du xxie siècle. Cette chronologie a l'avantage de correspondre à trois générations successives, même si elle gomme certaines évolutions plus fines que la place qui nous est impartie ici empêche d'étudier
Vers une séparation géographique de plus en plus nette des lieux de plaisir homosexuels et hétérosexuels
17Les années 1930 sont marquées par une réelle proximité, voire une imbrication, des lieux de rencontre homo et hétérosexuels, à l'image de ces bals musette de la rue de Lappe, dans le 11e arrondissement, très fréquentés par Daniel Guérin notamment, où coexistaient prostituées et jeunes gens amateurs d'hommes au statut mal déterminé (tapins ? souteneurs à la recherche d'un complément de revenus ?)14. Plus généralement, la surimposition des lieux de l'homosexualité avec ceux de la prostitution est quasi-totale : les trois principaux quartiers où se regroupaient les premiers, Montmartre, Pigalle, Montparnasse, mais aussi les Halles ou la Bastille, lieux secondaires, étaient aussi des hauts lieux de la prostitution, réglementée ou non. La situation évolua après la Seconde Guerre mondiale, moins du fait de la fermeture des maisons closes que de la focalisation du Paris homosexuel sur le seul quartier de Saint-Germain-des-Prés ; certes, les trottoirs du boulevard Saint-Germain étaient arpentés par les prostitués des deux sexes (les garçons étant plus particulièrement concentrés entre les cafés de Flore et des Deux-Magots), mais la rencontre des deux mondes s'arrêtait là.
18La carte des lieux de plaisir au milieu des années 1970 fait ressortir très nettement la séparation qui s'est opérée. La prostitution en maisons clandestines était regroupée dans les « beaux quartiers » des 16e et 17e arrondissements, aux limites des 6e et 7e, de même les salons de massage et de soins « esthétiques » se concentraient dans un triangle situé au nord-est du 8e arrondissement. À ce glissement vers l'ouest de la capitale répondait une polarisation du monde homosexuel en cinq quartiers : Saint-Germain, bien qu'en phase finale ; la Butte Montmartre et ses contreforts ; la rue Sainte-Anne ; le quartier des Halles ; les alentours de Montparnasse. Certes, prostitution de rue et milieu homosexuel se côtoyaient encore à Pigalle (avec, de plus, une étroite imbrication dans les sex-shop), sur les Champs Élysées (mais alors nettement moins fréquentés par les « michetons » que les « michetonneuses ») et dans le quartier des Halles (c'est l'époque des quelque 2 000 filles racolant dans la rue Saint-Denis, faisant les passes dans des studios sommairement installés : pas d'eau, des galetas installés dans chaque coin, séparés les uns des autres par de simples rideaux, dans les immeubles voisins), ou encore dans les deux bois de la périphérie parisienne, mais la tendance à la séparation n'en était pas moins nette.
19La carte présentant la situation au début des années 2000 est encore plus explicite : seuls les bois de Vincennes et de Boulogne (avec son extension de la place Dauphine, haut lieu de prostitution masculine et transgenre) demeurent le théâtre d'activités sexuelles « mixtes » ; en revanche, les autres lieux de rencontres homosexuelles et hétérosexuelles en plein air sont très strictement ségrégués, phénomène qui résulte aussi de deux évolutions opposées, l'une centripète, l'autre centrifuge, qui ont affecté les deux filières du « Paris défendu ».
Mouvement centrifuge de la prostitution, mouvement centripète de la scène homosexuelle
20« Scènes » prostitutionnelle et homosexuelle ont connu en trois générations des migrations géographiques totalement opposées, la première se déplaçant très nettement vers la périphérie alors que la seconde, au contraire, se centrait sur les arrondissements du cœur de la capitale. Par ailleurs, toutes deux se situent à compter de la fin du xxe siècle très nettement sur la rive droite de la Seine, ne laissant plus subsister que quelques isolats autour de Montparnasse (sex-shops de la rue de la Gaîté, ou encore un sauna homosexuel, rue d'Odessa).
21Prenons l'exemple des « clandés » : implantés dans les quartiers bourgeois de l'ouest, ils s'adaptent ainsi à une clientèle financièrement très aisée qui apprécie tout à la fois la discrétion maximale offerte par ces quartiers à l'ambiance feutrée et l'image de respectabilité dégagée par les façades cossues de ces « villas15 ». Dans un autre registre, c'est la relocalisation dans le quartier de la Goutte d'Or (extrémité nord du 18e arrondissement) des maisons d'abattage auparavant situées à l'articulation des 9e et 18e (le célèbre Panier Fleuri rue Caillé, mais aussi rue de la Charbonnière, boulevard de la Chapelle...). La cartographie des maisons de rendez-vous et clubs libertins obéit dans une certaine mesure à cette règle : nombre d'entre eux sont installés dans les 16e et 17e arrondissements, toujours pour la même raison ; on remarque cependant que quelques-uns sont implantés dans les 1er et 4e arrondissements, dans des petites rues à l'écart des grandes artères (rue de Rivoli, rue Saint-Antoine), autre gage de tranquillité. Certes, la prostitution de rue continua dans les quartiers du centre de la capitale, tout particulièrement aux Halles, même après leur transfert à Rungis (1969), mais les opérations de réhabilitation urbaine nettoyèrent ces espaces, de même que les squats de la rue de Budapest (près de la gare Saint-Lazare) ou de l'îlot Châlons (près de la gare de Lyon), où officiaient des femmes souvent très jeunes, poussées à la prostitution par la toxicomanie16. Les activités de la plus grande partie des « piétonnières » furent rejetées sur la ceinture des boulevards extérieurs, de la porte de Champerret à la porte de Bercy, avec une forte concentration aux embranchements des autoroutes Ouest, Nord et Est. Subsiste principalement dans le centre de la capitale une prostitution fermée et clandestine, accompagnant les commerces sexuels en plein développement (peep-shows, sex-shops-, théâtres érotiques...).
22Inversement, les lieux de rencontre homosexuels, considérablement plus nombreux, se sont significativement regroupés en moins d'une génération : le 18e arrondissement ne compte plus qu'un bar, un sauna (certes vénérable : 25 ans d'existence au moins), un club, un cabaret (Michou, au public débordant largement le milieu gay), et deux sex-clubs ; la rue Saint-Anne a vu sa fréquentation chuter à la fin des années 1970 et n'affiche plus aujourd'hui qu'un sauna ; Saint-Germain-des-Prés a été totalement abandonné (deux restaurants gay seulement persistent, largement ouvert à d'autres clientèles). Les Halles, principal quartier gay de Paris vers 1980, sont devenues vingt ans plus tard une excroissance du Marais, qu'elles avaient alors contribué à coloniser ; ces deux zones (on y ajoutera le 3e arrondissement, glacis septentrional du Marais), regroupaient en 2004 40 bars, 14 clubs, 50 restaurants, 12 sex-clubs, 8 sex-shop et 5 saunas, soit 130 établissements sur les 204 que compte Paris (63 %). Un second pôle, de développement récent, se situe dans le 11e, mais ses 7 bars, 4 clubs, 4 restaurants, 5 sex-clubs, 3 sex-shop et son sauna sont encore loin de rivaliser avec l'ensemble Marais-Halles. Les autres quartiers, avec une poignée d'établissements, ne figurent plus qu'à titre anecdotique.
Des logiques géo-économiques divergentes
23Ces processus de relocalisation peuvent s'expliquer comme des réponses rationnelles à des contraintes, ou au contraire, des attentes, différentes suivant les populations concernées. En ce qui concerne la prostitution hétérosexuelle, le mouvement centrifuge consécutif au « nettoyage » du Paris central a constitué une réelle rupture avec la géographie traditionnelle de la prostitution parisienne, centrée autour des gares, sur les grands boulevards et à proximité des monuments, tous endroits qui drainaient des foules de visiteurs constituant autant de clients potentiels. Ce qui y subsiste relève davantage de « poches-témoins » (comme on parle de « butte-témoin » en géographie physique) des périodes plus anciennes, rentabilisant ce qui peut l'être encore des anciennes habitudes auprès d'un public d'abord touristique (provincial ou étranger). On relève le même aspect « muséifiant » avec la persistance, auprès des gares du Nord, de l'Est et Saint-Lazare, d'une prostitution de femmes plutôt âgées, faisant désormais figure de vestiges d'une époque révolue. À côté de cela, la prostitution « à grande échelle » se situe principalement le long des boulevards périphériques et de la ceinture des Maréchaux (avec, en plus, une dimension véritablement clandestine en ce qui concerne les pires lieux d'abattage) ; là se mêlent les professionnelles et des occasionnelles que l'arrivée de la drogue, dans les années 1980, et les difficultés économiques, ont contribué à rendre de plus en plus nombreuses – et insaisissables d'un point de vue quantitatif. Cette concentration s'explique en particulier par un tissu urbain vétuste, favorisant la consommation sur place, ainsi que par la densité de la circulation automobile, maximisant la clientèle potentielle (la concentration de l'offre aux arrivées d'autoroutes en est un autre indice).
24On est dans un tout autre cas de figure avec la scène homosexuelle, dont il faut rendre compte, d'une part, de la focalisation sur un seul quartier, d'autre part, du choix du Marais. Le premier élément, qui tranche avec le polycentrisme des décennies précédentes, s'explique par la référence puissante du modèle communautariste nord-américain (Castro à San Francisco, ou Christopher Street et le Village à New York), le « ghetto » (terme passé dans le langage courant malgré son impropriété17) étant considéré avec envie par les militants gay de ce côté-ci de l'Atlantique qui assimilaient plus ou moins la visibilité commerciale à une reconnaissance de facto. Inversement, les lieux lesbiens, milieu au sein duquel le sentiment communautaire, jusqu'à une époque récente à tout le moins, était moins affirmé, se caractérisent à la fois par une plus grande stabilité géographique et une plus grande dispersion. L'accession du Marais au rang de vitrine par excellence du milieu homosexuel de la capitale résulte pour sa part d'un phénomène économique assez simple. Dans la seconde moitié des années 1970 ouvrirent dans le quartier des Halles des établissements pratiquant une politique commerciale (service en journée, ouverture sur la rue, prix bas) tranchant totalement avec celle, très élitiste, de leurs homologues de la rue Sainte-Anne, alors à son apogée. Ceci était rendu possible par la modicité des loyers dans une partie de Paris encore mal remise du départ des Halles pour Rungis et encore en attente de gentrification. Leur succès fut d'autant plus grand qu'ils adoptèrent très rapidement le modèle américain des sex bars (bars à consommation sexuelle directe), entraînant en bonne logique commerciale la multiplication d'établissements similaires dans le même quartier pour capitaliser sur cette nouvelle clientèle. Dans le même temps, la sexualité quasiment illimitée qu'ils permettaient sans les risques de la drague en plein air entraîna le déclin définitif des parcs, jardins, etc., dans la scène homosexuelle de la capitale. La recherche de loyers toujours abordables entraîna dans le courant des années 1980 l'extension du quartier gay des Halles vers l'est, en direction du Marais, où les mêmes conditions (quartier en déclin, tissu urbain plus ou moins délabré) jointes à un espace disponible plus vaste (un arrondissement entier, et non quelques pâtés de maison) expliquent la concentration fulgurante en quelques années des enseignes. À l'heure actuelle, la surévaluation foncière du quartier, qui est un des plus chers de la capitale, explique la dissémination d'établissements gay soit dans ses contreforts (2e et 3e arrondissements), soit, plus à l'est, vers un 11e arrondissement à son tour en voie de « branchitude », si l'on veut oser un néologisme.
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25Assurément, le cas parisien n'est pas représentatif des réalités françaises : par ses dimensions, par son statut de capitale, la « Ville Lumière » est l'exception, non la règle, et encore moins l'aune à laquelle mesurer les réalités des autres villes du pays. Pourtant, du clandestin au visible, du central au périphérique, la géographie du « Paris défendu » a connu de substantielles modifications en l'espace de trois générations, qui renvoient à des transformations plus vastes en termes de représentations collectives (rôle dévolu à la prostitution, regard porté sur l'homosexualité, etc.). Si, à la Belle Époque, Paris passait pour être la ville où « le plaisir est partout » et si, aujourd'hui, les pages des guides libertins y sont encore plus densément informées qu'ailleurs, il apparaît que cette géographie urbaine là est tout, sauf aléatoire.
Annexe
Annexes
Notes de bas de page
1 Les travaux historiques sont plus rares que ceux des sociologues, ou des géographes : on connaît bien sûr les ouvrages de Louis Chevalier (Montmartre du plaisir et du crime, Paris, Laffont, 1980 ; Les Ruines de Suburre. Montmartre de 1939 aux années 1980, Paris, Laffont, 1985), mais ils ne portent que sur un seul quartier de la capitale ; Alain Corbin (Les Filles de noce. Misère sexuelle et prostitution au xixe siècle, Paris, Aubier, 1978) ou Laure Adler (La Vie quotidienne dans les maisons closes, Paris, Hachette, 1990) abordent peu les aspects géographiques. Les Anglo-saxons sont moins timorés : voir, par exemple, George Chauncey, Gay New York. Gender, Urban Culture and the Making of the Gay Male Underworld (1890-1940), New York, Basic Books, 1994 ; David Higgs (dir.), Queer Sites. Gay Urban Histories since 1600, Londres, Routledge, 1999 ; et, très récemment, Alan Collins, (dir.), Cities of Pleasures. Sex and the Urban Landscape, Londres, Routledge, 2006. En revanche, voir, pour l'approche géographique, G.H. Ashworth, P.E. White et H.P.M. Winchester, « The Redlight District in the West European City : A Neglected Aspect of the Urban Landscape », Geoforum, 2, 19, 1988 ; D. Belle et G. Valentine, (dir.), Mapping Desire. The Geography of Sexuality, Londres, Routledge, 1995 ; Anne-Marie Bouthillette et Yolanda Retter, (dir.), Queers in Space. Communities, Places, Sites of Resistance, Seattle, Bay Press, 1997 ; Emmanuel Redoutey, « Géographie de l'homosexualité à Paris 1984-2000 », Urbanisme, 325, 2002, p. 59-63. Pour les sociologues, l'enquête de Marie-Elisabeth Handman et Janine Mossuz-Lavau, (dir.), La Prostitution à Paris, Paris, La Martinière, 2005, aborde ces questions dans un cadre chronologique court (1995-2005).
2 Paul Morand, « Paris en négatif », Le Crapouillot, « Paris défendu », n° 17, sept-octobre 1971, p. 5.
3 Archives de la préfecture de police, Paris. On y trouve notamment les dossiers de surveillance policière d'établissements (cafés, cabarets, hôtels...) soupçonnés d'abriter les activités de prostituées, mais leur consultation est très difficile en raison de la présence d'éléments nominatifs ; en outre, la période des années 1960 n'a pas fait l'objet de versements de la part de la Mondaine, alors que ceux concernant les périodes postérieures sont en attente de classement, et, de facto, inaccessibles au chercheur.
4 Ainsi, le Guide Julliard de la nuit à Paris, signé d'Henri Gault et Christian Millau (Paris, Julliard, 1967), comporte entre les pages 174 et 175 un encart « Petit guide rose » (un peu décevant, toutefois) ; l'Ultra Guide 70. Paris la nuit, de Jacques-Louis Delpal (Paris, J. Chénot, 1970) est à la fois plus discret (pas d'encart) et plus explicite quant à ce que l'on peut trouver dans tel ou tel établissement. Un numéro du Crapouillot de 1971, consacré au « Paris défendu », pose des jalons transparents pour qui sait déchiffrer des périphrases parfois alambiquées.
5 Guides du Paris Sexy, Paris, La Musardine, annuels depuis 1999 ; Guides Gai Pied, 1979-1980 ; guides gratuits distribués dans des bars gay.
6 Cf. Gilles Barbedette et Michel Carassou, Paris Gay 1925, Paris, Presses de la Renaissance, 1981.
7 Voir Jean-Marc Berlière, La Police des mœurs sous la Troisième République, Seuil, 1992, p. 18 sqq.
8 On se reportera à Alphonse Boudard, La Fermeture, Paris, Seuil, 1986.
9 « La nouvelle vague de la galanterie. Les michetonneuses », Le Crapouillot, « Paris défendu », op. cit., p. 18.
10 « Dans l'ombre des clandestines », Détective, n° 58, 31 juillet 1947, p. 4-5 (s'insère dans une enquête plus vaste, publiée du 17 juillet au 25 septembre, sur le « visage caché de la prostitution »).
11 Une évocation dans Jeanne Cordelier, La Dérobade, Paris, Hachette, 1976.
12 « Le fait, par tous les moyens, y compris une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles en échange d'une rémunération », article 225-10-1 du Code pénal.
13 Michael Sibalis, « Paris », dans David Higgs (dir.), Queer Sites, op. cit., p. 31.
14 Cf. Florence Tamagne, Histoire de l'homosexualité en Europe. Berlin, Londres, Paris 1919-1939, Paris, Seuil, 2000, p. 83.
15 Le Crapouillot cite ainsi la Villa Montespan, « discret hôtel [particulier] du 16e, [...] surnommé le "Palais Mignon" des parlementaires » (« Paris défendu », op. cit., p. 12).
16 Jean-Baptiste Drouet, Les Nouveaux visages de la prostitution à Paris, Paris, Filipacchi, 1997, p. 31.
17 Cf. Michael Pollack, « L'homosexualité masculine, ou le bonheur dans le ghetto », communications n°35, p. 37-55 repris dans Philippe Ariès et André Bejin (dir.), Sexualités occidentales, Paris, Seuil, 1984.
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