Troisième partie : présentation
p. 255-257
Texte intégral
1Les arts se font aussi bien l’écho des discontinuités génériques que des discontinuités de soi, dans l’écriture, qu’elle soit théâtrale, scénique, littéraire, picturale, photographique et cinématographique, ou encore plastique. Des interrogations et des dialectiques comparables président à la naissance des œuvres, elles les traversent et les constituent : déconstruction, fragmentation, dissociation, diffraction du sujet ; reconstruction, recomposition, refiguration, transfigurations formelles qui témoignent d’une réflexivité éthique et esthétique : qu’est-ce qu’un sujet et comment le représenter ?
2« Le discours théâtral est un discours sans sujet », écrivait Anne Ubersfeld. Agnès Cambier dément cette affirmation en prenant l’exemple du solo théâtral, qui se développe beaucoup dans les années 1970 et constitue pour l’auteur comme pour l’acteur, le lieu privilégié de l’expression personnelle d’un sujet éclaté. Ainsi des spectacles de Philippe Caubère, de Serge Valetti, de Jean-Pierre Siméon, de Fernando Arrabal, de Wajdi Mouawad, d’Élisabeth Mazev. Absent, présent, mais aussi dédoublé, voire démultiplié dans cette forme elle-même plurielle et hybride, le sujet, intermittent, se représente dans l’impossible saisie de son unicité. À son tour, Audrey Lemesle analyse comment le théâtre, plus encore que le roman, permet d’exprimer la fragmentation d’un sujet aux prises avec l’angoisse existentielle, comme en témoigne la transposition générique effectuée par Ionesco de son premier roman, Solitaire (1973) en Ce formidable bordel ! En donnant corps et voix aux fantômes intérieurs du personnage, la mise en scène du moi va bien au-delà de l’aporie de l’autofiction initiale. Enfin, Maja Saraczynska souligne comment le matériau du théâtre de Tadeusz Kantor est constitué des intermittences du sujet créateur : celui-ci se démultiplie à travers le corps des acteurs, la parole s’efface progressivement des spectacles, et la forme spectaculaire devient elle-même inachevée et modifiable. Kantor évoque ainsi sa vie sur scène en déconstruisant les règles de la représentation, comme les nouvelles écritures de soi mettent à mal les modèles autobiographiques.
3Représenter l’intime demande aujourd’hui une réflexion sur le support, l’espace, la matière, le rapport au lecteur ou au spectateur, au moins autant qu’à soi. En témoignent les abécédaires qui se multiplient en lieu et place de l’autobiographie, en recourant à la fiction, à une énonciation oblique à la deuxième ou troisième personne, ou plus encore, à la fragmentation et à la thématisation. Véronique Montémont démontre comment ces abécédaires créent des formes nouvelles sur le mode de la recomposition voire de l’agglutination, qui dépassent de loin l’autofiction. Ainsi de Bardadrac de Gérard Genette, de Roland Barthes par Roland Barthes (1975) de Roland Barthes, de Personne (2009) de Gwenaëlle Aubry, d’État des lieux (2012) d’Éliane Viennot, d’Album (2012) de Marie-Hélène Lafon (2012) ou encore de L’indicateur du réseau (1980) de Françoise d’Eaubonne, qui recourent à divers autres modèles textuels. Au-delà du jeu, l’intérêt de ces œuvres réside surtout dans l’entorse faite au programme alphabétique et à la sélectivité dans la représentation du sujet, sans doute moins intermittent qu’en retrait, et fissuré. De ces formes émerge, écrit Véronique Montémont, une pensée alternative de l’autobiographie.
4D’autres artistes vont plus loin encore, dans cette discontinuité et cette incomplétude de l’œuvre autobiographique ouvertes par Leiris et Barthes. Marianne Berissi interroge des auteurs chez qui le désir de collection se substitue au désir de recomposition de l’intime, jouant sur des effets de série, de composition sérielle des discours langagiers et iconiques, comme Roland Barthes, Christian Boltanski, Sophie Calle, Valérie Mréjen. Leurs collections intimes présentent une accumulation d’objets réels ou fictifs, leur ayant appartenu ou non et à la question de l’authenticité du souvenir se substitue celle de la valeur de l’objet, dont la banalité même sert à faire œuvre. Ces collections de l’intime, qui conduisent à l’effacement de l’auteur, et rappellent la dimension collective de l’autobiographie, témoignent d’un constat de l’impossible unité du moi et d’un renoncement à une œuvre totalisante.
5Le poète et plasticien roumain, Gherasim Luca, dans les années 1950-1960, pratique une même défiguration du sujet dans ses travaux plastiques composés à partir de la reproduction et du découpage d’images existantes. Sibylle Orlandi montre comment, une fois le sujet de la représentation décomposé, l’artiste, dans ses cubomanies, le recompose virtuellement par séries, obtenant ainsi une figure libérée « de la condition oedipienne de l’existence ». La liberté devient une modalité d’être et de percevoir, qui compromet toute saisie définitive.
6Christian Boltanski, Roland Barthes, Jacques Derrida et de Jean-Luc Nancy tentent aussi de définir leur identité de sujet dans l’expérience de soi. S’intéressant au sujet qui se prend comme objet d’exposition, Magali Nachtergael s’appuie sur ces artistes et penseurs pour analyser cette « écriture de soi » discontinue qui dépasse l’intime, ses modèles habituels, y compris l’autofiction ou l’autoportrait. Bricolés ou réflexifs, ces processus d’exposition qui consistent en dispositifs visuels, vivants, mobiles renvoient à une automédialité qui traverse les arts, la littérature et la philosophie. Ils commentent et questionnent le rapport du sujet, non pas seulement à son image, mais à ses modalités d’exposition. Ainsi le sujet qui s’expose devient-il objet esthétique et sujet critique, au sens où il s’interroge lui-même, via le regard de l’autre. La réflexivité, sensible, visuelle, introspective, théorique, ou hybridant plusieurs éléments conduit à représenter plutôt qu’un soi uni et singulier, des modalités de présence singulière au sein d’une communauté de singularités.
7Parmi les films qui visent l’expression de l’intime, rares sont ceux qui proposent un récit rétrospectif porté par un plan d’ensemble ; Tarnation (2003) de Jonathan Caouette est de ceux-là. Selon Juliette Goursat, l’œuvre exploite les discontinuités formelles inhérentes au cinéma pour représenter les ruptures, les traumatismes, les moments de dépossession qui ont affecté la vie de l’auteur et celle de sa famille. Pour autant, il ne renonce pas à construire un récit de vie dont l’intrigue, centrée sur ses relations avec sa mère, constitue la continuité narrative. Partant des discontinuités du sujet, inintelligibles et insupportables, le réalisateur parvient à se forger une identité narrative, au sens où l’entend Ricœur, à élaborer une histoire « cohérente et acceptable » dans laquelle il peut se découvrir et reconnaître, son ipséité : la réalisation du film le révèle à lui-même.
8Si l’œuvre d’Agnès Varda, photographe, réalisatrice, plasticienne offre, en soi, un exemple significatif de la discontinuité de l’écriture de soi, selon Nathalie Mauffrey, son documentaire Les Glaneurs, la glaneuse, tourné en 2000, témoigne d’une forme nouvelle de discontinuité. Dans le dialogue instauré entre elle – la réalisatrice –, le spectateur et le medium – la caméra –, le portrait des glaneurs devient autoportrait et réflexion du geste autoportraitiste. Toute de « bricolages », cette écriture de soi, singulière et artisanale, que Varda appelle la « cinécriture » montre comment le détour par l’autre, du fait même de la fragmentation qu’il implique, structure, nourrit et authentifie le portrait de soi.
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