Écriture de soi et écriture des autres : W. G. Sebald ou le témoignage d’un monde disparu
p. 101-114
Texte intégral
1L’écrivain de langue allemande W. G. Sebald (1944-2001) a pratiqué l’autofiction de l’écriture des autres pour témoigner d’un monde aujourd’hui disparu, mais pourtant pas très ancien. La mise en fiction, à travers des personnages littéraires, de la vie de personnes ayant réellement existé et qui ont eu un rapport direct avec l’Holocauste et souvent une fin personnelle tragique, notamment par suicide, est un aspect récurrent de son œuvre. Celle-ci a atteint par sa qualité littéraire notamment, un sommet de la littérature allemande contemporaine. Faite d’emprunts de la vie de personnes décédées au moment de l’écriture de ses textes, son œuvre de semi-fiction est l’autofiction de la vie des autres, basée sur des tranches de vies de personnes disparues. Plus que l’invention, il pratique la reconstitution des autres.
2Sebald est l’écrivain allemand de la mémoire, y compris de la Shoah, celui qui a le plus questionné la notion de traces laissées par les nombreux disparus, notamment juifs, après la Seconde Guerre mondiale. Toute son œuvre est une collecte de souvenirs et de traces d’un monde disparu. Dans Les Anneaux de Saturne1, il décrit les restes de friches industrielles du XIXe siècle dans le Northfolk où il a effectué toute sa carrière professionnelle comme professeur de traductologie à l’université de Norwich. Promeneur infatigable sac au dos, photographe et grand collectionneur de photographies, il a recomposé des traces lacunaires et esthétiques de ce monde disparu, de ruines, où des objets affleurent encore ici et là dans un paysage désertique abandonné et vide d’habitants, de type lande désertique. Il peut s’agir d’anciennes maisons de maîtres ou de chevaliers d’industrie, des restes de bâtiments aux fastes décrépis ou des ruines bizarres. Ces restes parlent au promeneur qu’il est, et au lecteur qui est destinataire de ces témoignages. Sebald tente d’imaginer la vie passée dans ces endroits désertiques, qui parfois abritent encore des personnages aussi décalés que le sont les ruines qui les entourent, tels des anachronismes d’un temps disparu : personnages vivant en marge ou en dehors de la société, ils trouvent dans son œuvre une continuité et/ou un hommage à leur vie particulière ou excentrique, à leur destin tragique.
3Si les ruines et les objets d’un autre temps trouvent un intérêt à ses yeux, le centre de sa problématique est la Shoah et la disparition de millions de juifs en Europe Centrale. Issu d’une famille catholique, il porte le fardeau d’un père officier de la Wehrmacht2. Il appartient à cette génération d’après-guerre qui questionne ses ancêtres et il cultive la mélancolie que provoque chez lui le traumatisme de la guerre. Si les ruines constituent son champ de réflexion favori, l’écrivain de la mémoire et de la perte de la mémoire tente de sauver de l’oubli des personnages au destin particulier, qui l’ont marqué. Dans le recueil de récits Les Émigrants3, il recompose de manière fragmentaire le destin de quatre personnes qui sont toutes mortes, parfois depuis des décennies, dont certaines par suicide et il conforte ce témoignage par la présence de photographies des disparus.
Le Docteur Henry Selwyn
4Il s’agit du premier récit du volume qui en compte quatre, il dure environ trente pages et il se base sur des faits ayant eu lieu au début des années 1970. Le narrateur, comme l’auteur lui-même, qui prend un poste à Norwich, est à la recherche d’un logement à la campagne à Hingham. Il trouve à se loger dans la propriété de Prior’s Gate, une maison peu entretenue, entourée d’un jardin abandonné où poussent à chaque saison les légumes qui parviennent à s’imposer, mémoire d’un ancien potager majestueux. L’aspect décrépi et théâtral des lieux est un décor suranné et vide. Tout ici est antique : le lent retour à l’état sauvage du jardin jadis exemplaire, les meubles et commodités d’un autre temps, des habitants qui vivent hors du temps, l’ancien chirurgien aux Indes et étudiant de médecine à Cambridge que fut Selwyn autrefois, les vieux chevaux qu’il a sauvés des abattoirs, etc. Originaire de Lituanie et émigré en raison de la guerre, il a tenté de faire face à son destin en Angleterre, tout en gardant au fond de lui un étouffant mal du pays4. Il meurt par suicide, rongé par une lente dépression dont il n’arrive plus à sortir, hanté par les images de son passé qu’il n’arrive pas à surmonter. La dépression et la difficulté à vivre avec son passé est le point commun de tous les personnages de Sebald, dans cette œuvre, en particulier.
Paul Bereyter
5Le deuxième portrait reconstitué est celui de Paul Bereyter, l’ancien instituteur du narrateur, qui en décembre 1983, se suicide en se couchant sur la voie ferrée. Le narrateur tente de reconstituer le passé de Bereyter par des témoignages collectés (en menant une enquête auprès de témoins vivants) et fait aussi jouer son imagination :
Pourtant, comme je dus me l’avouer, ces tentatives de faire revivre le passé ne me rapprochaient pas de Paul, si ce n’est pour de fugitifs instants, en des débordements de sentiments qui me paraissaient blâmables et contre lesquels j’entreprends de retranscrire ce que je sais réellement et ce que j’ai pu apprendre de Paul Bereyter en menant mon enquête5.
6Le narrateur se remémore des souvenirs de classe primaire, après la guerre ; Bereyter est un instituteur musicien très atypique, qui transmet des savoirs non-inscrits au programme, dont des cours de français. Le narrateur, dans ses investigations, rencontre une amie de Paul qui vit en Suisse et elle lui montre des albums de photos de jadis :
Cet après-midi-là, je tournai et retournai les pages de l’album, d’avant en arrière, d’arrière en avant, et je n’ai depuis cessé de le refeuilleter, car à regarder les photographies qu’il renferme, il me semblait effectivement et il me semble encore aujourd’hui que les morts reviennent ou bien que nous sommes sur le point de nous fondre en eux6.
7Paul reçut en 1935, juste après avoir obtenu son certificat d’enseignement, une interdiction d’exercer selon les lois nazies. Il n’était qu’aux trois quarts aryen (son père demi-juif) et sa fiancée juive Helen fut déportée avec sa mère dans un des premiers convois depuis Vienne vers Theresienstadt. La mère de Paul fut interdite dans tous les magasins de la ville, car elle était mariée à un demi-juif. Les bribes de l’histoire reconstituée de la famille de Paul montrent le lent déclin vers la guerre et ses exactions, et l’impossibilité de Paul de reprendre pied dans la société après la guerre. Enrôlé dans la Wehrmacht sur le front de l’est, privé de ses deux parents morts avant la guerre, il souffre de dépression chronique et le jardinage (une activité qu’on retrouve souvent chez Sebald pour soigner les problèmes psychotiques) ne parvient qu’à peine à le calmer. Sa mort par suicide sur la voie ferrée, semble devenue la fin logique du parcours d’un personnage qui s’intéressait beaucoup aux trains, aux horaires et aux itinéraires7.
Ambros Adelwarth
8Ce troisième personnage bénéficie du plus long des quatre récits du recueil ; il s’agit de l’oncle du narrateur, qui fut domestique dans une riche famille américaine et valet d’un jeune mélancolique excentrique. Il a terminé sa vie volontairement dans un asile. On suit son périple, reconstitué depuis sa formation dans de grands hôtels en Suisse jusqu’à son installation sur la Côte est près de New York, où il entre au service d’une riche famille juive et doit s’occuper du fils maladif et dépressif Colom Solomon, excentrique et capable d’incartades perpétuelles8. Écumant les casinos et voyageant autour du monde, les deux globe-trotters et homosexuels décriés mènent la grande vie jusqu’au décès du fils Solomon. Adelwarth, qui reçoit de la famille Solomon une petite maison pour y vivre tranquillement, se retire finalement dans un asile d’aliénés pour y mourir dans un enfermement total, en acceptant des soins très cruels, comme on en prodiguait à l’époque avec force séances d’électrochocs. Une partie de son destin fragmentaire est reconstituée grâce à un journal de voyage, qu’on découvre dans le récit, en photo et selon le texte9.
Max Ferber
9Ferber est un peintre rencontré par Sebald lors de son passage à Manchester où il a donné des cours pendant trois ans. Son destin est reconstitué en partie et rendu en creux par le journal de sa mère alors jeune fille10. Issu d’une famille juive, dont le père était marchand d’art, Ferber fut dépressif très jeune et souffrit d’hallucinations, dues aux neuroleptiques qu’il prenait11. En 1939, il est transporté en avion en Angleterre, il ne reverra plus ses parents, déportés et décédés. Il rejoint près de Londres son oncle Léo, qui s’occupe de lui trouver une école. Il restera en Angleterre où il fera des études aux Beaux-Arts de Manchester, et où il passera ensuite sa vie. Il a emporté avec lui en Angleterre le non-dit familial sur le nazisme : on n’en parlait pas, pour ne pas s’inquiéter mutuellement, dit-il. Le récit dévoile les dépressions de ses parents et les suicides de membres de sa famille, qu’on a interprétés pudiquement comme des actes de sénilité. Il transporte et transpose cette chape de plomb dans ses œuvres d’art. La notoriété le rejoint tard, juste avant sa mort, il vit déjà dans un isolement total et finira ses jours dans une suite dans un grand hôtel à Manchester.
10Le point commun de tous les personnages de ces quatre récits, mais aussi de la plupart des personnages du monde littéraire de Sebald, est l’émigration forcée, leur origine juive ou partiellement juive, leur destin brisé, et le fait qu’ils ont eu du mal à reprendre pied dans la société, ou ne l’ont pas pu, souvent en raison d’une perte de filiation qui leur a occasionné des troubles psychologiques graves et irréversibles12. La perte du pays natal, de leur Heimat, a engendré pour certains une scolarité dans un pays anglophone et du coup également, la perte de la langue maternelle (qui n’était pas toujours l’allemand) au profit d’une langue imposée, l’anglais. Celle-ci devient dans le monde littéraire de Sebald, la langue de travail par excellence13. Pour certains personnages, le changement de nom se rajoute à la perte de repères familiers et familiaux, par exemple le personnage du Dr Henry Selwyn : à l’arrivée en Angleterre, son prénom lituanien Hersch devient Henry, son nom de famille Seweryn devient Selwyn14.
11Chacun d’eux vit dans une certaine pauvreté, ils n’ont quasiment plus de revenus, ayant rompu avec le monde réel et vivant en autarcie et en solitaire, tels des ermites. Les plantes et les animaux sont leurs seuls interlocuteurs. L’absence d’amour, de chaleur humaine et de contacts avec leurs semblables et leur grande solitude, parfois due à un isolement volontaire, fait de tous ces personnages des laissés pour compte et des parias. Les récits de Sebald montrent la fin de leur parcours de vie : Selwyn et l’instituteur Paul Bereyter, se suicident, l’oncle Ambros Adelwarth se laisse massacrer par le psychiatre dans l’institution pour aliénés où il a demandé à être interné, Max Ferber meurt d’épuisement, miné par la douleur d’un passé familial sans possibilité de résilience. Ces récits permettent la mise en évidence de souffrances qui marquent les personnages, souffrance qui les mène jusqu’au précipice final. Ils sont des marginaux, parfois vagabonds de la société, proches de la rupture, en situation limite, face au précipice de la fin de leur vie, en proie à des sentiments de vide et de vertige15. Les récits mettent en scène des personnages qui reviennent sur les lieux de leur enfance, ou tentent de le faire, qui essaient de reconstituer leur filiation perdue par un lien physique et kinesthésique avec les lieux aimés de leur enfance. Des personnages en route, soit physiquement, soit dans leur tête, en quête d’un passé qui a disparu sans laisser de traces – ils sont tous à la recherche de leur propre passé. À l’enquête menée par les personnages, se superpose celle du narrateur, dans un chassé-croisé de reconstitution de données biographiques lacunaires qui sont restituées dans un désordre qui confine à la découverte de souvenirs familiaux dans un grenier d’une maison à la campagne. Ce qui fait dire à certains critiques qu’une partie du champ sémantique de Sebald relève du domaine de la brocante.
12Chaque récit montre la reconstitution par le narrateur du destin d’un personnage et, dans certains cas, aussi de celui de la famille, père et mère, oncles et tantes. Parfois le personnage participe de cette reconstitution, mais il lui est impossible de renouer ses liens de filiation. Le ton du récit sur le mode de la confidence et du commentaire, confine à l’oralité, comme dans une situation de communication en vis-à-vis. Les personnages de Sebald sont des narrateurs témoins, l’écrivain propose à la mémoire de ces personnages une confession qui sera figée dans une œuvre artistique, leur permettant de transmettre leur témoignage à la postérité, dans le cadre d’un ajout à l’écriture de la Shoah, par des variations sur des destins particuliers.
13Les caractéristiques du style de Sebald font de ses textes des œuvres littéraires très atypiques. Les descriptions longues alternent ou sont entrecoupées de digressions, parfois commentées, digressions d’ordre familial, historiques et/ ou esthétiques. Les métaphores sont nombreuses, il fait parfois aussi appel à l’allégorisation. La narration est marquée par de nombreux changements de perspectives : de celle du narrateur à la première ou à la troisième personne, à celle du protagoniste, à la première ou à la troisième personne, puis des passages descriptifs neutres à la troisième personne – avec de nombreux allers et retours entre ces pôles. À ces va-et-vient de changements de voix se rajoutent des images, qui parsèment le texte et entrecoupent le récit, soit pour y apporter des précisions, soit des digressions. Les strates du récit sebaldien sont multiples et provoquent un effet de déstabilisation, qui est accentuée par une absence de chronologie, et parfois aussi par la perte de la notion de lieu par le biais d’une alternance entre plusieurs lieux rattachés à une voix donnée, et par des flashbacks. Cette déstabilisation est encadrée par l’enchâssement de récits au présent et au passé, par les témoignages des personnages annexes au personnage principal. Le tout provoque une sensation d’absence de fil conducteur et de plan, de fouillis naturel. On touche ici la notion de discontinu et de fragmentation de la représentation.
14Sebald intègre dans ses récits le Je du narrateur et son espace-temps, il y rajoute les Je extérieurs des personnages principaux ou secondaires à la première personne, en tant que fragments de destins – il opère une mise en abyme des voix – de manière particulière : le récit à la première personne du narrateur bascule soudain dans un récit à la première personne d’un personnage (par exemple Max Ferber), tout en gardant en arrière-plan (ou parfois par retour au premier plan) la voix du narrateur, toujours dans le mode narratif à la première personne. Dans le récit Max Ferber, il met ainsi trois voix en abyme, celle du narrateur, de Max et de sa mère (par le biais du journal de celle-ci tenu et restitué à la première personne – et que le narrateur s’approprie et fait sien –) il met ainsi également en abyme trois destins en les superposant et en mettant tantôt l’un, tantôt l’autre, au premier plan ; la polyphonie qui en découle mêle les voix dans de longues, voire très longues phrases fleuves, structurées de subordonnées incises les unes dans les autres. La mise en cascade des phrases et des voix donne un ton et un rythme louvoyant à une prose d’un type particulier :
J’ai présentement devant moi les feuilles rédigées par sa mère, que Ferber m’a confiées à Manchester ce matin-là, et je vais tenter de restituer en extraits ce que leur auteur, Luisa Lanzberg, de son nom de jeune fille, y a consigné de sa vie antérieure. […]16
Dans la maison d’en face, avec devant la place, qui se scinde en deux chemins divergents comme les vagues devant la proue d’un bateau, et derrière les premières pentes de la forêt de Windheim, lit-on dans les pages que j’ai sous les yeux, je suis née, j’ai grandi et j’ai vécu jusqu’à ma seizième année, avant qu’en janvier 1905 nous déménagions à Kissingen.
À présent, je me tiens à nouveau dans la pièce commune, écrit Luisa. J’ai franchi le vestibule […]17.
15Le récit vient de basculer à la première personne et continue avec cette voix. Chaque personnage peut ainsi parler de lui de manière subjective – quasi confidentielle – car chacun, de par la voix qui lui est accordée, crée son monde de repères et son espace-temps. Si bien que ces différents espaces et notions temporels se croisent, se superposent et se mélangent, créant à chaque Je qui prend la parole, un nouvel espace narratif, un nouveau niveau narratif, qui se rajoute aux précédents, dans un croisement et enchevêtrement compliqué, dont le lecteur fait les frais18. À cette polyphonie se rajoutent des fragments de journaux intimes de personnages principaux ou secondaires à la première personne19.
16Si le pronom Je marque les césures dans le texte et les points de passage, la modulation de leur fréquence engendre le rythme soutenu ou non de la narration. Celui-ci peut être soit monotone, car très lent et de longue durée pour la restitution du témoignage narré d’une voix donnée, soit saccadé, par passage rapide d’une voix à une autre, soit retenu, par des effets de suspense, soit très coulé comme le flux d’un cours d’eau, par les longues descriptions ou les répétitions, reprises et variations. Le passage d’un Je narratif à un autre permet la mise en mouvement ou le changement de rythme de la narration, tout en ménageant un flou lors du passage d’une voix à une autre – cette fragmentation de type pendulaire provoque un sentiment de balancier chez le lecteur, proche du vertige, souligné par l’auteur à travers le devenir de ses personnages ou de ses narrateurs. La prose polyphonique de Sebald est très marquée par cette plurivocalité ; à celle-ci se rajoutent la poésie de la langue, ses remarquables descriptions mélancoliques et esthétiques, sa très grande culture, dont tous les récits sont empreints, ne serait-ce que par les digressions sous forme de commentaires d’œuvres d’art. Le tout est soutenu par un vocabulaire précis et très nuancé, le choix des adjectifs est une performance chez lui.
17La prose narrative ainsi créée provoque une lecture aléatoire de par le rythme de l’alternance des voix, la profondeur des allusions historiques ou des descriptions : on est par ces allusions et la mise en abyme permanente, dans la petite histoire de la Shoah. Ce type de récit opère une manipulation du lecteur par les incessants changements de rythmes. Les plus lents permettent une assimilation de faits, souvent occasionnés par de longues descriptions. Les staccati et grandes accélérations préparent le lecteur à des découvertes importantes : des ruptures de destins, des aspects tragiques – véhiculés notamment par les confidences ou confessions des personnages. Ce jeu polyphonique et descriptif permet de modifier les niveaux de réalité auxquels le lecteur doit faire face, si bien que celui-ci se meut dans un espace littéraire fluctuant. Il a sans cesse l’impression d’être confronté à des fragments du passé, à des morceaux de puzzle de l’histoire récente de l’Europe, il assiste à l’interrogation du sujet sur lui-même et sur son écriture. Il la pratique ou la pense sur le mode de la rupture, de la recomposition, ou de l’entre-deux. Ces ruptures, recompositions et/ou fragmentations procèdent d’une écriture labyrinthique. Le va-et-vient entre les vues des différents personnages et du narrateur lui-même permettent au lecteur d’avoir une vue large, mais parcellaire de faits d’un passé récent, d’avoir accès à plusieurs facettes aux détails inattendus, qui restent cependant dans le domaine du subjectif : Sebald parvient à faire de la grande littérature avec du subjectif, de l’anecdotique et du témoignage rapporté. Ce qui, dans le domaine délicat et tragique de la Shoah, n’est pas rien. Le Je de la modernité, fait de failles, de ruptures et d’aliénation, est montré ici dans une dimension de perte et de quête vouée à l’échec. C’est la quête des personnages en route vers leurs lieux de mémoire qui est vouée à l’échec : dans une attitude de compulsion de répétition, ils cherchent à reconstituer leurs liens de filiation – en pure perte – Sebald ne fait pas appel au renoncement qui pourrait ouvrir une porte vers la résilience et la reconstruction. Si le flou et la fragmentation sont le fait de la narration et des voix, à ce procédé se rajoutent des descriptions de paysages dévastés.
18Ces chants de voix, qui ressuscitent un monde disparu et notamment des personnes, pour la plupart juives, décédées directement ou par des conséquences de la Shoah, sont relayés par des descriptions de paysages. Le franchissement de la limite par les personnages est attendu par le lecteur qui suit les divagations labyrinthiques du récit avec une sensation de vertige, qu’accentue la mélancolie qui se dégage aussi des paysages. En effet, la description des lieux montre toujours ceux-ci comme des endroits sinistrés, tristes et laissés à l’abandon, vides de présence humaine : c’est le cas de Manchester dans Max Ferber. Le narrateur décrit Manchester en 1966 :
Les dimanches, dans l’hôtel abandonné, j’étais en ce qui me concerne, envahi d’un tel sentiment de vacuité et d’inutilité que, pour me donner au moins l’illusion d’avoir un but, je me rendais en ville, marchant au hasard parmi les immeubles monumentaux du siècle dernier, complètement noircis par le passage du temps. […] Les bâtiments les plus colossaux […] paraissaient à ce point vides et délaissés qu’on aurait pu croire que tout ce qui vous entourait n’était qu’une architecture de façades ou un décor de théâtre dont la raison d’être restait énigmatique20. […]
Peu à peu, mes excursions dominicales me menèrent hors du centre, dans les arrondissements les plus proches, par exemple l’ancien quartier juif situé derrière la Victoria Station, autour de la prison en forme d’étoile de Strangeway. Cœur de la communauté juive de Manchester jusqu’au milieu de l’entre-deux-guerres, ce quartier avait été abandonné par ses habitants partis s’installer dans les banlieues et détruit depuis jusqu’aux fondations par l’administration municipale. Je ne trouvai qu’une rangée de maisons encore debout, hantées par le vent qui s’engouffrait par les portes et les fenêtres défoncées, et pour toute trace d’une ancienne présence en ces lieux, la plaque encore à peine lisible d’un cabinet d’avocats aux noms, qui me parurent presque légendaires, de Glickmann, Grunwald et Gottgetreu21.
19Ces paysages délabrés et déserts peuvent être des friches industrielles, comme les quartiers de certaines villes en Angleterre ou dans d’autres pays industrialisés, d’anciennes maisons de maîtres qui sont dans le même état d’abandon que la région sinistrée dans laquelle elles sont situées, fastes d’un passé glorieux disparu. Les paysages sont aussi ceux ravagés par la Seconde Guerre mondiale, des descriptions de camps de concentration, des bâtiments témoins d’une violence et de souffrances passées, qui cristallisent en eux les exactions d’une humanité déboussolée. Les bâtiments en question sont moisis, délabrés, ouverts à tous vents, ils portent encore en eux des objets surannés, témoins par leur présence, d’un monde disparu et oublié – anachronismes qui soulignent des détails oubliés, et qui offrent ainsi un point d’ancrage figuratif pour la mémoire collective.
20Ces descriptions d’un monde chaotique, peuplé d’objets anciens et de ruines, créent une architectonique d’une forme très particulière. Elles contribuent à montrer que l’esthétique de Sebald22 est une esthétique de la mémoire et des ruines, elles se basent aussi sur un choix d’allusions historiques d’un passé proche, qui se situe entre la fin du XIXe siècle et la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Les descriptions de faits qui se passent dans la nature ou celles touchant des objets, des faits et des événements historiques dramatiques, se mélangent à la polyphonie narrative et sont complétées par l’insertion d’images dans le texte, qui complètent ou déstabilisent le texte qui les accueille23. Si cette technique de composition en patchwork visuel permet au lecteur une intériorisation des faits et commentaires lus plus haut, elle permet aussi de suspendre le temps du récit en donnant à la narration un autre tempo ; ou si l’on veut, cette technique permet de moduler le tempo et de manipuler le lecteur. Cette composition en patchwork de type ethnographique et muséologique est la marque de fabrique de cet écrivain, qui fait de son œuvre un travail esthétique inclassable dans la littérature de la mémoire de la fin du XXe siècle24.
21Le rythme des récits du recueil Les Émigrants, qui commence par une promenade physique comme activité des personnages et du narrateur, se transforme au fur et à mesure des digressions amenées dans le cours du récit, en une déambulation dans un labyrinthe, provoquée par les incessants changements de perspectives de narration et de lieu (qui amènent à un passage et à une progression dans un nouveau lieu). À ces promenades et déambulations s’ajoutent les voyages en train et autres haltes dans des gares : les récits de Sebald ont notamment comme marque de fabrique des descriptions de halls de gares et de leurs coupoles en verre (cette caractéristique est très forte dans le roman Austerlitz).
22Le but de ce type de narration est de mettre en évidence des traces de souffrance, par le soupçon du lecteur de ce qui est indicible et de l’ordre du non-dit ; Sebald, par ces procédés, approche ce non-dit et cet indicible. Lorsqu’il permet aux personnages de dire leur mal-être, parfois tout à la fin de leur parcours (par exemple Max Ferber) ou qu’il permet la découverte par un tiers, de la souffrance de la personne déjà décédée (tel Paul Bereyter, l’instituteur), il permet au lecteur de vivre directement l’indicible par les propos dépressifs, traumatiques, désespérés, et autodestructeurs qui sont rendus. Cette construction de type postmoderne a abandonné les concepts de base de la narration que sont le temps, le lieu et surtout le sujet, au profit d’un collage spécifique. Cette méthode n’illustre pas la mort du sujet, mais sa présentation de manière déconstruite dans un but de recomposition, de manière subjective, par des témoignages et des journaux, des matériaux littéraires et stylistiques qui sont, en partie, issus tout droit de la boîte à outils de l’autofiction depuis les années 1970. Cette méthode a permis de dépasser le structuralisme et sa déconstruction, au profit d’une recomposition subjective des personnages et des faits, dans un but de conservation de la petite mémoire qui se rajoute à celle de la grande histoire.
23Le système de mise en relation d’allusions historiques et esthétiques, provenant de l’histoire de l’art, donne à ces récits une dimension métaphysique, leur évitant l’écueil de ce qu’on appelle en allemand le Klatsch, qui correspond tout à la fois au bavardage, au colportage d’anecdote et au témoignage de rue. Le système de mise en relation de faits et de propos rapportés à un contexte historique (microhistoire) et/ou esthétique (commentaires sur des œuvres d’art ou d’architecture) donne ainsi à cet amalgame de faits-propos rapportés une dimension intemporelle. Le réseau d’allusions et de commentaires met en place un hypertexte très dense, qui permet une lecture à plusieurs niveaux, pas seulement en raison de la polyphonie narrative. Ce type de montage que certains critiques ont qualifié de bricolage dans le sens de Claude Lévi-Strauss, de composition de type patchwork faisant appel à des éléments et objets sortis des greniers de la mémoire humaine, relève de la collecte du vide-grenier, du marché aux puces, de la brocante.
24Sebald s’érige ainsi en chasseur de fantômes, en mettant en scène des personnages en fin de trajectoire et/ou qui ont quitté leur trajectoire. Le récit qui permet la restitution partielle de cette trajectoire, permet aussi au défunt de revivre, tel un fantôme positif et un témoin du passé, à travers la mémoire du lecteur, en tout cas par le biais de celui qui a enquêté sur son destin et sa disparition. Sebald pratique la culture de la mémoire, ses récits projettent sur le champ dévasté de l’Histoire européenne l’ombre de ses destructions. Son œuvre, à la forme hybride, se situe à mi-chemin entre la fiction, le document et le témoignage historiques, l’essai, l’enquête, le journal de voyage ; à cette composition polyphonique se rajoute, de manière visuelle, la présence inattendue de photographies insérées dans le corps du texte, pour légitimer les scénarios de vie dramatiques. On peut qualifier globalement son style de prose narrative, où le réalisme cohabite avec la mélancolie. Ce style s’inscrit dans l’héritage de la fiction romanesque allemande du XIXe siècle (on pense notamment à Adalbert Stifter ou à Theodor Storm). Sa réflexion sur le sens de l’Histoire humaine souligne l’irrépressible barbarie et le besoin constant de destruction de l’humanité. Son univers littéraire est triste, sombre et très pessimiste, complètement désenchanté mais très élégiaque. Les lieux sont marqués par un grand silence et une absence de vivant, le monde selon Sebald est une énigme et un mystère où alternent déconstruction et reconstruction, dans une poétique de la survivance.
25Le point central de l’œuvre de Sebald est la douleur d’un personnage disparu, son but est le rendu et la reconstruction de cette douleur. Il tente de recomposer, de reconstruire la perte d’identité qui a occasionné sa douleur de vivre : il restitue un sujet en morceaux et recomposé, il le montre de manière subjective et personnalisée. Le sujet est reconstruit à partir du point d’ancrage de sa souffrance, de son mal-être, sorti de son passé et de l’oubli par un processus d’esthétisation de strates et de tranches de sa vie, significatives pour l’écrivain de la mémoire qu’était Sebald – cette reconstruction de l’identité laisse apparaître dans le présent du début du XXIe siècle des fantômes du passé. Dans sa conception de la mémoire et de la perte de mémoire, le concept de survivance (ce qui subsiste d’une chose disparue) prévaut, mais Sebald n’y laisse pas de place pour la résilience. S’il fait de la littérature avec du subjectif et du témoignage rapporté, son bricolage à partir de faits du passé, souligne les aspects composites de la reconstruction d’une personne à travers un personnage littéraire, la restitution de fragments d’une vie humaine disparue. Sa communication se base sur du réel inauthentique et de l’imaginaire authentique25. Sebald se veut narrateur et témoin, pratiquant la muséologisation des lieux de Mémoire dans une démarche de bricolage ethnologique. Il sous-tend, par son esthétique des ruines, notamment la thèse de Georg Simmel26 selon laquelle les ruines représentent la présence du passé dans le présent et il illustre à sa manière un sentiment de la dette ; il paie cette dette en rendant hommage à ce passé par l’évocation de ces ruines et la prise de parole littéraire de ces disparus. L’écriture de Sebald est un aller-retour ou un tissage entre art et écriture de soi.
26La composition fictionnelle d’un passé proche et vécu, agrémenté de profondes réflexions culturelles et historiques, crée une œuvre de composition postmoderne où le montage en patchwork de souvenirs et de personnes disparues rappelle une exposition d’objets anciens hétéroclites, faisant penser à un marché de brocante ou d’antiquités. Une composition et un style particuliers font de cette écriture inclassable un haut lieu de l’art littéraire allemand à l’aube du XXIe siècle, pour un écrivain qui a vécu en marge du système universitaire et littéraire, auxquels il ne croyait plus. Il est mort en ne supportant plus l’Allemagne, tout en étant profondément attaché à sa langue maternelle, dans laquelle il a écrit toute son œuvre. Il est mort en exil intérieur, loin de sa terre natale, en émigrant de lui-même.
Notes de bas de page
1 Sebald W. G., Les Anneaux de Saturne (Die Ringe des Saturn, 1995), trad. Bernard Kreiss, Arles, Actes Sud, 1999.
2 Selon les informations dont nous disposons, le père de Sebald n’était pas nazi, ni personne dans sa famille. Après la guerre son père, très silencieux, ne parlait pas des événements passés. Sebald ne pouvait plus vivre en Allemagne et ne supportait pas ce lourd passé et le silence de son père. Au cours de ses études, il eut l’occasion de s’installer en Angleterre.
3 Sebald W. G., Les Émigrants (Die Ausgewanderten, 1992), trad. Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 1999.
4 Ibid., p. 27-28.
5 Ibid., p. 40.
6 Ibid., p. 58. Cette remarque vaut pour le travail de recomposition biographique et testimonial qu’entreprend le narrateur ici et Sebald dans toute son œuvre.
7 On retrouve cette caractéristique chez le personnage éponyme du roman Austerlitz (2001), trad. Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2002.
8 Voir Les Émigrants, op. cit., p. 105.
9 À partir de la p. 150.
10 Voir le journal de Luisa Ferber, p. 226 sq.
11 Voir p. 205 sq.
12 Sur la perte de filiation, voir aussi Battiston R., « La rupture comme seuil. Autour de W. G. Sebald », in Collani T. et Schnyder P. (dir.), Seuils et Rites. Littérature et culture, Paris, Orizons, 2009, p. 193-205 et aussi Battiston R., « Perte du foyer et de l’identité. Le déracinement dans Austerlitz de W. G. Sebald », inLysøe É. (dir.), Signes de feu, Paris, Orizons, 2009, p. 173-182.
13 Voir dans le roman Austerlitz le personnage Jacques Austerlitz qui illustre l’utilisation de la langue anglaise comme langue de travail, ce qui n’est pas sans lui poser des problèmes.
14 Dans le roman Austerlitz le personnage Jacques Austerlitz a subi la même chose, on l’a dépossédé de son prénom et de son nom, et il fut ainsi coupé pour longtemps de ses racines familiales tchèques ; il mettra des décennies, par un jeu de piste compliqué, à reconstituer son panorama familial.
15 Cf. le roman éponyme, Vertiges (Schwindel, Gefühle, 1990), traduction Patrick Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2001.
16 Sebald W. G., Les Émigrants, op. cit. p. 226-227.
17 Ibid., p. 228. Il est ici difficile de définir la voix qui parle, des voix d’outre-tombe se mélangent. La polyphonie narrative faite d’intermittences, de présence et d’absence du « Je » narratif, qui disparaît par moments pour laisser le récit factuel se dérouler, se place dans l’optique de celle décrite par Bakhtine dans La Poétique de Dostoïevski, Paris, Le Seuil, 1970.
18 Cf. Zimmermann B., Narrative Rythmen der Erzählstimme. Poetologische Modullierungen bei W. G. Sebald, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2012, p. 141-146.
19 On se référera aux travaux d’Henri Meschonnic sur la critique du rythme, le rapport entre langage, histoire et société, cf. notamment : Meschonnic H., Critique de la théorie critique, Langage et Histoire, Presses universitaires de Vincennes, 1985 et aussi La Pensée dans la langue, Humboldt et après, Presses universitaires de Vincennes, 1995 et surtout Critique du rythme, Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1990.
20 Sebald W. G., Les Émigrants, op. cit., p. 184.
21 Ibid., 185.
22 Cf. les travaux du philosophe Martin Seel sur la présence esthétique et phénoménale dans Aesthetik des Erscheinens, München, Hanser Verlag, 2000.
23 Cf. Battiston R., Lectures de l’identité narrative. Max Frisch, Ingeborg Bachmann, Marlen Haushofer, W. G. Sebald, Paris, Orizons, 2009, chapitre IV : « Le monde d’hier de Winfried Georg Sebald », p. 159-213.
24 À propos du travail de mémoire et d’écriture ou de réécriture de l’Histoire, voir le concept de contre-histoire d’Adorno et Benjamin. Il s’agit d’une conception de l’Histoire qui axe sa perspective sur celle des victimes, ce qui est à la base du concept d’histoire de Sebald (cf. Seitz S., Geschichte als « bricolage » : W. G. Sebald und die Poetik des Bastelns, Göttingen, V & R Unipress, 2011). On trouve notamment chez Sebald l’intérêt pour le détail d’Adorno et il emprunte à Benjamin l’écriture de l’Histoire comme projet éthique. Pour Benjamin, écrire l’Histoire, c’est changer l’histoire, faire remonter le passé dans le présent, le réactualiser. Sebald inscrit sa manière de réécrire l’Histoire dans la conception matérialiste de l’historiographie benjaminienne, par le travail avec les objets, le déchiffrement de l’Histoire par l’espace, sa manie de la collection, de la classification et du rangement des preuves historiques. Cf. notamment Adorno T. et Horckheimer M., Dialektik der Aufklärung, philosophische Fragmente, Amsterdam, Querido Verlag, 1947 et Benjamin W., Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit : drei Studien zur Kunstsoziologie, Frankfurt a. Main, Suhrkamp Verlag, 1969.
25 Zimmermann B., Narrative Rythmen der Erzählstimme. Poetologische Modullierungen bei W. G. Sebald, op. cit., p. 237.
26 Cf. G. Simmel, Die Probleme der Geschichtsphilosophie, Leipzig, Verlag von Dunckler und Humblot, 1892.
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