« Ce qui naît, ce qui bouge » : généalogie incertaine et formation du sujet chez Arno Bertina
p. 139-151
Texte intégral
1« Me suis-je déplacé dans mon sommeil, ou une personne a-t-elle battu les cartes pour les mélanger1 ? » La question vient à Arno Bertina en un moment d’incertitude sur le lieu : est-il à Arras ou à Venise, deux villes qui pourtant ne se ressemblent guère ? mais au-delà de l’anecdote, elle traverse tous ses livres. L’œuvre en effet est tout entière expérience de passage, passages à vide, métamorphoses, mise en crise de l’identité, mise en crise de la filiation comme continuité, et par là mise en crise de l’écriture. L’intermittence ici pourrait s’entendre comme contestation de l’identité dans la mesure où celle-ci serait conçue comme fixe, arrêtée. Mais il y a là plus qu’un enjeu formel : l’œuvre comporte une dimension éthique, qu’il s’agisse de personnages exclus du jeu social, d’Untermenschen pour reprendre le terme de Volodine2, ou d’êtres exclus de l’humanité, animaux ou humains métamorphosés.
2« Ce qui naît, ce qui bouge » : il s’agit bien de prêter attention à ce qui advient, dans l’écriture et en dehors d’elle. D’une part, Bertina se démarque de l’écriture de soi :
Je n’ai jamais été tenté de tenir un journal intime. Je m’en tiens même à distance, pour des raisons qui ont à voir avec la somme de névroses qui me constituent pour partie. La dynamique d’écriture de mes romans est presque diamétralement opposée au souci de soi. J’écris sans doute pour me disperser. Peut-être le journal intime est-il une façon de se rassembler, et je n’ai pas le cran qu’il faut3.
3Or déjà, dans la formule « j’écris sans doute pour me disperser », on retrouve une fonction essentielle, même si elle est paradoxale, de l’écriture de soi. Dans le même temps, ou plus exactement dans le même espace textuel, il s’interroge sur la nature même de cette écriture et de son rapport au social : « Écrivant à Chambord (château royal, lieu de pouvoir par excellence) sur deux sans-papiers vivant dans des conditions proches de la misère, en région parisienne, je ne peux que vouloir m’interroger sur le sens de ma démarche, et sa pertinence ou sa puissance4. »
4Je me propose de poursuivre cette double interrogation, en me limitant à deux œuvres assez différentes : Ma solitude s’appelle Brando5, sorte d’histoire familiale mise en crise, et Anima motrix6 qui constitue ce qu’on pourrait appeler une anthropologie alternative. La logique qui, au-delà de leurs différences, réunit ces deux textes, consiste en une hybridation (de la personne et du texte) par la captation d’histoires autres.
5 Ma solitude s’appelle Brando comporte une sorte de sous-titre générique, hypothèse biographique. Le titre n’est expliqué, partiellement, que vers les deux tiers du texte : « Il faut entendre solitude comme on entendait folie au XVIIIe siècle, dans un parc. Je n’ai pas écrit “Ma folie s’appelle Brando” mais : “Ma solitude s’appelle Brando. […] Il faut entendre solitude comme on entendait désert au XVIIIe siècle, et folie » (MS, 60-61). Mais le JE qui parle n’est pas l’auteur, la solitude dont il est question, MA solitude, n’est pas celle de l’auteur. De qui s’agit-il alors ? de quelqu’un à propos de qui l’auteur fait cette « hypothèse biographique », et non pas autobiographique. Quelqu’un dont le lecteur va être amené à construire progressivement la relation au narrateur.
6Le narrateur, dans cette histoire, est ou plutôt a été un enfant entouré de non-dits : « Quand on cessa de se taire à mon approche… » (MS, 38). Le non-dit est évidemment de l’ordre du sexe, de la filiation, mais aussi de la folie qui gagne progressivement le protagoniste, jamais nommé, simplement désigné par un pronom : « Lui ». Qu’il s’agisse d’une histoire de la famille de l’auteur, le lecteur l’apprend tardivement, vers la fin du livre, avec le nom « Bertina » qui fait non pas signature, mais en quelque sorte « marque de fabrique » : ce nom est prononcé par « Lui », le personnage central de l’histoire, et il le dit parlant à une voisine de table, la belle-mère d’une nièce (MS, 79). Cette nièce, une fille de Mathilde, ou d’Henri, ou de Malo (la sœur et les frères de « Lui »), a épousé un M. Bertina. Donc « Lui » est le grand-oncle d’Arno. Mais conservons le terme de narrateur pour désigner celui-ci.
7Ce narrateur intervient peu, et toujours en se situant par rapport à l’histoire de ces personnages qu’il a peu ou pas connus : « Je n’ai pas connu le troisième, Malo, suicidé quatre ou cinq ans avant que je naisse » (MS, 15). C’est la première occurrence d’un je grammatical renvoyant au narrateur, cependant que l’apparition du nom propre (Malo) procure un lien intertextuel avec un précédent roman d’Arno Bertina7, ce qui à la fois renforce et problématise la relation entre l’auteur/narrateur et ses personnages. Cette relation se tisse de façon complexe, voire contradictoire, entre les récits qu’il a pu entendre ou surprendre et les personnes réelles qu’il a fini par rencontrer, ainsi par exemple : « Quand je l’ai connue [Clémence, l’épouse de “Lui”], bien plus tard, rien ne trahissait en elle […] le traitement que lui avait fait subir sa belle-famille. […] De sorte qu’en écoutant tout ce que l’on pouvait me dire à son sujet j’avais toujours le sentiment qu’il s’agissait d’une autre femme » (MS, 21). Ces incertitudes l’amènent à formuler des hypothèses, des bifurcations dans le roman familial : à propos du « fils » de Clémence, né alors que son père est à la guerre, il se demande s’il s’agit d’un bâtard ou d’un enfant adopté, et croit plutôt à une adoption : Clémence manifeste vis-à-vis de cet enfant « un détachement rejoué maintes fois, une légèreté qu’un lien biologique eût rendue surprenante » (MS, 25). Le narrateur fait peut-être trop de crédit au lien biologique…
8C’est surtout de « Lui » qu’il cherche les traces, avec le regret d’une rencontre manquée : « Au moment où je devins adolescent, c’est-à-dire sérieux, lui devenait excentrique, ou inconséquent, et papillonnant. Nous nous sommes manqués » (MS, 81). Les termes « excentrique, ou inconséquent, et papillonnant » sont une euphémisation de la folie qui va peu à peu engloutir le personnage. Le narrateur, voulant en quelque sorte réparer cette rencontre ratée avec ce parent énigmatique, recueille des matériaux, photos, objets rapportés d’Afrique… et surtout le journal intime de « Lui » : « Son for intérieur (il tint son journal de 1937 à 1987) sera tout sauf un espace où se barricader8 » (MS, 14). Le lecteur perçoit ici, mais comme incidemment, qu’un journal « intime » ou « personnel » n’est pas condamné à l’autisme ou à l’égocentrisme. La mention de ce journal constitue l’origine des fragments de texte qui seront donnés plus tard. Mais un doute vient au lecteur : ce journal, qui a existé, n’a-t-il pas été perdu ? peut-être vendu à la mort de « Lui » : « les souvenirs dispersés, son journal intime par exemple » (MS, 28) ou bien brûlé avec la boutique de l’antiquaire (MS, 74-5) ? Alors ce serait Arno Bertina qui invente les extraits que nous lisons. Peut-être néanmoins en a-t-il eu connaissance : le narrateur, à la demande de Clémence, déménage sa bibliothèque peu après la mort de « Lui », et à cette occasion lit (par bribes ?) le journal. En tout cas la forme même du texte le suggère : à partir de la page 44, soit à peu près à la moitié du texte, tous les blocs de texte, d’un paragraphe ou de plusieurs, commencent par le signe de la coupure : […]. L’apparition de ce signe matérialise une transformation dans le travail d’écriture : désormais le narrateur travaille – ou dit qu’il travaille – à partir de photos, de traces, d’objets comme la tenture camerounaise qui effraie l’enfant parce qu’elle représente la mutilation qui châtie les voleurs (MS, 46), et peut-être de ces papiers… C’est là que se situe l’extrait déjà cité qui donne son titre au livre, et dont voici le contexte : « J’ai retrouvé dans ses papiers un texte écrit en russe. Je l’ai donné à traduire après avoir reconnu son écriture […] Trois jours après je recevais ceci : “Il faut entendre solitude comme on entendait folie au XVIIIe siècle, dans un parc…” » Pour cet aveu, « Lui » a eu recours non à sa langue maternelle, mais à une langue étrangère – auquel le narrateur n’avait pas d’accès direct, mais qu’il a dû se faire interpréter, de même qu’il cherche à décrypter les traces incertaines laissées par « Lui. » Et le lecteur, après le narrateur, s’interroge sur ce nom de Brando, qui doit bien représenter une clé décisive, puisqu’il figure dans le titre.
9Alors, pourquoi Brando ? Il s’agit bien de l’acteur Marlon Brando, dont « Lui » a découvert l’image dans un album de photos, trouvant sans doute dans ce visage une allégorie de sa propre vie, ou solitude – de même que dans sa bibliothèque se trouve un roman de Conrad9. (MS, 75) On peut imaginer qu’il s’agit d’Au cœur des ténèbres, qui se situe en Afrique (l’Afrique qu’on disait noire à l’époque) : or dans le film Apocalypse now de Coppola, qui en est une transposition lors de la guerre du Viêt-Nam, c’est précisément Marlon Brando qui joue le rôle du colonel Kurtz. Cette figure inquiétante, ce fondateur d’un empire de folie, représenterait-il pour « Lui » un modèle, ou une tentation ?
10La question fait rebondir l’enquête dans une nouvelle direction, qui en vient à déborder la personne de « Lui » et à interroger indirectement celui qui raconte, d’autant qu’il est issu de la même lignée. Dès l’enfance, le narrateur est en quête d’ailleurs, d’étrangeté. Déçu d’abord de trouver peu de chose dans les demeures françaises des parents : « Afrique fantôme : pas une photographie, pas un masque ou un tapis, rien de tout ça qui signe l’ouverture à une vie plus large, fût-ce sur le mode frelaté de l’exotisme ou d’un style pré-bobo » (MS, 44-45). Enfant, il fouille le grenier, où la poussière lui apparaît comme « du sable africain, parce que le temps était une chose abstraite encore, qui ne pouvait donc déposer sur les meubles aucune poussière » (MS, 47-48). Sa passion d’enfant pour la géographie, pour l’Afrique, refera peut-être surface dans la deuxième partie de Je suis une aventure10, même si ici l’auteur s’en défend : « Il faudrait donc l’imaginer [l’Afrique] – mais les Européens ont détruit l’Afrique en l’ayant façonnée d’après le rêve dont ils avaient besoin. Je ne veux pas remettre le couvert, ce sont toujours les mêmes qui mangent » (MS, 51).
11Dans cette « Afrique fantôme11 », « Lui » a-t-il été, comme Kurtz, un prédateur ? Contrairement à tant d’expatriés, il a appris les langues locales, bambara, solinké, peul : hospitalisé, il parle bambara aux infirmières noires ou arabes, qui ne le comprennent pas (MS, 75). Il est en fait une sorte de guide vers l’ouverture aux autres : « Vie rendue à l’étroitesse congénitale. S’il avait été le témoin, des années quatre-vingt-dix à aujourd’hui, de ce que vivent en France les sans-papiers, il aurait sans doute rassemblé ses dernières forces. Ce drame il l’aurait vécu dans sa chair. Il les aurait tous entendus se noyer, ou pleurer en centre de rétention, il aurait ressenti la peur quotidienne des contrôles de police12 » (MS, 59). Il perd progressivement ses facultés intellectuelles, mais « dans ces moments de lucidité paradoxale il se disait heureux, intérieurement, d’en avoir fini avec les certitudes ». (MS, 70) « À l’époque son intelligence commençait à s’inscrire dans plus large que sa mémoire » (MS, 71).
12Dix ans après la mort du vieil homme, le narrateur le voit en rêve, sous les traits d’un homme jeune, messager de vie et non de mort :
Ce qui parvenait d’outre-tombe, ce n’était pas un crâne, aucun memento mori. […] La mort travaillait en silence, dans le noir, à faire ressurgir cette jeunesse. Non pas les traits de l’aventurier, ou du criminel, figés par les hommages, mais ceux de l’aventure, du mouvement, de la mort œuvrant contre elle-même, à sa propre mise en déroute. […] si bien qu’il me murmurait presque : « Souviens-toi que tu ne vas pas mourir. » (MS, 82-83)
13Le livre s’achève, typographiquement, sur deux colonnes, matérialisant peut-être une forme de schizophrénie qui serait la folie de « Lui ». Dans la colonne de gauche, c’est un récit : lors d’un repas de famille, l’aîné rappelle au cadet (« Lui ») un souvenir d’adolescence, où il l’a sauvé de la noyade. Souvenir refoulé, qui survivait en « Lui » sous forme de cauchemars répétés : « ce cauchemar ne fut pas le fantasme de mort qu’il crut […] mais une angoisse inscrite à même les muscles » (MS, 89). Dans la colonne de droite, l’écriture s’apparente plutôt à celle de l’essai, c’est une réflexion de l’auteur sur l’extrémité de la vieillesse comme « bombardement de pensées, de pensées déchaînées », d’informations et de réflexions, analogue à ce qui advient pour le nourrisson (MS, 90). Comment comprendre cette conclusion clivée ?
14Le premier récit relate un événement bien antérieur à la date de naissance du narrateur, qu’il ne connaît donc que par les relations des aînés : la transmission du souvenir est entachée d’incertitude, non seulement entre ceux qui ont vécu l’histoire et celui qui l’entend raconter, mais même pour ceux qui l’ont vécue, puisque l’un (« Lui ») avait occulté le souvenir, sans doute pour se protéger d’une remémoration traumatisante, alors que l’autre (le frère aîné et sauveteur) ne risque pas d’oublier une aventure où il a joué le beau rôle. Cette intermittence de la mémoire rappelle l’aphorisme nietzschéen : « Je l’ai fait, dit ma mémoire. Impossible, dit mon orgueil. […] C’est la mémoire qui cède13. » Quant au second texte, qui rapproche l’extrême vieillesse de l’état du nourrisson, ce serait plutôt une tentative pour réhabiliter ou légitimer la « folie » du vieil homme, dont tout le texte montre qu’il est une figure tutélaire pour le narrateur, au-delà des intermittences de sa raison. Si la filiation est donc mise en crise dans Ma solitude s’appelle Brando, c’est comme continuité, mais non de façon absolue.
15 Anima motrix n’a apparemment aucun rapport avec Ma solitude s’appelle Brando. Ce roman ne présente aucune connexion avec le roman familial, encore moins avec une autobiographie ; leur point commun réside dans une mise en cause de la notion de sujet. Sujet affecté d’une conscience en éclipse, d’une identité bouleversée et plurielle, pour déboucher au final sur une mise en question du statut du héros, qui progressivement devient autre. Faut-il, au risque de casser tout suspens, nommer cette métamorphose ? Si l’on hésite, c’est d’abord que le texte change alors de registre, glisse du roman au conte ou au poème fabuleux ; c’est aussi que l’être transformé, s’il a des caractéristiques d’animal, reste doué de parole et de pensée. Mais pour Arno Bertina, l’animal n’est pas bête brute, il le regarde avec compassion. Pour lui, les faons égorgés par le cuisinier dans Ultramarine de Malcolm Lowry, l’éléphant captif dans « Éléphant et Colisée » du même, ou le cheval épuisé et roué de coups qu’étreint Nietzsche à Turin, posent « non pas tant la question de l’animal, que celle de la vie humiliée, de la fragilité écrasée, qui pourra être commune à l’animal sous la coupe de l’homme, comme à l’homme sous la coupe de l’homme14 ». L’animal, présent dans le titre à une lettre près, désigne l’inhumanité des humains.
16La narration est mise en crise dans Anima motrix par l’intermédiaire de différents systèmes déceptifs, notamment le bouleversement de la chronologie, mais aussi par l’appel à un ensemble de référents mythologiques, utilisés de façon spécifique, et par la mise en texte discrète d’intertextes classiques (Les Métamorphoses d’Ovide, L’Odyssée, L’Enfer de Dante) ou contemporains (notamment Pierre Michon, Antoine Volodine, Wim Wenders15) qui ne sont pas simplement des clins d’œil mais des ouvertures vers des champs de signification. Ovide en premier lieu y figure au titre des Métamorphoses, vivier d’histoires de la mythologie dont certaines vont structurer le texte. Mais en filigrane, c’est aussi la figure de l’exilé, seul loin de sa patrie, au milieu des « barbares » (« Le Barbare ici c’est moi, parce qu’ils ne me comprennent pas ») dont nous avons déjà vu qu’elle est essentielle chez Arno Bertina.
17L’appel à la mythologie se fait à deux niveaux. Tout d’abord, la référence au mythe permet d’inscrire l’aventure du personnage dans une histoire qui le dépasse.
18Le texte est une ellipse à deux foyers, Ulysse et Actéon. Ulysse, c’est l’errant, mais aussi l’homme trahi : « Pauvre Ulysse ; elle n’aura pas tissé longtemps ta Pénélope. » (AM, 19) Actéon, c’est l’homme qui a vu la déesse nue et qui en punition est changé en cerf puis déchiqueté par ses propres chiens. Mais la mythologie n’intervient pas seulement comme savoir érudit, classique, qui renverrait aux apprentissages scolaires et livresques : elle est une manière de se rebrancher sur un savoir beaucoup plus ancien, pré-historique, lié au corps – au corps dionysiaque, fou, cruel, hors normes. « Anima », presque « animal », c’est aussi le souffle et non pas l’« âme » en un sens désincarné16.
19Les deux images mythiques (Ulysse et Actéon) habitent successivement le protagoniste de ce qui semble d’abord être un roman d’espionnage, mais dont on pressent rapidement qu’il est piégé. Ce protagoniste – en première personne – est un homme en fuite, traqué : on croit comprendre qu’il est l’ancien ministre de l’Intérieur de Macédoine, contre qui a été lancé un mandat d’arrêt (AM, 40) mais peut-être un membre d’une cellule dormante d’Al-Quaeda (AM, 43). Il se présente en s’attribuant plusieurs « biographies » plus ou moins fictives, dont la multiplicité même dénonce la fausseté : dans l’une il est un champion d’échecs (AM, 151-152), dans une autre un gauchiste passé à la lutte armée17, dans une autre une femme noire passagère clandestine d’un cargo. Ces « biographies » sont évidemment nourries de lectures, qu’il s’agisse de la lecture du journal quotidien ou de romans, et il le signale de façon plus ou moins masquée. Donnons-en un seul exemple : « Une amie m’a aidé, Maria Soudaïeva, avant qu’elle ne quitte la Russie pour l’Asie du Sud-Est » (AM, 150). Ce nom est un hapax, sans fonction au niveau narratif (on ne revoit jamais cette « amie »), mais c’est surtout un indice intertextuel : Maria Soudaïeva est l’auteur de Slogans, traduit par Volodine18, poème violent dont la thématique entre en résonance avec le roman de Bertina, même si l’écriture en est différente.
20Ces identités plurielles pourraient n’être après tout qu’une fantaisie d’écrivain19. Mais l’identité va faire l’objet d’une disparition plus radicale : du côté des « sans-papiers », comme tels privés d’identité, et du côté de l’animal. Dans son blog de Chambord, Bertina s’interrogeait sur la démarche d’écrire sur la misère depuis ce lieu de pouvoir qu’est le château de Chambord20. Ici, le narrateur n’est pas un observateur, il fait de l’intérieur l’expérience d’un SDF, d’un clandestin : faim, blessures ou maladies non soignées, perte de la parole dans la solitude, retour vers une vie réduite à ses fonctions élémentaires. Il se fond avec cette population d’êtres perdus, camés, prostitué (e) s, errants : le mot « réfugié » a disparu du vocabulaire, remplacé par clandestin (AM, 272). Dans cette errance plus mentale que géographique passent des noms : Lampedusa où viennent s’échouer les embarcations des candidats à l’émigration, « Gibraltar, linceul du pauvre » (AM, 278). De tous ces récits de misère, on peut en détacher un presque au hasard : « Je ne peux prouver que je suis sans patrie car je n’ai pas de patrie et je parle une langue parlée dans trois pays et ils me disent que c’est pour qu’ils ne puissent pas me renvoyer chez moi, ils disent que je suis fourbe alors que c’est eux qui ont découpé notre pays comme ça » (AM, 368). Ce qui retient le lecteur dans ce récit, c’est son caractère itératif, qui n’est pas sans faire songer aux incises infinies de Thomas Bernhard : « a dit le fou m’a dit le type. » Celui qui parle est le contrôleur du train qui rapporte le récit (AM, 372) et qui a demandé au « type » de traduire ce que disait le fou, en un enchâssement à trois niveaux. La répétition, obsessionnelle, matérialise en quelque sorte la pauvreté du malheur, son caractère uniforme, au-delà des variables anecdotiques de chaque trajet. Et l’empathie du narrateur lui fait vivre ces histoires jusque dans son corps, comme après un accident seulement imaginé : « Le corps encaisse ce qui n’a pas été vécu, les flux accélérés, le sang, la pisse, les palpitations du cœur attestent que le grand Macabre a traversé le paysage » (AM, 59).
21Quant à l’animalité, elle est présente très tôt, d’abord par une observation de l’extérieur : le narrateur est dans la nature sauvage et regarde les animaux. Cette observation peut se faire sur un mode déceptif : « tandis que le mulot vient de prendre – mais est-il encore assez vif pour tout mémoriser ? – sa première leçon de vol » (AM, 34). Le lecteur intrigué par cette capacité inattendue du rongeur ne comprendra que quelques pages plus loin, et ne peut s’empêcher de sourire : « et une buse ou un faucon se jeter sur un mulot traversant un espace à découvert, sans soupçonner les serres qui vont l’enlever » (AM, 36). Le drame du mulot ne nous concerne pas : ce n’est qu’une bête. Et pourtant…
22Car le narrateur va être confronté peu à peu à un début de métamorphose : « la formation en moi – dans les oreilles et dans les yeux – d’un précipité de couleur fauve » (AM, 172). « Comme si des crocs étaient en train de me pousser. » (AM, 177) « Deux bosses, de part et d’autre du front. […] Elles rendent son front sensible comme une gencive de bébé déchirée par les premières dents » (AM, 209). Ses vêtements sont devenus trop étroits « pour le corps que j’ai maintenant, devenu énorme » (AM, 390). « Mon rire, à coups d’incisives claquées fit un grand bruit de sabots. Une ruade… » (AM, 384). Mais pourquoi cette métamorphose – puisque, même dans la féerie, il faut une logique ?
23Dans le mythe, Actéon est changé en cerf pour avoir transgressé l’interdit de la vue : il a regardé la déesse nue. Dans le roman, la femme du narrateur, Arté (diminutif évident d’Artémis), lui imposait de faire l’amour dans l’obscurité, lui interdisant la vision de son corps. « L’interdiction de la lumière prit le pas, dans ma tête, sur le plaisir qui pourtant continuait d’être une chose immense » (AM, 67). Il le verra pourtant, mais de façon cruelle, dans une vidéo où il la voit faire l’amour avec un autre. Mais sans doute est-il châtié pour d’autres transgressions, d’autres crimes (« ils prennent le corps de six réfugiés et nous les vendent comme terroristes […] j’ai bel et bien été chercher ces hommes dans un camp de réfugiés sur la frontière avec la Grèce et je les ai fait tuer ») (AM, 139-142).
24S’agit-il toutefois d’un châtiment ? Dans le mythe d’origine, aucun doute. L’Actéon de Marc-Antoine Charpentier se plaint :
Que vois-je en ce miroir liquide ?
Mon visage se ride,
Un poil affreux me sert d’ habit.
Je n’ai presque plus rien de ma forme première,
Ma parole n’est plus qu’une confuse voix.
Ah ! Dans l’état où je me vois,
Dieux qui m’avez formé du noble sang des rois,
Pour épargner ma honte, ôtez-moi la lumière21.
25À l’opposé, l’Actéon de Bertina semble vivre sa métamorphose comme une libération : « un verrou avait sauté, ouvrant à quelque chose d’immense dans le rythme défini des jours et des nuits » (AM, 181). « Le plan de la bestialité, me mis-je à réciter, se confond avec l’âge d’or. Le dieu mangeur de chair humaine naît dans la terre parfumée des aromates, et le miel coule avec le lait de la terre que foulent de leurs pieds les ménades » (AM, 400). Il s’agit pour lui de ne plus être en fuite, non seulement vis-à-vis de ceux qui le traquent, mais vis-à-vis du réel : « Être le roi du bois22 n’était que signer un pacte avec la folie qui m’aura porté là. Savoir qu’ils me suivent et rêver prendre le réel de vitesse sont des solutions intermédiaires, des formes inabouties de liberté » (AM, 199).
26Les deux pertes d’identité (les sans-papiers et l’animal) se rejoignent dans la fin, qui est elle aussi plurielle. Ce sont dans tous les cas des images de mort, mais à la fois somptueuses et incompatibles entre elles, ce qui laisse le lecteur sur une impression de féerie : en effet, le texte s’achève sur l’image d’un saut dans la mer, le héros nageant vers le large, « embroch[é] sur un rayon de soleil », ou « attrapa [nt] le train d’atterrissage d’un avion […] mais c’est le pied d’un clandestin béninois caché dans le compartiment du train d’atterrissage qu’il agrippa » (AM, 410-411), ou pris dans un vol d’étourneaux qui l’oblige « à adopter quantité de formes qu’il ne se savait pas capable de, avant de finir par le déposer dans l’eau, dans le sens de la marche » (AM, 411).
27Le narrateur, quand il est encore ancré dans son identité humaine de départ, déclare qu’il « ne veu[t] plus rien avoir à faire avec ce monde, qui vous détruit sitôt son pouvoir éprouvé en vous portant où il vous a porté » (AM, 83). Mais cela va évidemment plus loin : ce n’est pas seulement un refus du pouvoir, mais un refus du « fatras de base » qui comprend l’identité : le héros de Je suis une aventure est « vif-argent, parce qu’il est le plus léger, ne traînant pas avec lui tout le fatras de base (sujet, identité, cohérence intime, interne, moi profond comme un cadavre lesté d’un parpaing au fond du lac de la conscience)23 ». À partir de là, le « Je » (pour éviter d’employer le terme de « sujet ») cherche à « fabriquer de la joie », à se créer un espace de liberté qui n’implique pas d’emprisonner les autres : « Ce que je veux, c’est être libre. Et pour cela je n’ai pas besoin que les autres le soient moins que moi24. » Il ne s’agit donc pas, du haut d’une identité bien assurée, de « se pencher sur » les exclus, mais, dans la lignée de Levinas, de reconnaître l’autre comme soi – ou pour le dire avec Ricoeur, « soi-même comme un autre ».
28Encore reste-t-on là à l’intérieur des frontières de l’humain : mais la « marge animale25 » met en question ces frontières, comme les malheureux migrants mettent en question celles de l’espace Schengen. Anima motrix, à sa manière féerique et apparemment légère, s’attaque au « spécisme » :
Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte […] les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines26.
29Certes, les personnages de Je suis une aventure continuent joyeusement à dévorer de la viande au restaurant Le roi du bois, et la transformation du narrateur d’Anima motrix en un cerf étrange ne suggère pas au lecteur de devenir végétarien. Reste que, même sous l’éclairage du fantastique qui illumine sa fin, le roman propose bien une sorte d’inclusion en douceur de l’altérité : « Si j’ai une obsession dans la vie, c’est bien celle de ne pas m’inventer d’ennemi27. » Le sujet ne disparaît pour autant, mais peut-être sort-il ainsi de sa centralité imaginaire.
Notes de bas de page
1 Bertina A. et Viel T., Embarqués, Lille, Nuit myrtide Éditions, 2007 (non paginé).
2 Arno Bertina a dit la proximité qu’il ressent avec l’œuvre de Volodine, en particulier dans son intervention lors de la décade de Cerisy (juillet 2010) : « L’animal humilié, l’homme escamoté », in Detue F. et Ruffel L. (dir.), Volodine, etc. Post-exotisme, politique, poétique, Paris, Éditions Garnier, coll. « Classiques Garnier », 2013, p. 283-286.
3 Bertina A., « Ce qui naît, ce qui bouge, ce qui rue », 7 août 2012, blog de Chambord.
4 Ibid.
5 Bertina A., Ma solitude s’appelle Brando, Paris, Éditions Verticales, 2008. Désormais MS : les références seront données dans le corps du texte.
6 Bertina A., Anima motrix, Paris, Éditions Verticales, 2006. Désormais AM.
7 Malo apparaissait déjà dans Le Dehors ou la migration des truites (Actes Sud, 2001) ; les traits principaux de sa vie (le mariage avec une fille de colon algérois, Lorraine, les difficultés familiales, la guerre, le suicide) s’y retrouvent avec un éclairage différent.
8 Avec un jeu de mots peut-être inconscient : « se barricader » suggère un for(t) intérieur, une forteresse.
9 « Je trouverai du Conrad dans sa bibliothèque » (MS 75), sans précision.
10 Bertina A., Je suis une aventure, Paris, Éditions Verticales, 2012.
11 L’allusion au livre de Leiris n’est pas fortuite. Si dans la préface à la réédition de 1981 Leiris parle de « [s]a déception d’Occidental mal dans sa peau qui avait follement espéré que ce long voyage dans des contrées alors plus ou moins retirées et, à travers l’observation scientifique, un contact vrai avec leurs habitants feraient de lui un autre homme, plus ouvert et guéri de ses obsessions », donc une démarche d’abord centrée sur soi, il évoque aussi « [s]a haine ancienne de tout ce qui tend à dresser des barrières entre les races » et s’interroge notamment sur la légitimité de « ramasser – comme mes compagnons et moi nous l’avions fait entre Dakar et Djibouti, en usant parfois de moyens que, moins sûrs d’agir pour la bonne cause, nous aurions condamnés – des informations et des objets […] conservés dans nos musées. » (Leiris M., L’Afrique fantôme, [1934], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1998, p. 8.) Cette relation de l’expédition Dakar-Djibouti fut interdite sous Vichy.
12 Les sans-papiers, les exclus, les exilés… sont une préoccupation majeure chez Bertina. Cf. entre autres La borne S.O.S. 77 (Les radiophonies, SOFIA, 2009), l’évocation d’une enquête sur les Mexicains qui passent clandestinement la frontière, ainsi que l’espace Schengen, les Marocains tentant de passer dans l’enclave de Ceuta (Je suis une aventure), les migrants en situation irrégulière à Lampedusa (Anima motrix). Son plus récent ouvrage, Numéro d’écrou 362573, accompagné de photographies d’Anissa Michalon (Éditions Le bec en l’air, 2013), évoque le drame d’Idriss, un sans-papiers malien, et de son ami algérien Ahmed.
13 Nietzsche F., Par-delà le bien et le mal, traduit de l’allemand par Henri Albert, traduction révisée par Jean Lacoste, Œuvre II, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 614.
14 Bertina A., « L’animal humilié, l’homme escamoté », art. cité, p. 284.
15 « Ce matin-là encore, je pris mon café dans une roulotte en bord de route, qu’un type hirsute me servit dans un gobelet en carton. Les anges parfois renoncent à l’éther pour ce genre de sensations » (AM, 55). Allusion au film de Wenders, Der Himmel über Berlin (Les Ailes du désir) où l’ange devenu homme (Bruno Ganz) se délecte de ce café servi dans un cadre pourtant sordide.
16 Bertina rejoint ici, que ce soit de façon intuitive ou savante, les recherches de Florence Dupont sur l’Antiquité ; comme elle le rappelait dans un récent entretien au Monde (5 juillet 2013), il s’agit de « faire des Grecs des sauvages comme les autres ».
17 « Les années 70 et 80 semblent distantes de plusieurs milliers d’années-lumière – mais nous n’avons pas échoué ; ce que l’on combattait a triomphé, c’est tout » (AM, 159).
18 Cf. Soudaïeva M., Slogans, traduit du russe par Antoine Volodine, Paris, Éditions de l’Olivier, 2004. Ce texte, long poème entièrement composé de slogans, a été aussi adapté pour le théâtre par Volodine lui-même.
19 Cf. Starobinski J., L’Encre de la mélancolie, Paris, Le Seuil, 2012, p. 376.
20 Bertina A., « Ce qui naît, ce qui bouge, ce qui rue », 7 août 2012, blog de Chambord, art. cité.
21 1684. Livret de Marc-Antoine Charpentier. Réf. livretsbaroques.fr/pastorales/acteon_charpentier.htm consulté le 6 janvier 2015.
22 Allusion au récit Le Roi du bois de Pierre Michon (Lagrasse, Verdier, 1996) Le récit est lié à une vision interdite (le petit paysan voit une princesse pisser devant lui dans le bois) et à une déception (il ne deviendra pas le grand peintre qu’il rêvait d’être, mais se fait une « royauté » à lui.) Dans Je suis une aventure, les personnages dînent dans un restaurant nommé « Le roi du bois » (Je suis une aventure, op. cit., p. 240.)
23 Je suis une aventure, op. cit., p. 286.
24 Ibid., p. 419.
25 L’expression est de Volodine. Cf. Roche A., « La marge animale », in Detue F. et Ouellet P. (dir.), Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçons, Montréal, VLB éditeur, 2008, p. 315-335.
26 Page des Cahiers antispécistes (en ligne), citée par Samoyault T., « L’animal n’est jamais inhumain : Coetzee et l’écriture du mal », in Europe, no 926-927, juin-juillet 2006, « Écrire l’extrême », p. 68.
27 Je suis une aventure, op. cit., p. 163.
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