Strates temporelles, strates éditoriales, strates matérielles dans l’écriture de Violette Leduc
p. 221-230
Texte intégral
1L’œuvre de Violette Leduc est étroitement imbriquée à sa vie : « Tout est vrai dans La Bâtarde », affirmera-t-elle lors d’un entretien ; « Un mot juste, un seul, et je me foutrai de l’opprobre et du péché. » Ainsi que l’a souligné Simone de Beauvoir dans sa préface à cette œuvre, une obsédante exigence d’authenticité habite son écriture. Découverte et soutenue par cette dernière – un cas de figure sans doute unique dans l’histoire littéraire française –, Violette Leduc (1907-1972) n’a pourtant obtenu que tardivement un succès public, avec la publication de La Bâtarde en 1964, préfacée par Beauvoir. Son œuvre, jusque-là reconnue par ses pairs (Beauvoir et Sartre, mais aussi Camus, Genet, Sarraute…), fit scandale à l’époque – notamment en raison de la place qu’elle y accorde à la sexualité.
2Ses nouvelles mises à part, la plupart de ses œuvres (L’Asphyxie, L’Affamée, Trésors à prendre, et les trois volumes de l’autobiographie – La Bâtarde, La Folie en tête et La Chasse à l’amour) sont rédigées à la première personne. Dans Ravages et Thérèse et Isabelle, la narratrice, qui dit également « je », s’appelle Thérèse – en réalité le prénom d’État civil de Violette Leduc.
3On sait que le nom propre (prénom et patronyme) est la pierre angulaire des écrits autobiographiques, attestant de l’identité postulée entre auteur, narrateur et personnage du récit. Quant aux questions d’« intermittences » du sujet dans l’écriture de soi, un des aspects remarquables autant que méconnu de l’œuvre de Violette Leduc tient au fondement même de son écriture autobiographique : l’histoire de son nom, et les commentaires qui l’accompagnent.
4Par ailleurs, l’étude des strates temporelles dans cette œuvre s’avère extrêmement complexe, qu’il s’agisse de l’enchevêtrement des périodes biographiques à travers les différents titres, ou de la chronologie interne à chaque œuvre. Une vue d’ensemble des strates temporelles se complique encore en raison des aléas du processus éditorial, notamment de la censure par Gallimard de son roman autobiographique Ravages : certains des épisodes censurés seront publiés plus tard, et de manière dispersée.
5Enfin, le processus d’écriture lui-même fonctionne par strates « matérielles », accumulant les campagnes d’écriture, les phases rédactionnelles soit sous forme de palimpseste (Ravages), soit sous forme de séries successives de cahiers.
Intermittences du nom : strates onomastiques
6L’onomastique possède une résonance poétique toute particulière dans l’œuvre de Violette Leduc. À propos de son égérie, Simone de Beauvoir, elle écrit dans La Folie en tête :
Nous portons le nom que nous méritons. Le mien est un coup de trique. Celui de Simone de Beauvoir est un attelage1. Je ne séparerai jamais son prénom de son nom. Comment pourrais-je séparer l’azur du ciel… […] Son prénom et son nom dans ma bouche, la pudique amande dans l’écorce.2
7Une bâtarde peut-elle disposer d’un nom propre, de son propre nom ? Et si oui, quel est-il ? D’où sort-il ? La carte d’identité de l’écrivain couramment nommée « Violette Leduc » porte l’inscription « Thérèse Violette Andrée Leduc ». « Leduc » (en un seul mot), c’est le patronyme de sa mère, de sa grand-mère maternelle – constituant donc une lignée féminine fictive ; « Thérèse » est un prénom courant à l’époque, probablement lié à la popularité de Thérèse de Lisieux (canonisée en 1925) ; « Violette » serait le prénom d’une arrière grand-mère (côté féminin), mais surtout un prénom qu’aurait choisi son père, André Debaralle, qui refusa pourtant de la reconnaître, et de légitimer le lien de filiation ; « Andrée », enfin, est le prénom qui la relie à ce père absent.
8Dans Ravages (roman autobiographique), l’héroïne – qui dit « je » – s’appelle « Thérèse » : le prénom choisi pour la narratrice est donc le prénom d’État-civil de l’auteure, et renvoie à son identité civile ; à partir de La Bâtarde, la narratrice est nommée « Violette », prénom d’usage de l’auteure. Le seul prénom qui soit constamment tu, qui n’apparaît jamais, c’est celui qui renvoie au père, « Andrée » – ce père « qui ne s’est voulu qu’un jet de sperme après [sa] naissance » (Trésors à prendre, Gallimard, 1960, p. 109-110), qui l’a reniée, abandonnée.
9Quant au patronyme maternel lui-même, « Leduc », il apparaît comme incertain, fluctuant :
Moi couchée, elle [Berthe, sa mère] assise, elle me dit :
Les Duc, si tu les avais vus ! Des hommes, des gaillards, les plus grands hommes du village ! […]
J’avance :
Les Duc. Pourquoi les Duc ? Tu t’appelais Leduc. Je m’appelle Leduc.
Elle se lève, elle éteint le petit lustre. La lampe bleu lavande nous impose la nuit.
Duc… Leduc… Au village on raccourcit, me dit-elle3.
10L’espace temporel qui distingue la naissance et le processus de déclaration à la mairie, tel que le commente l’écrivaine, constitue à lui seul une faille dans l’identité :
Je suis née le 7 avril 1907 à 5 heures du matin. Vous m’avez déclarée le 8. Je devrais me réjouir d’avoir commencé mes premières vingt-quatre heures hors des registres. Au contraire, mes vingt-quatre heures sans état civil m’ont intoxiquée4.
11En fait, ce que Violette Leduc n’a vraisemblablement jamais su, n’a probablement jamais vu (elle n’y fait aucune allusion dans son œuvre ou dans sa correspondance), c’est le texte inscrit sur son acte de naissance – dont a récemment pris connaissance son biographe, Carlo Jansiti. Une intéressante découverte, qui vient complexifier encore cette constellation, et problématiser les « intermittences » du sujet, dans le cas d’une enfant née bâtarde (sa mère Berthe Leduc, domestique, a été engrossée par le fils, André Debarrale, de la famille bourgeoise chez laquelle elle travaillait) : « C’est le docteur Baude, qui avait assisté à l’accouchement, qui déclare l’enfant sous le patronyme de Violette (on donnait fréquemment un nom de fleur aux enfants non reconnus)5 et les prénoms de Thérèse, Andrée. Sa mère, Berthe Leduc, ne reconnaîtra sa fille que deux ans et deux mois plus tard, en juin 19096 ! » Le patronyme donné à l’origine, « Violette », devient alors son prénom d’usage. Violette Leduc n’a sans doute jamais été au courant de cette modification tardive ; sinon, il y a fort à parier qu’elle n’aurait pas manqué de la commenter dans son œuvre.
12Violette Leduc joue constamment de cette identité transtextuelle, de cette scission, de cette superposition identitaire. Elle se démultiplie : « Ravages serait mon livre préféré de Violette Leduc, si j’étais un de ses rares lecteurs7. » L’auteur est transformé en personnage, objet du récit8 ; le « nom de l’auteur » devient le nom du personnage.
13C’est précisément au nom de sa propre altérité, de « l’impossibilité d’une appellation singulière », « d’une identité qui ne peut se révéler qu’à travers l’écriture à venir » que s’élabore l’œuvre de la « bâtarde9 ».
Strates temporelles : continuité et discontinuités
14Si l’on examine la chronologie de l’œuvre dans son ensemble, apparaissent d’une part de larges zones de continuité – notamment au sein de la trilogie autobiographique –, d’autre part nombre de recoupements temporels, de reprises.
rédaction/publication |
Titre |
Contenu |
Période biographique |
1942/1946 |
L’Asphyxie |
enfance, adolescence |
1913-1926 |
1945/1948 |
L’Affamée |
passion pour S. de B. |
1945-1947 |
1948-54/1955 |
Ravages |
rel. Cécile, mariage Marc, avortement |
[1922] 1927-1941 |
1948-51/1966 |
Thérèse et Isabelle |
rencontre amoureuse (collège) |
1924-1925 |
1951/1960 |
Trésors à prendre |
journal de voyage dédié à S. de B. |
été 1951 |
1958/1964 |
La Bâtarde |
autobiographie t. I |
<1907-1944 |
1964/1970 |
La Folie en tête |
autobiographie t. II |
1944-début 1954 |
1969/1973 |
La Chasse à l’amour |
autobiographie t. III |
1954-1964 |
Tableau synoptique des œuvres autobiographiques de Violette Leduc (1907-1972)
15Sur le plan chronologique, se recoupent ou se superposent les œuvres suivantes : L’Asphyxie/La Bâtarde ; L’Affamée/La Folie en tête ; Ravages/La Bâtarde ; Trésors à prendre/La Bâtarde. De fait, chaque ouvrage fait référence aux précédents, en le citant, en reformulant les épisodes communs, ou encore à travers une formule du genre « j’en ai parlé dans… » telle ou telle des œuvres précédentes.
16De 1942 à 1944, encouragée par Maurice Sachs, Violette Leduc rédige L’Asphyxie, qu’elle présente à Simone de Beauvoir : l’ouvrage paraît en 1945 sous forme d’extraits dans Les Temps modernes, puis en volume chez Gallimard, en 1946. Dès 1945, elle entreprend, sous forme de journal, la rédaction de L’Affamée, hymne d’amour consacré et adressé à Simone de Beauvoir, qui n’est pas directement nommée mais appelée « Madame ». Avant d’être publié chez Gallimard, L’Affamée bénéficiera d’une édition de luxe (Pauvert, 1948). En 1948, commence la rédaction de Ravages, roman autobiographique à peine transposé, que Violette Leduc conçoit comme un véritable roman de formation, une Éducation sentimentale au féminin ; elle n’en achèvera la rédaction qu’en 1954. Or le comité de lecture de Gallimard (Raymond Queneau, Jacques Lemarchand entre autres) censure la première partie de l’œuvre, cent-cinquante pages, jugées trop « osées » : la relation amoureuse des deux collégiennes Thérèse et Isabelle, la description d’un avortement (interdit à l’époque), celle d’un sexe masculin dans une main de femme… L’ouvrage paraît cependant en 1955, mais dans une version expurgée, amputée, déformée. Le début censuré de Ravages sera publié à part par son ami et mécène Jacques Guérin, en 28 exemplaires (dont 3 hors commerce), sous forme de facsimilé – « faux » manuscrit comportant des ratures, établi par Violette Leduc lors d’un séjour à Ibiza à partir d’une dactylographie –, sous le titre Thérèse et Isabelle.
17C’est aussi sur les conseils de cette dernière que Violette Leduc va entreprendre, en 1958, sa trilogie autobiographique, à commencer par La Bâtarde qui, accompagnée d’une magistrale préface de Beauvoir, paraîtra chez Gallimard en 1964, et obtiendra enfin le succès auprès des lecteurs. En raison du succès de La Bâtarde, les éditions Gallimard se ravisent douze ans plus tard et publient en partie les pages censurées de Ravages, sous le titre Thérèse et Isabelle (1966). Entretemps (en 1960) a été publié Trésors à prendre, à partir d’un journal de voyage dans le Sud-Ouest de la France effectué en 1951, sur les traces de Simone de Beauvoir. En 1970 paraît le deuxième volume de la trilogie autobiographique, La Folie en tête, et en 1973, de manière posthume (Violette Leduc meurt en 1972) grâce aux soins de Simone de Beauvoir, le troisième et dernier volume, La Chasse à l’amour10.
18La chronologie complexe des œuvres, croisée avec le passage fluide d’un genre à l’autre (journal vs récit, roman vs autobiographie) expliquent probablement ces zones de recoupement dans la chronologie (auto) biographique, d’autant que, au sein de chaque œuvre, se mêlent différentes strates temporelles.
19Bien que la trame temporelle corresponde grosso modo à la chronologie des événements, notamment dans la trilogie autobiographique, le texte est essentiellement fait d’allers-retours, de ruptures dans le fil narratif : Violette Leduc procède par associations. Les passages échappant à la linéarité temporelle – réflexions achroniques – sont de loin plus nombreux que ceux qui s’y inscrivent. Nombre d’épisodes de la narration s’inscrivent d’emblée dans l’intemporel, notamment la plupart des incipit :
Elle a levé la tête. Elle a suivi son idée sur mon pauvre visage. Elle ne le voyait pas.
Alors, du fond des siècles, l’événement est arrivé11.
J’écoutais les grandes voix abstraites12.
Mon cas n’est pas unique : j’ai peur de mourir et je suis navrée d’être au monde13.
La faillite. Être en faillite. À quinze ans je lisais la rubrique des faillites. Ma lecture, une chasse aux échecs. J’ai toujours pressuré les journaux de province14.
Tu brilles. Non, tu ne brilles pas. Tu es douce, tu es enveloppée. Je te tiens entre mes pouces. Mes deux pouces15.
20On assiste fréquemment à un dérèglement du temps linéaire : superposition de moments discrets, torsion de la chronologie, reprises, mouvements de retour sur déjà écrit, circularité du temps ; et enfin mise en scène de l’écriture, qui renvoie au temps de la rédaction quotidienne, autre trame temporelle. Ces variations se conjuguent avec l’alternance entre les postures de personnage, de narratrice et d’auteur. Les récits, les événements et les épisodes déplacés, replacés dans différents contextes de l’œuvre, créent un vaste espace autobiographique, de nature aussi bien transtemporelle qu’intratextuelle.
21Car pour Violette Leduc, l’autobiographie renvoie constamment à l’écriture, et l’écriture aux moments vécus. Le texte est construit sur ce « décalage entre la vie, l’écrit, et les dates inscrites : superposition de moments distincts » qui brisent la linéarité16. Sa pratique de l’inscription des dates, non chronologiques, renvoie le plus souvent au processus d’écriture et à son cadre, rarement aux moments vécus : double temporalité textuelle, qui rappelle le journal (et notamment la pratique du journal d’écriture)17.
– Lecteur, mon lecteur, j’écrivais dehors sur la même pierre il y a un an. Mon papier quadrillé n’a pas changé, l’alignement des vignes est pareil au-dessous de la chevauchée des collines. […] Lendemain matin, 8 heures du matin du 24 juin 1962. J’ai changé d’endroit, j’écris dans les bois à cause de la chaleur18.
22Les dates indiquant le présent de l’écriture sont d’ailleurs loin d’être chronologiques : elles passent de juin 1962 à juillet 1960, puis à décembre 1963 et à 1961, et la dernière page mentionne août 1963. Les ruptures dans la linéarité temporelle renvoient donc au processus de rédaction. Dans La Folie en tête, trois dates seulement sont mentionnées qui, exceptionnellement, correspondent aux pierres blanches des rencontres majeures dans la vie de Violette Leduc, et ont marqué sa carrière d’écrivain : « 1944. Est-ce que je suis en faillite19 ? » (p. 7). Elle vient de quitter Maurice Sachs, qui le premier l’a poussée à écrire.
23Puis vient la date majeure :
Février 1945. Il est le mois le plus extraordinaire de mon existence. Il ne succéda pas à janvier, il ne précéda pas mars-avril-mai. Il est détaché des autres. Il a vingt ans, il est une feuille de laurier arrachée au temps. […] Février a été merveilleux. Je pleurais pendant trente ans, je brodais février20.
24Cette date est reprise cinq fois dans le texte : c’est le mois de sa première rencontre avec Simone de Beauvoir, au café de Flore, qui vient de lire le manuscrit de ce qui deviendra L’Asphyxie, publié chez Gallimard par Camus. Une autre rencontre importante de sa vie, avec Jacques Guérin – collectionneur, mentor, riche industriel homosexuel, figure paternelle dont Violette Leduc tombera désespérément et vainement amoureuse, s’inscrit ainsi dans le récit : « 1947. Soirée d’automne. Sept heures du soir, l’automne à Paris21. » Dans le dernier volume de la trilogie autobiographique, La Chasse à l’amour, Violette Leduc revient à la datation de l’acte scriptural, ou plutôt cette date matérialise le lien entre l’événement vécu et l’événement que constitue le fait de l’écrire :
26 septembre 1969 – Un bond de quinze années en avant. J’écris le récit des paquets de gauloises vides22 dans l’église Saint-Paul entre des champs de vignes et une ferme abandonnée23.
J’écris le récit de mon entrée dans la maison de cure un jour de tornade à Faucon. Dimanche 19 octobre 1969 – 11 h 55 – Clair-obscur inquiétant, celui d’une fin du monde24.
Cassure, cassure.
Dimanche 26 septembre 1971. Route de Faucon à Mérindol à dix heures et demie du matin. Chargée de deux paniers [un pour le déjeuner, un pour l’écriture], contente, seule au monde25.
25Enfin, les dernières dates inscrites de la main de Violette Leduc sur le manuscrit de La Chasse à l’amour – œuvre qui, rappelons-le, sera publiée de manière posthume par Simone de Beauvoir26, ne le sont plus qu’en style télégraphique, pense-bête sur les dernières pages du manuscrit, repères programmatiques d’un récit envisagé, suspendu par la mort de l’écrivain :
Cassure.
Indispensable.
Nous étions en été.
Nous serons en automne.
Hier : 1961.
Aujourd’hui : 1971.
L’eau a coulé sous le pont.
Pendant dix ans.
Ma mémoire a suivi le courant.
Dimanche 10 octobre 1971.
J’irai où j’allais.
Je noterai.
Assise, debout.
En marchant, en déjeunant.
Je pars. Il est dix heures du matin27.
26En revanche, la dernière phrase, l’excipit de La Chasse à l’amour, « Je finis ainsi le récit de ma vie de 1907 à 196428 » semble être un ajout – quelque peu intempestif – de la main de Beauvoir… Le sens pratique de Beauvoir brise fréquemment (y compris lorsqu’elle corrige les manuscrits de son amie) l’aporie poétique de l’œuvre de Violette Leduc29.
27Et d’ailleurs, si une date indiquée dans le corps du texte (et plus souvent encore du manuscrit) est précise – parfois à la minute près – à quoi correspond-elle ? Au premier jet, au second, au troisième ? En raison de la multiplicité des versions manuscrites, il est très difficile de savoir à quelle campagne d’écriture correspondent ces dates. Car même si les manuscrits portent fréquemment des dates (et deux textes, L’Affamée et Trésors à prendre ont été rédigés au départ sous forme de vrais journaux), la date semble être là avant tout pour produire un effet de réel, matérialiser, ancrer ce réel de l’acte scriptural.
Strates matérielles
28Enfin, Violette Leduc accumule aussi, par collage, dans les cahiers d’écolier qu’elle utilise pour rédiger Ravages, différentes strates matérielles, qui correspondent à autant de campagnes d’écriture – jusqu’à cinq superposées, qu’elle colle soigneusement les unes sur les autres à l’aide de cette colle blanche qu’utilisent les écoliers. Le pourquoi de cette pratique du palimpseste reste mystérieux : mesure d’économie ? facilité de transport (Violette Leduc soumet régulièrement ses cahiers à Simone de Beauvoir, y intégrant ses remarques d’une fois sur l’autre) ? Toujours est-il que, pour la trilogie autobiographique, elle changera de technique : elle recopiera – en le modifiant – l’ensemble du texte sur plusieurs séries suivies de cahiers, séries qui correspondent aux différentes campagnes d’écriture.
29L’œuvre, et surtout l’écriture de Violette Leduc témoignent des innombrables décalages non seulement entre la vie et l’écrit, mais aussi entre la rédaction et la publication de ses œuvres, des multiples formes de distanciation face à l’événement vécu, le plus souvent en multipliant et en croisant (ou en faisant retour sur) les strates temporelles. Mais c’est aussi sur le nom, ce « sujet profond de l’autobiographie » – nom matronyme, prénoms qui renvoient à d’autres êtres – qui signe l’illégitimité de la « bâtarde » et fait du nom « propre » un nom commun, que repose le « roman vrai » de Violette Leduc.
Notes de bas de page
1 Voir Marson S., Le Temps de l’autobiographie. Violette Leduc, PUV, 1998, p. 216, n. 29 : « L’ironie du sort fait que c’est le nom propre de Leduc, et non pas du père, qui a trait aux “attelages”. » Cf. Littré : « duc 5. Terme de carrosserie. Voiture du plus grand luxe, sorte de grande victoria à deux places seulement ». « Duc : nom de rapace (hibou grand duc, moyen duc, petit duc). »
2 Leduc V., La Folie en tête (désormais abrégé FT), Paris, Gallimard, 1970, p. 30.
3 Leduc V., La Bâtarde, Paris, Gallimard, 1964, p. 21.
4 Ibid., p. 25.
5 Voir le cas de Jean Genet, son contemporain et ami.
6 Jansiti C., Violette Leduc. Biographie, Paris, Grasset, 2013 [1999], p. 31.
7 Leduc V., La Chasse à l’amour, Paris, Gallimard, 1973, p. 89.
8 Marson S., op. cit, p. 158.
9 Ibid., p. 213.
10 Violette Leduc a publié par ailleurs de nombreux textes dans des revues – notamment dans Les Temps modernes (1945, extraits de L’Asphyxie et de L’Affamée, jusqu’en 1947), dans L’Arbalète (1948, début de Ravages « Je hais les dormeurs »), dans Contemporains (1950, « Les maisons de quatre heures du matin »), dans Cahiers du Sud (1960, extraits de Trésors à prendre), dans Parler (1958, extraits de Thérèse et Isabelle), et enfin dans Les Temps modernes (1961, 1963, extraits de La Bâtarde).
11 Leduc V., L’Affamée, Paris, Gallimard, 1948, p. 9
12 Leduc V., Ravages, Paris, Gallimard, 1955, p. 11.
13 Leduc V., La Bâtarde, op. cit, p. 19.
14 Leduc V., La Folie en tête, op. cit, p. 7.
15 Leduc V., La Chasse à l’amour, op. cit, p. 9. Il s’agit du dialogue de la narratrice, qui hésite à se suicider, avec… une lame de rasoir.
16 Marson S., op. cit, p. 159.
17 Voir Viollet C., « Journaux de genèse », Genesis 32 (2011), p. 43-62.
18 Leduc V., La Bâtarde, op. cit, p. 19-20.
19 Il s’agit d’août 1944 et de la Libération de Paris. Comme Violette Leduc pratiquait le marché noir pendant la guerre – tout en vivant avec Maurice Sachs en Normandie –, elle craint d’être sans ressource.
20 Leduc V., La Folie en Tête, op. cit, p. 12.
21 Leduc V., ibid., p. 139.
22 Récit de l’épisode paranoïaque de 1954, après la censure de Ravages, qui lui valut un séjour en hôpital psychiatrique.
23 Leduc V., La Chasse à l’amour, op. cit, p. 42.
24 Ibid., p. 92.
25 Ibid., p. 377.
26 « Elle a soigneusement mis au net sur de grandes feuilles quadrillées ses brouillons couverts de ratures et elle s’apprêtait à revoir avec moi son manuscrit quand la mort l’a saisie. […] Je me suis autorisée de cet accord pour supprimer quelques passages [en réalité, plus d’une centaine de feuillets] qui m’ont paru alourdir inutilement son texte : c’est à quoi s’est bornée mon intervention. » (Avant-propos de Simone de Beauvoir, p. 7.)
27 Ibid., p. 403.
28 Ibid., p. 408.
29 Une étude génétique des manuscrits de La Chasse à l’amour est actuellement en cours à l’ITEM, sous la direction de Mireille Brioude (avec Anaïs Frantz, Alison Peron et moi-même) ; voir le site « Savoirs ENS », [http://savoirs.ens.fr/conferencier.php?id=540, http://savoirs.ens.fr/conferencier.php?id=1363], [http://savoirs.ens.fr/conferencier.php?id=1365, http://savoirs.ens.fr/conferencier.php?id=1366].
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