Le Condottière, nouveau fragment d’une autobiographie éclatée de Georges Perec
p. 209-219
Texte intégral
1 Le Condottière est bien un roman, l’un des premiers écrits de jeunesse de Georges Perec, le « premier roman à peu près abouti que je parvins à écrire » comme il le formule dans W ou le souvenir d’enfance1. Un roman qui faillit ne jamais voir le jour en librairie : présenté à Gallimard, son éditeur pressenti, en 1960, il est aussitôt refusé ; il sera finalement publié en 2012, plus de cinquante ans après le refus initial. Ce refus de Gallimard peut s’expliquer : le livre est assez atypique et déroutant dans sa forme, et il demeure un écrit de jeunesse, avec ses faiblesses et ses lourdeurs. Son intérêt réside pour une bonne part dans les échos et les liens qui se tissent a posteriori avec le reste de l’œuvre, tout particulièrement autour de certains motifs à fort potentiel autobiographique. Le livre en effet tourne autour d’une quête identitaire, sujet qui a en soi des affinités avec le genre autobiographique ; il met en scène un sujet fragmenté, à l’identité impossible – engageant ainsi à sa manière la question posée dans ce colloque du discontinu autobiographique et de la fragmentation du sujet. Il invite à penser, de par son inscription dans un « espace autobiographique2 » lui-même fragmenté, lisible à l’échelle de l’œuvre dans son ensemble, une écriture autobiographique qui dépasse le cadre du genre. C’est selon ce double fil, ou plutôt cette double échelle, celle du livre et celle de l’œuvre dans son ensemble, que je voudrais envisager la question des intermittences du sujet.
2Mais d’abord, de quoi est-il question dans ce texte – présenté un peu abusivement comme un roman policier sur la quatrième de couverture ? Tout commence certes par un meurtre, celui de Madera, le commanditaire de Gaspard Winckler, peintre faussaire qui est le personnage principal du livre. Madera avait commandé à Winckler un tableau exceptionnel, la copie d’une toile très chère, au moment où celui-ci songeait à se retirer des affaires tant son existence de faussaire ne le satisfaisait pas. Winckler accepte, et choisit un tableau d’Antonello de Messine, peintre italien de la fin du XVe siècle, « Le Condottière », portrait d’un chef d’armée de mercenaires. Son ambition toutefois n’est pas simplement de reproduire le tableau de la Renaissance italienne mais de créer un autre Condottière, et de parvenir ainsi, espère-t-il, à « la création authentique d’un chef-d’œuvre » du passé3. Cette ambition démesurée va le conduire à l’échec, et à l’assassinat de son commanditaire, Madera. Le livre débute donc sur ce meurtre, et se poursuit par une plongée dans la conscience de Gaspard Winckler, qui se trouve enfermé dans son laboratoire en sous-sol, sous la garde du sbire de Madera, Otto. Winckler entreprend de creuser un souterrain qui lui permettrait de remonter à la surface et de s’échapper, entreprise de longue haleine qui lui laisse le temps de donner libre cours à ses cogitations. On passe ensuite, sans transition, à une seconde partie, qui prend, elle, la forme d’un dialogue-interrogatoire mené par un ami, Streten, qui amène Winckler à revenir sur les tenants et les aboutissants de son crime.
Une quête identitaire : se dessiner un visage
3« En gros ce livre est tout simplement l’histoire d’une prise de conscience », expliquait Perec dans une lettre à François Wahl4 : celle du fait qu’être faussaire, ce n’est pas seulement faire des faux, c’est plus fondamentalement vivre dans le faux. « Ça ne veut rien dire vivre, quand on est faussaire. Ça veut dire vivre avec les morts, ça veut dire être mort » (142). Car le faussaire ne peut revendiquer ses toiles ; il est obligé de se cacher, de vivre sans cesse dans le mensonge et la dissimulation de ses activités5. Capable de se mettre dans la peau de n’importe quel artiste, il n’est personne : être faussaire, poursuit Winckler, « ça veut dire connaître les morts, ça veut dire être n’importe qui, Vermeer, Chardin. Ca veut dire passer un jour, un mois, un an à vivre dans la peau d’un Italien de la Renaissance ou d’un Français de la troisième République, ou d’un Allemand réformé, ou d’un Espagnol, ou d’un Flamand » (Idem). Winckler se vit ainsi comme un « zombi », un « fantômas », termes qui expriment bien ce sentiment d’un défaut d’être, d’un défaut d’identité qui l’a conduit à vouloir arrêter son activité.
4Dès lors, l’enjeu identitaire de l’action, qu’il s’agisse du meurtre ou de la réalisation du tableau elle-même, apparaît clairement. « Je ne pouvais plus tenir. J’avais besoin de gestes qui n’appartiennent qu’à moi, j’avais besoin d’une vie qui ne soit que la mienne », affirme Winckler (118). En peignant ce nouveau Condottière, il vise précisément à se détacher de sa qualité de faussaire : « parce que c’était le seul moyen pour moi, ensuite, de n’être plus faussaire, cette preuve, cette épreuve » (162). Peindre la figure du Condottière serait une manière de se dessiner un visage, de se donner une identité qui – paradoxalement – lui soit enfin propre : « au bout du chemin, j’aurais trouvé mon propre visage » (idem). C’est qu’il a pour ambition de « faire […], en partant du Condottière, un autre Condottière, différent, au même niveau » (124), en confrontant son œuvre à celle des maîtres de la Renaissance par la création de cet « authentique chef-d’œuvre » du passé, en réalisant une prouesse qui le place au niveau des plus grands, et lui permette ainsi de s’inscrire dans une lignée artistique où sa place ne soit plus usurpée.
5L’ambition est proprement héroïque, à l’image de la figure du Condottière. Le choix du tableau s’éclaire en effet, dès lors qu’il est envisagé sous l’angle de cette quête identitaire. Car le Condottière possède au plus haut degré ce dont Gaspard Winckler se sent dépourvu, l’assurance et la puissance. Le faussaire définit en effet la peinture de Messine comme « une peinture de la maîtrise. Aucune ambiguïté, aucun balancement dans les regards et dans les gestes, un équilibre et une force constamment affirmés » (123). Figure martiale, guerrière, le Condottière est aux yeux du narrateur doté d’une puissance singulière, idée qui revient dans la description qu’en fait le narrateur d’Un homme qui dort – puisque le tableau de Messine refait une apparition dans ce livre, où est évoqué « le portrait incroyablement énergique d’un homme de la Renaissance6 ». Le propos se précise dans W ou le souvenir d’enfance, où Perec revient sur sa prédilection pour ce tableau en évoquant le rôle que joue la petite cicatrice que le mercenaire porte au coin de la lèvre :
c’est cette cicatrice aussi qui me fit préférer à tous les tableaux rassemblés au Louvre, et plus précisément dans la salle dite « des sept mètres », le Portrait d’un homme, dit Le Condottiere d’Antonello de Messine, qui devint la figure centrale du premier roman à peu près abouti que je parvins à écrire : il s’appela d’abord « Gaspard pas mort », puis « Le Condottiere » ; dans la version finale, le héros, Gaspard Winckler, est un faussaire de génie qui ne parvient pas à fabriquer un Antonello de Messine et qui est amené, à la suite de cet échec, à assassiner son commanditaire. Le Condottiere et sa cicatrice jouèrent également un rôle prépondérant dans Un homme qui dort (par exemple, p. 105 : « … le portrait incroyablement énergique d’un homme de la Renaissance, avec une toute petite cicatrice au-dessus de la lèvre supérieure, à gauche, c’est-à-dire à gauche pour lui, à droite pour toi… ») et jusque dans le film que j’en ai tiré avec Bernard Queysanne en 1973 et dont l’unique acteur, Jacques Spiesser, porte à la lèvre supérieure une cicatrice presque exactement identique à la mienne : c’était un simple hasard, mais il fut, pour moi, secrètement déterminant7.
6Perec raconte en effet dans W qu’il porte lui aussi une petite cicatrice juste au-dessus de la lèvre. Le motif relie ainsi le narrateur de W, celui d’Un homme qui dort et Le Condottière. Or, Perec en fait justement dans W une marque identitaire, un « signe distinctif » :
Pour des raisons mal élucidées, cette cicatrice semble avoir eu pour moi une importance capitale : elle est devenue une marque personnelle, un signe distinctif (elle n’est pourtant pas considérée comme un « signe particulier » sur ma carte d’identité, mais seulement sur mon livret militaire, et je crois bien que c’est parce que j’avais moi-même pris soin de le signaler) : ce n’est peut-être pas à cause de cette cicatrice que je porte la barbe, mais c’est vraisemblablement pour ne pas la dissimuler que je ne porte pas de moustaches8.
7Une cicatrice que Perec prend donc soin de ne pas masquer au regard, pour des raisons « mal élucidées » qu’il expose pourtant avec suffisamment de clarté dans ce passage : elle a pour avantage de constituer une « marque personnelle », un « signe distinctif ». Et d’offrir ainsi une réponse à l’interrogation inquiète qui semble souvent se faire jour dans son œuvre, quant à ce qui peut singulariser un visage. Car ce défaut d’être du Gaspard Winckler du Condottière est partagé par nombre de personnages de Perec ; la marque la plus évidente, la plus fréquente en serait la récurrence chez lui de personnages sans visage, dont les traits ne nous sont jamais décrits, de Jérôme et Sylvie, le couple des Choses, à nombre de personnages de La Vie mode d’emploi, y compris Valène ou Gaspard Winckler, justement, le futur double de notre protagoniste, de la physionomie duquel on ne connaîtra jamais rien9.
8Or, référée au Condottière, personnage incarnant une haute fonction militaire, doté de surcroît d’une énergie hors du commun, la cicatrice véhicule une signification virile. Elle est d’ailleurs chez le narrateur de W, comme chez le mercenaire de la Renaissance, une trace de combat (puisqu’elle résulte d’une blessure d’enfance causée par le bâton de ski d’un camarade de classe lors d’une bagarre entre enfants10). Le portrait du Condottière renvoie d’ailleurs, au sein de la partie autobiographique, à celui d’un autre soldat, le père, habillé en militaire sur la seule photographie que Perec possède de lui : « mon père fut militaire pendant très peu de temps. Pourtant quand je pense à lui c’est toujours à un soldat que je pense11 ».
9Chez Perec, la cicatrice apparaît ainsi comme un vecteur d’inscription dans une lignée prioritairement masculine et guerrière, venant comme asseoir une identité inquiète. Pour le Gaspard Winckler du Condottière, cette inscription se gagnerait donc par l’exercice de son art. La réussite du tableau se fait épreuve initiatique, que l’on pourrait presque lire comme une sorte d’advenue à l’âge d’homme. En effet, paraît frappante la passivité dans laquelle Gaspard s’était maintenu jusquelà, laissant son destin aux mains de différentes figures masculines plus âgées qui ont décidé de son sort, de Jérôme qui a été son professeur et lui a appris l’art du faussaire, à Madera qui lui passe ses commandes. « Rufus, Jérôme, Madera me condamnaient à rester […] Ils m’imposaient leurs attaches. Je ne pouvais pas refuser, je ne pouvais pas dire non, je ne pouvais pas leur dire que je pouvais abandonner. C’était la dépendance la plus complète. La relation la plus inextricable. Le nœud gordien. […] Il fallait que tout explose, d’un seul coup. Que les armes se lèvent, enfin, que je sorte de ma torpeur, de mon jeu, de mon sommeil. […] La révolte. La révolution. La lutte pour l’indépendance. Ce que tu voudras. Le combat… Il est mort » (197-198). Jérôme étant déjà mort, tout se passe comme s’il restait à Winckler à tuer Madera pour se libérer de ses chaînes. « C’était Madera. Il était vivant. Il allait être mort. J’étais mort, j’allais être vivant » (172).
10Sortir de l’existence de faussaire, ce serait ainsi pour lui sortir d’une double aliénation, d’une double dépendance : dépendance à ces figures d’autorité, et dépendance de ses tableaux à d’autres tableaux. On peut comprendre en ce sens la formule de Perec, qui, dans une lettre à son ami Jacques Lederer, qualifie la première version de son texte, « La Nuit », de « livre de la défilialité » : « J’ai tant souffert d’être “le fils” que ma première œuvre ne peut qu’être la destruction totale de tout ce qui m’engendra12. »
11L’âge du protagoniste pourrait corroborer une telle interprétation : Gaspard Winckler avait dix-sept ans quand il a commencé son apprentissage, qui a duré quatre ans ; puis il a exercé pendant douze ans. Il est donc, au moment du meurtre, un homme de trente-trois ans, ce qui lui fait à peu près exactement le même âge que le Condottière qui est, comme Winckler le précise, « un homme d’âge moyen, plutôt jeune – il a entre trente et trente-cinq ans » (152).
12Ainsi, le tableau est voué à fonctionner comme un miroir où Gaspard Winckler voudrait lire le reflet de son visage réinventé. Cette recherche d’identification laisse toutefois déjà percevoir une forme de scission du sujet, pris dans ce dédoublement spéculaire.
L’impossible conciliation des temps
13La quête, en effet, est vouée à l’échec. Winckler n’a pas réussi à peindre son Condottière et à égaler Antonello de Messine. Le portrait de lui-même qu’il voit dans son tableau est toujours celui d’un faussaire : « C’était bien mon visage que je suais, goutte à goutte, sur le panneau, mais ce n’était pas le Condottière » (162). Tel un nouveau portrait de Dorian Gray13, l’œuvre va révéler le vrai visage du personnage, non pas un visage où se lit le vice, mais le faux : « un clown déguisé » (126), « le contraire ou l’envers [du Condottière]… un pâle bonhomme, un pitoyable sbire » (p. 159). Son fantasme démiurgique le rapproche aussi d’une autre figure mythique de la littérature, Frankenstein, et en fait un personnage victime de son hybris, destiné à souffrir d’une coupure tragique avec lui-même. « Tout avait raté, de haut en bas, […] tout était mort. Mon espoir de vivre, mon espoir d’être moi, mon visage » (173).
14Pourtant, Gaspard Winckler avait décidé de concevoir son Condottière selon une méthode très différente de celle qu’il utilisait jusqu’alors pour composer ses faux : il avait fait sienne la technique du puzzle pratiquée par nombre de faussaires (et dont on sait bien sûr la fortune dans l’œuvre de Perec, la peinture fonctionnant ici, une nouvelle fois, comme une métaphore évidente de l’écriture), qui consiste à compiler des éléments repris à différents tableaux d’un même artiste, pour les introduire sur une nouvelle toile. Tout faux, en ce sens, dénonce son caractère fondamentalement fragmentaire, morcelé. Or, le défi que s’est lancé Winckler avec Le Condottière, c’est précisément de concevoir une toile qui ne soit pas faite de pièces et de morceaux, qui ne s’inspire pas des autres portraits peints par Antonello de Messine, mais réalise le paradoxe qui consiste en la création d’un tableau original à travers la copie. Le Condottière cependant est raté, Winckler n’est pas parvenu à réaliser l’impossible unité, celle de son talent de peintre et de la puissante figure du chef de guerre italien.
15C’est une autre figure de peintre que cet échec convoque, celle de Frenhofer, le héros du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, qui meurt en laissant sa Belle Noiseuse à l’état de chef-d’œuvre inachevé. Un autre personnage lui fera écho dans l’œuvre ultérieure de Perec, celui de Valène, le peintre de La Vie mode d’emploi, qui meurt lui aussi en laissant son ambitieux portrait (cette fois, celui de l’immeuble) à l’état d’ébauche. Ces figures ont à chaque fois échoué face à la démesure de leur ambition, et cet échec s’est soldé par la mort ; avec cette différence que le Winckler du Condottière décide de tuer son commanditaire, là où l’histoire littéraire nous avait plutôt habitués à des cas de suicide.
16Au sein de l’œuvre perecquienne, on pense aussi évidemment à Un homme qui dort, roman qui met lui aussi en scène une prise de conscience, de la part d’un personnage qui, comme le Gaspard Winckler du Condottière, a le sentiment d’avoir jusqu’ici vécu sa vie en sourdine, en sommeil. Il y aurait beaucoup à dire sur les liens entre ces deux textes, que relie nombre de motifs, à commencer par celui de la solitude et de l’enfermement, jusqu’à la charge assez violente d’humour noir tournée contre soi. Je vais ici évoquer seulement ce qui a le plus directement trait au sujet qui nous occupe. On observe en effet dans Un homme qui dort le retour de ce tête-à-tête mélancolique avec soi-même, le portrait laissant cette fois la place au miroir, un miroir fêlé en trois parties, qui reflète ainsi un visage fragmenté. Dans le livre, ce visage fragmenté fonctionne comme une métonymie qui renvoie à un fantasme de corps morcelé (pour reprendre le concept psychanalytique), fantasme qui s’exprime très explicitement lors de l’épisode du « délire » du personnage :
Les trois-quarts de ton corps se sont réfugiés dans ta tête ; ton cœur s’est installé dans ton sourcil, où il s’est tout à fait acclimaté […]. Il y a des pièces qui manquent, et d’autres qui sont en double, d’autres qui ont démesurément grossi, d’autres qui émettent des prétentions territoriales absolument folles : ton coude est plus coude que jamais, tu avais oublié qu’on peut à ce point être coude, un ongle a pris la place de ta main14.
17Les images de corps morcelé sont beaucoup plus nettes dans Un homme qui dort que dans Le Condottière, mais ce fantasme semble se laisser lire déjà dans le roman de jeunesse de Perec. Dans les deux ouvrages, ce morcellement se rejoue d’ailleurs sur le plan de la narration : Un homme qui dort est en grande partie un centon, fait de multiples citations incorporées au texte, de sorte que la figure du puzzle prend aussi une dimension narrative, tandis que Le Condottière inaugure le principe de la bipartition que Perec reprendra pour d’autres œuvres (W ou le souvenir d’enfance, « 53 jours »), se présentant comme un texte scindé, d’autant plus fortement qu’aucune transition n’est ménagée entre ses deux parties. Il faut mentionner évidemment aussi l’apparition du « tu » déjà dans Le Condottière, pronom personnel qui marque sur le plan énonciatif cette fois, dans les deux livres, cette coupure du sujet avec lui-même – d’autant plus fortement dans le cas du Condottière que ce « tu » n’y est pas un mode d’énonciation constant mais qu’il alterne, de façon assez déconcertante, avec la première et la troisième personne du singulier.
18Cette manière d’exprimer la fragmentation du sujet via les modalités énonciatives ou narratives évoque aussi un autre ouvrage de Perec, W ou le souvenir d’enfance, texte lui aussi scindé en deux parties, scission que redouble l’alternance, au sein de ses parties, entre un récit autobiographique et un récit de fiction. Or, le personnage de Gaspard Winckler revient dans ce livre, plus précisément dans le récit de fiction. Tout se passe donc comme si la fragmentation du personnage se rejouait aussi à un niveau intertextuel, puisqu’il est l’un des principaux protagonistes de pas moins de trois livres de Perec (Le Condottière, La Vie mode d’emploi et W ou le souvenir d’enfance).
19Or, le Gaspard de W est lui-même un personnage divisé, puisqu’il n’y a pas moins de deux Gaspard Winckler dans le récit de fiction : un adulte, jeune homme qui n’est pas sans offrir de ressemblances avec le Winckler du Condottière, puisqu’il vit comme lui (et comme le protagoniste d’Un homme qui dort) une existence morne et indifférente, passive, jusqu’au jour où un mystérieux inconnu lui révèle que son identité est en fait une identité empruntée, à un enfant disparu dans un naufrage en Terre de Feu, dont on ne sait s’il est encore vivant, et qu’il enjoint Gaspard de retrouver. Le personnage est donc également placé sous le signe du faux dans W, et cette fois, un faux explicitement lié à question de l’identité, puisqu’il vit sous un nom d’emprunt.
20Les images de la fragmentation du sujet dans W pourraient être longuement commentées, tant le motif y est prégnant. Je vais me concentrer ici sur les liens intertextuels qui unissent W au Condottière. Certains passages du Condottière offrent en effet des résonnances étonnantes avec la biographie de Perec, et plus particulièrement avec le récit qu’il en donne dans W :
Mes parents m’avaient envoyé en Suisse en 1939 à cause de la guerre. Ils s’étaient arrangés avec un de leurs amis, un banquier de Zurich, qui payait ma pension et me donnait de l’argent de poche …
– Qu’est-ce qu’ils faisaient, tes parents ?
– Des affaires, je suppose… J’ai cessé assez vite de m’intéresser à eux …
– Pourquoi ?
– Comme ça… oh, ils étaient très gentils… une lettre de temps en temps… pendant trois ou quatre ans… Ils étaient bloqués en France et puis ils ont réussi à foutre le camp aux Bermudes et aux États-Unis… En 1945, ils m’ont fait rechercher… Je les ai vus entre deux trains… j’habitais à Genève à l’époque… j’ai refusé de les suivre et ils n’ont pas insisté. C’est à peu près tout.
– Ils sont encore vivants ?
– Je suppose, oui. Ils se portaient bien et il n’y a aucune raison pour que ça ait changé …
– Ils vivent à Paris ?
– Sans doute… je n’en sais rien à vrai dire. Ça fait quatorze ans que je ne leur ai pas écrit …
– En 1945 tu n’étais pas majeur …
– Non… on s’est arrangés à l’amiable. On ne se devait rien… (132-133)
21Le convoyage dans les Alpes que connut Perec en 1941 devient ainsi voyage en Suisse en 1939 ; le couple des parents est réunifié et bien vivant, la famille argentée. On serait ici en plein « roman familial », avec une inversion de la biographie, puisque c’est le fils qui se détourne volontairement de ses parents et qui se fait figure abandonnante15.
22Or, c’est de son histoire d’enfant ou d’adolescent qu’est née, sinon la vocation, du moins le devenir faussaire de Winckler. Il raconte ainsi à Streten comment tout a commencé alors qu’il achevait sa scolarité : « J’avais 17 ans. C’était la guerre. J’étais en Suisse. C’était les vacances. Je venais de quitter une pension où j’avais fait presque toutes mes études. J’ai rencontré Jérôme à Berne… » (131). L’apprentissage du faux a donc commencé en Suisse, c’est-à-dire tout près du Vercors où l’enfant Perec a passé la guerre, caché. Cet apprentissage a débuté en 1943, pour s’achever en 1947 (192). Autrement dit, il a commencé à la date qui correspond à celle de la mort de la mère de Perec. Or voici ce que répond Winckler à Streten, qui s’étonne du fait qu’il ait immédiatement répondu à la proposition de Jérôme de le former :
à dix-sept ans pourquoi pas ? Un moyen comme un autre de résoudre les problèmes …
– Quels problèmes ?
– Oh, n’importe lesquels… le retour dans ma famille, quelque chose dans ce goûtlà… (132)
23Devenir faussaire aurait donc été pour lui moyen de ne pas retourner dans sa famille : il y aurait là comme une manière de signifier que, ne pas renouer avec les siens (et avec son passé), c’était se vouer à placer son existence sous le signe du faux. La présence d’un « vrai » et d’un « faux » Gaspard Winckler dans le récit de fiction de W pourrait offrir à cette idée une autre résonance. Cette identité vacillante correspond d’ailleurs dans ce texte à une disparition des visages : la physionomie d’aucun des deux Gaspard Winckler ne nous est décrite. Le narrateur du récit autobiographique écrit quant à lui, au sujet de son enfance dans le Vercors : « Les choses et les lieux n’avaient pas de noms ou en avaient plusieurs ; les gens n’avaient pas de visage16. »
24Les liens qui se tissent entre Le Condottière et W donnent ainsi un relief particulier à la tentative du premier Gaspard Winckler de Perec de donner une nouvelle version d’un chef-d’œuvre du passé qui soit un visage : comme s’il s’agissait là de recomposer quelque chose d’un visage perdu. De réunir, de rétablir les liens entre présent et passé en s’inscrivant soi-même dans le passé, en s’authentifiant comme créateur nouveau d’un chef-d’œuvre du passé. Un passé dont Winckler regrette à présent de s’être coupé, se plaignant de sa vie « sans racines, sans attaches. Sans autre passé que le passé du monde, abstrait et figé, comme un catalogue de musée » (197).
25Ainsi, lorsque Streten lui demande : « Tu as besoin de ton passé pour vivre ? »
– Comme tout le monde …
– Tout le monde n’a pas démoli son passé comme tu l’as fait …
– Tout le monde n’a pas le même passé que moi …
– C’est ce que je voulais dire… (193-194)
26On retrouve ici l’idée d’une destruction volontaire de ce passé, comme précédemment celle d’une coupure volontaire par rapport aux figures parentales. La fiction met ainsi en scène, loin de la réalité biographique, un sujet qui a une forme de maîtrise sur son histoire – mais qui, en se présentant ainsi comme un être destructeur des liens et de mémoire, paraît porter le poids d’une intense culpabilité. C’est cette impossible conciliation entre passé et présent que Le Condottière paraît aussi figurer au travers de l’échec du peintre faussaire, bien avant qu’un autre ou plutôt que deux autres Gaspard Winckler, ceux de W, ne la mettent en scène en lien explicite avec l’autobiographie de Perec.
27Le rapport du Condottière à l’autobiographique ou à la réalité biographique n’est donc pas seulement perceptible dans le fait que le texte se laisse lire comme une œuvre de jeunesse, un roman initiatique où les figures paternelles se font insistantes, où l’auteur semble régler ses comptes avec un sentiment d’usurpation probablement partagé par beaucoup d’aspirants à l’écriture. Il s’agit aussi d’envisager comment le livre s’inscrit dans un « espace autobiographique » lisible à l’échelle de l’œuvre entière. « Presque aucun de mes livres n’échappe tout à fait à un certain marquage autobiographique », affirmait Perec lui-même17. Son œuvre fait assurément partie de celles qui invitent de manière particulièrement insistante à dépasser le cadre du genre pour penser l’autobiographie. Autrement dit, de celles qui font reposer, selon un apparent paradoxe, sur le lecteur et ses capacités herméneutiques la désignation de l’autobiographique – en accord en cela avec la définition de Philippe Lejeune, qui conçoit l’autobiographie comme « un mode de lecture autant qu’un type d’écriture18 ».
Notes de bas de page
1 Perec G., W ou le souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1993, p. 146.
2 Pour reprendre la notion de Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique [1975], Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1996, p. 41 sq.
3 Perec G., Le Condottière, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2012, p. 127. Les numéros de pages seront désormais donnés dans le corps du texte.
4 Cité par Bellos D. dans Georges Perec, une vie dans les mots, Paris, Le Seuil, coll. « Biographie », 1994, p. 223.
5 Voir également p. 117 : « Aucune police du monde ne me recherchait, aucun être au monde ne savait qui j’étais. Je n’avais pas de pays, je n’avais pas d’amie, je n’avais pas de buts. »
6 Perec G., Un homme qui dort [1967], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998, p. 93.
7 Perec G., W ou le souvenir d’enfance, op. cit., p. 146.
8 Ibid., p. 145-146.
9 Pour une analyse détaillée de cette question, voir mon ouvrage Georges Perec. Le corps à la lettre, Paris, José Corti, coll. « Les Essais », 2012, p. 75-110.
10 Elle est donc le fruit d’une altercation entre hommes, faite, comme le note Anny Dayan Rosenman, « avec un objet phallique (pointe en avant) ». Cf. « Écriture et Shoah : raconter cette histoire-là, déchiffrer la lettre », Georges Perec et l’histoire, actes du colloque international, Université de Copenhague du 30 avril au 1er mai 1998, Copenhague, Museum Tusculanum Press, Études Romanes, 46, 2000, p. 174.
11 Perec G., W ou le souvenir d’enfance, op. cit., p. 46.
12 Cité par Burgelin C. dans sa préface au Condottière, op. cit., p. 10.
13 Le héros d’Oscar Wilde est d’ailleurs mentionné dans le roman (p. 197).
14 Perec G., Un homme qui dort, op. cit., p. 100-101.
15 David Bellos, qui a étudié les premiers fragments du Condottière (intitulés « La Nuit »), remarque que l’insertion d’éléments autobiographiques y est encore plus claire : Gaspard Winckler est un enfant de Belleville, comme Perec. « Son père est mort en 1940. Sa mère a eu une liaison avec un officier avant de disparaître en Allemagne en 1945 […]. Dans un troisième fragment, l’identification auteur-personnage est encore plus forte, puisque la mère de Gaspard y disparaît dans une rafle de la Gestapo rue de l’Ermitage, tout près de la rue Vilin. » (Bellos D., Georges Perec, une vie dans les mots, op. cit., p. 217.) On peut noter aussi, au titre des liens entre Le Condottière et W ou le souvenir d’enfance, une apparition étonnante du thème de l’olympisme dans l’ouvrage de jeunesse de Perec, qui évoque l’histoire de l’île utopique présente de la partie fictionnelle de W : « Très loin dans sa conscience monte la neige d’Altenberg, les oriflammes déployées sur la piste olympique, les clameurs de la foule » (p. 71-72).
16 Voir aussi l’avant-texte de W cité par Philippe Lejeune : « il reste inconcevable que je n’ai aucun souvenir de la rue Vilin où j’ai dû pourtant passer l’essentiel des sept (ou six) premières années de ma vie ; j’insiste sur cet « aucun » cela signifie aucun souvenir des lieux, aucun souvenir des visages. L’énumération qui suit est une énumération de phantasmes, petites scènes mi-réelles, mi-inventées (ou bien les unes un peu réelles, les autres totalement inventées) dans lesquelles j’apparais (comme bébé, bambin, enfant, sans corps ni visage définis) au milieu d’êtres sans visages, comme des personnages de Chirico » (La Mémoire et l’oblique, Paris, POL, 1991, p. 216).
17 Perec G., Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985, p. 10.
18 Lejeune P., Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 45. « Si donc l’autobiographie se définit par quelque chose d’extérieur au texte, ce n’est pas en deçà, par une invérifiable ressemblance avec une personne réelle, mais au-delà, par le type de lecture qu’elle engendre. » (Ibid., p. 46.)
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