Le pacte autobiographique, détournements et contournements chez Jorge Semprun et Pierre Michon
p. 231-240
Texte intégral
1Dans Le Pacte autobiographique (1977), son ouvrage de référence sur l’autobiographie, Philippe Lejeune présentait les choses de manière très tranchée et dénuée d’ambiguïté : l’autobiographie suppose, écrivait-il, l’identité nominale de l’auteur, du narrateur et du protagoniste. Même s’il a par la suite nuancé ces propos, c’est encore de cette façon que sont enseignés, notamment dans le secondaire, les fondamentaux de l’autobiographie.
2Dans le dernier quart du vingtième siècle, les choses se sont pourtant compliquées. La coïncidence auteur/narrateur/protagoniste n’est parfois ni invalidée ni pleinement avérée, ou alors elle l’est de façon oblique, reconnue du bout des lèvres. Deux exemples nous semblent représentatifs de cette tendance : ce qu’il est convenu d’appeler les récits des camps de Jorge Semprun et l’inclassable ouvrage Vies minuscules (1984) de Pierre Michon.
3Dans les deux cas, le pacte autobiographique est à la fois présent et absent : absent car à aucun moment il ne se donne à lire en tant que tel ; présent car, à y bien regarder, l’équation est là, discrètement, en sourdine.
De Gérard à Semprun : continuité et discontinuité
4Prenons les récits des camps écrits par Semprun dans l’ordre chronologique. Ceux-ci sont au nombre de quatre : Le Grand Voyage (1962), Quel Beau Dimanche ! (1973), L’Écriture ou la Vie (1994) et Le Mort qu’il faut (2005). Ils ont en commun d’être écrits à la première personne et de puiser leur matière dans le vécu de l’auteur : celui-ci a été déporté pour fait de résistance à Buchenwald de fin 1943 à la libération du camp en avril 1945. De ce point de vue, il s’agit, sinon d’autobiographies, du moins de récits autobiographiques1.
5Le premier de ces récits est Le Grand Voyage, paru en France en 1962. Une longue première partie est écrite à la première personne, une seconde nettement plus courte à la troisième personne. Le récit commence in medias res : « Il y a cet entassement des corps dans le wagon, cette lancinante douleur dans le genou droit2. » Le lecteur est directement projeté dans le wagon à bestiaux dont on apprendra plus tard la funeste destination, le narrateur ne prend pas la peine de se présenter ni d’introduire le récit, d’exposer son projet littéraire comme le fait un Rousseau au début du livre I des Confessions, pour prendre l’archétype même du pacte autobiographique liminaire. C’est très tardivement, à la dernière phrase de cette première partie, qu’on apprend de la bouche de son compagnon d’infortune le prénom du narrateur : « Ne me laisse pas, Gérard3 », lui dit-il. Ou pour être exact : « Je pense qu’il avait dit : “Ne me laisse pas, vieux”, et je marche vers la porte, pour sauter sur le quai. Je ne me souviens plus s’il avait dit ça : “Ne me laisse pas, vieux”, ou s’il m’avait appelé par mon nom, c’est-à-dire, par le nom qu’il me connaissait. » Ensuite seulement, le narrateur ajoute ou plutôt rectifie, après être allé à la ligne pour mettre en exergue la dernière phrase de cette première partie : « Peut-être avait-il dit : “Ne me laisse pas, Gérard”, et Gérard saute sur le quai, dans la lumière aveuglante. »
6Une première remarque s’impose : Gérard est le nom que lui connaissait son compagnon ; autrement dit, ce n’est pas sa véritable identité mais simplement le nom sous lequel, pour une raison encore inconnue, il se présente. L’explication, absente de l’ouvrage, est plutôt simple et cohérente : dans la Résistance, Gérard était le nom de code de Jorge Semprun, lequel faisait partie du réseau Buckmaster. Ce prénom choisi dans ce récit ne relève donc assurément pas du hasard mais permet, assez légitimement quoique pas de manière absolument irréfutable, de conclure que l’auteur (Jorge Semprun) et le narrateur (Gérard, « Jorge Semprun, alias Gérard ») sont une seule et même personne.
7Nous pouvons donc parler de confirmation a posteriori de l’identité de ce « je », même si le pacte autobiographique est escamoté, puisque le nom figurant sur la couverture (Jorge Semprun) n’est pas celui que porte le personnage (Gérard), même si tous deux renvoient à une seule et même personne ayant réellement existé. Gérard constitue une identité seconde, une sorte de pseudonyme : n’est pas confessée l’identité même de l’auteur tel qu’il apparaît dans l’état civil mais à ce qui a été, dans des circonstances historiques bien déterminées, un nom d’emprunt, un nom de code. De la même façon que dans un autre contexte, Federico Sanchez, qui est après la Guerre le principal pseudonyme de Semprun au sein du PCE clandestin, en est un autre. Dans l’un ou l’autre cas, c’est une des identités de Semprun. Federico, c’est bien lui, mais pris comme militant communiste, et non comme écrivain ou traducteur à l’UNESCO (ce qu’il a continué d’être en parallèle pendant un moment). Même chose pour Gérard.
8On retrouve ce « Gérard », narrateur également dans Quel Beau Dimanche ! Cette fois, l’appellation est assortie d’un semblant d’explication, alors que n’en figurait aucune dans Le Grand Voyage : « Si le gars de Semur avait vraiment existé, il m’aurait lui aussi appelé Gérard, dans le wagon du Grand Voyage. Et Fernand Barizon à Buchenwald m’appelait Gérard4. » Il est cette fois dit explicitement qu’à Buchenwald, le narrateur était connu sous le nom de Gérard. Le fait de préciser qu’on l’appelait ainsi sous-entend une nouvelle fois qu’il ne s’agit pas de son véritable nom. Du fait de cette explication, même succincte, qui établit un lien entre le je-narrateur et ce prénom qui au lecteur non averti paraîtra singulier, un pas est clairement fait en direction de l’autobiographie.
9Dès lors, tant qu’il s’agit de « Gérard » et non de « Semprun », dira-t-on qu’il y a identité entre auteur, narrateur et protagoniste ? D’une certaine façon, oui, puisque Gérard désigne Semprun, le résistant communiste qu’a été Semprun. Mais d’une autre façon, non : l’auteur qui écrit Le Grand Voyage ou Quel Beau Dimanche ! n’est plus Gérard, identité à laquelle il a renoncé dès lors que celle-ci n’était plus rendue nécessaire par les circonstances historiques de la guerre et donc de la guerre. À l’époque du parti clandestin déjà, juste après la Guerre, il était connu sous un autre pseudonyme.
10Gérard désigne bien Semprun ; mais Semprun, ce n’est pas (que) Gérard. Il n’y a pas une coïncidence absolue entre l’auteur et le narrateur puisque même si les deux noms renvoient à une seule et même personne, celui qui écrit (l’auteur) n’est pas ou n’est plus « Gérard ». L’écrivain Semprun et le résistant Gérard ne se superposent pas exactement, même s’il est vrai qu’à un moment donné de son existence, Semprun s’est fait appeler Gérard et que le vécu qu’il relate est bien le sien, même s’il revendique haut et fort une part d’invention (celle du personnage du « gars de Semur », par exemple), en principe incompatible avec l’autobiographie et plus encore le témoignage sur les camps, qui, dans l’imaginaire collectif, se doit d’être le plus véridique et proscrit tout recourt à la fiction. L’identité nominale auteur = narrateur pose donc problème. De la proposition auteur = narrateur, on ne peut ni dire qu’elle soit fausse ni qu’elle soit rigoureusement vraie dans les premiers récits de Semprun.
11Du Grand Voyage à Quel Beau Dimanche !, il y a donc continuité via la mise en scène du personnage de Gérard. Il y a même plus que continuité : confirmation et explication. En effet, Le Grand Voyage se centrait exclusivement sur l’aller simple en convoi à bestiaux. Il y avait assez peu d’allusions au passé du narrateur, si ce n’est à son emprisonnement et à la conversation qu’il avait eue avec son geôlier. Dans Quel Beau Dimanche ! en revanche, nombreuses sont les allusions à la vie postérieure de Semprun, en particulier aux responsabilités politiques qu’il a exercées après la Guerre. La biographie de Semprun nous permet donc de confirmer, si besoin était, qu’il raconte sa propre histoire, et de tracer une continuité entre l’« épisode » de la déportation, où son appartenance aux « Rouges espagnols » a, de son propre aveu, largement participé à sa survie, et sa vie ultérieure de dirigeant communiste dans la clandestinité, sous le règne de Franco.
12De Quel Beau Dimanche ! à L’Écriture ou la Vie, il y a cette fois rupture. Le narrateur n’est plus Gérard mais bien Jorge Semprun, ou plus précisément – car c’est ainsi qu’apparaît le nom de l’auteur – le « camarade Semprun », camarade étant la façon qu’avaient les communistes de s’appeler les uns les autres. La scène se passe au moment de la libération du camp :
Mais cette fois-ci, l’appel de mon nom n’était pas suivi de l’injonction habituelle : Sofort zum Tor ! On ne me convoquait pas à la porte d’entrée du camp, sous la tour de contrôle, on me convoquait à la bibliothèque. Et puis, la voix ne disait pas mon matricule, elle disait mon vrai nom. Elle n’appelait pas le détenu 44904 – Häftling vierundvierzigtausendneunhundertvier, elle appelait le camarade Semprun. Je n’étais plus Häftling mais Genosse, dans la voix du haut-parleur5.
13De manière symptomatique, ce n’est pas le narrateur qui révèle son identité au lecteur ; il s’entend appeler ainsi, par son vrai nom, et s’en étonne.
14Le lecteur attentif aura cependant décelé un indice une trentaine de pages plus tôt : « Dans L’Évanouissement, j’ai parlé de Hans, j’ai mis ce personnage de fiction à la place d’un personnage réel6 », peut-on y lire. Or un syllogisme très simple nous permet de conclure à l’identité auteur/narrateur : si Jorge Semprun est l’auteur et le narrateur de L’Évanouissement (fait avéré facilement vérifiable) et si le narrateur est le même dans L’Écriture ou la Vie que dans L’Évanouissement, ce qui est ici clairement mis en avant, alors Jorge Semprun et le narrateur de L’Écriture ou la Vie sont bien une seule et même personne : Jorge Semprun lui-même.
15Pour en revenir au « camarade Semprun », il faut mesurer toute l’importance de ce changement d’appellation, qui n’a absolument rien d’anecdotique. L’Écriture ou la Vie marque indubitablement un tournant dans l’œuvre de Semprun : c’est alors que cette dernière prend un tour plus proprement et plus explicitement autobiographique. Paradoxalement, c’est à la fois le seul récit où il y ait coïncidence absolue (Jorge Semprun est bien auteur et narrateur) et disjonction la plus forte entre ces deux instances, disjonction marquée par de nombreuses métalepses auctoriales7. Dans un jeu de dédoublement permanent, le narrateur met en scène l’auteur, et inversement.
Je ne vais pas raconter nos vies, je n’en ai pas le temps. Pas celui, du moins, d’entrer dans le détail, qui est le sel du récit. Car les trois officiers en uniforme britannique sont là, plantés devant moi, l’œil exorbité8.
16Ce bref paragraphe est révélateur du fonctionnement de l’ouvrage. La première phrase s’apparente à une réflexion que se fait à lui-même celui qui raconte l’histoire pour de futurs lecteurs, le narrateur. Or l’explication donnée explicitement à ce « manque de temps » est surprenante : le narrateur n’a pas le temps car il se trouve face aux officiers. Mais ce n’est pas le narrateur au moment où il écrit l’histoire, mais le protagoniste qui a vécu la libération du camp qui a face à lui les officiers. Il y a donc collusion entre les deux « je », entre le narrateur et le personnage, et porosité entre les deux strates temporelles.
17Situons-nous, pour terminer, à l’échelle de l’ensemble de l’œuvre. Nous avons vu de quelle manière « Gérard » (nom mentionné à la fin du Grand Voyage et dans Quel Beau Dimanche !) cédait le pas à « Semprun » (nom révélé au beau milieu de L’Écriture ou la Vie). Admettre que l’auteur est bien le narrateur et le protagoniste se fait, semble-t-il, en plusieurs temps. En effet, Gérard étant le nom de Semprun dans la Résistance, donner ce prénom à un narrateur qui s’exprime à la première personne, c’est, pour Semprun, reconnaître qu’il s’agit à la fois de lui et non de lui. C’est reconnaître tout en mettant une distance : Gérard est une des identités de Semprun, mais Semprun ne se réduit pas à Gérard. Mais sans doute cette étape intermédiaire était-elle nécessaire dans le cheminement qui va du « roman » Le Grand Voyage au récit autobiographique nettement plus assumé qu’est L’Écriture ou la Vie.
18De « Gérard » à « camarade Semprun », il y a donc à la fois continuité et discontinuité. Continuité puisque c’est la même personne qui a vécu les événements qu’elle relate : Semprun, alias Gérard dans la Résistance. Discontinuité car c’est une approche que de se mettre en scène sous un nom d’emprunt étroitement tributaire de circonstances historiques, et de dire « moi, Semprun ». Gérard est un double qui naît et disparaît avec l’expérience de la Résistance ; Semprun est une figure réelle, historique, c’est l’auteur des ouvrages.
Quand l’identité du narrateur se laisse déduire d’un faisceau d’indices
19 Vies minuscules de Pierre Michon constitue un autre exemple de pacte autobiographique escamoté, mais non absent pour autant. La question qui sous-tendra notre réflexion sera la suivante : lorsqu’il y a bien identité nominale mais qu’elle est révélée soit de façon tardive (L’Écriture ou la Vie) soit de manière très indirecte (Vies minuscules), peut-on encore parler de pacte de lecture, et en l’occurrence de pacte autobiographique, puisque tardivement, on apprend, ou plutôt la confirmation de ce que l’on avait compris intuitivement, qu’auteur, narrateur et personnage principal sont bien une seule et même personne ?
20Dans Vies minuscules, le nom Pierre Michon n’apparaît pas en toutes lettres, sous forme du prénom suivi du nom. Le narrateur ne prend pas la peine de se présenter. Il demeure du reste très effacé – en apparence du moins. Le nom se laisse toutefois simplement inférer, sans ambiguïté possible, du moins pour le lecteur averti – le lecteur non averti, lui, n’a guère de chance d’y prendre garde et de prendre conscience du nom du narrateur.
21Chez Michon, guère plus de pacte autobiographique inaugural que chez Semprun. Au pacte univoque et assertif se substitue un faisceau d’indices convergents mais parfois tellement infimes qu’une première lecture ne permet guère de les identifier comme tels. À la lumière d’un faisceau d’indices, au travers desquels une lecture peu attentive pourrait du reste facilement passer, on déduit – et le mot « déduire » a toute son importance – que le narrateur n’est autre que l’auteur lui-même, Pierre Michon.
22Voyons ces indices successifs. Le premier est bien mince, presque insignifiant. Il est question dans la deuxième vie narrée9, celle d’Antoine Peluchet, de la fille de Philomène Pallade et Paul Mourricaud, Élise, « ma grand-mère ». Le nom demeure inconnu mais on connaît désormais l’ascendance : les liens familiaux sont complexes à dénouer (il est question de nombreux personnages dans ce passage) mais on retient du moins que le fameux Antoine Peluchet est un lointain aïeul du narrateur puisqu’il est le frère de l’arrière-grand-mère de la grand-mère de ce narrateur dont on ne connaît à ce stade ni le nom ni le prénom.
23Dans la vie de l’abbé Bandy, l’indication laissée est plus voyante, plus explicite. Le narrateur rejoint l’abbé Bandy et Jean au café L’Hôtel des Touristes. Il décrit la scène de la manière suivante. « J’arrivai à leur table. Jean demanda : “tu connais Pierrot ?”10 » Sachant qu’il y a de fortes probabilités que « Pierrot » soit le diminutif de « Pierre », on sait désormais que le narrateur porte le même prénom que l’auteur.
24L’ultime confirmation se situe quant à elle peu avant la fin de l’ouvrage11. Celle que le narrateur désigne comme sa mère met au monde une petite-fille, la sœur donc du narrateur. Cette petite fille, Madeleine a les grands yeux sombres « venus de Clara assurément, Michon née Jumeau ». Clara Michon a donc eu deux enfants : Madeleine et Pierre, qui est donc bien Pierre Michon, l’auteur et narrateur des Vies minuscules.
25Si on met bout à bout ces indices, on obtient Pierre (Pierrot) Michon. L’identité se construit donc peu à peu, et elle devient toujours plus indubitable. Elle n’est pas donnée d’entrée de jeu mais l’ouvrage se présente comme un puzzle à reconstruire. Comment expliquer le choix de cette stratégie oblique ? Elle n’est pas la conséquence d’une volonté ludique, état d’esprit fort éloigné de celui de Pierre Michon, pas plus que d’une façon d’entrer en connivence avec le lecteur. Elle semble être bien plutôt la conséquence d’une certaine pudeur : dans cette hétéro-autobiographie – pour reprendre l’expression de Dominique Viart12 –, Pierre Michon se prend bien in fine lui-même pour objet de récit mais de façon discrète, sans ostentation. En effet, et c’est bien là le sens de cette expression a priori oxymorique d’hétéro-autobiographie, le détour par autrui (en l’occurrence par les aïeux) permet de se saisir soi-même. Vies minuscules n’est pas autre chose que le récit de la naissance et de la découverte d’une vocation littéraire. La présence de l’auteur-narrateur y a par conséquent un statut assez ambigu. D’un côté, le narrateur affirme sans détour, dès la première ligne du récit : « Avançons dans la genèse de mes prétentions », sous-entendu « littéraires » – autrement dit, on est dans une configuration de type proustien où il s’agit de mettre la façon dont « Marcel devient écrivain » pour reprendre le résumé aussi provocateur que célèbre que fait Gérard Genette de la Recherche du temps perdu (ou comment je deviens écrivain, puisque La Recherche est rédigée à la première personne). Et, de l’autre côté, tout en étant le véritable sujet de ce « récit13 », ce « je » demeure très effacé, conserve ce statut de témoin14, de consignateur de ces destinées humbles qui, sans lui, auraient sombré dans l’oubli.
26Même si c’est de façon laborieuse qu’on la découvre, on a donc bien, dans Vies minuscules, l’identité auteur = narrateur. Quant à dire que ce narrateur fait de sa propre vie le « récit rétrospectif en prose », c’est plus discutable. En apparence, quantitativement parlant, la vie de l’auteur ne semble pas être le sujet principal de l’ouvrage, il feint d’être là pour narrer l’existence d’autres et sa présence est toujours assez discrète. Mais qui sait lire entre les lignes comprend vite que la vraie préoccupation de l’auteur, et donc le véritable sujet de livre, est bien de comprendre la genèse d’une vocation littéraire, qui est la sienne.
27Dans le cas de Semprun et de Michon, peut-on encore parler de pacte autobiographique et d’autobiographie ? À la suite des travaux de Philippe Lejeune15, nous retiendrons deux conditions sine qua non pour pouvoir parler de pacte autobiographique. La première est la fameuse identité nominale, la coïncidence, au sens physique du terme, auteur/narrateur/personnage principal. La seconde est l’attitude du narrateur : celui-ci fait un récit rétrospectif de son existence, il veut faire croire en la véracité de ses propos et il a à cœur de persuader de lecteur, sinon de l’exactitude factuelle de ces propos, la mémoire n’est jamais absolument fiable, du moins de sa bonne foi.
28Mais est-il encore légitime de parler de pacte autobiographique lorsqu’il y a bien identité nominale mais que celle-ci est révélée soit tellement tardivement soit de manière si oblique qu’elle ne permet pas que se noue un pacte de lecture avec le lecteur ? Pour qu’il y ait pacte, il faudrait que les cartes soient clairement mises sur table. Le pacte autobiographique ne se comprend plus comme un « contrat de lecture ». En effet, dans le modèle canonique du pacte autobiographique (à la Rousseau), le pacte a vocation à nouer un certain type de lecture : en confessant son identité et ses intentions, l’auteur-narrateur en appelle le lecteur à le croire. On parlera ici moins de pacte que de confession, presque de post scriptum : c’est bien de moi qu’il s’agissait, et non « c’est mon histoire que je vais vous raconter ». On a donc bien un acte d’authentification, à un moment donné, qui permet de finir par acquérir la certitude qu’il s’agit bien de la propre vie de l’auteur, mais la notion de pacte (de lecture) est bafouée et semble hors de propos.
29À la question « y a-t-il bien pacte autobiographique ? » se substitue une autre question, qui par ricochet nous aidera peut-être à répondre à la première : s’agit-il d’une autobiographie ? Une autobiographie suppose-t-elle nécessairement un pacte autobiographique en bonne et due forme ? La réponse est qu’il s’agit bien aussi d’une autobiographie, s’agissant de P. Michon. Outre l’identité nominale, un autre élément permet de le penser. Comme le fait remarquer Dominique Viart, l’ordre dans lequel sont placées les différentes vies n’est pas, comme une lecture un peu rapide pourrait le laisser penser, l’ordre chronologique – auquel cas la vie d’Antoine Peluchet devrait figurer non en deuxième mais en première position. L’ordre suit bien celui d’une autobiographie sous-jacente, laquelle apparaît en filigrane, puisqu’on progresse du bébé encore dans les langes qui voit Dufourneau aux Cards en 194716 à l’adulte qui rencontre Laurette de Luy17. Ce constat permet à D. Viart de conclure qu’il s’agit non d’« une autobiographie normale qui ordonnerait les événements selon leur chronologie mais une forme particulière d’autobiographie qui s’organise selon le moment où les récits et les événements parviennent à la conscience du narrateur18 ». On retiendra l’expression de D. Viart : « une forme particulière d’autobiographie ». Tout est dit.
30Pour ce qui est de Semprun, est-on fondé à tenir le raisonnement syllogistique suivant : s’il est avéré que Semprun raconte sa propre expérience dans L’Écriture ou la Vie et puisque la matière de cet ouvrage est grosso modo la même que celle des récits des camps qui ont précédé, en inférera-t-on que ses récits précédents (Le Grand Voyage, Quel Beau Dimanche !) étaient bien des autobiographies, même si elles n’étaient pas totalement assumées ?
31Le sujet est donc présent sur le mode mineur, en sourdine. Son identité, que l’on devine depuis le début, n’est affirmée que progressivement. Pourquoi donc ? Dans Vies minuscules, le narrateur sert de lien, assez ténu certes, entre les différentes « vies minuscules » qui sont relatées, il est présent en pointillés. Les récits de déportation de Semprun relatent moins la vie de Jorge Semprun que ce qu’ont vécu le résistant « Gérard » et le « camarade Semprun », l’individu s’effaçant derrière le collectif. Le Je s’appréhende, dans l’un et l’autre cas, mais, et c’est aussi le propre de bon nombre de récits autobiographiques et d’autofictions contemporaines19, de manière indirecte, à travers la figure de l’Autre ou des autres : à travers ses aïeux pour ce qui est de Michon, ou comme élément d’un groupe (groupe de résistants et communauté de communistes) chez Semprun. Le pacte autobiographique, si pacte il y a, est, alternativement ou cumulativement, tardif, éclaté et oblique ; il est finalement à l’image de ce qu’il reste du récit autobiographique, lui-même indirect et oblique, dans les exemples évoqués.
Notes de bas de page
1 La terminologie retenue est la suivante : par autobiographie, nous entendons l’autobiographie au sens strict du terme, telle que définie par Philippe Lejeune dans ses ouvrages successifs ; par récit autobiographique, une catégorie beaucoup plus vaste d’ouvrages dans lesquels un auteur entreprend de faire le récit de sa vie.
2 Semprun J., Le Grand Voyage, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1962, p. 11.
3 Ibid., p. 257.
4 Semprun J., Quel Beau Dimanche !, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1999, p. 96.
5 Semprun J., L’Écriture ou la Vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 84.
6 Ibid., p. 53.
7 On parle de métalepse narrative lorsque l’auteur feint d’entrer dans l’univers diégétique, rompant ainsi le pacte fictionnel (Genette G., Figures II, Paris, Le Seuil, 1972).
8 L’Écriture ou la Vie, op. cit., p. 19.
9 Michon P., Vies Minuscules, Paris, Gallimard, 1984, p. 36.
10 Ibid., p. 195.
11 Ibid., p. 238.
12 Viart D., « Essai-fictions : les biographies (ré) inventées », in Viart D. (dir.), L’Éclatement des genres, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, p. 331-345.
13 Le sous-titre Récit (au singulier) donné à Vies Minuscules souligne qu’il y a bien, derrière l’apparente discontinuité des huit portraits, une continuité, un lien entre tous ces portraits.
14 Le mot témoin est ici à prendre dans les deux sens du terme. Le témoin oculaire est celui qui est présent, qui voit les événements (même si dans la Vie d’André Dufourneau, le narrateur n’est qu’un nourrisson vagissant). Mais le témoin est aussi celui qui permet d’attester, de consigner ; il est la mémoire d’un événement appartenant au passé, s’en fait le dépositaire.
15 Le Pacte autobiographique (1977) et les ouvrages qui ont suivi.
16 Michon P., op. cit., p. 14.
17 Ibid., p. 224.
18 Viart D., op. cit., p. 335.
19 On pourrait par exemple citer les récits de Patrick Modiano, en particulier Dora Bruder (1997), récit d’ailleurs contemporain de L’Écriture ou la Vie.
Auteur
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