Éclipse du moi, éclat du soi : Tarnation au prisme de la pensée de Paul Ricœur
p. 353-363
Texte intégral
1Sorti en salles en 2003, Tarnation de Jonathan Caouette est l’un des très rares films à rassembler l’existence d’un cinéaste, à proposer « un récit rétrospectif porté par un plan d’ensemble, une écriture panoramique1 ». D’emblée, tout laisse à penser qu’une autobiographie filmée à l’échelle d’une vie est vouée à être très elliptique du fait de la contrainte temporelle imposée par la projection d’une part (comment faire tenir une vie en une heure et trente minutes sans opérer une sélection rigoureuse, trancher à vif dans l’existence ?), et du medium film, d’autre part. Pour Raymond Bellour, « les techniques mêmes (la photo, le cinéma) […] entraînent une transformation profonde du sujet de l’autobiographie » : tenue de recourir à son « alliée indispensable » qu’est la photographie, l’autobiographie filmée fait du cinéaste « un sujet à éclipses, un sujet intermittent2 ».
2Jonathan Caouette exploite les discontinuités formelles inhérentes au cinéma et à la photographie, non tant pour réfléchir à leurs spécificités esthétiques que pour représenter les ruptures, les traumatismes, les moments de dépossession qui ont affecté sa vie et celle de sa famille. Il ne renonce pas néanmoins à créer une continuité narrative et construit un récit de vie, à travers une intrigue qu’il trame autour des relations entre lui et sa mère.
3Cet article s’attache à étudier comment Jonathan Caouette est amené à forger son identité dans Tarnation. Afin d’analyser le jeu du continu et du discontinu qui préside à la construction de soi, nous avons pris le parti d’utiliser certains concepts que Paul Ricœur développe dans Soi-même comme un autre, en particulier dans les cinquième et sixième études consacrées à l’identité personnelle et l’identité narrative3. Notre intention n’est pas de subordonner le film de Jonathan Caouette à la philosophie de Paul Ricœur, mais plutôt de montrer comment l’on peut créer une dialectique féconde entre les deux œuvres et mettre à profit dans une analyse filmique les deux concepts centraux de la pensée ricœurienne de l’identité, à savoir « l’identité comme mêmeté (latin : idem ; anglais : sameness ; allemand : Gleichheit) » et « l’identité comme ipséité (latin : ipse ; anglais : selfhood ; allemand : Selbsheit)4 ».
Genèse et construction narrative du film
4 Tarnation est une œuvre atypique tant par son contenu, sa forme que sa genèse. Jonathan Caouette commence à filmer sa vie à onze ans, d’abord avec une caméra Super-8 offerte par son grand-père, puis avec des caméras VHS, Hi8, Betamax et DV. Il prend conscience qu’il réalise un film de sa vie vers quatorze ans, mais ne commence le projet de Tarnation que bien plus tard, à l’âge de trente et un ans5. Il rassemble alors le matériau visuel et sonore qu’il a numérisé (cent soixante heures de rushes, des photographies et des enregistrements sonores, en particulier son journal audio réalisé à l’hôpital psychiatrique) et monte son film de manière viscérale, tout seul en trois semaines, sur iMovie, un logiciel de montage amateur pour Macintosh. Tarnation – dont le budget s’élève d’abord à 218,32 dollars – est successivement repéré par les réalisateurs John Cameron Mitchell et Gus van Sant qui décident d’en être les producteurs exécutifs. Grâce à leurs noms, le film est sélectionné à Sundance en 2003, puis à Cannes en 2004, à la Quinzaine des Réalisateurs, et remporte le Grand Prix au festival de Los Angeles. Fort de cette notoriété, il est même distribué en salles.
5Qualifiée d’« organique » par son auteur, cette œuvre a connu plusieurs métamorphoses avant de s’arrêter sur la forme que nous lui connaissons :
Quand j’ai fait Tarnation, il y avait un sentiment d’urgence. Il y avait tellement de choses à dire, tellement d’histoires, tellement de sous-entendus, tellement d’idées. C’était épique […] car il fallait que j’exorcise mes démons. Il y avait mon point de vue, il y avait son point de vue à elle [sa mère] et mes grands-parents au milieu de tout ça6.
6À l’origine, Jonathan Caouette ne pensait pas donner à son film un aspect documentaire. Les versions antérieures comportaient beaucoup de moments clairement joués, avec une tonalité parfois surréaliste. Contraint d’élaguer son film pour qu’il puisse satisfaire aux conditions de durée des festivals, Jonathan Caouette a progressivement supprimé les passages ouvertement fictifs et resserré son récit autour des liens entre lui et sa mère, sacrifiant par là des « intrigues » (« subplots ») pourtant cruciales dans son existence, mais qui étaient devenues « secondaires » dans le film, par exemple le second mariage de sa mère, ses relations avec son demi-frère et son fils, Joshua, qui a un rôle à part entière dans son second opus autobiographique Walk Away Renee (2011)7. Tarnation est donc clairement une « interprétation de soi8 » au sens où l’entend Ricœur, une incarnation parmi bien d’autres possibles. Après la sortie du film, Jonathan Caouette aimait à dire, avec humour, que la suite s’appellerait « réintarnation ».
7Terme anglais peu employé, « tarnation » est issu de l’association des mots « eternal » (dont « tarnal » est la prononciation dialectale) et « damnation9 ». Il s’apparente à l’interjection « hell », qui apparaît plusieurs fois au cours du film alors que « tarnation » n’est jamais employé (par exemple, une mention écrite indique : « Jonathan began to make plans to get the hell out of here » [Jonathan se mit à faire des plans pour partir d’ici au plus vite]. « Hell » a ici une valeur intensive). Enfer et damnation : c’est en ces termes que pourrait être décrite l’existence de Jonathan Caouette jusqu’au moment où il quitte Houston pour emménager à New York. Le « misérable » (un terme suggéré par l’inscription figurant sur le T-shirt de Renee dans le plan d’ouverture) connaît alors une période de rédemption, que consacre la rencontre avec David, son compagnon et ange tutélaire.
8Le début de Tarnation est marqué par un événement poignant qui est présenté comme ce qui déclenche et rend nécessaire le rassemblement de la vie en un récit : Jonathan Caouette apprend que sa mère a fait une overdose de lithium et se précipite à Houston en train pour la retrouver10. Assis dans un wagon, le cinéaste se retourne vers son passé et active son cinéma intérieur. Les images affluent, se pressent devant ses yeux hallucinés sans qu’il ait besoin de fournir le moindre effort de mémoire. Tel un spectateur de cinéma, il est « sujet tout-percevant11 », immobile, plongé dans un état régressif, assailli de rêves et d’images, et dominé par ses pulsions inconscientes. Sa vie se déroule comme un film au scénario cauchemardesque.
9Au cours de ce flashback oscillant entre « mauvais rêves » et souvenirs, Jonathan Caouette retrace la vie de sa famille de manière chronologique. Son récit commence comme un conte (« once upon a time » [« il était une fois »]) avec le mariage des grands-parents, Adolph et Rosemary, et la naissance d’une belle enfant, Renee. Mais très vite, le film de famille au bonheur presque désuet vire au film d’horreur, lorsque Renee tombe du toit où elle jouait et, dans sa chute, entraîne avec elle toute sa famille qui doit faire face à un déchaînement d’événements malheureux, dans la veine des épreuves infligées à Job : Renee voit son existence brisée par la psychiatrie archaïque des années soixante ; elle est laissée par son mari et violée par un inconnu devant son fils ; les grands-parents sombrent dans une douce folie ; le commerce d’Adolph brûle ; Rosemary doit subir une hystérectomie et meurt d’un cancer ; Jonathan est maltraité par ses familles d’accueil ; à l’adolescence, il commence à souffrir de dépersonnalisation et « passe régulièrement à l’acte » en conséquence, dit-il, de la prise de conscience de sa maladie et de l’absence de structure familiale.
10L’« analepse interne homodiégétique12 », récit temporellement second, possède une « fonction explicative » par rapport au récit premier dans lequel elle s’insère. Elle est un « “voici pourquoi” » et une réponse à la question « “Quels sont les événements qui ont conduit à la situation présente ?” » (Pourquoi Jonathan Caouette est-il devenu ce qu’il est ? « Pourquoi a-[t-il] l’air si inquiet ? ») Ce n’est qu’à la toute fin du film que le réalisateur peut parler de lui à la première personne, dans un long monologue où, les yeux gonflés et le visage exsangue d’angoisse, il se confie pour la seule fois à la caméra : « J’ai peur de me laisser aller à parler. Est-ce parce que je suis adulte qu’on me dit : “Pourquoi as-tu l’air si inquiet ?” “Pourquoi as-tu un visage si tendu ?” “Pourquoi n’arrives-tu pas à sortir une phrase ?” ou “Mais quel est ton fichu problème ?” […] Je ne veux pas finir comme ma mère. » Les confidences du cinéaste s’incarnent à l’image par un dévoilement partiel du dispositif filmique : Jonathan Caouette prépare la pièce du tournage (sa salle de bain), installe la caméra avec laquelle il se filme (cette caméra nous est dévoilée, mais pas celle qui sert à la montrer) et arrête lui-même l’enregistrement à la fin du monologue. Bien qu’il ait du mal à se livrer et à exprimer ses sentiments comme il le voudrait (« Je ne peux pas faire cela », dit-il avant d’éteindre la caméra), ce monologue, servi par la construction réflexive où le sujet filmé et filmant ne font plus qu’un, peut être interprété comme le signe d’une identité retrouvée.
Les dissociations de l’identité
11L’identité personnelle de Jonathan Caouette se configure à travers le récit autour de deux idées fortes : l’amour inconditionnel qu’il porte à sa mère et les dissociations auxquelles il est sujet, qu’elles soient subies ou recherchées, liées à la dépersonnalisation et aux multiples traumatismes qu’il a vécus, ou à son goût pour le travestissement et les performances. Il définit les symptômes de sa maladie comme des « épisodes persistants ou récurrents au cours desquels le sujet a le sentiment d’être détaché de son corps et de ses facultés mentales, comme s’il en était un observateur extérieur (sentiment d’être dans un rêve) ». Dans la dépersonnalisation, c’est avant tout le sujet, plus que le monde extérieur, qui est frappé d’irréalité, tenu à distance de lui-même tant mentalement que physiquement (la dépersonnalisation remet en question l’appartenance à un corps propre ; le malade a l’impression d’être hors de lui). Lors des crises, les individus souffrant de dépersonnalisation sont pleinement conscients de ce qui leur arrive et éprouvent un très fort sentiment de déréalisation : « Le détachement de soi ou le sentiment de se sentir étranger à soi, couplé avec la conscience de ce détachement est l’essence de la dépersonnalisation13. » Beaucoup disent aussi qu’ils se voient et perçoivent le monde comme s’ils étaient des acteurs ou dans un film.
12Bien que son désir de cinéma ait précédé, semble-t-il, l’apparition de son trouble dissociatif, la dépersonnalisation et les situations traumatisantes que Jonathan Caouette a vécues infléchissent son regard sur le monde et son rapport à la caméra :
J’ai toujours utilisé la caméra comme une sorte de mécanisme de quasi-défense ou une sorte d’arme pour, à terme, donner du sens à tout ce qui se passait et précisément à beaucoup de choses auxquelles j’étais confronté. Ce n’était qu’une façon de valider les choses. C’était plus une confirmation. « Est-ce que ça s’est réellement passé ? Pince-moi si c’est vraiment en train de se passer. » Ou, « c’est tellement sinistre et je suis seul face à cette situation. Si je documente ceci, peut-être que je peux y revenir et recoller les morceaux »14.
13Peinant à se percevoir comme un sujet unifié, Jonathan Caouette exprime les écarts et les discontinuités de son identité en utilisant toutes les ressources du cinéma et en créant un texte complexe qui juxtapose et superpose des images de diverses natures, des mentions écrites, des voix, des sons et des musiques. La narration n’est pas prise en charge par une voix off comme dans la plupart des autobiographies filmées, mais par des mentions écrites qui soutiennent une continuité biographique et dans lesquelles le cinéaste parle de lui à la troisième personne. Cette construction énonciative aide à la constitution d’un regard sur soi et traduit une volonté du narrateur de se détacher de lui, de marquer une distance sans doute réelle avec l’individu qu’il a été. Elle exprime également la dépersonnalisation dont il souffre et manifeste une dimension régressive propre à la maladie, en rappelant l’enfant qui se désigne par son prénom avant de pouvoir se constituer en sujet15.
14Pour nous donner à voir l’univers mental d’un individu souffrant de dépersonnalisation, le cinéaste fait appel à toutes les possibilités visuelles d’un medium particulièrement apte à révéler la précarité du sujet, comme l’a noté Raymond Bellour16. Il investit le corps du film, le fragmente en introduisant des photographies, le morcelle et le modèle à l’image de la conscience qu’il a de son propre corps. Dans la séquence qui retrace ses premières crises en 1986, il réunit des bribes de phrases extraites du journal sonore qu’il avait tenu lorsqu’il était hospitalisé (« La vie est un trip. C’est comme un rêve sans fin. ») et accole des plans tremblants et fébriles tournés en Super-8, dans lesquels il apparaît sous des angles différents. Pour recomposer les altérations de ses perceptions et l’exacerbation de ses affects, il joue avec les accélérations et les ralentissements, sature les couleurs, divise l’écran en plusieurs cadrages, crée des plans symétriques et des sérigraphies kaléidoscopiques à partir d’images de lui (les cheveux hirsutes et le visage badigeonné de sang), recourt à toutes sortes d’outils trouvés sur iMovie (l’effet « décharge électrique » symbolise les électrochocs que les médecins administrèrent abusivement à sa mère, et l’effet miroir rappelle les tests de Rorschach). La bande sonore est fondamentale, par exemple le rythme lent et aérien de « Reptile » chanté par Lisa Germano renforce l’effet d’une déréalisation du sujet, alors que le bruit de l’électrochoc rend compte de la violence que la maladie et l’hospitalisation exercent sur le patient. Le déferlement d’images et les ruptures sonores et visuelles traduisent les sautes de courant dans le flux de la conscience ; elles produisent une tension et même un choc chez le spectateur qui le plonge affectivement dans le corps d’un malade :
On ne sort pas indemne de Tarnation, écrit le critique Charles-Stéphane Roy. […] Physiquement, on subit un bombardement rétinien en règle alors que l’écran nous matraque sans cesse d’une imposante masse d’informations morcelée et déconstruite. Émotivement, on est saisi par de nombreuses scènes qui giflent l’épiderme17…
15La dissociation de l’identité de l’auteur se manifeste aussi dans son goût, sans doute lié à son homosexualité, pour le travestissement. Dès l’âge de onze ans, Jonathan Caouette crée toutes sortes de personnages essentiellement féminins et se livre à des performances d’acteur devant sa propre caméra. Dans des séquences terrifiantes, il incarne le rôle d’une droguée, Shirelle, et de Hilary Chapman Laura Lou Gerina, une femme battue par son mari, qu’il compose à partir des expériences traumatisantes qu’il a vécues et des films qu’il regarde assidûment. Mineur, il se déguise en « petite fille gothique » pour pouvoir goûter à la vie nocturne des night clubs gay, puis passe par toutes les modes (dandy, punk, new age, grunge et hippie) et coupes de cheveux (courts, longs, hirsutes, teintés). Il est fasciné par les films d’horreur (Carrie, L’Exorciste, Rosemary’s Baby), se nourrit aussi bien de programmes télévisés (séries, téléfilms, shows) que de films underground. Adolescent, il met en scène Blue Velvet de David Lynch et réalise des courts métrages amateurs en Super-8, principalement des films d’horreur (Le Coupeur de cheville, 1988 ; La Satanée Putain, 1987 ; Garçons de salive et de sang, 1988 ; Rosemary Davis, 1988) dans lesquels il fait jouer ses grands-parents, sa mère et ses amis.
16Le cinéaste mêle volontiers des plans subjectifs et objectifs de lui, des prises de vues sur le vif et des extraits de fictions (ses propres créations et images télévisées) pour restituer la conscience d’un individu souffrant de dépersonnalisation et montrer que les films ont participé à la construction de son identité et informé son regard sur le monde. Comme le suggère le vocabulaire qu’il emploie, il considère les moments de dépossession de soi sur le mode d’une performance théâtrale : à l’adolescence, il dit passer régulièrement à l’acte (« acting out » en anglais) en se « détruisant physiquement » et en mettant en scène ses tentatives de suicide (« staged his suicide attemps almost weeky »). Jonathan Caouette doit se construire avec des pertes de contrôle au cours desquelles il devient spectateur de lui-même.
17Son identité telle que le film la configure repose sur l’idée d’une multitude de personnages, en lien avec sa maladie et son désir d’être acteur (il joue dans Hair, une publicité et dans dix-sept films d’étudiants). Ses multiples costumes, que révèle emblématiquement le défilement rapide de photographies, le rendent difficilement réidentifiable. Tarnation se compose d’une suite discontinue d’incarnations, d’identifications voulues ou contraintes à différents « caractères ». En mettant à mal « l’identité numérique » (fractionnée par les écrans partagés), « l’identité qualitative, autrement dit la ressemblance extrême » (perturbée par ses différents accoutrements) ainsi que le « critère de continuité ininterrompue » (rompu par l’explosion d’images animées et de photographies de lui), le cinéaste érode tout ce qui constitue pour Ricœur l’identité-mêmeté au fondement du « caractère », compris comme « l’ensemble des marques distinctives qui permettent de réidentifier un individu humain comme étant le même » ou encore comme « l’ensemble des dispositions durables à quoi on reconnaît une personne18 ».
La découverte de soi
18Les changements de personnalité, les dissemblances et les « variations imaginatives » de l’identité ont une fonction bien précise dans l’économie du récit : celle de mettre en avant la dimension éthique du soi19. Tarnation tend vers l’idée – partagée par Ricœur – qu’un individu doit se perdre, se dessaisir de ses propriétés pour se trouver20.
19À mesure que le récit avance, Jonathan renoue (« reconnect ») progressivement avec sa mère. Le film quitte alors son style expérimental pour emprunter une forme documentaire plus traditionnelle et donner à voir les interactions entre personnages, en particulier entre Renee et Jonathan, qui tente de reconstruire l’histoire de sa mère pour percevoir plus clairement les abus dont elle a été victime. Après que Renee a fait une overdose de lithium, Jonathan revient à Houston et, retrouvant sa mère le cerveau délabré, il décide de prendre soin d’elle et l’accueille dans son appartement de New York où il vit avec David.
20L’engagement du fils pour sa mère est manifeste dans la dernière séquence du film. Tapi dans la salle de bain, Jonathan déclare à quel point il aime Renee : « Elle vit à l’intérieur de moi » confie-t-il à la caméra. Il répète cette phrase (la seule qui soit dite deux fois) qu’il avait prononcée lors de son hospitalisation : « J’aime tellement ma mère [I love my mother so much] ». C’est sur ce sentiment d’amour que prend racine l’ipséité du cinéaste, l’« invariant relationnel21 » qui confère une signification forte à son identité. Après ses confessions, le fils bienveillant descend dans le salon, borde sa mère endormie et pose son doigt au-dessus de ses lèvres alors qu’on entend Renee réciter le poème « Desiderata » de Max Ehrmann. Le geste que Jonathan effectue renvoie à une légende racontée par Adolph au cours du film : la fossette est la trace laissée par un ange qui se serait penché sur le lit du nouveau-né et lui aurait posé l’index sur le philtrum pour qu’il oublie tout ce que Dieu lui a montré. Quelques séquences auparavant, David, déguisé en ange, accomplissait ce même geste sous une lumière stroboscopique, comme s’il avait soigné Jonathan pour que ce dernier puisse soigner sa mère.
21En reproduisant le geste qu’il a reçu, Jonathan se reconnaît comme un sujet d’imputation, comme une personne comptable de ses actions devant sa mère qui le requiert (lorsqu’elle se sentait menacée à Houston, Renee avait sollicité son fils à plusieurs reprises en lui laissant des messages téléphoniques : « Jonathan, je viens habiter avec toi à New York », implorait-elle). Son geste peut être interprété comme une attestation de soi, une transposition visuelle du « me voici22 ! » qui signifie chez Lévinas la responsabilité du sujet pour autrui. Il incarne ce pôle de la « parole tenue » que Ricœur résume par cette phrase : « “Je peux tout essayer”, certes, mais : “Ici, je me tiens23.” » Le « maintien de soi dans la fidélité à la parole donnée » marque « l’écart entre la permanence du soi et celle du même » ainsi qu’un coup d’arrêt à l’égard de l’errance et de la versatilité de l’identité du cinéaste. Le plan final du face-à-face, dans lequel les deux visages de la mère et du fils se réfléchissent, renforce cette dialectique du soi et de l’autre que Ricœur exprime en ces termes : « l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre24… » Jonathan Caouette se sauve en sauvant sa mère et c’est finalement grâce à l’autre, à Renee qu’il fait passer avant lui, qu’il découvre la « tenue25 » de son identité et peut répondre à la question « qui suis-je ? » (« “Qui suis-je, moi, si versatile, pour que, néanmoins, tu comptes sur moi26 ?” ») Son geste final signifie, plus encore qu’un acte d’abnégation, un désaveu du « moi » et de ce qui lui appartient en propre ou encore comme l’écrit Ricœur, une « appréhension apophatique du soi27 ». Il tend à montrer que la possession, c’est-à-dire la « caractérisation de l’ipséité par le rapport de possession (ou d’appartenance) entre la personne et ses pensées, ses actions, ses passions, bref ses “expériences” » n’est pas ce qui importe. Seul compte l’engagement moral, parce qu’il confère à l’identité sa véritable permanence dans le temps. Les dépossessions du « moi » que raconte Tarnation, les changements incessants de personnalité débouchent sur une mise à nu de l’identité morale du cinéaste. Parce qu’il fait l’expérience de cette dissociation du soi et du même, Jonathan Caouette ne fonde pas l’identité sur des critères psychologiques, sur le « caractère » qui n’est qu’intermittence mais sur des critères moraux.
22La construction de l’œuvre (l’utilisation du flashback) montre à quel point la réalisation du film a eu un rôle prépondérant dans la découverte de soi. De ses rêves et de ses « bribes d’histoires vécues » à la fois « inintelligibles et insupportables », Jonathan Caouette parvient à faire une histoire « cohérente et acceptable » dans laquelle il peut « reconnaître son ipséité28 ». Si l’acte de se narrer marque d’abord une mise en veille de l’action, qui s’incarne dans le voyage en train, il permet par la suite d’agir : à son arrivée à Houston, Jonathan Caouette change radicalement d’existence. Il décide de sauver sa mère, ce qui laisse entendre que le récit de soi l’a conduit à se revoir, à se réévaluer, qu’il a servi de « point d’appui à la vie bonne29 ». C’est en se « refigurant », en s’appréhendant lui-même comme un autre, en se projetant sur la toile de son film, que le cinéaste réalise qui il est et ce qui constitue le fond de son identité : « Je n’ai pas vraiment réalisé le film, déclarait-il dans un entretien. Tarnation m’a révélé tout ce que je veux être30. » Dès lors, la trace qu’il laisse sur les lèvres de Renee n’est pas simplement la marque de son engagement moral, mais encore celle du film lui-même qui les a « graciés » tous les deux en les sauvant de la disparition31.
Notes de bas de page
1 Simonet-Tenant F., Le Journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Téraèdre, coll. « L’Écriture de la vie », 2004, p. 21. Avec Jonathan Caouette, il n’y a, à ma connaissance, qu’Agnès Varda (Les Plages d’Agnès, 2008), Corinne Cantrill (In This Life’s Body, 1984) et Raymond Depardon (Les Années déclic, 1984) qui aient entrepris de retracer leur vie dans son ensemble.
2 Bellour R., « Autoportraits », Communications, Paris, vol. 48, n ° 1, 1988, p. 338.
3 Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
4 Ibid., p. 140.
5 Lorsque la source n’est pas précisée, les citations de Jonathan Caouette proviennent soit des commentaires du DVD (Optimum Home Entertainment, 2005), soit de l’entretien avec Macdonald S. (Avant-Doc : Intersections of Documentary and Avant-Garde Cinema, New York, Oxford University Press, 2014, p. 206-226). Dans l’entretien avec Scott MacDonald, Jonathan Caouette explique très en détail la genèse de son film et comment il fut amené à rencontrer John Cameron Mitchell et Gus van Sant.
6 Entretien mené par Marie Labory à Cannes le 16 mai 2011 et diffusé sur Arte. Disponible sur internet à l’adresse suivante : [http://videos.arte.tv/fr/videos/walk-away-renee-de-jonathancaouette--3909840.html], consulté le 15 septembre 2012.
7 Pour le festival de Sundance, Jonathan Caouette a dû raccourcir son œuvre à 88 minutes. La version originale présentée au festival MIX NYC durait 2 h 30 et comportait des intrigues secondaires qui ont été retirées de la version définitive. David, le demi-frère de Jonathan et Joshua, son fils, figurent dans la version définitive, mais ils ne sont pas présentés comme tels. Comme le dit volontiers le cinéaste, Tarnation se compose de « petites tromperies » (« little cheats ») qui aident le film à « faire sens d’un point de vue cinématographique » mais qui ne correspondent pas à la réalité. Par exemple, le cinéaste n’a pas pris le train, mais l’avion pour aller voir sa mère à Houston. Les plans utilisés pour évoquer les mauvais traitements infligés par sa famille d’accueil sont des home movies dans lesquels Joshua se chamaille avec d’autres enfants. La ressemblance entre le père et le fils est telle que ce subterfuge passe presque inaperçu et ne remet pas en cause la lecture documentarisante. Des passages ont été rejoués, comme la séquence où il apprend que sa mère a fait une overdose de lithium et la dernière scène du film. Dans la version originale, la fin était beaucoup plus rocambolesque : Adolph tirait avec un revolver sur Jonathan qui se retrouvait au paradis avec David déguisé en ange. Quelques plans de cette fin initiale apparaissent au cours du film.
8 Voir en particulier Ricœur P., Temps et récit. Tome III. Le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1991 [1985] : « l’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille ; de même qu’il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents […], de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées » (p. 446). Et encore « la compréhension de soi est une interprétation ; l’interprétation de soi, à son tour, trouve dans le récit parmi d’autres signes et symboles, une médiation privilégiée [nous soulignons] » (Ricœur P., op. cit., p. 138).
9 « Tarnation » est surtout utilisé en Nouvelle-Angleterre et dans le Sud des États-Unis. On trouve une occurrence du terme dans Ulysses de James Joyce (« Wall, tarnation strike me ! »). Il s’agit aussi de l’un des groupes préférés de Jonathan Caouette.
10 La scène invite à être lue sur le mode documentarisant mais elle a en réalité été rejouée par le cinéaste qui aurait été incapable, a-t-il dit, d’affronter une telle catastrophe et de filmer en même temps.
11 Metz C., Le Signifiant imaginaire : psychanalyse et cinéma, Paris, Christian Bourgeois, 1993 [1984], p. 65 sq.
12 Genette G., Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 92 sq.
13 Simeon D. et Abugel J., Feeling Unreal : Depersonalization Disorder and the Loss of the Self, Oxford, New York, Oxford University Press, 2009, p. 3-16. Voir en particulier les témoignages figurant dans l’introduction de l’ouvrage. Le premier à avoir utilisé le terme « dépersonnalisé » est Henri-Frédéric Amiel dans son journal : « [À] présent je puis considérer l’existence à peu près comme d’outre-tombe, comme d’au-delà […] tout m’est étrange, je puis être en dehors de mon corps et de mon individu, je suis dépersonnalisé, détaché, envolé. » (Amiel H.-F., Journal intime, tome XII, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994, p. 532.)
14 Entretien avec Murray R., « Jonathan Caouette talks about Tarnation », disponible sur internet à l’adresse suivante : [movies. about. com/od/directorinterviews/a/tarnation101504. htm], consulté le 24 août 2013.
15 La création d’un regard enfantin, qui rappelle le film autobiographique Sink or Swim (1990) de Su Friedrich, est encore perceptible dans l’apparente simplicité des mentions écrites et dans la police du titre.
16 Bellour R., op. cit.
17 Roy C. -S., « Tarnation : autocinéma année zéro », Séquences, n ° 235, 2005, p. 38-39.
18 Ricœur P., op. cit., p. 140-146.
19 Nous rappelons que, pour Ricœur, « l’identité au sens d’ipse n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité » (ibid., p. 13).
20 Voir l’article de Thouard D., « Subjectivité et identité. Le sentiment de soi chez Paul Ricœur », in Canivez P. et Couloubaritsis L. (dir.), L’Éthique et le soi chez Paul Ricœur, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2013, p. 71-91.
21 Ricœur P., op. cit., p. 143.
22 Levinas É., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (La Haye, Martinus Nijhoff, 1974 ; Paris, Le Livre de Poche, 2008 [1990]) : « Le mot Je signifie me voici, répondant de tout et de tous » (p. 181). Ricœur reprend cette expression dans Soi-même comme un autre.
23 Ricœur P., op. cit., p. 198.
24 Ibid., p. 14. La perte du « caractère » (de l’identité du même) concerne autant le cinéaste que sa mère. Il y a cette idée très forte de réciprocité entre Jonathan et Renee qui traverse le film et est mise en images de différentes manières, comme par le face-à-face final. Jonathan Caouette souligne qu’après son dernier traitement, « presque rien ne subsiste de la personnalité de Renee et de son état d’esprit [there was little sign of Renee’s original personality or state of mind] ». Il dit aussi qu’après les premiers électrochocs, Renee a l’impression qu’elle s’évapore. Suite à l’overdose de lithium, elle disparaît de l’image au moment où Jonathan l’embrasse. Parce que l’identité du fils est intrinsèquement liée à celle de sa mère, Renee menace l’identité de son fils en menaçant de disparaître.
25 En suivant le vocabulaire de Paul Ricœur, on dirait que Jonathan Caouette parle de lui-même en termes de « parole tenue », et non en termes de « caractère » (ibid., p. 143).
26 Ibid., p. 198.
27 Ibid., p. 197.
28 Ricœur P., « La vie : un récit en quête de narrateur », in Écrits et conférences 1 : autour de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 2008, p. 271-272 ; Temps et récit, op. cit., p. 444.
29 Ricœur P., Soi-même comme un autre, op. cit., p. 187.
30 Propos recueillis à Cannes par Jean-Philippe Tessé, in Cahiers du cinéma, n ° 595, novembre 2004, p. 18-19.
31 Bien qu’il ait évoqué les difficultés à rendre publique une œuvre aussi intime, Jonathan Caouette a souvent insisté sur l’effet cathartique de son film : « Quelles qu’en soient les raisons, mes expériences ont fait que j’ai voulu créer et faire des films. C’est ce qui m’a sauvé [It was my saving grace]. » Il a par ailleurs affirmé à plusieurs reprises que sa « mère adore le film » et « savait qu’ils avaient une histoire poignante à raconter ».
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