Permanence d’un sujet ?
L’identité narrative de Paul Ricœur et sa résonance avec les écrits de Paul Celan et d’Imre Kertesz
p. 63-72
Texte intégral
1Le pronom personnel je est un marqueur de l’identité. Derrière son énonciation, se profile toujours un soi qui parle, c’est-à-dire un individu particulier doté d’un pouvoir d’élocution, capable de véhiculer un sens. Initialement définie par les circonstances de son énonciation, la signification du pronom je est soumise à variations. S’il y a bien une universalité du pronom je qui réside dans sa fonction indicative – il désigne systématiquement la personne qui l’emploie – sa signification reste cependant liée aux circonstances de son énonciation. Dès lors, on peut bien parler d’une invention de soi par l’acte d’énonciation de soi, car celle-ci est une manière de se donner une forme disposant de contours définis et communicables tout en tenant compte de son environnement.
2Dans « De la subjectivité dans le langage », Benveniste énonce en ces termes cette idée de la coïncidence de la venue à soi et de l’exercice du langage, c’est-à-dire du discours :
C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet […]. […] <la> « subjectivité », qu’on la pose en phénoménologie ou en psychologie, comme on voudra, n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est « ego » qui dit « ego »1.
3C’est dans l’instance de discours où je désigne le locuteur que celui-ci s’énonce comme « sujet ». Il est donc vrai à la lettre que le fondement de la subjectivité est dans l’exercice de la langue2. Par l’usage du pronom je, nous émergeons en tant que personne à même le langage, et grâce à celui-ci, en remplissant un ensemble de significations qui, sans nous, seraient vides. En effet, en même temps que nous en remplissons la signification, nous établissons le sens de tout un ensemble de coordonnées et de repères gravitant autour du mot je : les indicateurs de temps, de lieu, les marques verbales indiquant l’action, etc. ; « l’instance de discours est ainsi constitutive de toutes les coordonnées qui définissent le sujet […]3 ».
4Cependant, l’affirmation selon laquelle la personne apparaît grâce à l’exercice du langage et son actualisation en discours suffit-elle pour en établir la constance et l’identité ? Si l’on se contente de porter notre attention sur le je à chaque fois qu’il prend la parole, ne risque-t-on pas de se retrouver face à une reconstruction permanente d’un soi soumis à la fluctuation, qui se laisserait commander par les circonstances, laissant ouvertes toutes les possibilités de dissimulation, conscientes ou non, de l’individu ? L’invention de soi ne serait-elle pas alors un voile derrière lequel celui-ci se dissimule, se fuyant plutôt qu’il ne s’atteint ? Tentation d’autant plus grande dans une situation de crise, où l’on peut chercher à évacuer entièrement une partie de son existence.
5Sur un autre versant, le langage peut parfois également constituer un obstacle, celui-ci étant le plus souvent le fruit d’une élaboration collective, dont l’appropriation individuelle peut poser souci et être le moteur d’une crise. En effet, l’usage d’une langue, voire d’un registre de langue, participe fortement d’une identité de communauté, qui inclut autant qu’elle exclut certaines catégories de personnes. Dès lors, si le langage est perçu comme un facteur d’exclusion, comment en faire, malgré tout, le ressort d’une invention de soi ? D’une manière générale, comment préserver la puissance du fait originaire d’une invention de soi dans le langage sans en dénaturer la portée ? La formulation par Ricœur d’une théorie de l’identité narrative apporte, eu égard à ces difficultés, une réponse probante, en esquissant une forme d’identité à travers laquelle un individu est reconnaissable, sans pour autant l’enfermer dans une forme définitive.
L’identité narrative selon Ricœur
6Dans Soi-même comme un autre, Ricœur définit l’identité personnelle comme étant celle d’un « sujet capable de se désigner lui-même en signifiant le monde4 ».
7L’identité se forme au moment où le langage est pris en charge par une personne capable de se désigner elle-même. D’où la nécessité de s’interroger sur sa permanence, sur la possibilité de se rapporter à soi-même et d’être capable de se désigner comme étant le sujet de son histoire.
8De même qu’un récit rassemble entre eux des événements divers pour les inscrire dans un déroulement qui a sa propre cohésion, l’identité comprise sur le modèle narratif produit une synthèse entre la diversité de ce qui advient d’une part et le maintien à soi d’autre part, constituant progressivement, dans le fil de son déroulement et de ce qui y survient, l’identité selon son histoire ; histoire qui n’est donc pas la simple succession linéaire et aléatoire des moments mais la manière dont on comprend celle-ci et la rassemble sous un modèle concordant et intelligible.
9L’identité narrative est ainsi un point central dans la pensée de l’identité de Ricœur, qui cherche à développer dans Soi-même comme un autre une herméneutique du soi, c’est-à-dire un modèle de compréhension de la personne passant par une interprétation de sa manière d’être-au-monde, comme être agissant au milieu d’autres hommes. Le récit, précisément, fournit le support d’une telle compréhension. L’identité narrative se situe ainsi à mi-chemin entre la construction et la permanence d’un sujet, qui ne trouve son achèvement qu’au travers de la formulation d’une résolution éthique, notamment par la promesse.
10On peut bien parler ici d’une invention de soi dans le langage, garante de la singularité d’une personne, par la capacité qu’elle a et que lui offre le langage d’y émerger, d’y porter des interprétations de soi-même et de son environnement, tout en étant attentif à leurs évolutions respectives. Le récit est ainsi une base, par laquelle la personne prend conscience de son identité en l’interrogeant. Mais la réflexion ne peut s’en tenir à ce niveau. Il est indispensable pour définir l’identité de distinguer une forme de permanence, c’est-à-dire la possibilité pour une personne de se rapporter à elle-même de façon assurée, par une formulation de son histoire tenant compte des actes et des événements passés et pouvant intégrer ceux à venir.
11L’approche de Ricœur se fait par une analogie entre identité et récit, entre texte et action. Peut-on, suivant cette logique, faire de la littérature une activité paradigmatique de l’invention de soi dans le langage ? Comment illustre-t-elle la possibilité de constituer son identité en donnant forme à un ensemble d’expériences vécues et serait-elle ainsi susceptible de répondre à une forme de crise existentielle ?
12Avant d’aborder ces questions, un point de méthode s’impose. Il ne s’agit pas ici de prendre la théorie de l’identité narrative comme modèle explicatif de textes littéraires, comme grille de lecture applicable à ceux-ci, mais de voir ses résonances avec des préoccupations propres à un travail d’écriture, dont il n’est pas nécessaire au demeurant qu’il concerne la composition d’un récit. Il s’agit d’un éclairage réciproque, permettant de comprendre la construction de soi, tout en soulignant les questions éthiques auxquelles celle-ci est nécessairement soumise. Il nous a semblé intéressant, dans la perspective d’une exploration du rôle de la littérature dans la formulation et la compréhension de soi – que ce soit pour l’auteur qui compose l’œuvre ou pour le lecteur qui la recompose dans sa réception – d’interroger les œuvres de Celan et d’Imre Kertesz au regard des perspectives ouvertes par la théorie de l’identité narrative.
Témoigner quand le langage est un obstacle
13Dans le modèle herméneutique proposé par Soi-même comme un autre, le soi, trouvant son unité par le travail de mise en intrigue et de recomposition de son expérience, atteint un mode d’être spécifique qui n’est plus celui de la certitude du cogito cartésien, mais celui de ce que Ricœur nomme l’attestation, qui est une forme de croyance, suffisamment fondée pour se prémunir d’un éclatement de l’identité, mais qui laisse néanmoins la place au doute.
L’attestation, en effet, se présente d’abord comme une sorte de croyance. Mais ce n’est pas une croyance doxique, au sens où la doxa – la croyance – a moins de titre que l’épistèmè – la science, ou mieux le savoir. Alors que la croyance doxique s’inscrit dans la grammaire du « je crois-que », l’attestation relève de celle du « je crois-en ». Par là elle se rapproche du témoignage, dans la mesure où c’est en la parole du témoin que l’on croit5.
14L’identité est le témoignage que le je porte de lui-même. C’est par cet angle qu’il est possible de faire se rencontrer l’approche philosophique de Ricœur avec les écrits de Celan et d’Imre Kertesz. Chez ces deux auteurs, c’est par l’activité littéraire comme témoignage que le je se pose dans le langage. Ils dotent cependant cette parenté entre le soi et le témoignage d’une plus grande importance encore. Pour Ricœur, en effet, le soi s’atteste comme responsable de ses actions qu’il a conjointes dans un récit. Dans l’œuvre de Celan et d’Imre Kertesz, plus que de s’apparaître à lui-même sous une forme similaire à un témoignage, le soi se connaît, s’atteint par le témoignage, c’est-à-dire par la possibilité de faire être son existence par le travail du langage.
15Celan, évoquant ses poèmes, clôt ainsi son « Allocution de Brême » : « Ce sont les tentatives de celui qui […] prend son existence et va avec elle vers une parole, blessé par la réalité et cherchant la réalité6. » Il affirme également, à propos du poème, dans « Le Méridien », son discours de réception du prix Büchner :
[Le poème] garde la mémoire de ses dates, mais enfin – il parle. Certes, toujours et seulement en son nom propre, le plus propre7.
[…] il s’agit d’une parole actualisée, dégagée, sous le signe d’une individuation radicale, mais en même temps toujours consciente des limites qui lui sont assignées, des possibilités qui lui sont ouvertes par la langue. […] Le poème serait donc – de façon encore plus marquée – parole d’un seul ayant pris figure, – et, dans son essence la plus intime, présent et présence8.
16Ces extraits indiquent que l’écriture est la recherche d’une langue propre où énoncer son expérience (et même potentiellement d’autres expériences qui peuvent s’y refléter, comme l’indique le fait de garder la mémoire des dates). Ce témoignage ne va cependant pas sans difficultés. Celan parle ainsi d’une parole « consciente des limites qui lui sont assignées » ou encore du fait que celui qui fait effort ainsi vers une parole est « blessé par la réalité ». Car le langage ne peut être pour lui une donnée qui va de soi : la langue qu’il emploie est une langue meurtrie et meurtrière, sa langue maternelle autant que celle par laquelle se sont exprimés les responsables du projet d’extermination systématique du peuple juif, qui a mené ses parents à la mort et dont lui-même a été victime. Il y a par conséquent une problématicité du langage qui fait que l’invention de soi est aussi nécessairement une invention d’un langage propre, porteur en lui des traces du drame vécu et répondant, par la manière même dont il s’énonce, aux outrages subis. Cette problématicité du langage est également relevée par Imre Kertesz. Dans Le Refus, il évoque son éducation en ces termes :
Tous les signes de la terre (je ne sais rien des signes du ciel) témoignaient du caractère superflu voire déraisonnable de ma naissance. […] On prenait possession de ma conscience, elle était cernée de toutes parts : on m’éduquait. Avec des paroles aimables ou avec des avertissements sévères, tout doucement j’étais amené à maturité pour être supprimé. Je ne me suis jamais défendu, je me suis toujours efforcé de faire tout mon possible : avec une bonne volonté quelque peu indolente, je sombrais dans la névrose de ma bonne éducation. J’étais un membre – modestement appliqué, aux résultats pas toujours impeccables – du complot silencieux qui se tramait contre ma vie9.
17La langue n’est pas innocente, elle a été le véhicule de « paroles porteuses de mort » nous dit Celan dans l’« Allocution de Brême10 ». Dans le sens qu’elle véhicule et dans la manière dont elle invite les membres d’un peuple, d’une communauté à s’y rallier, elle peut conduire à un ordonnancement du monde excluant une partie des hommes qui l’habitent ; elle peut tendre à forger un nous où le je n’est plus réduit qu’à être l’élément d’un système, et voit sa liberté anéantie, quand ce n’est pas son existence qui s’y trouve purement et simplement niée. L’invention de soi dans le langage devient ici le lieu d’une crise, non qu’elle fasse courir le risque d’une absence de permanence, mais parce qu’elle dicte une forme négatrice du soi, quand elle ne le rend pas purement et simplement impossible. Mais cette impossibilité faite au je d’être dans la langue le conduit à la recherche d’une langue personnelle. Il en va ici d’une parole blessée par la réalité, cherchant la réalité, pour reprendre les termes de Celan.
18Dans Le Refus, Imre Kertesz évoque la genèse de son premier roman, Être sans destin, témoignage de son expérience dans les camps de concentration. Il souligne ainsi que le travail d’écriture qu’il a alors entrepris était une manière de répondre à cette privation d’être, que par le fait d’en témoigner, dans une langue personnelle, la possibilité lui était ouverte de recouvrer une identité par le langage, là-même où l’on a cherché à la lui ôter.
j’ai peut-être commencé à écrire parce que je voulais prendre ma revanche sur le monde. Pour prendre ma revanche et obtenir de lui ce dont il m’a exclu. […] C’est peut-être ce que je voulais, oui : rien qu’en imagination, certes, et avec des moyens littéraires, prendre en mon pouvoir la réalité qui, d’une manière très réelle, me tient en son pouvoir ; changer en sujet mon éternelle objectivité, être celui qui nomme et non celui qui est nommé. Mon roman n’est rien d’autre qu’une réponse au monde, le seul type de réponse que, visiblement, je sois capable d’apporter11.
19La réponse au péril du langage passe donc par la possibilité de nommer son expérience, pour ainsi donner forme à un je, même si l’on ne sort jamais tout à fait de l’exil où a placé la langue. Lors de son discours de réception du prix Nobel, Imre Kertesz affirme ainsi : « Si mon écriture n’avait pas d’objectif clairement exprimable, elle consistait néanmoins à garder une fidélité formelle et linguistique à mon sujet, rien d’autre12. »
De l’examen du réel à l’éthique du dialogue
20Ces affirmations entrent en écho avec l’idée d’identité narrative. C’est par le travail de recomposition de son expérience au niveau du langage, par les ressources du récit, qu’il est possible au je de se poser et de s’attester, même si le travail sur la langue constitue une forme d’épreuve, prend forme comme une réponse à une crise. Si Ricœur n’évoque pas explicitement ce dernier point, il insiste cependant sur le fait que le moteur de l’identité narrative est une mise en intrigue, c’est-à-dire une activité de mimèsis. Or, la mimèsis, pour Ricœur n’est pas un exercice de reproduction servile, mais un processus de composition dynamique permettant un examen du réel et de l’existence, par où une crise peut être résolue ou, du moins, être menée vers un mode de résolution après avoir été exposée.
21La dimension proprement littéraire du travail de composition de l’œuvre littéraire, que Ricœur nomme la mimèsis II, est précédée par la mimèsis I, c’est-à-dire par la première configuration commune du monde et de notre existence. Le récit est travail de formulation de soi, mais il est aussi une réflexion sur le réel, où les normes et lois qui le constituent dans sa quotidienneté se voient reconsidérées en étant mises à jour. Le récit, et plus largement tout travail de composition littéraire, prend pied dans le quotidien et son mode de compréhension ordinaire, sur les virtualités narratives de celui-ci. En le reproduisant par l’activité de création, il l’évalue après l’avoir révélé. Cette dimension d’évaluation du réel à partir de la prise en compte de ce qui y est advenu a une très grande importance dans les positions d’Imre Kertesz sur la littérature. Il affirme en effet dans de nombreux discours que l’Holocauste est un horizon indépassable de notre culture, et qu’il nous faut nécessairement être capable d’en tenir compte dans toutes nos formulations de valeurs ; que nos récits ne peuvent en faire abstraction :
Avec le recul de plusieurs dizaines d’années, ce n’est pas faire offense à la tragédie des juifs, ni la minimiser, que de considérer l’Holocauste comme une expérience universelle, un traumatisme européen. Finalement, Auschwitz ne s’est pas produit hors de l’espace et du temps, mais dans la culture occidentale, dans la civilisation occidentale […]. Ces flammes <les flammes des crématoires> ont anéanti toutes les valeurs européennes que nous estimions jusqu’alors, et à ce point zéro de l’éthique, dans les ténèbres morales et intellectuelles, le seul point de départ possible est ce qui a produit des ténèbres, à savoir l’Holocauste13.
22Sur son autre penchant, la mimèsis II voit lui succéder une mimèsis III, qui indique l’espace de la réception. L’invention de soi dans le langage n’est ainsi pas synonyme de repli sur soi, quand bien même elle se fait dans la seule revendication du je contre toute tentative de réduction de celui-ci. L’identité narrative ne peut se suffire à elle-même, car la réflexion sur soi qu’elle permet de conduire l’ouvre à une variation imaginative infinie, et Ricœur insiste sur le fait qu’elle ne peut trouver à s’accomplir sous une forme permanente qu’au travers de la promesse. Promettre, cela signifie s’en tenir auprès d’autrui à une position, pouvoir être pour lui une personne en qui il peut avoir confiance. Ce passage du récit à la promesse montre que, se saisissant à partir d’un récit, l’identité est également le fruit d’une réflexion sur les objectifs auxquels est associée son existence. La formulation de soi au travers d’un récit, si elle ne suffit pas à penser la permanence du sujet, donne appui à la réflexion éthique. Elle se rattache donc à une visée de la vie bonne, où le souci de soi est aussi souci des autres, où doit prévaloir un souci de laisser à autrui un pouvoir d’initiative équivalent au sien. Souci de soi et souci des autres entrent en compte de manière égale dans l’invention de soi : l’identité ne peut se forger sans considérations éthiques, sans l’examen de la figure qu’on se donne à travers elle.
23Cet aspect éthique est ce qui donne son unité aux œuvres de Celan et Kertesz, et c’est à travers celui-ci qu’ils parviennent à naître à eux-mêmes dans la langue. Il prend cependant une dimension différente par rapport à ce qu’indique Ricœur dans son herméneutique du soi, même si les finalités se recoupent. Chez Ricœur, il s’agit de laisser le soi émerger dans sa liberté en préservant pour autrui une liberté identique. Chez Celan et Kertesz, ce souci éthique trouve son sens dans la confrontation avec l’épreuve tragique du caractère meurtrier de la langue et de la culture : leur je se formant contre toute tentative de négation de son existence que véhiculerait la langue, il devient indissociable d’un tu, ce tu qui doit pouvoir devenir je à son tour et être préservé dans sa singularité. Le tu doit advenir, dans l’espoir qu’il puisse recueillir la parole portée par le je. Cette indissociabilité vient de ce que le je ne peut à son tour réduire le je d’autrui à n’être rien. Langue contre langue, contre toute tentation d’absolutisation négatrice de la singularité d’autrui, il s’agit d’imaginer une forme de langage capable de laisser advenir un tu, sans lequel le je ne peut véritablement exister. Plus qu’un discours, c’est un dialogue qu’il s’agit de mettre en place, dialogue avec le passé, avec les expériences vécues par autrui, autant qu’avec le futur, tourné vers le lecteur à venir en lequel seul peut s’accomplir pleinement le sens du texte.
Le poème peut, puisqu’il est un mode d’apparition du langage et, comme tel, dialogique par essence, être une bouteille à la mer, mise à l’eau dans la croyance – pas toujours forte d’espérances, certes – qu’elle pourrait être en quelque lieu et en quelque temps entraînée vers une terre, Terre-Cœur peut-être. Les poèmes sont aussi de cette façon en chemin : ils mettent un cap. Sur quoi ? Sur quelque chose qui se tient ouvert, disponible, sur un Tu, peut-être, un Tu à qui parler, une réalité à qui parler14.
24Sans doute, l’attente formulée par Kertesz de considérer l’Holocauste comme un horizon indépassable passe-t-elle par une nouvelle économie du langage, où le je laisse au tu une place similaire à la sienne. Cette conception de la langue se laisse résumer dans cette phrase que Celan avait placé sur une page de la revue L’Éphémère : « La poésie ne s’impose plus, elle s’expose15. » Le langage où s’énonce le soi est un lieu de réflexion sur le sens, qui ne peut s’achever que dans le travail de lecture, ce que souligne Ricœur lorsqu’il parle de mimèsis III. Le je n’advient que dans le souci de l’autre, qu’il doit laisser advenir, et dont il doit, dans une certaine mesure, témoigner en même temps qu’il témoigne de lui-même. Celan affirme ainsi dans « Le Méridien » que le poème « parle au nom d’un Autre, – qui sait, peut-être au nom d’un tout Autre16 ». Il affirme également plus loin :
Le poème veut aller vers un Autre, il a besoin de cet Autre, il en a besoin en face de lui. Il le recherche, il se promet à lui. […] C’est seulement dans l’espace <du> dialogue que se constitue cela même à quoi la parole s’adresse et qui se rassemble autour du Je qui lui parle et le nomme. Mais dans ce présent, ce à quoi la parole s’adresse et qui d’être nommé est devenu pour ainsi dire un Tu, apporte aussi son être autre17.
25Se trouve alors rejointe l’affirmation de Benveniste de la venue à soi dans le langage par où nous avons commencé ; affirmation que complète cette remarque soulignant que la personne émerge au travers du dialogue :
Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne […]. C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité18.
26Les textes littéraires de Celan et d’Imre Kertesz, éclairés par les enjeux théoriques liés à la théorie de l’identité narrative, peuvent ainsi contribuer à défendre l’idée selon laquelle la littérature constitue un bon paradigme de l’invention de soi dans le langage, en particulier lorsque celle-ci se fait en réponse à une crise. Naissante dans un contexte spécifique marqué par les effroyables événements qu’a connus le siècle précédent, leurs œuvres s’élèvent cependant à une dimension d’universalité qui n’occulte jamais la singularité des expériences qu’elles évoquent, ni celle du lecteur à qui elles s’adressent et qui seul peut achever le geste qu’elles ont initié.
27À travers leur exemple, l’invention de soi se présente comme un travail d’appropriation du langage pour énoncer son expérience dans une langue propre. S’énonçant ainsi dans une langue qui lui est propre, le soi fait retour sur son expérience, mais aussi sur les circonstances qui l’ont vue naître. Par conséquent, il recueille également l’expérience d’autrui et s’ouvre ainsi à une exigence éthique qui lui intime d’en tenir compte sans la dénaturer, d’en préserver la singularité. La langue propre où s’énonce le soi est ainsi une langue qui refuse toute forme de manipulation des consciences, pour laisser à son tour advenir le tu. En d’autres termes, l’invention de soi dans le langage conduit à penser que l’identité se forme au travers d’un dialogue.
Notes de bas de page
1 Benveniste É., « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, 1966, p. 259-260.
2 Ibid., p. 262.
3 Ibid., p. 263.
4 Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1990, p. 137.
5 Ibid., p. 33.
6 Celan P., « Allocution de Brême », Le Méridien et autres proses, trad. J. Launay, Paris, Le Seuil, 2002, p. 58.
7 Celan P., « Le Méridien », Le Méridien, op. cit., p. 74.
8 Ibid., p. 76.
9 Kertesz I., Le Refus, trad. N. Zaremba-Huzsvai et C. Zaremba, Arles, Actes Sud, 2001, p. 88-89.
10 « Elle, la langue, demeura non perdue, oui, malgré tout. Mais elle devait à présent traverser ses propres absences de réponse, traverser un terrible mutisme, traverser les mille ténèbres de paroles porteuses de mort. » (Celan P., « Allocution de Brême », op. cit., p. 56.)
11 Ibid., p. 90.
12 Kertesz I., « Eurêka ! », L’Holocauste comme culture, trad. N. Zaremba-Huzsvai et C. Zaremba, Arles, Actes Sud, 2009, p. 256.
13 Kertesz I., « La langue exilée », L’Holocauste comme culture, op. cit., p. 221.
14 Celan P., « Allocution de Brême », op. cit., p. 57.
15 Celan P., « La poésie ne s’impose plus, elle s’expose », Le Méridien, op. cit., p. 51.
16 Celan P., « Le Méridien », op. cit., p. 74.
17 Ibid., p. 76-77.
18 Benveniste É., « De la subjectivité dans le langage », op. cit., p. 260.
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