Relier, repriser, repiquer : une lecture de Vies pøtentielles de Camille de Toledo
p. 151-160
Texte intégral
1 Pourquoi parler de Vies pøtentielles dans un colloque tournant autour des « intermittences du sujet » ? Le mot d’intermittences, chargé de connotations proustiennes, pourrait sans doute nous diriger vers une météorologie des affects, vers une lecture de ce qui vient faire vaciller les humeurs, dans l’abandon à telle ou telle forme de déni, d’oubli, de retournement. Or, ce n’est pas vers de telles explorations que nous mène Camille de Toledo.
2 Le lexique de la cassure (fracture, brisure, rupture, etc.) est présent presque à chaque page. Si le « sujet » y est de fait voué à l’intermittence, celle-ci est avant tout structurale. C’est l’histoire de ce temps qui a fait de nous des sujets si percés, émiettés et fragmentés que l’époque où les êtres constataient leurs propres discontinuités psychiques ou morales paraît bien révolue.
3 C’est donc pour donner tout son tranchant à la notion d’intermittence qu’il m’a paru nécessaire de parler de ce livre. La discontinuité n’est plus aujourd’hui une modalité de la vie psychique, elle est notre être au monde. Elle signifie désormais blessure, mémoire cassée, transmission défaite, souffrance et deuil.
4 Relier, repriser, repiquer, telle est la tâche de l’écrivain (et pas seulement de lui…), mais en laissant les fractures ouvertes et les livres brisés. Une mission impossible ? C’est, je crois, celle que mène à bien Camille de Toledo dans ce livre hors du commun.
5C’est d’une émotion de lecture que je voudrais rendre compte. Une émotion de l’intelligence, éprouvée en lisant Vies pøtentielles de Camille de Toledo1, paru en 20112.
6Ce livre parle de maintenant, du XXIe siècle, de façon empoignante. Son enjeu ? « Comprendre, saisir le temps où nous vivons – et ce n’est pas la moindre des tâches – réfléchir à ce que c’est que ces deux choses – un écrivain et un livre, au XXIe siècle3. » Autrement dit, penser en même temps ce moment de métamorphoses et de ruptures et les outils avec lesquels en rendre compte. En considérant qu’« écrire », qui plus est (qui pis est ?), un « roman » ne va pas de soi, mérite réflexion et regards neufs.
7Sautent d’abord aux yeux les ruptures et discontinuités de ce livre (Toledo s’est-il souvenu de Perec, de W ou le souvenir d’enfance ?). On dirait un paysage géologique qui verrait affleurer de façon ordonnée trois strates, trois couches d’expression différentes :
8– Les histoires : quarante-sept contes irréalistes, des fables, de brefs récits mythologiques d’aujourd’hui esquissés en peu de pages. À leur lecture, on songe à Kafka, Borgès, Calvino, Michaux… En cette « première galerie de notre orphelinat » (p. 19) se succèdent fêlés, paumés, esseulés, schizos, êtres de la marge, diversement pathétiques, ridicules ou dérisoires, certains fussent-ils des managers de ce monde : la folle qui passe ses journées sur un quai du métro aérien, la paysanne kamikaze avec son cabas et ses explosifs, l’homme qui pleure à la caisse de l’hypermarché et va se faire lyncher, la fille qui se fait mille et mille fois refaire le visage, le trader qui a perdu tout contact avec la réalité, etc. Comme le dit Toledo, « la chambre du malade […] est le lieu de la modernité4 ». D’une histoire l’autre, des résonances, des réseaux se créent entre ces vies affolées et déchirées avec le retour de tel ou tel personnage.
9– Les exégèses5, imprimées avec un autre caractère typographique, prolongent ces récits ou ces tableaux d’une existence. Elles relient ces textes à ce qu’a vécu leur auteur : « ma tête est aussi brisée que mes personnages » (p. 287). Ces cassures d’une vie ont des points communs avec celles qui viennent démolir d’autres êtres, disloquer notre temps. « La fissure […] entaille partout le corps de nos vies » (p. 288). Le « je » qui parle n’est donc représentable qu’en se faisant multiple. Si « Camille » signe ces pages, au fil du texte le voici nommé Abraham (et sa compagne Agar). Alors même que ce livre est un livre du fils orphelin, il s’y est dédoublé sous ce nom mythologique de père refondateur de lignée.
10– Un chant : au terme d’ensembles de quatre ou cinq récits suivis de leur exégèse se déploie une ample profération poétique6 – ou qui s’écrit dans les ruines de la poésie – imprimée en italique et bousculée par divers jeux de typographie : lettres surmarquées, syllabes perdues, mots cassés ou placés hors de la ligne attendue – et pas mal d’onomatopées. Le malaise dans la langue, le besoin d’autres sons, d’autres graphies venant faire effraction interviennent aussi dans les histoires ou les exégèses : y surgissent çà et là des mots d’autres langues (anglais, espagnol, russe, arabe…). Dans cet ouvrage, où les réminiscences de la langue des BD coexistent avec des traces du ton et des références bibliques, la lettre est souvent marquée d’une entaille (telles les tables de la Loi brisées par Moïse ?). S’allient donc dans ces moments de « chant » le souffle et la fracture.
11Ces chants sont traversés par l’impulsion de deux présences : les Génies, ceux qu’enivrent leurs savoirs, eux qui, depuis la fission atomique, ne savent que détruire, menant frénétiquement cap au pire, avec la science comme oriflamme et la mégalomanie comme moteur ; face à eux, les « Ørphelins », « des êtres fissurés », « écartelés », divisés par la souffrance, l’épreuve ; jamais « à la hauteur d’un tel déchirement », ils n’arrivent pas à se représenter qu’« il n’y a rien au bout de leur nostalgie » (p. 76).
12Ce livre construit autour de la répétition des fractures est porté par une singulière énergie, une rythmique puissante. Cette tonicité frappe d’autant plus qu’elle émane d’un homme dont la vie a connu effondrements et deuils. Ces cassures, ces pertes, Camille de Toledo ne nous en fait ressentir les contrecoups vitaux que pour mieux les réinscrire dans l’histoire de ce temps, les réinsuffler dans ces histoires de peu de mots et de beaucoup de résonances.
13On pourrait sans doute conter ainsi la légende de cet inventeur d’histoires et d’exégèses : il était une fois, en cette fin de XXe siècle, un jeune prince qui grandissait avec le roi son père (un seigneur des media), la reine, sa mère (une grande dame de la presse), elle-même fille d’un grand roi (un roi de l’industrie, conseiller de Dieu le président). Le prince avait un frère aîné. Leur enfance se partageait entre un domaine avec parc, des séjours aux États-Unis, du ski l’hiver et de l’escalade l’été. Et le couple royal était attentif à ce que ces jeunes princes reçoivent l’éducation qui convenait, bilingue, ouverte, sportive – et à l’évidence pétillante d’astuce et de culte de l’ironie.
14Qu’il y eût derrière cette souriante façade fiction, mensonge et conte bleu, le prince était suffisamment hamletien pour s’en apercevoir assez tôt. Son frère peut-être aussi, lui qui se suicida autour de ses trente ans (ce frère qui « s’est accroché au Ciel par le cou. Le Ciel, ce jour-là, était une poutre » ; une page d’un des chants ne contient que ces mots : « PøTEnce Ciels ») (p. 133). Telle Mme de Rênal ne faisant rien pour attenter à ses jours, leur mère fut pourtant peu après trouvée morte dans un autobus parisien à son terminus. Le père mourut ensuite d’un cancer torturant, longuement et parfois follement soigné.
15L’initiation à l’âge d’homme s’est faite par ces épreuves, une façon de « travailler à rebours de ce monde technocratique où la mort est cachée, dissimulée7. » Le jeune prince avait vu ainsi s’écrouler cette famille si douée, qui pouvait passer pour une famille d’exception, même s’il en savait long sur les envers des décors. À commencer par une angoisse de mort ravageante : « Mon père et ma mère, lorsqu’ils partaient en avion, me disaient “Ne t’inquiète pas, Abraham, nous prenons deux avions différents, comme ça au cas où l’un des deux s’écrase, tu ne seras pas seul avec ton frère” » (p. 80). Autre arrière-fond : un sentiment exacerbé de faux ou de dissociation. Une des histoires contées est celle d’Oswald que sa mère attend à la gare. Il la voit sur le quai et ne descend pas. « Il pensait, Je n’étais pas là, je ne pouvais être là, je n’y étais pas. Je n’étais pas dans ce train, ce n’était pas moi assis, et ma mère courait pour me retrouver, mais je n’y étais pas8. »
16La réplique du prince à tous ces désastres a été, outre de devenir « Abraham » et donc père (trois enfants), l’écriture. Ou plutôt la polyphonie des expressions en une recherche constante de la diversité des lieux et de l’instabilité des formules, multipliant les prises (roman, reportage, vidéo, disque, essais…). Et le choix de ce pseudonyme surdéterminé, « de Toledo », comme sa grand-mère sépharade, « Camille » comme un arrière-grand-père suicidé. Un regard ou un retour amont donc ? Il se sait fils « d’un juif converti et d’une bourgeoise lyonnaise », « le fils de l’assimilation et de l’oubli » (p. 151). Tout un espace de création s’ouvre grâce à ces racines déracinées et revendiquées, ces identités illusoires et fécondes, ce dialogue libre et joueur entre la fidélité et la mobilité.
17Voici un livre édifié sur la dislocation et à partir du démembrement. Tel est désormais notre paysage. Les continuités mémorielles sont défaites, les temps hors de leurs gonds. L’image de la fission de l’atome et de ses conséquences fait plusieurs fois retour dans les chants. « Nous vivons un temps d’anti-nature où tout se coupe, se fragmente et s’allège » (p. 225). Ce livre, lui, va être un travail de reliaison du discontinu, orchestré par un jeu très stimulant entre une ironie féroce et une empathie pour les égarés et les tourneboulés :
Voilà donc le mouvement qui hante ce livre : le flux de ce qui nous émiette, nous sépare, nous rompt, l’exil et ses déportations. Et à rebours de cette dérive – les vents, les vagues qui nous déportent – l’écriture par laquelle nous tentons de relier, repriser, repiquer les morceaux de ce qui fut une vie9.
18« Repriser », « repiquer » : il s’agit, à l’instar de la couturière reprenant les tissus troués, de trouver les voies et les moyens de la transmission. Les images liées à la paternité et à la filiation sont obsédantes dans ce livre parce qu’elles posent de façon brûlante cette question. Or, ce qui a à être transmis est justement cette cassure. Cette initiation par la perte, le deuil, qui viennent s’inscrire dans la vacillation ou l’inquiétude du corps, dans la voix.
19« Trois personnes de ma famille disparaissent et trois enfants naissent, dont j’apprends chaque jour à être le père. À partir de là, le contournement de ma vie – par la fiction – devient intenable et je me soumets à ce que je pourrais appeler l’impératif de la voix10. » Cet « impératif de la voix » s’incarne sous la plume de Toledo dans deux formes d’engagement.
20Une certaine façon de dire l’intime : non celui des affects ou des humeurs, mais une manière de dire où et comment le sujet est décisivement atteint, transpercé, délogé. Parler de voix, c’est désigner le point d’articulation du langage et du corps, la quête d’une vérité ou d’une justesse musicale entre une histoire et qui l’a subie en sa chair.
21Un besoin de proférer, de transmettre par la parole rythmée, ses reprises, ses incantations : il y a chez Toledo une volonté de renouer avec une rhétorique qui se souvienne des anciens prophètes, des grands textes d’exhortation ou de déploration, ici ponctués d’impératifs au pluriel, renouant avec les « nous », les « vous », les « ils » que la poésie d’hier avait fait oublier.
22Obéir à l’impératif de la voix, ce n’est pas renoncer à la fiction, mais en mettre à nu les tenants et aboutissants. Pour Toledo, « le flot seul d’une histoire » (p. 18) devient inacceptable. Sous la fiction, quelle vérité ? « Jamais, depuis que j’ai appris à lire, je ne me suis senti rassasié du roman ou de la seule fable. J’exige d’en sentir les raisons et si je ne trouve pas dans les pages d’un livre une petite lucarne qui me rend plus voyant, il me manque quelque chose11. » D’où ici cette structure narrative où la fiction joue son rôle (créer une autre scène, ouvrir les champs imaginaires) tandis que la « voix » de l’exégète fait retour à l’envoyeur, vient percer ces bulles narratives (image de l’effraction) et/ou les enserrer dans un filet (image du lien). Toutes ces histoires de malaise dans la civilisation, d’emprisonnement dans la psychose et la spirale délirante deviennent comme autant de praticables donnant accès à la scène psychique de l’auteur. Scène qui ne sera jamais le fond du décor, puisque son « orphelinage » n’est qu’une modalité du nôtre, son « inquiétude d’être au monde » une manière d’exprimer celle qui nous taraude. « Je recense tout ce qui nous déchire. » (p. 287) Ce qui crée ce nous où le je tout en gardant sa voix (et parce qu’il la garde) se mêle à celle des autres, c’est cette « déchirure » qui est désormais notre espace commun.
23Première fable contée, l’histoire du « boucher, la hache sur sa tête ». Il surgit « au détour d’une rue », titubant, mutilé, médusant :
Il hurlait en tapant de ses poings sur le pont branlant de la rue. Puis, à force d’obstination, d’efforts surhumains, il triompha du vertige, parvint à se relever. Cette victoire, ce n’était pas celle d’un homme contre la gravité. Ce n’était plus Achab contre la baleine, mais Atlas réveillé, repoussant le monde en hurlant : Je veux vivre ! Il ne se remit pas à marcher, non. Il fut pendant quelques secondes la colonne en ruine du Temple et le flambeau d’une civilisation à venir. La Terre en lui retrouvait un sujet. Il n’était plus le boucher de la Calle del Cristo à Iphrakan, le bourreau des chapons. Autour de lui, les choses et les êtres se rangeaient, aimantés par l’autorité de la hache au sommet de sa tête. Totem ! Totem providentiel ! L’aura en lui avait trouvé refuge12.
24La faiblesse du roman contemporain est de ne pas savoir créer du mythe. Trop enkysté dans l’immanence, manquant d’envergure dans la mesure des désastres. La force des fables inventées par Toledo est de savoir récréer du légendaire, avec son poids d’opacité. Il puise aux sources communes, dans les fonds hétéroclites du grand bazar mythologique (ici Achab, Atlas, les colonnes du Temple…) Et le transmue, lui redonnant son pouvoir ancestral de circonscrire et figurer ce qui ne pourrait être dit autrement, le trop angoissant ou affolant. Fable qui permet d’instiller de l’interrogation (de cet homme à la hache « devait-on s’approcher ou fuir ? » et « cette hache, au fait, qui la lui a plantée ? ») et non de la réponse. À l’exégèse en revanche de retraverser cette vision en venant « ramer à rebours » (« je contreécris », p. 17 et faire retour à l’envoyeur : « pourquoi ce type, plutôt qu’un autre, dans ma tête ? », « pourquoi faut-il toujours que je creuse dans le mur que j’ai maçonné ? », « qu’est-ce que j’évite en parlant du boucher, de la hache ? » (p. 18)
25Ce retournement de la fable en étoilement de questions vient déloger l’auteur de ses abris. La fable a un pouvoir d’emprise sur l’imaginaire, une force assertive à laquelle Toledo ne laisse pas le dernier mot. Il n’en démonte pas les pilotis, mais laisse voir sur quels sols ou quelles trouées ils sont enfoncés. Et par là, il donne au tremblement, à l’émotion, à ce qu’il reste d’enfant orphelin en cet Abraham supposé refondateur, leur place d’organisateurs ou de désorganisateurs du récit.
26Le destin de la paysanne kamikaze inspire sa méditation : la voici qui monte dans le bus avec son panier, « la ceinture d’explosifs sanglée sur sa poitrine » ; elle va devenir « pluie », « les lambeaux de ses côtes arrachées » (p. 182). « Nous nous en tiendrons à l’horreur, à l’effroi », ignorant à jamais ce qu’elle a pensé, pourquoi elle a désiré mourir (« se fissurer au nom de Dieu », p. 181) et tuer (réduire en vain, stérilement, quelques autres humains en pluie d’os et de chairs). L’exégèse va métamorphoser cette figure de l’altérité incompréhensible : ce « je » à la tête brisée, lui aussi, « se remplit des choses qui nous intoxiquent », lui aussi se sait être « cette femme qui au détour de l’actualité se fait exploser » (p. 184). « le livre que j’écris est comme elle. Comme moi. Comme tout. En morceaux13 ». Il y a, en cette manière de transformer l’inquiétante ou la terrifiante étrangeté en une figure familière (« comme moi »), elle-même reversée dans notre sort commun, quelque chose de libérateur. Faire de cette image de l’abomination et de la stupidité conjointes notre semblable est peut-être la seule façon de sortir du piège infernal dans lequel cette paysanne se précipite, nous précipite.
27C’est l’histoire mythologique (déjà consistante…) du XXIe siècle que conte Toledo, avec des moyens et des protocoles neufs. Dans L’Art du roman14, Milan Kundera affirmait que les quatre moteurs du roman à venir seraient les appels du jeu, du rêve, du temps, de la pensée. De fait, Toledo écrit à l’entrecroisement de ces voies. L’appel du jeu ? Il y a toujours, au long de ces narrations, un enfant rieur qui vient faire tanguer en douceur le récit : ces histoires pourraient être plombées par la conscience tragique qui s’y révèle, elles ne cessent de s’entrouvrir par des jongleries entre les langues, des dérobades, des échappées inattendues, des fantaisies de la plume. À l’appel du rêve répondent ces pages laissant libre cours à la surprise onirique, à la fécondité de l’irréalisme (corps ou visages qui se transforment comme dans « le Vestiaire de l’Homme sans Tête », plongées à l’intérieur des cerveaux, espaces qui se télescopent, frontières qui s’abolissent). Le rythme, l’impulsion de ces textes sont donnés par l’interpénétration des espaces comme des époques (appel du temps), les façons de se défaire de leurs amarrages hier et aujourd’hui, dedans et dehors, de faire glisser comme dans les anneaux de Möbius jadis et maintenant, ici et là-bas. C’est enfin à l’appel de la pensée qu’obéit cette manière rouée et indirecte de construire les récits et leurs retournements, cette façon dialectique de les refonder par la parabole et sa mise en distanciation.
Nous avons pris l’habitude de lire des livres directs sans code. Les Américains ont une expression pour ça. Nous vivons dans une culture “in your face”. Pourtant, il me semble que c’est bien cette écriture codée qui tisse le rapport – et le pacte de lecture le plus fort, car elle a besoin du lecteur, de sa complicité15.
28Ce sont des histoires de fous que raconte Toledo – en créant une relation libre, incisive, drôle au pathologique. On trouve dans ses textes tout le matériau de la psychose, corps morcelés, visages qui se décollent, identités qui se dérobent ou se confondent. Ici il est converti en un jeu avec les limites, une aventure de la liberté. L’énonciation ne cesse de se troubler (passages glissando entre première et troisième personne, entre discours direct et discours indirect libre). L’effet produit par cette écriture borderline, passant sans transition du délicieux à l’inquiétant, du terrifiant au drôle, est un vertige grâce auquel se quittent les ornières et les anciens parapets.
29Faut-il faire de ce patchwork « de hiérarchies soi-disant évanouies », « de fictions enchevêtrées », de ce qu’il nomme d’un mot-valise inspiré, « ramifictions » (p. 139), une image de plus de la « post-modernité » ? Cette étiquette est une façon d’esquiver le ressenti – et la tragédie. Ce que cherche le narrateur, c’est à « encercler » ce « lieu du vertige » pour en conserver une « impression », « c’est-à-dire un imprimé » (p. 145). Ce siècle neuf, « qu’imprime-t-il en nous ? » (p. 146). Question posée à partir de l’histoire de « l’homme qui parlait à ses murs » (p. 142), celui sur les paupières duquel « phosphorent les reflets de sa télévision, autant dire sa sœur », qui « vit encerclé d’écrans dans l’inquiétude d’une présence impalpable » (p. 146). Qu’est-il arrivé pour qu’il vive ainsi dans cette servitude, dans la perte de son corps, de son histoire, de ses liens ?
30« Rien dans les dossiers d’instruction16. » C’est une des forces de ces quarante-sept histoires de fêlés que de contourner le piège des « parce que ». Parce que « parce que » est un paravent pour nous protéger de cette irruption ou cette contamination de la folie. Tous ces personnages souffrent de vivre dans le solipsisme et la fracture. Leur stratégie pour survivre à l’éclatement qui les menace est de s’envelopper de faux liens. Le recours généralisé au faux, intériorisé, vécu jusque dans l’intime du corps ou de la psyché, est le subterfuge pour faire face à cette imprégnation par la folie. En s’enfonçant donc encore davantage dans l’égarement.
31Presque tous ces personnages mentent, se mentent. Éloquente est l’histoire de la descendance de Sarah Weltman, juive tuée pendant la guerre : une ribambelle d’imposteurs et de mythomanes de toute la planète s’inventent une filiation usurpée avec elle, viennent, volant aux exterminés leur nom et leur malheur, coller en leur cartographie intime le sceau de la Shoah. Et pour certains font fortune à partir de ce faux et cet usage de faux. Mais « qui trouvera à redire si le faux recolle l’humanité en miettes17 ? »
32La plupart de ces personnages semblent indélogeables de leur dédale ou de leur autosuffisance tant ils sont prisonniers de leurs façons de brouiller les instances, les scènes, les frontières. L’homme murmurant à ses murs est « à la fois le fou, le croyant et un type ordinaire », et tout en même temps « le geôlier, le dément, l’œil et la camisole18 ». Le règne du faux se redouble de celui de la confusion, de la fermeture hermétique à la présence de l’autre comme au principe de réalité.
33Devant cette galerie d’orphelins abandonnés à la folie de l’éclatement ou au délire de l’enveloppement, jamais le narrateur ne se place en surplomb. Il se sait lui aussi fait de débris, lui aussi il a fui, cherché des refuges imaginaires, a vécu à l’intérieur de sa tête. Tout se passe comme si, entre ces histoires du dehors, celles de ces « Ørphelins » trop barrés, mal barrés, et les forages au-dedans de lui, « de cette lumière lointaine qu’ils jettent l’un sur l’autre, pouvait se révéler ce qui n’est jamais tout à fait dit dans l’un, jamais tout à fait dit dans l’autre, mais seulement dans leur fragile intersection19 ». Les exégèses viennent donner une source, une histoire (un corps, des émotions, des liens de chair) à cette porosité intime à la déviance, à cette imagination qui perd ses contenants. Et par là même elles enracinent dans le siècle ces destinées égarées. Ces histoires folles qui flottent près de nous ont des points d’ancrage, sont des réponses insensées à ce qui, dans les réalités du XXIe siècle, vient nous assaillir : disloquer un peu, beaucoup, lui, le narrateur, nous, les inquiets d’être en ce monde qui chantonnons nous aussi les refrains de notre démence.
34Deux façons de penser, d’interroger, de dynamiser la démarche nourrissent les exégèses. L’avancée par le buissonnement, l’arborescence, si bien illustrée par le terme de ramifictions : une certaine façon de se risquer plus loin par l’épaississement ou l’entrelacs des embranchements, la croissance de la pensée allant au même rythme que celle de l’ombre créée par leur multiplication. En même temps, ces textes sont travaillés par l’image de l’enfoncement (« Creuser, creuser toujours »), de la percée des apparences, matérialisée par l’abondance des questions qui tirent en avant le texte, semblant contraindre l’auteur à aller vers ce qui le déstabilise ou le met en danger.
35L’engagement vital de l’auteur emporte ce texte. Engagement de la voix, de l’imagination, de tous les registres de l’intellection. Les blessures, les porte-àfaux, les temps de douleur sitôt qu’énoncés dans ce qu’ils ont eu de transperçant, d’émotionnellement indépassable, propulsent le mouvement, le Sturm und Drang de la pensée qui anime ce livre. On pourrait le rattacher au genre littéraire du « tombeau ». De fait, un hommage aux siens y est rendu, dans ce que son père ou sa mère pouvaient avoir de vitalement généreux, de conquérant tout autant que de fourvoyé. Mais le livre laisse la tombe à sa place. Ce recueil des morts, la reconnaissance de dettes, se transforment en un élan vers aujourd’hui, une façon d’ouvrir vers d’autres théâtres par ces allers-retours entre la scène qui a structuré hier et ce qui se joue maintenant ici et ailleurs.
36La volonté de véridiction, d’accueil des contradictions, amène l’architecte du projet à se montrer inventif dans l’art de nouer ou de dénouer comme dans le jaillissement des phrases. Créer de l’inattendu, du discordant, répond à l’exigence même de vérité : gauchir une phrase vers de l’imprévu, traiter ou maltraiter le langage pour le faire sortir des ornières, instabiliser les registres de langue, servent à mieux cerner la confusion des affects, à faire se conjoindre les impressions et les réflexions. Avec cette habileté dans l’usage des images, des fables et autres paraboles pour aller au plus complexe, au plus intriqué, au moins aisément dicible ou détectable, pour penser plus juste et plus aigu.
37Chaque époque a rêvé du livre total. Celui qui dirait « tout ». Celui qui trouverait la structure, la charpente qui feraient tenir ensemble les inconciliables, le singulier et le global, l’unique et l’universel. Une manière neuve d’être polyphonique, d’associer résonances et dissonances. Aujourd’hui seul un livre brisé comme celui-ci, un livre des passages, donc, entre les morceaux épars, est à même de donner forme à un tel projet. Vies pøtentielles est aussi un livre non seulement des voix, mais des sons, un livre des souffles et des amuïssements. Un livre de langue(s) vivante(s). Le motclé en serait peut-être « entre » : entre les êtres, entre les langues, entre les cassures et les liens, entre hypnose et éveil, entre chagrin de tant de pertes et impulsion, joie et tourment mêlés, à penser, à creuser – et à proférer, à transmettre.
Notes de bas de page
1 Lui-même épris de vies potentielles puisqu’il s’agit d’un pseudonyme. Le rabat du volume avertit que « sous d’autres noms, Alexis Mital, Oscar Philipsen, il est également réalisateur et vidéaste ». Et même, depuis, auteur d’un opéra (livret et vidéo), La chute de Fukuyama (2013).
2 Publié aux Seuil, dans la collection « La librairie du XXIe siècle ». Noté désormais VP.
3 « La Vie des autres », entretien avec Th. Guichard, Le Matricule des anges, no 122, avril 2011, p. 23.
4 Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde, Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 64.
5 Graphiées dans le cours du texte exégè§es. De même est barré, cisaillé le « o » de « potentielles » (pøtentielles)
6 Il est frappant de voir qu’en notre époque de haine ou de refus de la poésie, Toledo éprouve le besoin de recourir à la grande déclaration/déclamation rythmée, à une forme neuve d’éloquence, comme il l’a fait dans le magnifique texte qu’est L’Inquiétude d’être au monde, Paris, Verdier, 2012.
7 Le Matricule des anges, op. cit., p. 26.
8 VP, p. 57.
9 VP, p. 236.
10 Le Matricule des anges, op. cit., p. 26.
11 VP, p. 18.
12 VP, p. 16.
13 VP, p. 182, 184.
14 Kundera M., L’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 31-32.
15 Le Matricule des anges, op. cit., p. 26.
16 VP, p. 144-146.
17 VP, p. 148-151, 159-161.
18 VP, p. 255-256.
19 Je recours là à la présentation que fait Perec de W ou le souvenir d’enfance au dos de son livre. À cette différence que l’éclairage que donne Toledo sur ses arrière-cours offre une luminosité autre, plus accueillante aux émotions, mais moins précisément factuelle.
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