L’écriture d’un je(u) discontinu dans les œuvres de Jorge Semprun, Serge Doubrovsky et Georges Perec
p. 115-126
Texte intégral
1« Impossible de raconter mon histoire », écrit Serge Doubrovsky qui précise ne pas percevoir « sa vie comme un tout, mais comme des fragments épars, des niveaux d’existences brisées1 ». Un sentiment partagé par Jorge Semprun, « tout a été balayé, anéanti par la guerre civile et l’exil, il ne reste que les éclairs intermittents d’une mémoire2 ». « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », affirme quant à lui Georges Perec. Au début des années soixante-dix, après une « phase de deuil », puis une « phase de refoulement », la France affrontait le retour du refoulé. Les années de 1944 à 1954 avaient été caractérisées par les séquelles de la guerre civile, de l’épuration, de l’amnistie. On voulait alors oublier. C’était le temps du silence. Puis vint le temps de la célébration de la mémoire résistante. La France se voulait grande et glorieuse pour dépasser son passé. Ces mythes prirent fin au début des années soixante-dix, brisant le miroir et ouvrant grand une brèche. Dans les bris de ce miroir, la France se regardait et découvrait une autre Histoire. Une France divisée. Les camps. Une petite image floue se devinait également dans ces bris. Une image évanescente, fragmentée, voire insaisissable. L’ombre d’un visage que le sujet, schizé, cherchait à capter. Le « Je » de l’auteur avait été, lui aussi, refoulé, enfoui et étouffé par cette grande Histoire et le terrorisme théorique de l’avant garde. Un repli formel, analysait Alain Robbe-Grillet, qui s’originait autour de « 1945 et la découverte des camps nazis3 », un repli qui était la traduction d’un malaise face à une Histoire jugée terrifiante et à une réalité qui échappait. De plus, l’inventeur du néologisme « nouvelle autobiographie » précisait qu’il n’avait « jamais parlé d’autre chose que de [lui]. Comme c’était de l’intérieur, on s’en [était] guère aperçu4 ». L’objectivité revendiquée n’aurait été finalement qu’une subjectivité voilée. Une subjectivité précisa Serge Doubrovsky que « le roman se donne comme but d’explorer créativement, et non plus imitativement, comme dans le roman classique5 ». Pour explorer cette subjectivité, le « je » de l’auteur devenait un « je » romanesque, un « je » quelquefois confondu avec le héros, le narrateur et l’auteur, un « je » tendu entre fiction et réalité, écriture de soi et écriture de témoignage. Un « je » incertain, perdu au milieu d’un champ de ruines, confronté à des souvenirs parcellaires, une mémoire éclatée, une histoire pulvérisée. Une « je » presque impossible à dire.
2Cet article se propose d’interroger, en s’appuyant sur les œuvres de Serge Doubrovsky, Georges Perec et Jorge Semprun, la notion de « discontinu » dans l’écriture de soi. Comment se manifeste-t-elle ? Comment la comprendre ? N’est-elle qu’une réponse à une perception discontinue de l’existence ou possède-t-elle des caractéristiques poétiques suffisamment pertinentes pour penser les linéaments d’un genre empirique nouveau ?
Évanouissement
3« Il me faut donc un “je” de la narration, nourri de mon expérience mais la dépassant, capable d’y insérer de l’imaginaire, de la fiction… Une fiction qui serait aussi éclairante que la vérité, certes. Qui aiderait la réalité à paraître réelle, la vérité à être vraisemblable. Cet obstacle, je parviendrai à le surmonter, un jour ou l’autre6 », précisait Jorge Semprun à son amie, Claude-Edmonde Magny. Il avait alors 20 ans, il revenait de très loin, d’un lieu inatteignable, hors du temps. Il revenait d’une forêt sans oiseaux : « Il n’y avait jamais eu d’oiseaux dans cette forêt. La fumée du crématoire les en a chassés… Peut-être les oiseaux ne reviendront-ils jamais7. » Gérard, le personnage du Grand voyage, premier roman de Jorge Semprun, comme Jorge, l’auteur, étaient des « revenants égarés8 ». Pour son deuxième roman, L’Évanouissement, Jorge Semprun choisit de donner à son héros, son nom de guerre, Manuel. Un nom que le maquisard bourguignon avait choisi par « affinité élective », pour marcher à l’ombre du héros de L’Espoir. Manuel était tombé du train de Paris. Débout sur la plateforme il s’était soudainement évanoui. C’était le 6 août 1945. Hiroshima venait d’être bombardé. Une ville morte, disparue sous un ciel de cendres, « des villes mortes ? Il en avait vu sur le chemin du retour. Francfort, désert de pierres9 ». Manuel avait « quitt[é] le monde des vivants10 ». Évanoui. Lorsqu’il était revenu à lui, lorsqu’il était « sort[i] du néant11 », la neige tourbillonnait dans sa mémoire effaçant les frontières temporelles et géographiques, les traces d’une identité : « la question qu’il aurait voulu poser et devant l’énormité de laquelle il a hésité, était celle incongrue, il le sent bien, et en quelque sorte provocatrice, toute simple, d’un autre côté : qui suis-je ? tout bêtement12 ». Manuel voulait rentrez chez lui, à Madrid, en Espagne, « je reviens dans la ville de mon enfance13 ». Mais Manuel n’a pas pu retourner dans son pays d’origine, retrouver le paradis de l’enfance. Seize ans plus tard, peu avant son retour, il est mort. Les circonstances de sa mort sont demeurées « obscures14 » a précisé, circonspect, le narrateur homicide. Mort sacrificielle sur l’autel des souvenirs ou mort simulacre offerte en pâture par un narrateur poursuivi par la Gorgone ? Manuel a définitivement cessé ses pérégrinations au pied de la frontière espagnole, mais il a ouvert tout un espace géographique dans lequel Ramon Mercader, un nouveau personnage, double énigmatique, s’engouffra. Attention, « toute coïncidence avec la réalité serait non seulement fortuite mais proprement scandaleuse15 » précise le narrateur dans une note liminaire. L’histoire de Ramon est une fiction d’événements « tout à fait imaginaires16 ». Ramon Mercader était Espagnol. Très jeune, il a quitté l’Espagne pour la France. Puis il est retourné en Espagne comme activiste communiste. Les similitudes biographiques avec le célèbre assassin de Trotski s’arrêtent là, mais ont permis à Jorge Semprun de placer son nouveau personnage sur le terrain de la lutte clandestine. Ramon Mercader comme Gérard, comme Manuel, comme Jorge Semprun aimaient à se promener dans le parc du Retiro. Un jeu complexe de projections subjectives, d’échos et de correspondances apparaît ainsi progressivement offrant au lecteur assidu des éclats identitaires à rassembler. Mais comme Manuel, Ramon est mort. Une « mort mystérieuse mais rayonnante d’une signification peut-être insaisissable17 » analyse l’auteur. Tous ces personnages, doubles imaginaires, s’étaient-ils trop approchés d’une vérité fût-elle travestie par la fiction ? Federico Sanchez prit la relève et poursuivit le combat politique. Federico Sanchez a été un « des principaux dirigeants du PCE en Espagne. Avant d’être le nom de ce nouveau personnage, il fut le pseudonyme qui désignait le militant communiste Jorge Semprun dans la lutte clandestine antifranquiste. Jorge Semprun raconte avoir été ce militant aveugle et aveuglé par l’idéologie stalinienne. L’Autobiographie de Federico Sanchez, raconte l’auteur, est né le jour où « la Pasionara était en train de lancer son anathème dans le château des Rois de Bohème, en 1964. Un décor et un temps romanesques18 ». Avec L’Autobiographie de Federico Sanchez, Jorge Semprun a tenté, dans l’intervalle temps du jugement, de reconstruire la vie du personnage Federico Sanchez. Federico Sanchez ne pouvait pas parler en français à moins de devenir un personnage de fiction. L’Autobiographie de Federico Sanchez a donc été écrite en espagnol puis traduite en français par Claude et Carmen Durand. L’embourbement dans cette idéologie fallacieuse signait l’arrêt de mort du personnage. « Mais la vie n’est pas un roman, semble-t-il. Revenons au roman de la vie19 », déclara le narrateur. L’homme, ancien militant engagé, se désengageait ; l’écrivain, ancien intellectuel stalinien, commençait une autre vie et un nouveau roman. « Une évolution, oui20 », dit-il à Bernard Pivot, surpris de le voir écrire avec La Montagne blanche, un « roman d’amour, sur l’amour et les rapports sentimentaux et charnels des hommes et des femmes ». L’écrivain évoqua, à des fins rhétoriques, la trajectoire littéraire et politique du « grand frère », André Malraux. Les femmes dans les romans d’André Malraux disparaissent au fur et à mesure de l’engagement politique de ce dernier. Très présentes dans La Condition humaine, elles sont presque absentes de L’Espoir. Une trajectoire politique et littéraire que lui, dit-il, poursuit en sens inverse : « moi, mes romans sont des romans de dégagement21 ». La Montagne blanche a poursuivi ce « dégagement » initié avec L’Algarabie, un étrange roman picaresque, « mon livre le plus personnel », confia encore l’auteur. Rafael Artigas, personnage de L’Algarabie, un roman « fantastique – ou simplement fantasque ? – de politique-fiction (fondé sur l’hypothèse, saugrenue mais foisonnante, d’une victoire du mouvement de Mai 68, et des troubles sociaux qui s’en seraient suivis) » était un Espagnol émigré à Paris. Romancier, il a publié plusieurs romans. Mais Rafael Artigas a payé de sa vie cette proximité biographique, ce partage de souvenirs « enfantins et intimes22 », il a sauvagement été assassiné et émasculé. Juan Larrea, dernier double masqué de l’auteur, se suicida lui dans la Seine :
comme on sacrifie les bouches inutiles dans une forteresse assiégée, je balançais en pâture à la mort les corps des personnages dont j’avais porté les noms, dans une autre vie […] Désormais, j’ai épuisé mes réserves. Je n’ai plus de personnages fictifs à faire mourir à ma place. Tous mes pseudonymes, tous mes noms de guerre ont été utilisés23…
4Les derniers masques sont tombés, « la cérémonie de mise à mort des masques est finie24 » ; Gérard, Manuel, Ramon, Federico, Rafael, Juan, tous ces alter ego morts, toutes ces identités dispersées, ont permis au « je » d’advenir. L’Écriture ou la vie s’ouvrira avec le « je » d’un narrateur répondant à l’identité de Jorge Semprun : « dans les autres livres, la première personne est le narrateur, dans L’Écriture ou la vie, c’est moi25 ». Auteur, narrateur et personnage possèdent maintenant la même identité onomastique. Le « je » devient moi. L’Écriture ou la vie commence le 11 avril 1945, Buchenwald vient d’être libéré par les forces américaines. L’homme est libre, le narrateur rassemble les éclats fragmentés d’un Moi, le « je » peut enfin se dire librement et raconter son histoire.
« Dispersion »
5« […] soudain choc brutal, comme une trappe qui s’ouvre, d’un coup mon corps plonge dans le vide, pas même eu le temps d’avoir peur, sidéré à peine conscient […]26 ». Cette chute, réelle, provoquée par le couvercle mal ajusté d’une bouche d’égout, eut lieu à Cassis en 1999. Serge Doubrovsky était invité à une réception honorifique. Il venait d’obtenir le prix de l’écrit intime pour Laissé pour conte. Son pied droit, miraculeusement mis en équerre, l’empêcha de tomber dans l’abîme. La chute aurait pu être mortelle. « Car je comprenais que mourir n’était pas quelque chose de nouveau, mais qu’au contraire depuis mon enfance j’étais mort bien des fois ». Cette phrase, extraite du Temps retrouvé, a été mis en exergue de son dernier roman Un homme de passage. Soixante-neuf ans plus tôt, une chute vertigineuse provoqua la « première mort27 » de l’auteur-personnage. Une chute dans un autre monde, « chute libre, je tournoie – le vide… englouti, dégluti dans le trou béant28 », raconte le narrateur de La Dispersion. La Seconde Guerre mondiale venait d’être déclarée : « pas n’importe laquelle. LA GUERRE DES GUERRES. Deux mille sept jours, soixante millions de morts. La planète à feu et à sang sur dix fronts29. » Paris était bombardé. Une bombe fut lâchée à « deux doigts de chez nous », se souvient le narrateur. Une bombe puissante, « un tel trou au croisement des deux rues tous les voisins qu’on ne voit jamais accourus penchés tous ensemble sur l’abîme30 ». L’armée allemande envahissait Paris dans un défilé fracassant : « LA SCÈNE DES SCÈNES DE MA VIE31 », raconte le personnage. Paris, ville soumise, défaite, offerte : « Quatre fers en l’air. Comme une poufiasse. Paris, Ville Ouverte. Boches qui entrent, l’empallemand. Horreur des horreurs32. » « Paris outragé. » Après la Débâcle, ce fut l’exode. « Paris avait cessé d’exister33. » Puis ce fut le silence, le vide. Un vide sidéral. Un monde lunaire, creusé de cratères, « le Sahara, rien à perte de vue, plus un être, plus une ombre, plus un bruit34 ». Un monde dont progressivement Serge Doubrovsky allait être exclu : « ICI MAISON FRANÇAISE ENTRÉE INERDITE AUX LE MAGASIN NE REÇOIT PLUS LES35. » Chaque ordonnance réduisait un peu plus l’espace de liberté. « Entrée interdite aux juifs et aux chiens36 ». Les décrets pleuvaient. Puis ce fut le déluge :
ça s’est mis à pleuvoir dru, une pluie, battante, sans cesse de nouvelles ordonnances, un déluge, une inondation […] plic-ploc d’éclaboussures, d’invectives, dans l’eau qui monte, alléluia, qui, bien au-delà de la poitrine à présent, déjà passée, oubliée, gagne le menton, la bouche37.
6À l’école, il fallut décliner sa religion. Dans la rue, il fallut porter l’étoile. L’auteur évoque « une plaie qu’on débride. Dans les chairs restés. La marque demeurera toujours. Ineffaçable. Un stigmate38 ». Une blessure indélébile, un trou fait à l’être. Un autre trou, symbolique, un trou d’être :
À part, coupés. Une brisure, une fêlure. Pour toujours. Différents. À vie. Condamnés. Rien à faire pour réparer : c’est cassé. Comme un ressort, net. Fissure, fente. Merci. Gouffre, abîme39.
7« À certains moments de l’histoire, ÊTRE UN HOMME, C’EST TUER40. » Serge Doubrovsky n’a pas tiré, pas tué. Caché avec sa famille, il n’a pas fait la guerre. Il n’a « jamais été soldat41 », il ne s’est pas battu au champ d’honneur. Un déshonneur qui lui fit un autre trou, un trou au corps, le personnage se décrit comme une « poufiasse » passive. « Pas de couille une vraie gonzesse42 ». Une « gonzesse » avec un « trou ». Un trou fantasmatique qui fissura à jamais l’être. Après cette première mort, Serge Doubrovsky raconte avoir « cessé d’être un vivant43 » : « j’ai cessé d’être un. C’est fini. Pour toujours44 ». Il est maintenant « un survivant », « un vivant d’outre tombe45 ». « Je ne suis jamais sorti des années QUARANTE. Je suis hanté par cette guerre que je n’ai pas faite46. » « Toute mon histoire est la réponse à ces quatre années d’Occupation. C’est là que débute mon histoire47 », raconte-t-il, confirmant une fixation mémorielle indépassable et une irrémédiable brisure identitaire. Ce passé, toujours présent, encore le déchoit : « Moi mon passé qui s’ouvre, je chois dans le vide48. » La chute toujours. Obsessionnelle. L’image du trou est obsédante, omniprésente. Une image matricielle. L’incipit de Laissé pour conte s’ouvre ainsi sur un « trou gigantesque », le pont qui surplombait Le Pecq avait été détruit par l’armée française en déroute. C’était en juillet 1940. Le premier chapitre de L’Après vivre était intitulé « Démolition49 ».
8À son retour d’Amérique début 1991, Serge Doubrovsky se heurtait à un « champ de décombres50 ». Face à lui le vide, un « abîme géant51 ». Les deux maisons voisines de son domicile parisien venaient d’être démolies. Le personnage de Serge Doubrovsky, fantomatique, évanescent, porte ainsi les multiples stigmates de cette première mort : « Je regarde. UNE TÊTE DE MORT… JE ME MANQUE TOUT DU LONG. Un mec à la manque. De moi je ne peux rien apercevoir. À MA PLACE NÉANT52. » Les trous l’ont criblé de vacuité : « J’ai disparu par mes crevasses, évanoui dans mes interstices. Ma lézarde est une fente, ma fente un abîme53. » Son corps est frappé de déliquescence : « Des rides, des tavelures, des cernes, des muscles mous, ma chair s’affaisse […] je m’amoindris de jour en jour54. » Sa mémoire enfin, entre « lézardes du passé » et « béances de l’avenir55 » est trouée. L’auteur raconte être un « être fictif56 ». « Je suis devenu tellement fictif », raconte le personnage, « je souffre d’évanouissements incessants57 ».
Disparition
Peut-être vais-je maintenant commencer quelque chose que j’ai un peu fait : entrecroiser mes livres, faire revenir des personnages. Déjà, dans La Vie mode d’emploi, il y a des personnages de La Disparition qui reviennent, il y a Gaspard Winckler qui n’est pas le même Gaspard que celui de W, mais enfin58…
9Le personnage de Gaspard Winckler est apparu pour la première fois dans Le Condottière, le premier roman « presque abouti » de Georges Perec59. Gaspard Winckler était alors un faussaire chargé d’exécuter une copie du Portrait d’homme, dit Le Condottiere d’Antonello de Messine. Mais en fait le personnage était déjà présent dans les trois premières versions du Condottière, La Nuit, Gaspard et Gaspard pas mort. Gaspard était alors un enfant de Belleville comme un certain petit Georges. Un enfant dont le père était mort en 1940 et dont la mère avait disparu en Allemagne, deux autres traits singuliers partagés avec l’auteur. Gaspard rêvait de devenir « le roi des faussaires, le prince des escrocs, l’Arsène Lupin du XXe siècle60 », d’égaler ses maîtres voire de les dépasser. Dans Le Condottière, Gaspard était devenu ce faussaire émérite. Réfugié en Suisse depuis 1939, il n’avait jamais revu ses parents, il avait refusé de les suivre à la fin de la guerre et avait progressivement perdu leurs traces. Gaspard, le faussaire, faisait des « faux » à l’envi. Mais son art n’était qu’imitation. Excellente imitation mais imitation toujours. Georges Perec raconte avoir commencé à écrire en imitant ses « pères ». Imiter peut-être pour apprendre à écrire. Jouer à être « écrivain » pour apprendre à le devenir, se forger avec le style de l’autre. Écrire pour le plaisir de jouer entre allusions et transcriptions, pour attraper les tics de style. Georges Perec construisit ainsi les phrases de son roman Les Choses « exactement comme Flaubert construit les siennes, c’est-à-dire avec un rythme ternaire61 ». « J’ai mis trente ou quarante phrases de L’Éducation62… » Recopier, répéter, imiter, comme un faussaire. Ressembler, pour être comme Flaubert ou Antonello de Messine. Mais Gaspard, le personnage, le « fils », voulut affirmer son identité d’artiste, conquérir sa liberté, prendre un nouveau chemin, singulier. Il eut alors « cette idée… faire [soi]-même, en partant du Condottière, un autre Condottière, différent, au même niveau63 ». Une idée théorisée ultérieurement par Georges Perec. L’auteur souhaitait réécrire en partant de textes lus, d’auteurs admirés, de sa réserve littéraire, réécrire donc, les mêmes textes « mais un peu plus… comme si c’était lui qui [les] avai[t] fait64 ». « C’était cela qu’il fallait que j’invente, un nouveau vocabulaire, un nouvel ensemble de signes… On devait pouvoir l’identifier au premier [regard], mais il devait quand même être différent… C’est un jeu très difficile65 » poursuivit Gaspard. Le disciple échoua à égaler son maître, Antonello de Messine. Le défi était impossible. « Je restais des heures entières devant le panneau66 » raconta Gaspard. « Alors quoi ? Je recule peut-être devant l’ampleur de la tâche : […] m’enfermer pendant je ne sais combien de semaines, de mois ou d’années […]67 » a soupiré, comme en écho, l’auteur Georges Perec incapable, lui, de poursuivre le texte de W ou le souvenir d’enfance. « Je me suis arrêté huit jours », poursuivit Gaspard. « Et alors ? Alors rien… Ce n’était pas ça… Ce n’était pas ça du tout68. » Gaspard échoua radicalement à découvrir sa propre sensibilité artistique. « Au bout du chemin, j’aurais trouvé mon propre visage, mon ambition la plus sincère69 », « mon espoir de vivre, mon espoir d’être moi, mon visage70 ». Désespéré, Gaspard assassina alors froidement le commanditaire Anatole Madera, figure emblématique de l’autorité. Ce parricide fut son « premier acte de liberté71 » vers la recherche de soi. Le premier cycle des Gaspard racontait ainsi l’itinéraire de cette progressive libération et la (re)naissance d’un fils : « J’étais mort, j’allais être vivant72. » Cinq ans plus tard, Georges Perec remporta le prix Renaudot pour Les Choses. Imiter n’était plus alors « une visée, mais seulement un moyen73 ». Mais les étranges tribulations de Gaspard Winckler, « curieux personnage, vital pour [l’auteur même s’il] ne sait trop comment74 » ne faisaient que commencer. Gaspard fut encore le héros de W ou le souvenir d’enfance, un héros à l’identité usurpée, une identité reçue d’un enfant disparu. Le « faux » Gaspard Winckler partit ainsi à la recherche du « vrai » Gaspard Winckler, disparu en Terre de Feu. Ce je(u) double et masqué où les indices biographiques entre auteur et personnages s’entrecroisaient et se faisaient écho, continua encore dans La Vie mode d’emploi. Gaspard Winckler était à nouveau un artisan. Un artisan qui fabriquait les puzzles, « comme moi je fabriquais le livre », précisa Georges Perec qui aimait à se définir comme « un homme dont le métier c’est les lettres de l’alphabet75 ». « En plus [Gaspard] c’est un nom que j’avais choisi comme pseudonyme à une époque76. » Je(u) croisé : Gaspard Winckler devait transformer les cinq cents marines peintes par le millionnaire Percival Bartlebooth en puzzles de sept cent cinquante pièces. Percival, le commanditaire, reconstituait ensuite patiemment ses toiles découpées avant de les faire détruire sur place, une activité « suprêmement inutile77 ». Un commanditaire millionnaire, un artisan diabolique et une vengeance minutieusement ourdie, trois éléments pour rejouer le même thème : l’histoire d’une vengeance, celle de l’artisan contre le tyran. La Vie mode d’emploi s’acheva avec l’étrange mort de Percival Bartlebooth. Dans sa main l’ultime pièce du 439e puzzle, un W au lieu d’un X. Mais l’artisan, cette fois-ci, avait signé son crime.
10Jorge Semprun, Georges Perec et Serge Doubrovsky ont commencé à écrire dans les années soixante (Le Grand Voyage, 1963, Les Choses, 1965, La Dispersion, 1969). Aucun de ces trois romans n’est « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité78 ». Jorge Semprun revendiquait d’emblée la nécessité du recours à « l’artifice79 » voire à « l’imaginaire80 » afin que le vrai soit crédible. Cependant l’invention, pour ne pas laisser prise au négationnisme, était formellement proscrite. Béquilles d’un moi en devenir, ses personnages, doubles fictionnels, doubles nécessaires, l’ont accompagné et ont participé à la lente émergence d’un « je » autobiographique et à la naissance du personnage nommé Jorge Semprun. « Larvatus prodeo81 », J’avance masqué était le titre d’un roman de Georges Perec écrit lors de son séjour tunisien en 1961. Qualifié de « mauvais82 » par Georges Perec lui-même, ce roman devait avoir « une structure dédoublée » : « Le narrateur racontait au moins trois fois de suite sa vie, les trois narrations étant également fausses […] mais peut-être significativement différentes83. » La sincérité serait ainsi à appréhender chez Georges Perec dans le travail de mise en scène, dans l’invention formelle, dans la confrontation des histoires, peut-être des images, certainement des personnages. Georges Perec a ainsi fait éclater son « je » dans ses personnages, seul W ou le souvenir d’enfance s’énonce en partie à la première personne du singulier. Avec la parution de Fils, en 1977, Serge Doubrovsky inventait le néologisme d’autofiction pour qualifier sa pratique d’écriture, « une fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau84 ». Une fiction faite de fragiles fils de soi avec lesquels l’auteur tenterait de raccommoder ces trous d’être, de combler ce trou dans l’être et le vide vertigineux de l’abîme.
Mon autofiction a fait florès. Certains cherchent à me la voler, le terme et le concept, en les triturant selon leurs humeurs, sans scrupules. Ma définition est incomplète ou erronée, chacun y va de sa petite théorie. La théorie de l’autofiction renouvelée est très à la mode. Une nuée de moustiques s’est abattue et à qui mieux mieux piquent l’autofiction qu’ils m’ont piquée. Ils adorent enculer les mouches autofictives. Ainsi soit-il85.
11Cette phrase est extraite du dernier roman de Serge Doubrovsky, Un Homme de passage. L’auteur rappelle que son néologisme a été inventé pour qualifier son « entreprise ». Nés de l’Histoire86, les textes de Serge Doubrovsky, George Perec et Jorge Semprun ont brouillé l’exigence de vérité inhérente au genre autobiographique et à l’écriture de témoignage. Ces textes sont bivalents, enracinés dans une réalité référentielle et auto-référentielle et tournés vers la fiction. La triple identité onomastique entre auteur, narrateur et personnage, garante du « pacte autofictionnel », n’est ainsi pas toujours respectée, le « je » se crée et se construit progressivement dans le langage. Ce « je » protéiforme, prix au piège d’un indicible, celui de la déportation, de l’extermination des Juifs, ou de la mort, raconte une interminable lutte avec l’ange de l’Écriture. Une lutte avec et contre lui pour parvenir à se dire pour affronter cette épreuve de l’impossible que Philippe Forest nomme « le réel ». Ce « je » discontinu, raconte la genèse d’une création de soi dans le langage.
Notes de bas de page
1 Doubrovsky S., Le Livre Brisé [1989], Paris, Librairie générale française, coll. « Le Livre de Poche », 1991, p. 339.
2 Semprun J., Autobiographie de Federico Sanchez, Paris, Le Seuil, 1978, p. 298.
3 Robbe-Grillet A., Le Miroir qui revient, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 122.
4 Ibid., p. 10.
5 Doubrovsky S., Pourquoi la nouvelle critique, Paris, Mercure de France, 1966, p. 92.
6 Semprun J., L’Écriture ou la vie [1994], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p. 217.
7 Semprun J., Netchaïev est de retour [1987], Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, coll. « Le Livre de poche », p. 34.
8 Nicoladzé F., « Quarante ans d’une écriture mémorielle : de la quête à l’affirmation identitaire, du champ littéraire au champ testimonial », Travaux et recherches de l’UMLV, Autour de Semprun, numéro spécial, mai 2003, revue semestrielle, p. 81.
9 Semprun J., L’Évanouissement, Paris, Gallimard, 1967, p. 49.
10 Semprun J., Le Grand voyage [1963], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p. 279.
11 Semprun J., L’Évanouissement, op. cit., p. 18.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 211.
14 Ibid., p. 123.
15 Semprun J., La Deuxième Mort de Ramon Mercader [1969], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2002.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 494.
18 Cortanze G. (de), Jorge Semprun, l’écriture de la vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004, p. 213.
19 Semprun J., Adieu vive clarté… [1998], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 128.
20 Pivot B., Apostrophes, Émission du 14/02/1986 : [http://www.ina.fr/art-et-culture].
21 Ibid.
22 Semprun J., L’Algarabie [1981], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996, p. 56.
23 Ibid., p. 54.
24 Boncenne P., « Entretien avec Jorge Semprun », Lire, mars 1986, p. 105-114.
25 Cité par Nicoladzé F., La Deuxième Vie de Jorge Semprun, op. cit., p. 57 : Vrigny R., « Lettres ouvertes », France culture, 9 novembre 1994.
26 Doubrovsky S., Un homme de passage, Paris, Grasset, 2011, p. 203.
27 Ibid., p. 185.
28 Doubrovsky S., La Dispersion, Paris, Mercure de France, 1969, p. 31.
29 Doubrovsky S., Le Livre brisé, op. cit., p. 11.
30 Doubrovsky S., Un homme de passage, op. cit., p. 53.
31 Ibid., p. 365.
32 Doubrovsky S., Fils [1977], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 277.
33 Doubrovsky S., La Dispersion, op. cit., p. 111.
34 Ibid., p. 40.
35 Ibid., p. 134.
36 Doubrovsky S., Un homme de passage, op. cit., p. 340.
37 Doubrovsky S., La Dispersion, op. cit., p. 210.
38 Doubrovsky S., Fils, op. cit., p. 239.
39 Doubrovsky S., La Dispersion, op. cit., p. 222.
40 Doubrovsky S., Un Homme de passsage, op. cit., p. 486.
41 Doubrovsky S., La Dispersion, op. cit., p. 123.
42 Doubrovsky S., Fils, op. cit., p. 236.
43 Doubrovsky S., Un Homme de passage, op. cit., p. 216.
44 Doubrovsky S., La Dispersion, op. cit., p. 200.
45 Doubrovsky S., Le Livre brisé, op. cit., p. 13.
46 Doubrovsky S., Un Homme de passage, op. cit., p. 486.
47 Doubrovsky S., « Les points sur les “i” », Genèse et autofiction, Jeannelle J. -L. et Viollet C. (dir.), Louvain-La-Neuve, Éditions Academia Bruylant, 2007.
48 Doubrovsky S., La Vie l’instant, Paris, Balland, 1985, p. 64.
49 Doubrovsky raconte avoir longtemps songé à intituler le livre « la Démolition » (L’Après vivre, Paris, Grasset, 1994, p. 22).
50 Doubrovsky S., L’Après vivre, Paris, Grasset, 1994, p. 22.
51 Ibid., p. 25.
52 Doubrovsky S., Le Livre brisé, op. cit., p. 274.
53 Ibid., p. 51.
54 Doubrovsky S., L’Après vivre, op. cit., 40.
55 Doubrovsky S., Le Livre brisé, op. cit., p. 252.
56 Ibid., p. 274.
57 Ibid., p. 328.
58 Fardeau P., « En dialogue avec l’époque », France nouvelle, no 1774, 16-22 avril 1979, dans Georges Perec, Entretiens et conférences, t. II, éd. Dominique Bertelli et Mireille Ribière, Nantes, Éditions Joseph K, 2003, p. 58.
59 Georges Perec croyait ce roman définitivement disparu. Le texte a été retrouvé par David Bellos au début des années 1990, soit presque dix ans après le mort de Georges Perec. Le Condottière a finalement été publié en 2012 aux Éditions du Seuil avec une préface de Claude Burgelin.
60 Bellos D., Georges Perec. Une vie dans les mots [1993], Paris, Le Seuil, 1994, p. 217.
61 Perec G., Entretiens et conférences, t. I, éd. Dominique Bertelli et Mireille Ribière, Nantes, Éditions Joseph K, 2003, p. 48.
62 Chalon J., « Prix Renaudot : Georges Perec, l’homme sans qui “les choses” ne seraient pas ce qu’elles sont », Le Figaro littéraire, 25 novembre-1er décembre 1965, in Perec G., Entretiens et conférences, t. I, op. cit. p. 33.
63 Perec G., Le Condottière, Paris, Le Seuil, 2012, p. 124.
64 Bénabou M. et Marcenac B., « Le bonheur est un processus… on ne peut s’arrêter d’être heureux », Entretiens et conférences, t. II, op. cit., p. 49.
65 Perec G., Le Condottière, op. cit., p. 151.
66 Ibid., p. 157.
67 Perec G., Je suis né, Paris, Le Seuil, 1990, p. 14.
68 Perec G., Le Condottière, op. cit., p. 159.
69 Ibid., p. 162.
70 Ibid., p. 173.
71 Ibid., p. 183.
72 Ibid., p. 172.
73 Burgelin C., Préface in Le Condottière, op. cit, p. 17.
74 Royer J., « La vie est un livre », Le Devoir (Montréal), 2 juin 1979, in Perec G., Entretiens et conférences, t. II, op. cit., p. 78.
75 Clément C., « Georges Perec le bricoleur », Le Matin, 8 décembre 1978, in Perec G., Entretiens et conférences, t. I, op. cit., p. 264.
76 « Entretien avec Gabriel Simony », in Perec G., Entretiens et conférences, t. II, op. cit., p. 214.
77 Ghysen F., « Georges Perec, Le grand jeu », in Perec G., Entretiens et conférences, t. I, op. cit., p. 256.
78 Lejeune P., Le Pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1996, nouvelle édition augmentée, coll. « Essais », p. 14.
79 Semprun J., L’Écriture ou la vie, op. cit., p. 165.
80 Ibid., p. 217.
81 La devise servira de titre au roman de Georges Perec. Roland Barthes a utilisé cette devise latine de Descartes dans un article qu’il avait publié dans Critique à propos de Zazie dans le métro.
82 Perec G., Je suis né, op. cit., p. 9.
83 Ibid., p. 10-11.
84 Doubrovsky S., Fils, op. cit., p. 10.
85 Doubrovsky S., Un Homme de passage, op. cit., p. 442-444.
86 Burgelin C., « Pour l’autofiction », Autofiction(s), colloque de Cerisy 2008, in Grell I. et Roche R.-Y. (dir), Autofiction (s), colloque de Cerisy 2008, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 16. Dans cet article Claude Burgelin fait remarquer que « l’autofiction est née de l’Histoire ».
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