Tadeusz Kantor ou la (dis)continuité de l’écriture de soi dans l’espace scénique
p. 283-293
Texte intégral
1La présente étude est consacrée à la question des intermittences du sujet et du discontinu dans l’écriture de soi à travers la création scénique de Tadeusz Kantor, metteur en scène, scénographe et peintre polonais dont le geste créateur est bien singulier : l’artiste commence dès les années quarante par le processus de « dépiécer » les textes des autres auteurs dramatiques et de les adapter à sa propre réalité ; il opère ensuite un cheminement progressif vers le rejet du texte dramatique et vers la forme plastique des séquences successives. Cette dernière se manifeste non seulement dans l’aspect pictural des scènes montrées sous la forme de tableaux animés, mais aussi dans le caractère flexible1 de cette matière théâtrale susceptible de subir de nombreuses modifications, et ceci jusqu’à la dernière re-présentation.
2Mon article se propose d’analyser ces différents procédés scéniques permettant de représenter les intermittences du sujet créateur dans l’œuvre de Tadeusz Kantor. Certes, la dernière période de son travail artistique, désignée en tant que Théâtre de la mort2 (1975-1990), constitue un véritable emblème du théâtre autobiographique de la seconde moitié du XXe siècle en donnant naissance à six spectacles intimes : La Classe morte, Où sont les neiges d’Antan, Wielopole, Wielopole, Qu’ils crèvent les artistes, Je ne reviendrai jamais, et Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, mais il me semble décisif de souligner que toute son œuvre (tant théâtrale que picturale3) semble évoluer progressivement vers le Théâtre intime de la mort. L’unité de cette création est ainsi assurée par l’évolution de la présence de Kantor sur le plateau et par les figures récurrentes et présentes dans l’esthétique de l’artiste dès les années quarante, tel le personnage d’Ulysse emprunté au drame de Wyspiański et adapté à la réalité autobiographique du créateur. D’où la confusion constante entre Ulysse, le personnage de Wyspiański et la personne réelle de Marian Kantor, père de l’artiste.
3Effectivement, l’influence du spectacle Le Retour d’Ulysse (1944) sur l’ensemble de l’œuvre de Kantor me semble indéniable. C’est à ce moment-là que le metteur en scène construit le prototype du personnage récurrent du Père-Soldat, alias Ulysse, cette figure emblématique qui ne cessera de hanter toute son activité artistique :
Ulysse revenant est devenu, dans ma conception, le précédent et le prototype de
tous les personnages postérieurs de mon théâtre.
Il y en avait beaucoup. Tout un cortège. De plusieurs pièces et drames.
De la contrée de la fiction. Tous étaient « morts », tous revenaient dans le monde
des vivants, dans notre monde, dans le temps présent4.
4La silhouette du metteur en scène-Tadeusz Kantor se projette dès lors dans la figure du père soldat et pose ainsi la question de l’altérité dans l’écriture de soi.
Présence scénique. Kantor-marionnettiste ?
5Au lieu de m’appuyer sur la classification existante des œuvres de Kantor5, je souhaiterais présenter une autre façon d’appréhender la création kantorienne. Elle permet de distinguer deux étapes marquantes : la première où le metteur en scène ne choisit pas de s’interpréter sur scène, et la deuxième où il opte pour jouer son propre rôle.
6Les trois premiers spectacles du Théâtre de la mort (La Classe morte, Où sont les neiges d’antan et Wielopole, Wielopole) s’inscrivent encore dans cette première poétique théâtrale qui se doit d’instaurer une étrange présence scénique6, celle d’un chef d’orchestre, ou d’un directeur d’acteurs qui peut intervenir à tout moment pour briser la re-présentation. Kantor joue ici un rôle bien particulier, ni celui d’un acteur ni celui d’un metteur en scène invisible, et se place dans l’entre-deux, tel un marionnettiste qui manipule ses créatures7 à vue, qui les fait entrer sur le plateau8 et se met à ordonner l’espace plongé dans le chaos initial. Il instaure ainsi une présence étrange, physique, matérielle, et se place à l’écart du plateau, à la frontière entre la scène et la salle. Il n’est pas anodin que le nom de Kantor ne figure pas dans la distribution des personnages-acteurs imprimée dans le programme de ces trois spectacles. Il est au contraire mentionné à part, et désigné par conséquent en tant que meneur de jeu (dans la « Séance dramatique de Tadeusz Kantor » qu’est La Classe morte)9, directeur du Théâtre Cricot 2 (dans Wielopole, Wielopole)10, ou passé sous silence dans le cricotage Où sont les neiges d’antan11.
7La situation change radicalement avec le spectacle Qu’ils crèvent les artistes. C’est ainsi que pour la première fois, Kantor opte pour jouer son propre rôle et apparaît sur la liste des personnages-comédiens en tant que MOI-en personne, auteur principal Tadeusz Kantor12. La même désignation (Moi en personne) est mentionnée dans le programme de Je ne reviendrai jamais. Kantor s’apprête à jouer de nouveau son propre rôle dans Aujourd’hui, c’est mon anniversaire (son dernier spectacle, posthume13) et s’auto-désigne cette fois-ci comme le Propriétaire de la pauvre chambre de l’imagination.
8C’est cette présence physique du metteur en scène sur le plateau qui met en image la valeur personnelle de son œuvre plastique en quête d’une forme adéquate permettant de représenter les éléments de sa propre histoire. Ainsi, le « je » autobiographique n’est jamais prononcé d’une manière directe sur le plateau. Dissimulé dans les titres des deux derniers spectacles (Je n’y reviendrai jamais, Aujourd’hui, c’est mon anniversaire) et dans les textes théoriques accompagnant la partition, le pronom personnel renvoyant à la première personne ne semble être prononçable que d’une manière déplacée, transposée à l’aide de la voix de Kantor enregistrée et diffusée en voix-off, ou alors prononcée par quelqu’un d’autre.
Voix-off
9La façon dont Kantor projette de s’incarner dans l’espace scénique consiste dans un premier temps à dissocier le corps de la voix. Cette dissociation entre le corps présent physiquement sur le plateau et la voix-off, se présentant comme un monologue testamentaire du metteur en scène enregistré, souligne de nouveau ce jeu permanent entre le caractère éphémère de la re-présentation en perpétuelle modification et la démarche archivistique qui se doit de transmettre des éléments figés (tels les enregistrements radiophoniques, les mannequins ou les objets muséographiques) pour la postérité. La partition de Wielopole, Wielopole s’ouvre ainsi par un texte (écrit et dont la lecture par Kantor fut enregistrée et incluse dans la version filmée retenue14) : « Je suis sur scène (mon texte ne sera jamais prononcé). »
10Le pronom « je » et ses variantes (adjectifs possessifs notamment) apparaissent également dans la partition, dans la partie descriptive du spectacle, comme en témoigne cet extrait de Je ne reviendrai jamais :
Dans un instant j’entrerai
dans un bar misérable et suspect
Je marchais longtemps vers lui […]15
Il [L’Apache] s’interrompt car la porte
s’ouvre et entrent :
MOI avec LA JEUNE MARIÉE
C’est mon tour.
Oublié.
Presque étranger.
J’entre avec ELLE […]16
Mon Testament-Monologue17.
11Cette dissociation emblématique entre le corps et la voix met également en scène l’importance du rapprochement qu’opère Kantor entre la présence et l’absence scénique. Paradoxalement, dans le dernier spectacle, posthume, ce lien devient encore plus flagrant et c’est la voix qui devient le seul indicateur de la présence du metteur en scène dans l’espace. C’est cette voix enregistrée qui se doit de remplacer et de remplir l’absence physique de Kantor.
Autobiographie construite par autrui
12La deuxième caractéristique de cette théâtralisation de soi propre à l’esthétique kantorienne et effaçant la présence du « je » prononcé directement dans l’espace consiste à se faire désigner par les autres. Effectivement, Kantor n’arrive jamais à se dire (et à dire « je ») sur scène et délègue cette parole-action à ses comédiens. Le metteur en scène instaure par là une sorte de processus d’« auto-désignation collective » où les pronoms personnels de deuxième et de troisième personne se substituent à celui de la première personne.
13Ainsi, dans Qu’ils crèvent les artistes, nous assistons à une scène emblématique : quand le médecin Asclépios [Mira Rychlicka] demande le nom du malade [du mourant], L’Auteur [du personnage scénique du Moi Mourant, interprété par Wacław Janicki] désigne tout d’abord le Mourant [Lesław Janicki] et puis Kantor en personne. Il dit : « Celui-là (Le Mourant) c’est celui-ci (Kantor). » L’Auteur continue son jeu en désignant cette fois-ci le petit soldat [Moi à l’âge de six ans interprété par Michał Gorczyca] : « Celui-là, c’est celui-ci, et c’est celui-ci18. » Nous sommes confrontés ici non seulement au processus de la démultiplication de soi (qui se dédouble à plusieurs reprises), mais également au procédé d’effacement de la prise de voix à la première personne. On retrouve le même recours à la désignation de soi par autrui dans Je n’y reviendrai jamais :
Les deux Hassidim :
C’est lui, voyons.
C’est lui !
Je te le dis –
Cela sent les histoires ici …
La Bigote :
Oui, c’est lui !
Je le reconnais :
les mêmes yeux
et cette même écharpe […]
La Poule d’eau :
S’il y a l’écharpe, c’est lui !
Mais pourquoi ne dit-il rien19…
14Malgré sa présence scénique centrale, Kantor ne devient pas ici acteur à part entière, mais reste dans sa position de témoin muet de sa propre vie20. De même, le dernier spectacle, Aujourd’hui, c’est mon anniversaire, efface la première personne affirmée dans le titre et se fonde sur une phrase-clé exprimée toujours à la deuxième personne : « Aujourd’hui, c’est votre 75e anniversaire ». Le texte théorique sur sa création artistique signé par Kantor à la troisième personne reflète parfaitement cette démarche paradoxale. Le metteur en scène transpose ainsi l’idée-titre de son article Parler de soi à la 3e personne21 à la pratique scénique.
15Le matériau autobiographique – les fragments d’histoires personnelles de Kantor et de ses proches – est certes incarné sur scène par l’intermédiaire des comédiens. Le metteur en scène s’entoure donc – à l’instar de Ionesco, d’Anouilh et de Duras – d’une certaine famille d’acteurs qui l’accompagnent dans son cheminement artistique, qui sont tous au service de la mise en forme de la vie d’autrui et qui, après la mort de leur maître, ont pour mission de transmettre la mémoire de son théâtre22. Ce recours à l’intermédialité permet à Kantor-metteur en scène une mise à distance de ses propres souvenirs et une démarche d’universalisation de son vécu. D’où la présence constante de Kantor sur scène, au milieu de sa troupe fidèle de comédiens : présence indispensable pour tenter d’approuver la réalité et d’effacer la notion de jeu au théâtre23.
L’auteur créa dans son imagination le PERSONNAGE DE LUI-MÊME.
C’est une créature née de son imagination.
Sur la scène, ce personnage apparaît
exprimé par l’acteur.
L’acteur le personnifie seulement.
L’acteur ne joue pas son rôle, ne le représente pas.
Il est comme modèle, sculpté par l’Auteur, celui qui commente et qui dirige sa
destinée sur scène24.
16Cette démultiplication de soi à travers le corps de l’acteur est la plus visible dans Qu’ils crèvent les artistes où le metteur en scène se projette en plusieurs acteurs :
Moi en personne, auteur principal – Tadeusz Kantor
Moi-le mourant, personnage théâtral – Lesław Janicki
L’Auteur du personnage théâtral du Mourant qui décrit sa propre mort – Wacław
Janicki
Moi-lorsque j’avais six ans – Michał Gorczyca25,
17ainsi que dans Aujourd’hui, c’est mon anniversaire où le Propriétaire de la pauvre chambre de l’imagination (Tadeusz Kantor) se démultiplie en son autoportrait (Andrzej Wełmiński) et son ombre (Loriano Della Rocca).
Le rôle du mannequin dans la construction de soi
18Rappelons que l’esthétique scénique kantorienne est fondée sur l’alternance continuelle entre deux états-matières hétérogènes : le mouvement et l’arrêt sur image, l’univers sonore poussé et le silence ; le théâtre de texte (dont le théâtre narratif) et le théâtre d’expression corporelle muette. Cette juxtaposition des contrastes se lit le plus profondément à travers le recours à la symbiose du corps vivant et du corps marionnettique. Nous y sommes ainsi confrontés à la vision de l’espace théâtral scruté par un plasticien qui efface progressivement la parole au théâtre afin de lui substituer une étrange présence de formes marionnettiques dans une réalisation scénique divisée en séquences audio-plastiques où le texte s’efface devant la force de l’image visuelle et sonore.
19 Je n’y reviendrai jamais met au centre de l’action Kantor en personne, assis au milieu de la scène-bar, attendant le retour des spectres – des personnages de ses spectacles précédents. C’est alors qu’est introduit sur le plateau un corps marionnettique immobilisé et attaché avec des cordes à une croix. Cette forme marionnettique, aboutissement des emballages kantoriens, représente la présence d’Ulysse revenant, confondu clairement avec la personne réelle de Marian Kantor, père de l’artiste. Finalement, Kantor prend lui-même la place d’Ulysse comme s’il se destinait à catalyser en sa seule présence scénique la force de tous les personnages qu’il manipule à travers les corps (vivants et marionnettiques) exposés dans l’espace.
20La présence physique du mannequin est dissociée de sa voix ; cette dernière étant doublée par le fils-Kantor. Il s’agit de nouveau d’une voix enregistrée et projetée en voix-off, légèrement déformée, au ralenti :
Voix de mon Père :
« Je suis mort le 24 janvier,
de l’année 44. »
Et puis tout de suite
le communiqué « administratif »
du Camp de la Mort26.
21Ce « communiqué administratif », en allemand, a été également enregistré par Kantor en personne. Cette étrange dissociation du corps et de la voix permet ainsi une identification du metteur en scène avec son propre père. Celle-ci passe non seulement par le biais de la voix-off, mais aussi à travers la juxtaposition de deux mannequins : celui fait à l’image du créateur et celui fait à l’image de son père. Cette introduction de son double marionnettique est annoncée directement dans la distribution des personnages-comédiens :
Moi en personne… Tadeusz Kantor
Moi-mannequin
Le Dernier Emballage
Le Père-mannequin27.
22Le placement typographique du mannequin du père dans le même groupe de « personnages » que celui de Moi en personne renforce de nouveau l’effet de confusion-projection de soi sur autrui. Cette identification atteint son apogée dans la scène du mariage accompli entre le mannequin de Kantor et sa mariée morte, scène qui renvoie directement à la séquence parallèle ayant lieu dans Wielopole, Wielopole où un mariage posthume est célébré entre les parents du metteur en scène.
Théâtre de la mémoire
23Le Théâtre de la mort prend ici les dimensions d’une cérémonie où l’obsession et la répétition remplacent l’action. Certes, comme le souligne Brunella Eruli, les spectacles kantoriens ont tous été fondés sur un « rythme qui fait alterner la construction et la démolition28 ». Mais, ce qui s’avère le plus important, c’est que ce mouvement perpétuel repose sur le fonctionnement de la pensée et de la mémoire :
Il n’y a plus d’action – nous dit Kantor
C’est plutôt un voyage
dans le passé, dans les ténèbres de la mémoire29.
24La notion d’action est ainsi remplacée par celle d’un « voyage dans le passé » ce qui – à l’instar de la dramaturgie ionescienne – permet à l’œuvre théâtrale d’avancer par boucles et par le cheminement constant entre le passé des souvenirs évoqués, le présent de la répétition et le futur des événements prévisionnels annoncés.
25L’univers kantorien s’inscrit alors dans la poétique d’après une grande catastrophe et relève d’une certaine dramaturgie à rebours30 : la crise ayant déjà eu lieu – et cela avant même que le spectacle ne commence – le spectateur est confronté à un espace détruit, composé de bribes et de miettes, de morceaux d’objets et de corps. Ce champ ravagé après la bataille et recréé sur scène comme point de départ de sa création, permet à Kantor de refaire et de remodeler l’espace, à sa façon, humaine et imparfaite31. Non sans raison, Wielopole, Wielopole commence par la séquence où Kantor procède à la remise en espace des corps des acteurs. Les deux sosies-jumeaux, incarnés par les frères Janicki, replacés au centre des événements scéniques, se mettent à leur tour à ranger le plateau et à déplacer des objets et des corps, afin de revenir au moment d’avant la catastrophe :
La valise… la valise était sur la table… sur l’armoire… et cette chaise ? (L’Oncle Karol aperçoit le corps du Grand-père-Prêtre qui, mort, est assis sur une chaise détruite) Papi ?
Il n’était pas assis ! Il n’était pas debout non plus ! […] Il était couché32…
26Kantor met donc en un lieu réel la figure de lui-même et celles des membres de sa famille, ou plutôt des souvenirs qu’il détient de ceux qui « tous, quelque part dans le monde, ont été finalement rejoints par la mort33 » et qui devront subir les actions provenant de l’univers imaginaire de la prospection :
MOI :
Je suis assis au milieu de la scène. Voici le texte de mon rôle :
(il ne sera jamais joué).
Voici ma grand-mère, Katarzyna,
la mère de ma mère –
Celui-ci est son frère, le Prêtre,
Nous l’appelions l’ oncle.
Dans un instant il va mourir.
Là, est assis mon père
le premier à gauche.
Il envoie son bonjour au dos de cette photo.
Date : 12 septembre 1914.
Dans un moment entrera ma mère, Helka.
Les autres sont les oncles et les tantes.
Tous, quelque part dans le monde, ont été finalement rejoints par la mort.
Ils gisent maintenant dans cette pièce, comme imprimés dans la mémoire :
Oncle Karol… Oncle Olek… Tante Mańka… Tante Józka…
Dès ce moment « leurs destins » vont subir d’importants changements, souvent
peu glorieux et s’ils étaient encore vivants parfaitement intolérables34.
27Ainsi, toute la création artistique de Kantor se met en quête des moyens d’une reconstruction, après un drame historique et un drame individuel, de la disparition des « chers absents35 ». D’où la nécessité de faire réexister pour la seconde fois, et dans un espace théâtral36, ces événements décisifs incarnés par la présence constante des soldats, des blessés, des morts au champ de bataille, du Père – personnage clef, des autres membres de sa famille, tous disparus et révoqués pour une seconde fois par le biais de l’art (auto)biographique. D’où le rejet kantorien d’une forme spectaculaire aboutie et non modifiable après la première, et la nécessité d’accomplir son théâtre autobiographique à travers les répétitions ouvertes dirigées en présence du public et se substituant à la notion de spectacle conventionnel. D’où également l’importance de la présence de Kantor sur le plateau tout au long de chaque cérémonie.
28Le spectacle théâtral, compris lui-même comme un cycle de répétitions inachevées, se doit d’avancer par la juxtaposition de nombreux procédés répétitifs dont l’enchaînement illogique n’aboutit jamais à un dénouement nécessaire et déconstruit par là toutes les règles admises d’une représentation théâtrale. Ainsi, c’est ce processus de création en marche qui prévaut sur la version définitive. Chaque spectacle constitue donc une sorte d’événement théâtral unique37 qui varie d’une soirée à l’autre et qui est sujet à des modifications constantes pouvant survenir directement devant le public. Aucune forme figée n’est possible dans cette mise en scène mouvante de soi : la création peut (et se doit même de) changer radicalement entre la première et la dernière version38. D’où aussi l’importance et la nécessité de ce qui fonde l’originalité du théâtre kantorien : la présence du metteur en scène sur le plateau et son rôle d’intervention lors de la re-présentation afin de guider ses « comédiens39 » dans l’espace.
29C’est ainsi que le discontinu de l’écriture scénique de Tadeusz Kantor se manifeste à travers le mouvement saccadé qui alterne la construction et la déconstruction, la structure circulaire qui avance par boucles, l’effacement du texte, et la répétition ouverte qui se substitue au spectacle achevé. Les intermittences du sujet, quant à elles, se lisent par le biais de la fragmentation de soi, où le corps devient dissocié de la voix, et du jeu sur la présence-absence, où le sujet devient simultanément acteur et spectateur de sa propre vie mise en scène.
Notes de bas de page
1 Voir l’une des définitions du mot « plastique », se rapprochant de l’étymologie du terme (dans le sens de « façonner »), dans Le Petit Robert, « plastique » : « 1842. Qui est susceptible de se déformer sous l’action d’une force extérieure et de conserver sa nouvelle forme lorsque la force a cessé d’agir. Flexible, malléable, mou. »
2 Voir le manifeste du Théâtre de la mort in Kantor T., Le Théâtre de la mort, textes réunis par D. Bablet, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1997, p. 215-224.
3 Non appréciée à sa juste valeur comme si Le Théâtre de la mort avait éclipsé toute l’œuvre kantorienne antérieure.
4 « Le Théâtre Cricot 2, La Classe Morte, Wielopole-Wielopole /textes de Tadeusz Kantor », réunis et présentés par D. Bablet, études de D. Bablet et B. Eruli, Paris, Centre national de la recherche scientifique, Les Voies de la Création Théâtrale 11, [1983] 2005, p. 179.
5 Celle-ci sépare le Théâtre de la mort des spectacles précédents de Kantor. Voir notamment Bablet D., « Une attitude, une évolution, des étapes », in Les Voies de la Création Théâtrale 11, op. cit., p. 48-53.
6 Celle-ci s’instaure dans le théâtre de Kantor progressivement : on peut l’apercevoir déjà dans ses créations précédentes. Cette présence scénique caractéristique reste tout de même bien discrète (très peu d’interventions durant les re-présentations) et située aux abords de la scène.
7 Référence au Kreaturentheater (Théâtre des Créatures) fondé par Andrzej Woroniec (Woron), scénographe et plasticien polonais, à Berlin, en 1989.
8 Cf. le début du spectacle Wielopole, Wielopole. Enregistrement du spectacle filmé par Andrzej Sapija en 1983 et édité en DVD en 2006 par le Centre de documentation de l’art de Tadeusz Kantor Cricothèque.
9 Cf. la distribution de La Classe morte publiée in Les Voies de la Création Théâtrale 11, op. cit., p. 56.
10 Cf. la distribution de Wielopole, Wielopole, ibid., p. 194.
11 Cf. la distribution du cricotage Où sont les neiges d’antan publiées in Pisma [Écrits], choix et rédaction : K. Pleśniarowicz, Wrocław, Zakład Narodowy Ossolińskich – Cracovie, Centre de documentation de l’art de Tadeusz Kantor Cricothèque, 2005, t. II, p. 186.
12 Dans la version polonaise du programme, Kantor pousse cette désignation jusqu’au bout et se décrit en tant que « personnage réel, le principal responsable de tout cela ». Voir Pisma, op. cit., t. III, p. 8.
13 Sa première représentation, posthume, a lieu le 10 janvier 1991 au Théâtre Garonne de Toulouse et se déroule en l’absence du metteur en scène-peintre polonais décédé en décembre 1990.
14 Cf. l’enregistrement du spectacle Wielopole, Wielopole, filmé par Andrzej Sapija en 1983 à Wielopole, édité en DVD en 2006 par La Cricothèque.
15 « Je ne reviendrai jamais. Guide », in « Kantor Tadeusz, 2 », textes de T. Kantor, réunis par D. Bablet, études de D. Bablet, T. Dobrowolski, C. Meyer-Plantureux., S. Norman, et M. T. Vido-Rzewuska, Paris, Centre national de la recherche scientifique, Les Voies de la Création Théâtrale 18, [1993] 2005, p. 75. Il n’est pas anodin que cette description des actions scéniques personnelles – concernant la personne du metteur en scène – soit retranscrite à chaque fois sous une forme versifiée, comme si l’expression poétique était la seule capable de traduire verbalement le déroulement de la re-présentation.
16 Ibid., p. 82.
17 Ibid., p. 83.
18 Cf. la partition du spectacle in Pisma, op. cit., t. III, p. 22, ainsi que l’enregistrement du spectacle, filmé par Stanisław Zajączkowski en 1986 au Théâtre de Słowacki à Cracovie et édité en 2008 par La Cricothèque.
19 « Je n’y reviendrai jamais. Partition du spectacle », Les Voies de la Création théâtrale 18, op. cit., p. 82.
20 Pisma, op. cit., t. III, p. 22 : « Je ne suis pas acteur, mais un témoin muet. »
21 « Mówić o sobie w trzeciej osobie [Parler de soi à la troisième personne] », in Pisma, op. cit., t. II, p. 433-439.
22 Kantor recourt à créer en 1980 ses propres archives (Cricoteka – Le Centre de documentation de l’art de Tadeusz Kantor à Cracovie). Il fonde également un musée où seront exposés les objets de ses spectacles, ces objets auxquels il attribue le statut d’œuvre d’art à part entière. Certains comédiens du Cricot 2 sont jusqu’à nos jours responsables des archives.
23 Les Voies de la création théâtrale 11, op. cit., p. 133.
24 Pisma, op. cit., t. III, p. 23.
25 Les Voies de la Création théâtrale 18, op. cit., p. 36.
26 Les Voies de la Création Théâtrale 18, op. cit., p. 96.
27 Cf. la distribution du spectacle in Les Voies de la Création Théâtrale 18, op. cit., p. 72.
28 Eruli B., « Wielopole, Wielopole », in Les Voies de la Création Théâtrale 11, p. 262.
29 « Qu’ils crèvent les artistes », in Pisma, t. III, p. 29.
30 Terme d’Hélène Kuntz, voir « Rétrospection », in Lexique du drame moderne et contemporain, Sarrazac J.-P. (dir.), Circé, 2005, p. 179.
31 À l’instar de Bruno Schulz, dont les récits et dessins ont eu une grande influence sur l’ensemble de l’œuvre kantorienne. Cf. notamment Schulz B., « Traité des mannequins ou la seconde Genèse », in Les Boutiques de cannelle [1934], Gallimard, 2008 [1974 pour la traduction française], trad. du polonais par T. Douchy, G. Sidre, G. Lisowski.
32 « Wielopole, Wielopole », partition du spectacle, in Pisma, op. cit., p. 210-211.
33 Ibid. t. II, 201.
34 Les Voies de la Création théâtrale 11, op. cit., p. 195.
35 Pisma, t. III, op. cit., p. 230.
36 Par « espace théâtral », je comprends un espace où se rassemblent des regardants et des regardés. Cf. à ce propos Ubersfeld A., Lire le théâtre II, L’école du spectateur, op. cit., p. 49-51.
37 Cf. Artaud A., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. II, p. 34.
38 Nous en trouvons un exemple flagrant dans Wielopole, Wielopole où l’immense carte de guerre fut remplacée par une traditionnelle nappe blanche de Noël.
39 Il ne faut pas oublier que Kantor s’opposait aux termes d’acteur et de comédien, leur préférant celui de clown, créé à la ressemblance de « tous ces êtres comiques et douloureux qui peuplent la Baraque de foire » (Cf. Bablet D., « Tadeusz Kantor et le Théâtre Cricot 2 », in Les Voies de la création théâtrale 11, op. cit., p. 40). Il faut rappeler également que le Théâtre Cricot 2 se composait de quelques rares acteurs « professionnels », d’acteurs « non professionnels » (qui, comme Lidia Maria Krasicka, ont été recrutés dans d’autres disciplines artistiques) et surtout de « gens pris directement dans la vie dont le rôle scénique s’accordait dans un certain sens à leur rôle dans la vie » (Kantor T., Le Théâtre de la mort, op. cit., p. 203).
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