L’invention de soi après une crise : le journal de deuil
p. 91-100
Texte intégral
1Pourquoi le journal de deuil ? S’il est une crise majeure dans une vie, c’est sans doute l’épreuve cruciale du deuil : « la mort de l’autre, non seulement mais surtout si on l’aime, n’annonce pas une absence, une disparition, la fin de telle ou telle vie, à savoir de la possibilité pour un monde (toujours unique) d’apparaître à tel vivant. La mort déclare chaque fois la fin du monde en totalité, la fin de tout monde possible, et chaque fois la fin du monde comme totalité unique, donc irremplaçable et donc infinie1. » Quel rôle peut jouer l’écriture diaristique lors de la commotion suscitée par un deuil ? Le journal de deuil permettrait-il sinon l’invention de soi de moins la reconstruction ou la sauvegarde de soi ?
2Il est nécessaire de replacer l’écriture du journal de deuil dans son contexte historique. Il y a une historicité du deuil comme l’a bien montré Philippe Ariès : l’attitude devant la mort n’est ni immobile ni achronique. À partir de la fin du XVIIIe siècle s’amorce un changement dans les mentalités et les sensibilités, qui se cristallise lors du romantisme : dès lors le deuil est hystérisé et hyperbolisé, et ses manifestations sont ostensibles. « Cette exagération du deuil au XIXe siècle a bien une signification. Elle veut dire que les survivants acceptent plus difficilement qu’autrefois la mort de l’autre. La mort redoutée n’est donc pas la mort de soi, mais la mort de l’autre, la mort de toi2. » La monstration du deuil, caractéristique de l’âge romantique, laissera place au XXe siècle et surtout dans sa deuxième moitié à ce qu’Ariès appelle « la mort interdite » : les manifestations ostensibles du deuil dérangent, la mort est désormais taboue. Le deuil, de social et collectif, est devenu privé, individuel et doit cantonner son expression à l’intimité. Le mouvement de fond qui nous porte du début du XIXe siècle à aujourd’hui est donc celui d’une intériorisation croissante du deuil de moins en moins ritualisé et socialisé.
Au deuil intériorisé, il n’y a guère de signes. C’est l’accomplissement de l’intériorité absolue. Toutes les sociétés sages, cependant, ont prescrit et codifié l’extériorisation du deuil. Malaise de la nôtre en ce qu’elle nie le deuil3.
3En 1917, Freud publie un article appelé à faire date, « Deuil et mélancolie » : il y introduit la notion de « travail de deuil ». Le deuil ne va pas de soi. Du temps sera nécessaire pour que le moi puisse libérer sa libido de l’objet perdu, processus quasiment cathartique et initiatique qui doit conduire le moi à accepter la perte et le verdict de la réalité pour pouvoir se sauvegarder. Dans un temps où les rituels de deuil s’écourtent et s’effacent, le « travail de deuil » est épreuve singulière et solitaire. Si la scène publique se montre vite importunée par des cris et des larmes qui par trop se prolongeraient, la scène privée, voire intime, de l’écriture peut accueillir le travail de deuil. C’est ce qu’observe Barthes :
Ce n’est pas de solitude que j’ai besoin, c’est d’anonymat (de travail). Je transforme « Travail » au sens analytique (Travail du Deuil, du Rêve) en « Travail » réel – d’écriture.
4car :
le « Travail » par lequel (dit-on) on sort des grandes crises (amour, deuil) ne doit pas être liquidé hâtivement ; pour moi il n’est accompli que dans et par l’écriture4.
5Il est intéressant de considérer l’expression du deuil de 1800 à nos jours et de s’interroger sur une éventuelle corrélation entre le traitement du deuil dans le journal et l’évolution des mentalités et sensibilités. Il est manifeste que son traitement est divers.
6Premier cas : un diariste est frappé par un deuil. Le journal qu’il tenait va en porter la trace ou les traces car elles peuvent être diverses. La trace peut être une expression en négatif par l’irruption du silence du journal dont la béance marque la blessure et l’ébranlement affectifs. Madeleine Gide meurt le 17 avril 1938. Gide interrompt son journal. Il n’y a pas d’entrée entre le 10 avril et le 21 août. Quand il le reprend, il commence un petit carnet gris :
Me trouvant complètement seul et sans presque aucun travail à faire, je me décide à commencer ce carnet que, depuis quelques mois, j’emportais avec moi d’étape en étape, dans le désir d’y écrire tout autre chose que ce que voici ; mais depuis qu’Em. m’a quitté j’ai perdu goût à la vie et partant, cesse de tenir un journal qui n’aurait plus pu refléter que désarroi, détresse et désespoir. […] Depuis qu’elle n’est plus, je n’ai fait que semblant de vivre, sans plus prendre intérêt à rien ni à moi-même, sans appétit, sans goût, ni curiosité, ni désir, et dans un univers désenchanté ; sans plus d’espoir que d’en sortir5.
7Chez d’autres diaristes, la trace est plus spectaculaire : irruption dans le journal du cri comme chez Catherine Pozzi, exposition pathétique et répétitive des tourments du deuil comme chez Eugénie de Guérin. Le jour même où Catherine Pozzi apprend la mort de sa mère, elle couche dans son journal, en immenses caractères qui couvrent la page, le texte suivant :
Ma maman.
Ô mon adoration, la première tout enfant, la dernière toute perdue. À présent, nous ne nous quitterons plus. À présent, je t’ai tout entière, à présent, tu ne me quitteras plus. À présent, nous sommes un seul ensemble. À présent, je ne te partage plus6…
8Second cas : le deuil suscite le besoin d’écrire et entraîne la tenue d’un journal, centré sur la disparition de l’être aimé, journal le plus souvent circonscrit dans le temps (quelques semaines, quelques mois, un an…). L’on ne peut manquer d’observer que le journal de deuil suscité par le deuil, monothématique en quelque sorte, semble plus fréquent à partir du XXe siècle qu’auparavant. Une hypothèse à vérifier serait la suivante : parce que l’épanchement lié au deuil trouve de plus en plus difficilement un vecteur social pour s’exprimer, le recours à une écriture articulée sur le calendrier, de même que le travail de deuil s’inscrit dans une durée, s’impose. Une publication possible du journal de deuil permettra même de ramener le deuil dans la sphère du social et du collectif : rendu public par l’écriture intime, il pourra de nouveau se faire entendre. Au-delà du journal de deuil, la deuxième moitié du XXe siècle voit même la publication de ce qu’on pourrait appeler des journaux de pré-deuil, des journaux qui disent le naufrage physique et/ou psychique de l’être aimé, où le diariste accompagnant le mourant dans ses derniers mois d’existence, trouve dans l’écriture une expression nécessaire : l’on peut à cet égard penser à La Dépossession, Journal de Ligenère (Gallimard, 1973) de Jacques Borel ou à Je ne suis pas sortie de ma nuit (Gallimard, 1997) d’Annie Ernaux. En accompagnant par l’écriture le mourant ou le malade, c’est lui-même que le diariste accompagne, anticipant le changement que va susciter dans son existence la perte d’un proche. Ce qui est remarquable dans nos dernières décennies, ce n’est pas tant que ces journaux s’écrivent mais qu’ils se publient telles des unités monothématiques. La mort et ce qui y mène, volontiers chassés de l’espace public, quand il ne s’agit pas de la mort spectaculaire des faits divers, reviennent dans l’espace publié par le biais du journal personnel.
9Encore resterait-il à explorer ce qu’il en est dans les blogs : quelle place y tiennent la mort et le deuil ? Le blog revêt un statut hybride, entre écriture personnelle, voire intime, et écriture publique. Une trop rapide exploration du continent des blogueurs montre que le deuil y trouve sa place, et l’on retrouve dans la blogosphère ce que l’on a constaté dans les journaux personnels traditionnels : il est des blogs généralistes où le deuil est présent mais côtoie d’autres sujets. Il est des blogs centrés sur l’épreuve du deuil. L’on peut ainsi penser à une communauté de plus d’une dizaine de blogs sur overblog, tous consacrés au deuil périnatal. Il est également des blogs suscités par le deuil d’un(e) conjoint(e) : il en va ainsi du beau et poignant blog de Veuve Tarquine, entrepris quelque mois après le décès de son compagnon7. La première entrée est illustrée par un gros plan photographique sur les dates de naissance et du mort du disparu (1964-2003) et se termine par cette exclamation, faussement désinvolte : « Décidément être veuve en étant trentenaire est par trop précaire ! » Le blog de 2004 jusqu’à aujourd’hui, qui est loin d’être dénué d’humour, pourrait presque s’intituler l’accompagnement, accompagnement d’une souffrance qui change au fil du temps, accompagnement des résurgences aiguës de la douleur du manque. Toutes les entrées, qui présentent un rapport avec le deuil, sont rassemblées par la diariste dans la catégorie « Chagrine Tarquine » comme s’il fallait par un classement rétrospectif circonscrire clairement cette zone d’une écriture à haut risque. Si le journal traditionnel de deuil adopte souvent une forme adressée, il en va de même de certains blogs qui désignent le disparu à la deuxième personne. Mais le blogueur s’adresse également à son lecteur sur la toile, qu’il fait témoin de la détresse dans laquelle il se débat. Il a besoin non seulement d’une adresse virtuelle mais d’un regard extratextuel immédiat pour se recomposer, pour progresser dans ce qu’une blogueuse appelle le « Journal de la reconstruction et de l’espoir8 ».
10Resterait à s’interroger sur la forme et la signification du journal de deuil. En quoi le journal de deuil peut-il constituer une relique ? Y a-t-il une rhétorique de l’écriture du journal de deuil, une manière de matrice énonciative et stylistique qui rendrait plus facilement dicible la souffrance qui dévaste l’endeuillé et met à mal son identité ?
11L’écriture peut être entendue comme une manifestation du deuil, un des vecteurs du « processus intrapsychique, consécutif à la perte d’un objet d’attachement et par lequel le sujet réussit progressivement à se détacher de celui-ci9. » L’écriture diaristique est une écriture calendaire, inséparable du temps pris dans son enchaînement, sa succession et sa durée dont on sait qu’elle est une composante nécessaire au deuil. Par ailleurs le travail du deuil a une dimension ambivalente. Faire son deuil, c’est accepter la perte tout en gardant la mémoire vive du disparu, accepter sans effacer, ne pas être interdit de vivre par l’obsession du disparu sans pour autant l’oublier. L’écriture, comme lieu symbolique, permet de « maintenir vivant comme objet perdu10 » le disparu. Le journal intime peut être un lieu où accomplir la reconnaissance et la conversion de la perte, processus parfois manifesté par le glissement grammatical de la deuxième à la troisième personne pour désigner le défunt. « Si, comme le suggère Freud, le travail de deuil doit conduire le Moi, au terme d’une rébellion, à accepter le rigoureux verdict de la réalité, la relique prend sens dans le désir de conserver quelque chose de ce dont on se sépare sans, pour autant, devoir renoncer à s’en séparer11. » Le journal serait écriture-relique participant au processus de symbolisation de la mort. La relique atteste de la disparition tout en préservant une survivance symbolique. Il est des diaristes pour pousser loin la dimension de relique du journal. Il en va ainsi de Catherine Pozzi qui perd sa mère en mars 1932. Le journal expose la souffrance de l’endeuillée : « Par instants, il me semble que tout cela va se défaire, que ce ne sera pas arrivé, qu’on s’apercevra qu’elle n’est pas morte […] que non, que cela ne compte plus, qu’il y a une erreur… Mais ils se sont précipités à déclarer qu’elle était morte, morte, MORTE : ils l’ont tuée en l’assurant12. » Quelques semaines plus tard, la diariste retrouve dans son propre porte-monnaie un échantillon d’une robe de sa mère qu’elle avait pris pour lui trouver un chandail accordé. « Voici les quelques centimètres de laine violette : c’est tout ce qui reste à embrasser13. » L’échantillon est glissé entre les pages.
12Tombeau, élégie, oraison funèbre sont autant de dispositifs génériques où peut se littérariser l’expression du deuil. Le journal est-il foncièrement différent de ces genres fortement codés, l’expression du deuil laisse-t-elle sa part belle à l’idiosyncrasie du diariste ou peut-on mettre à jour une poétique propre au journal de deuil, voire une unité formelle qui rapprocherait l’ensemble de ces journaux ? Outre la couleur pathétique dominée par la négation déchirante « ne… plus » qui signe l’interruption du temps14, un trait énonciatif est fréquent. Le journal de deuil se fait journal adressé, et le disparu est interpellé à la seconde personne :
Ta mort me défait avant de me recomposer autrement. C’est aussi exténuant qu’un amour et c’en est un, mais intouchable par trop de pureté15. Mon amour il faut que je t’écrive. Je t’ai cherchée dans tout notre beau jardin que nous avons tant aimé ensemble. Je ne t’ai pas retrouvée. Où es-tu, mon amour ? Je sentais si fort ta présence, que tu étais en moi, j’étais bien confiant dans ma capacité de supporter que tu ne fus plus visible, et puis cette tenue dont je disais qu’elle répondait bien à ce que tu avais attendu de moi, cette tenue s’effondre16.
13Il en va ainsi du journal de Marie Curie17 qui comporte huit entrées : 30 avril 1906, 1er mai 1906, 7 mai 1906, 11 mai 1906, 14 mai 1906, 10 juin 1906, 6 novembre 1906, avril 1907. Les premières entrées se présentent véritablement comme des lettres adressées au défunt : « Cher Pierre que je ne reverrai plus ici, je veux te parler dans le silence de ce laboratoire, où je ne pensais pas avoir à vivre sans toi. Et d’abord je veux me souvenir des derniers jours que nous avons vécus ensemble » (30 avril 1906). Suit alors un memorandum, dressé en dépit des défaillances de la mémoire (« Oh ! comme je me souviens mal, les détails m’échappent »), des dernières journées vécues ensemble, manière de compte à rebours rétrospectif, et des dernières paroles échangées lors du départ de Pierre pour son laboratoire : « Tu sortais, tu étais pressé, je m’occupais des enfants, tu es parti, me demandant d’en bas si j’allais au laboratoire. Je t’ai répondu que je n’en savais rien et je t’ai prié de ne pas me tourmenter. Et c’est là-dessus que tu es parti, et la dernière phrase que je t’ai adressée n’a pas été une phrase d’amour et de tendresse. Et je ne t’ai revu que mort » (30 avril 1906). Au fil du journal, la troisième personne va apparaître, évolution grammaticale révélatrice du travail du deuil et de l’acceptation – même si cette dernière est pleine de désolation – de l’absence : « Voici une année. Je vis, pour ses enfants, pour son vieux père. La douleur est sourde, mais toujours vivante. Le fardeau est lourd sur mes épaules. Combien il sera doux de s’endormir pour ne plus se réveiller ? Que mes pauvres chéries sont jeunes ! Que je me sens lasse ! Aurai-je encore le courage d’écrire ? » (avril 1907). L’on peut penser à un autre exemple de journal de deuil où la seconde personne est omniprésente, celui de Madeleine Rondeaux, future épouse d’André Gide. Le journal de Madeleine Rondeaux se compose de deux carnets et couvre 304 pages d’écriture ; il est tenu irrégulièrement du 12 janvier 1891 au 3 juillet 189218. Le journal est étroitement lié à la figure paternelle, Émile Rondeaux, disparu quelques mois auparavant, et à Dieu, auquel la diariste s’adresse souvent. Au deuil douloureux du mort s’ajoutent une autre affliction et une autre séparation à endurer : celle d’avec son cousin André, entraînée par le projet de mariage dont il lui a fait part le 8 janvier 1891. La diariste rassemble les arguments qui conduisent à une résolution de séparation :
Ô André, il faut nous séparer devant l’implacable logique de cette alternative : ou songer à une folie qui assurerait notre malheur à tous deux, ou ne rien changer à notre situation actuelle et avoir contre soi la réprobation des parents, le blâme du monde, et même ton propre blâme, les difficultés de l’avenir, et le malaise de ma conscience. Il faut nous séparer19.
14Aussi le journal se fait-il écriture de résistance. La diariste va tenter de trouver le courage de renoncer à André dans la conjonction du souvenir de son père (« Mais je ne veux plus parler de toi. […] Cher Papa, je reviens à toi. Rendsmoi20 ») et de l’appel à Dieu. Rien d’étonnant dans ces circonstances que ce journal constitue un modèle de journal adressé : adresse au père que l’on interpelle sur le papier faute de pouvoir le faire dans la parole vivante, adresse à André, l’allocutaire désormais interdit des lettres qu’on n’écrit plus ou qu’on n’envoie plus, adresse à Dieu, seul secours dans cette situation de désarroi et de crise.
15Autre trait à la fois thématique et poétique du journal de deuil : l’acuité douloureuse de la notation du temps. La mort a ouvert une béance entre l’avant et le maintenant, entre un passé, sinon heureux du moins indolore, et un présent statique où se fige la souffrance. Cette scission du temps s’accompagne d’une perte d’intérêt pour le monde extérieur présent. Ainsi le journal d’Eugénie de Guérin est scindé par le deuil, et les six derniers cahiers ont une tonalité différente des dix premiers. Pour l’observatrice très fine qu’est Eugénie, le monde, d’un coup, s’est désenchanté et l’espace n’émeut plus ses sens :
Il fut un temps où je décrivais avec charme les moindres petites choses. Quatre pas dehors, une course au soleil à travers champs ou dans les bois me laissait beaucoup à dire. Est-ce parce que je disais à Lui, et que le cœur fournit abondamment ? Je ne sais, mais n’ayant plus le plaisir de lui faire plaisir, ce que je vois n’offre pas l’intérêt que j’y trouvais jadis. Cependant rien au dehors n’est changé, c’est donc moi au-dedans. Tout me devient d’une même couleur triste, toutes mes pensées tournent à la mort. Ni envie, ni pouvoir d’écrire21.
16Si sa perception du « dehors » est comme anesthésiée, Eugénie est, en revanche, saisie d’une véritable fièvre commémorative : l’espace ne résonne plus à ses sens mais le temps résonne douloureusement à son cœur. Durant les mois où il survit à la mort de Maurice, le journal est tenté de se faire litanie des quantièmes : il continue à exister pour inscrire des dates chargées d’émotion, des dates-anniversaires douloureuses qui rappellent le défunt et qu’Eugénie veut écrire chaque fois qu’elles reviendront. Les dates-clés du journal d’Eugénie sont désormais chaque 19 du mois, quantième de la mort de Maurice, le 8 juillet, date de son arrivée au Cayla avec son frère pour le dernier séjour qu’y fit celui-ci avant sa mort, le 4 août, anniversaire de la naissance de Maurice, le 15 novembre, jour de son mariage avec Caroline et le jour des Morts :
15. – Mon Dieu, mon Dieu, quel jour ! le jour de son mariage. À pareille heure, un an passé, nous étions à l’Abbaye-aux-Bois, lui, vous, moi, moi à côté de lui. Je viens d’une église aussi, et d’auprès de lui, sur sa tombe22. 15. – À l’heure qu’il est, nous partions pour l’église de l’Abbaye-aux-Bois, pour la bénédiction de leur mariage. Il y a deux ans de cela, de ce jour toujours dans mon cœur. Mon Dieu ! Oui, Dieu seul connaît ce qui se passe en moi à ce souvenir ; autant j’avais mis de joie à cette époque, autant m’en vient de douleur, et davantage. Tout se change en deuil depuis23.
17Le journal se fait essentiellement remémoration, et ce trait est commun à maints journaux de deuil. Le calendrier y a perdu son caractère lisse : s’inscrivent telles les stations d’un chemin de croix, les dates résonnant du souvenir du disparu.
18Il est les journaux de deuil qui s’achèvent comme s’ils avaient rempli leur rôle aidant l’endeuillé et avaient permis à celui-ci de se rétablir et de retrouver une manière d’être au monde, de « [se] recomposer autrement24 » (journaux de Christian Bobin, Marie Curie, Bertrand de Jouvenel, Madeleine Rondeaux) même si ni le mort ni la douleur ne s’oublient. Il est les journaux de deuil qui s’interrompent sans que la vie ait repris ses droits (Eugénie de Guérin, Roland Barthes) et que le diariste ait vraiment pu surmonter la crise. C’est le cas, me semble-t-il, du Journal de deuil de Roland Barthes. Ils ne sont pas si nombreux les journaux de deuil publiés à s’afficher dès le titre comme tel. C’est le cas du dernier opus de Barthes publié. En quoi ce journal barthésien, s’il possède certains traits du journal de deuil, s’en écarte-t-il néanmoins ? Le 25 octobre 1977 meurt Henriette, la mère de Barthes. Ce sont 65 ans de vie partagée qui s’achèvent. Le Journal de deuil est tenu du 26 octobre 1977 au 15 septembre 1979 sur des fiches dont le format implique une rédaction concise. La fiche qui est le vecteur habituel de la réflexion barthésienne et constitue en quelque sorte un outil de travail, jugule l’émotion et l’épanchement, contraint l’écriture à la notation économique et la conduit vers la méditation abstraite et moraliste. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas un pathétique barthésien, mais c’est un pathétique qui étouffe la voix de son lamento. Barthes « tellement tissé d’un métalangage incessant25 » analyse et s’analyse, et le chagrin, objet d’un commentaire incessant, ne peut se faire larmes et se fluidifier en un texte qui progresse : « Non pas supprimer le deuil (le chagrin) (idée stupide du temps qui abolira) mais le changer, le transformer, le faire passer d’un état statique (stase, engorgement, récurrences répétitives de l’identique) à un état fluide26. » Il reste à l’état de formule insoluble ou indissoluble. Un journal de deuil comme celui de Marie Curie pourrait se résumer ainsi : « Je souffre, tu me manques donc je t’écris ». Le journal de Barthes répondrait plutôt à la synthèse suivante : « Je souffre, elle n’est plus là pour m’aimer donc j’analyse le ravage sur moi-même de l’amour englouti. » Barthes ne peut échapper à la posture mélancolique et ne peut se résoudre à ne pas « habiter [son] chagrin27 » en une stase mortifère. Si le rythme du journal de Barthes, comme celui de maints journaux de deuil, est décroissant (espacement progressif des entrées), rien ne change vraiment pour le diariste figé dans son chagrin :
Ces notes de deuil se raréfient. Ensablement. Quoi, devenir inexorable ? oubli ? (« maladie » qui passe ?) Et pourtant… Pleine mer de chagrin – quitté les rivages, rien en vue. L’écriture n’est plus possible28.
Il y a des matinées si tristes29…
Notes de bas de page
1 Derrida J., Chaque fois unique, la fin du monde, textes présentés par Pascale-Anne Brault et Michael Naas, Paris, Galilée, 2003, p. 9.
2 Ariès P., Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, Le Seuil, 1975, p. 58.
3 Barthes R., Journal de deuil, Paris, Le Seuil/Imec, 2009, p. 167 (24 juin 1978).
4 Ibid., p. 143 (31 mai 1978).
5 Gide A., Journal 1926-1950, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 610-611 (21 août 1938).
6 Pozzi C., Journal 1913-1934, Paris, Phébus, coll. « Libretto », 2005, p. 636 (14 mars 1932).
7 Disponible sur Internet : <http://bricablog.net> Titre donné au blog : De Bric et de Blog.
8 Disponible sur Internet : <http://mafilleunefee.over-blog.com> Titre donné au blog : Ma fille, une fée, sous-titre : « Comment son décès in-utero a bouleversé ma vie à tout jamais… Journal de la reconstruction et de l’espoir. »
9 Définition du travail de deuil selon Laplanche et Pontalis.
10 « Deuil et littérature », Modernités 21, textes réunis et présentés par Pierre Glaudes et Dominique Rabaté, Presses universitaires de Bordeaux, 2005, p. 12.
11 Fédida P., L’Absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 76.
12 Pozzi C., op. cit., p. 637 (15 mars 1932).
13 Ibid., p. 647 (5 mai 1932).
14 Voir Goncourt É. (de), Journal. Mémoires de la vie littéraire II – 1866-1886, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1956, p. 254 (nuit de samedi 18 juin 1870 à dimanche) : « Dire que c’est fini, fini à tout jamais ! […] Je ne l’aurai plus marchant à côté de moi, quand je me promènerai. Je ne l’aurai plus en face de moi, quand je mangerai. Dans mon sommeil, je ne sentirai pas son sommeil dans la chambre d’à côté. Je n’aurai plus avec mes yeux ses yeux pour voir les pays, les tableaux, la vie moderne. Je n’aurai plus son intelligence jumelle pour dire avant moi ce que j’allais dire ou pour répéter ce que j’étais en train de dire. »
15 Bobin C., Autoportrait au radiateur, Paris, Gallimard, 1997, p. 101 (1er octobre 1996).
16 Jouvenel B. de, Revoir Hélène, Paris, Laffont, 1986, p. 174-175 (5 juillet 1972).
17 Curie M., Pierre Curie, Paris, Odile Jacob, coll. « opus », 1996, 188 p. (p. 167-188 : journal tenu par Marie Curie entre le 30 avril 1906 et avril 1907).
18 Ce journal a été transcrit littéralement dans deux numéros du Bulletin des amis d’André Gide (BAAG), n ° 35 et n ° 36 (juillet et octobre 1977).
19 Rondeaux M., Journal, BAAG n ° 35, p. 9 (12 janvier 1891).
20 Ibid., p. 13 (28 janvier 1891).
21 Guérin E. (de), Journal, Andillac, Les Amis des Guérin, 1998, p. 235 (12 novembre 1839).
22 Ibid., p. 236 (15 novembre 1839).
23 Ibid., p. 316 (15 novembre 1840).
24 Bobin C., op. cit., p. 101 (1er octobre 1996).
25 Barthes R., op. cit., p. 222 (25 octobre 1978).
26 Ibid., p. 153 (13 juin 1978).
27 Ibid., p. 185 (31 juillet 1978).
28 Ibid., p. 224 (4 novembre 1978).
29 Ibid., p. 255 (15 septembre 1979). C’est la dernière entrée du journal.
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