En d’autres mots : autobiographie translingue et discontinu
p. 51-61
Texte intégral
1L’écriture autobiographique a souvent été considérée comme un laboratoire expérimental de la littérature de langue française. On s’est plu à remarquer, pour le symbole, que l’année 1975 fut à la fois celle de l’entreprise critique de Philippe Lejeune qui permit de la constituer en véritable objet d’études et celle de la publication de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec et du Roland Barthes par Roland Barthes, deux objets littéraires difficilement identifiables tant en raison de leur manière d’écrire la vie que de la matière considérée. Du texte de Barthes, on peut retenir en particulier le recours à la photographie et l’écriture par fragments, témoignant tous deux d’un certain type de rapport du sujet à sa vie et à sa mémoire qui s’est manifesté de plus en plus clairement dans l’écriture de soi jusqu’à aujourd’hui. Ce rapport se caractérise d’une part par une forme d’inconfort face aux idées de totalité, de cohérence ou de continuité associées au récit rétrospectif de soi1. Dans une section de La Préparation du roman consacrée au problème de la subjectivité dans la science qui résonne particulièrement bien avec sa pratique autobiographique, Barthes militait ainsi pour une conception de la subjectivité « non comme un fleuve, même changeant, mais comme une mutation discontinue (et comme aheurtée) de lieux2 ». D’autre part, selon Michael Sheringham, l’accentuation de la dimension archivistique de l’écriture contemporaine de soi, telle qu’on en trouve déjà des signes chez Perec ou Barthes justement, signale une nouvelle sorte de rencontre entre le sujet et la mémoire qui fait que cette dernière, même personnelle, est devenue autre3. Dans cet article, je me propose de montrer en quoi des textes autobiographiques écrits en français langue seconde, que j’appellerai par la suite translingues4, ont pu participer de cette évolution. Les rapports que les écrivains translingues entretiennent avec le français étant variés et variables, tout comme le sont aussi leurs manières de faire fonds sur la différence linguistique pour l’écriture autobiographique, l’objectif ne sera pas ici de proposer les bases d’une poétique de l’écriture translingue de soi mais plutôt d’envisager certains de ses usages.
De ceux, traîtres héroïques, qui changent de langue
2On partira d’une citation d’Emil Cioran qui, dans une partie de La Tentation d’exister (1956), a cherché à cerner quels pouvaient être les « Avantages de l’exil » pour un écrivain, lestant par là même ses réflexions d’un lourd poids autobiographique : « qui renie sa langue pour en adopter une autre, change d’identité, voire de déceptions. Héroïquement traître, il rompt avec ses souvenirs et, jusqu’à un certain point, avec lui-même5 ». Cioran présente ici le changement de langue comme une expérience radicale de discontinuité dont l’ambivalence existentielle et littéraire est exprimée par un oxymore frappant. Les effets de la sacralisation de la langue maternelle par le romantisme et les nationalismes politiques étant encore très sensibles, il est difficile d’y voir autre chose qu’un passage à l’ennemi. À cette trahison des siens vient s’ajouter une rupture d’avec soi-même, le changement de langue étant présenté comme un facteur d’étrangeté à sa mémoire et, en définitive, à soi. Comme la traduction, le translinguisme littéraire a souvent été considéré selon le paradigme de la fidélité. Nombreux sont les penseurs qui ont soutenu que, tout comme traduire c’est trahir, écrire dans une langue d’emprunt, c’est nécessairement être emprunté au moment de produire quelque chose de véritablement original et, partant, se trahir soi-même. Mais Cioran exprime dans le même temps le caractère héroïque du changement de langue. Si l’apprentissage tardif d’une langue seconde peut en soi constituer un acte de bravoure, il ne se justifie que parce que la reconfiguration identitaire qu’il implique peut constituer un gain littéraire. Au moment où il écrit cette pensée, Cioran peut se reposer sur le succès critique d’auteurs comme Joseph Conrad ou, très proches de lui, Samuel Beckett et Vladimir Nabokov, tous trois ayant à leur manière, et à des degrés divers, thématisé les effets du changement de langue ou de l’écriture bilingue sur leur pratique littéraire.
3Dans plusieurs de leurs textes, deux des autobiographes majeurs du XXe siècle, Georges Perec et Nathalie Sarraute, ont fait le point sur la rupture occasionnée pour eux, et leurs familles, par la différence linguistique. Bien que le français fût sans doute sa langue première, on ne peut comprendre l’œuvre de Perec et son rapport singulier à sa langue d’écriture qu’en tenant compte de l’influence de la langue de ses parents, le yiddish6. Dans un texte publié quatre ans après W ou le souvenir d’enfance (1975), Perec expliquait en effet que s’il se sentait dépourvu d’un quelconque sentiment d’appartenance, comme cela était apparu dans son autobiographie, c’était sans doute en raison de son ignorance de la langue des siens :
Quelque part je suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même ; quelque part, je suis « différent », mais non pas différent des autres, différent des « miens » : je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent, je ne partage aucun des souvenirs qu’ils purent avoir, quelque chose qui était à eux, qui faisait qu’ils étaient eux, leur histoire, leur culture, leur espoir ne m’a pas été transmis7.
4L’œuvre de Nathalie Sarraute se caractérise par une anxiété de la différence que les tropismes qu’elle décrypte révèlent bien souvent8. Or à la lecture d’Enfance (1984), son autobiographie, on réalise combien la bande-son de sa jeunesse a été marquée par différentes langues : le russe et le français, bien sûr, mais aussi l’allemand. Et plusieurs des tropismes qui y sont donnés à voir (et à entendre) s’originent dans des situations multilingues où la différence linguistique isole parfois celle qu’on appelait encore Natacha.
5Depuis la publication des récits de vie de Perec et Sarraute, la littérature francophone s’est montrée particulièrement hospitalière aux autobiographes qui ont acquis le français tardivement et pour qui le changement de langue a pu occasionner une rupture d’avec les leurs mais aussi, et c’est en cela qu’ils se distinguent de leurs illustres prédécesseurs pour qui la maîtrise du français fut une affaire précoce, d’avec eux-mêmes. S’il est quelque vérité au portait que brosse Cioran de l’écrivain non natif en artiste neuf et délesté de ses souvenirs, l’écriture translingue de soi peut sembler une entreprise à la fois follement nécessaire, pour rendre compte de sa métamorphose, et nécessairement folle, en raison de la rupture mémorielle induite par le changement de langue. Certes l’écriture de soi présuppose de toute manière une rupture de quelque nature que ce soit, et il s’agit toujours pour l’autobiographe de faire état d’une transformation en répondant à cette question que Jean Starobinski tient pour la question centrale du genre : « comment d’autre que j’étais, je suis devenu moi-même9 ». Mais on peine à trouver des facteurs d’étrangeté à soi et à sa mémoire qui soient si liés à la pratique littéraire et si rapidement suivis d’effets que le choix de la langue.
6Depuis que la sociolinguistique a engagé un tournant multilingue pour prendre en compte le fait qu’une majorité de la population mondiale utilise plusieurs langues au quotidien, de nombreuses études documentent et visent à expliquer la sensation que peuvent éprouver les locuteurs multilingues de ne pas être la même personne dans leurs différentes langues. Parmi les nombreuses raisons psychologiques, sociales et culturelles qui peuvent contribuer à cette sensation, il en est une à retenir en particulier ici car elle touche aux mécanismes du souvenir. Il a été démontré que la capacité de mémoire autobiographique n’est pas indépendante du choix de la langue. Deux effets, dits de congruité et de spécificité, ont été identifiés qui expliquent que le détail, la précision et la charge émotive des souvenirs varient selon qu’ils sont exprimés ou non dans leur langue de premier encodage10. Bien que partiels et menés dans des contextes qui diffèrent de celui de l’écriture de soi, ces résultats ont l’intérêt de confirmer l’importance de la langue dans le fonctionnement de la mémoire autobiographique. Ils fournissent aussi une manière d’explication aux intuitions pratiques des psychanalystes qui ont depuis longtemps remarqué que de changer la langue des séances pouvait offrir un accès facilité à des souvenirs ou à des émotions jusqu’alors refoulés chez leurs patients multilingues11.
7Dans leurs textes en français, les autobiographes translingues manifestent divers positionnements par rapport à leur langue d’écriture et n’accordent pas tous la même importance au choix du français dans le récit de leur devenir-écrivain. Pour certains d’entre eux, tels Hector Bianciotti ou Andreï Makine, l’écriture en français constitue une révélation à soi et le moyen privilégié d’en rendre compte, par l’inscription maîtrisée dans une tradition culturelle valorisée d’exploration intime du sujet. D’autres, comme Agota Kristof, chercheraient plutôt à produire une littérature étrangère en français, refusant d’accorder quelque pouvoir aux plis de leur langue d’adoption. D’autres encore, dont il sera question ici, explorent par leur pratique littéraire la discontinuité produite par le changement de langue. Elsa Triolet avait cherché à représenter cette discontinuité par la référence à la figure de Janus bifrons. Comme elle, Nancy Huston et Vassilis Alexakis, tous deux auteurs d’une œuvre bilingue et fervents auto-traducteurs, sont de ceux qui savent bien que le regard porté sur soi change avec la langue d’écriture de telle sorte qu’on ne présente pas le même visage dans ses deux langues. À la lecture de leurs récits de vie, impossible d’oublier que, bien souvent, le narrateur et le personnage, dont l’identité est scellée par le pacte autobiographique, ne parlent pas la même langue. Il y a un jeu de soi à soi, dont ils ont nourri leur œuvre littéraire.
Quand Vassilis Alexakis cherche à pleurer en français
8De langue maternelle grecque, Vassilis Alexakis est entré en littérature en publiant des romans en français, langue qu’il a apprise jeune homme à Lille où il était venu suivre des études de journalisme. Dans plusieurs de ses textes, Alexakis explique que l’apprentissage d’une langue étrangère et la pratique translingue de l’écriture peuvent constituer une « cure de jouvence12 ». C’est d’abord qu’un plaisir tout juvénile naît de l’activité de renommer le monde et de le voir prendre forme un peu différemment devant ses yeux. La qualité de l’apprentissage d’une langue seconde dépend pour une bonne part du plaisir que le locuteur prend à apprivoiser par le jeu et la répétition le fonctionnement et les potentialités de son nouvel outil d’expression. Et c’est bien leur caractère ludique qu’Alexakis retient au moment de faire le point sur ses débuts en français :
J’avais envie de jouer avec les mots que j’apprenais. Cela m’amusait de faire des phrases courtes, sujet, verbe, complément, sujet, verbe, complément. J’avais l’impression que les phrases devenaient plus vite autonomes en français qu’en grec13.
9Comme cet extrait le laisse entendre, si l’écriture en langue étrangère procure une deuxième jeunesse, c’est aussi qu’elle semble avoir libéré Alexakis de la conception assez restreinte du littéraire qui prévalait en Grèce du fait de la valorisation d’une version purifiée de la langue populaire, la katharévousa, proche du grec ancien. Selon lui, la politique de purisme linguistique menée par le régime des Colonels a eu pour fâcheuse conséquence d’inculquer à des générations de Grecs, et jusque tard dans le XXe siècle, « [la] certitude qu’aucun texte de qualité ne pouvait s’écrire dans le grec [qu’ils parlaient]14 ». Or sa première lecture intégrale d’un texte littéraire français (une autre de ces premières fois que l’apprentissage d’une langue permet de retrouver) l’a, semble-t-il, persuadé que le contraire était vrai de la langue française. Il s’agissait de La Cantatrice chauve (1950), pièce par laquelle Ionesco, lui-même à la croisée des langues, par une désarmante simplicité lexicale et syntaxique, parvint à toucher un lecteur inexpérimenté :
Je ne soupçonnais pas que la langue française pouvait me faire rire. Le français me parut soudain très proche : une langue qui vous fait rire cesse d’être une langue étrangère. Les mots qu’employait Ionesco étaient très simples, c’étaient des mots que je connaissais parfaitement, que j’aurais pu utiliser moi aussi. Il a été le premier auteur qui me donna envie d’écrire en français. (PA 163-4)
10La façon dont Alexakis rappelle s’être perfectionné en français correspond bien à cette conception renouvelée de ce que peut être la littérature. À ses débuts, l’écrivain avait pour habitude d’enregistrer des conversations dans des cafés parisiens dans le but de se familiariser avec le parler quotidien des locuteurs francophones. De là, sans doute, la forte proportion de dialogues dans ses premiers textes et la volonté de simplicité syntaxique et surtout lexicale qui caractérise toute son œuvre.
11À cette première libération d’ordre stylistique ou littéraire, s’en ajoute une autre, plus psychologique, qu’Alexakis attribue aussi à la pratique translingue de l’écriture, et qui redéfinit en premier lieu sa relation avec sa mère : « j’ai pensé que le français m’avait libéré de ma crainte de la choquer » (PA 260). L’écriture dans une langue étrangère aux siens peut permettre à l’écrivain translingue de se débarrasser de tabous incorporés au fil du temps dans son contexte familial, voire culturel, d’origine. Plusieurs aspects de l’œuvre d’Alexakis, dont le traitement explicite de scènes sexuelles dans ses premiers romans et le récit de son exploration enfantine de la sexualité qui fait l’objet d’un chapitre de son premier texte autobiographique, ont ainsi certainement partie liée avec le translinguisme littéraire.
12On se rend bien compte des avantages que peut comporter pour l’écrivain cette double libération. D’autres avant lui en ont fait un moteur de leur production littéraire. Mais dans le cas d’Alexakis, ce champ libre dans l’écriture par un retour à une sorte d’innocence stylistique et thématique ne s’est produit qu’au prix d’une rupture mémorielle pour parler avec Cioran ou, en d’autres termes, d’une certaine oblitération de son passé grec : « le français m’avait fait oublier une partie de mon histoire, il m’avait entraîné à la frontière de moi-même » (PA 256). C’est cette prise de conscience qui a donné l’envie à Alexakis de revisiter ses souvenirs et de remobiliser sa langue maternelle (qu’il a dû faire l’effort de ré-apprivoiser) en composant un texte grec, Talgo (1980), son quatrième roman. Mais l’œuvre bilingue qui naît ainsi se caractérise par une espèce de diglossie littéraire, le choix de la langue d’écriture impliquant des variations thématiques et tonales : « le grec m’attendrissait, me rappelait qui j’étais. Le français me permettait de prendre plus facilement congé de la réalité, de m’égarer » (PA 263). Au grec, langue de la mémoire et du vécu, s’oppose le français, langue du présent, qui s’affranchit de ce vécu pour donner forme à de ludiques échappées romanesques. Pour résumer son rapport à ses langues d’écriture, Alexakis écrit qu’à ses débuts il avait « une langue pour rire et une langue pour pleurer15 ».
13La rupture tant existentielle que littéraire produite par le changement de langue fonde le désir autobiographique d’Alexakis tout en faisant de l’écriture de soi un défi. Comment choisir entre le grec et le français pour faire le point sur l’influence que ces deux langues ont eue sur la forme de sa vie et sur celle de ses textes ? Comment choisir entre la langue de la mémoire et celle du quotidien si l’on compte sur l’écriture de soi pour trouver ses marques ? Pour en finir avec la diglossie littéraire qui avait jusqu’alors caractérisé son œuvre, Alexakis choisira le français pour écrire Paris-Athènes (1989), son premier texte autobiographique, s’imposant alors la tâche de « pleurer » dans sa langue seconde par le développement d’une capacité de mémoire autobiographique.
14C’est dans la figure du discours rapporté que se révéleront le plus visiblement les défis que ce choix implique. Pour ne pas percevoir ses personnages comme des hommes traduits, Alexakis s’était résolu à adopter un principe de réalisme linguistique, n’insufflant dans ses romans français que des éléments de sa vie lilloise puis parisienne et ne mettant en scène que des personnages qui menaient leur vie en français :
J’aurais difficilement pu raconter en grec l’immeuble à loyer normalisé où j’avais vécu pendant douze ans, le métro, le bistrot du coin. C’est en français que tout cela résonnait en moi. De même, il me serait difficile d’évoquer directement en français un dîner grec : les personnages perdraient toute crédibilité à mes propres yeux, ils auraient l’air de fonctionnaires de la Communauté européenne. (PA 17)
15On peut certainement dire que c’est le respect de ce principe qui fait que, dans Paris-Athènes, tout se passe comme si Alexakis avait vécu une jeunesse silencieuse. Même lorsqu’il rappelle des scènes de son apprentissage de la lecture, l’écrivain en choisit un type particulier, dans lesquelles sa mère lui apprend silencieusement à lire les marques sur le mur blanc de leur maison « là où, apparemment, rien n’était écrit » (PA 69). On entend cependant la mère d’Alexakis dans un épisode qui a semble-t-il marqué la vie de l’écrivain, puisqu’il le rappelle volontiers dans ses entretiens et qu’il le traite aussi, voire le désamorce, dans plusieurs de ses textes fictionnels. Voici de quoi il retourne : jouissant d’un certain succès critique après la publication de ses premiers textes en français, Alexakis est l’invité d’une émission littéraire sur une radio belge. Assez fier de sa performance, il fait écouter l’enregistrement de l’émission à sa mère qui ne le reconnaît pas puisqu’elle lui demande après quelques minutes : « Mais toi, quand est-ce que tu vas parler ? » Quand Alexakis lui explique que c’est lui qu’elle écoute, elle s’écrie en grec : « Ma essi issé Gallos ! » Rapporter ces paroles au discours indirect, ce serait effacer la différence linguistique. Or tout le sens des mots de la mère est de marquer une séparation : elle ne reconnaît plus son fils en français. Pour la même raison, le discours direct en français ne semble pas non plus convenir et Alexakis veut d’ailleurs éviter que sa mère sonne comme une fonctionnaire de l’Union européenne à ses propres oreilles. L’écrivain opte alors pour l’hétérolinguisme, accompagné d’une sorte de sous-titrage français. Citer sa mère en grec, verbatim, c’est refuser la puissance dont jouit, dans le discours rapporté, le français sur le grec :
Après avoir écouté l’enregistrement d’une interview que j’avais donnée en français, ma mère me dit : – Ma essi issé Gallos ! « Mais toi, tu es Français ! » J’ai raconté cette scène dans le livre que j’écrivis en grec. Comment aurais-je pu la raconter en français ? Et comment aurais-je pu ne pas la raconter ? (PA 255)
16Pour surmonter ces impossibilités (qui rappellent celles auxquelles Kafka s’était confronté), Alexakis accorde une place centrale au récit de l’écriture même de son texte, introduisant ainsi son lecteur dans la fabrique du texte translingue. Même s’il affirme que ce texte lui a fourni plus de questions que de réponses, la précision demandée par l’écriture de vie lui a permis de dépasser la diglossie littéraire qui caractérisait son œuvre antérieure par le développement d’une capacité de mémoire autobiographique dans sa langue d’adoption : « je suis peut-être en train d’écrire en français un livre grec. Je découvre que je peux me souvenir en français aussi » (PA 257). L’autobiographie d’Alexakis montre que, comme l’écrivait Cioran, le changement de langue peut provoquer une rupture d’avec ses propres souvenirs troublant par là l’identité du sujet. Mais l’écriture de soi semble avoir été investie de la charge d’accommoder cette discontinuité. On peut écrire dans deux langues sans se trahir tout comme on peut se trouver dans des allers-retours. Le titre de Paris-Athènes peut être lu de deux manières complémentaires. C’est d’une part la volonté d’épouser plutôt le sens du regard rétrospectif que celui de la trajectoire de l’immigré au moment de raconter sa vie. Et c’est aussi l’amorce, par l’écriture, d’un retour vers la part de soi-même que la pratique translingue de l’écriture avait oblitérée.
Nancy Huston face à son double
17La trajectoire littéraire de Nancy Huston, Canadienne anglophone entrée en littérature en français, coïncide largement avec celle d’Alexakis sans pourtant que les circonstances de leur arrivée en France soient comparables. Dans son récent Bad Girl. Classes de littérature (2014), Huston rappelle comment elle en est venue à concevoir son exil parisien à la fois comme une libération du poids d’une lourde histoire familiale et comme une inscription dans un contexte culturel valorisé par bien des Américains du Nord au milieu des années 197016. Tout autant que la distance géographique, le changement de langue est valorisé en ce qu’il permet un détachement émotionnel. Ce qui caractérise les débuts de sa pratique littéraire translingue, c’est l’étonnante facilité de produire du discours intime :
Le je que j’employais dans mes essais, totalement nu et intime, sans protection aucune, était par ailleurs l’un des effets du savoir déraciné : en effet, cette impudeur était facilitée par l’emploi de la langue étrangère, en partie parce que celle-ci n’était pas (fantasmatiquement, du moins) comprise de mes parents, mais surtout parce qu’elle n’était justement pas, pour moi, de l’ordre de l’intime. Je pouvais y dire avec tranquillité, voire avec indifférence, des choses qu’il m’eût été impossible de révéler dans ma langue maternelle17.
18Mais comme ce fut le cas pour Alexakis, le déracinement, tout prisé qu’il soit pour la pratique littéraire, finit par être vécu un peu comme une trahison de soi-même. Huston l’exprime dans un texte autobiographique, Nord perdu (1999), conçu comme sorte d’autoportrait en écrivain translingue. Son titre le dit bien qui évoque tant la perte du Canada, ce grand Nord, et de tout ce qu’elle reconnaissait de canadien en elle, que le sentiment de « perdre le nord » provoqué par cette prise de conscience.
19Dans Nord perdu, Huston fait le point sur ce qui semble la désorienter au premier chef : le changement de langue. « Qui suis-je en français ? » et « qui sommes-nous alors si nous n’avons pas les mêmes pensées, fantasmes, attitudes existentielles, voire opinions, dans une langue et dans une autre ? » sont les deux questions qui conduisent son geste autobiographique18. Aux discontinuités proustiennes du sujet dans le temps, Huston ajoute, presque dans la synchronie, les intermittences causées par le choix de la langue d’expression chez le sujet multilingue. Cela vaut particulièrement pour les « faux-bilingues », catégorie dans laquelle elle se range. Puisqu’elle n’a pas « intégré dans sa chair […] les berceuses, blagues, chuchotements, comptines, tables de multiplication, noms de départements, lectures de fond depuis les Fables de La Fontaine jusqu’aux Confessions de Rousseau », elle tend à ressentir l’étrangeté de sa deuxième langue et à se voir comme un sujet différent selon qu’elle communique dans l’une ou l’autre de ses langues (NP 62-3). Tout se passe comme si par son usage du français elle laissait dans l’ombre un « autre soi », pour reprendre le titre d’une des sections de Nord perdu. Or pour tenter de mieux saisir en quoi ce « moi qui continue de vivre là-bas » différerait d’elle-même, elle tente de lui donner forme dans un exercice d’autobiographie spectrale (NP 112). Tout nostalgique que soit le portrait qu’elle en donne, l’exercice semble révéler que son double ne serait pas devenu écrivain :
C’est surtout ça, c’est surtout que cette femme-là chante à tue-tête des chansons que moi j’ai perdues, oubliées, qui se fanent et s’effilochent dans ma mémoire, ou que je n’ai pas apprises mais que j’aurais dû apprendre, que j’aurais tant aimé apprendre, la voix lui bouillonne dans le ventre puis lui vibre dans la poitrine et lui jaillit par la gorge, les paroles sont drôles, débiles, désespérées… Or me voici au pays des clavecins et des châteaux, enfermée du matin au soir dans le silence, tripotant inlassablement les mots sur un écran gris… (NP 115)
20Le contraste de ses deux moi souligne la distance affective et la maîtrise de soi associées au changement de langue. Aux plaines s’opposent les châteaux, et à l’émotion brusque du piano, le clavecin. Plutôt que de vibrer avec sa langue maternelle, Huston a choisi de s’en détacher. Dans le français, elle a trouvé son premier medium d’expression littéraire et un opérateur de découverte de soi pour dire la métamorphose que provoquent l’exil et le changement de langue.
21Au terme de ce bref aperçu de deux de ses usages, on réalise que l’écriture translingue de soi peut être un moyen de révéler l’étrangeté de la mémoire et les intermittences du sujet. À une époque où le nombre de locuteurs multilingues va grandissant, on peut s’attendre à voir des écrivains non natifs user de ses potentialités pour rejoindre tous ceux qui cherchent de nouvelles formes pour se dire.
Notes de bas de page
1 Voir Coste C., « Roland Barthes par Roland Barthes ou le démon de la totalité », Recherches & Travaux, no 75, 2009, p. 35-54.
2 Barthes R., La Préparation du roman I et II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Le Seuil/Imec, coll. « Traces écrites », 2003, p. 79.
3 Sheringham M., « Memory and the Archive in Contemporary Life-Writing », French Studies, vol. 59/1, 2005, p. 47.
4 Je traduis ici une expression forgée par Steven G. Kellman qui a comme multiples mérites de pouvoir référer tant à un texte qu’à un écrivain, de transcender les appartenances nationales, de ne pas identifier le multilinguisme de la personne à celui, possible, de l’œuvre, ni qualifier la langue d’expression littéraire de seconde ou d’étrangère, voir The Translingual Imagination, Londres, Nebraska UP, 2000.
5 Cioran E., La Tentation d’exister, dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2011 [1956], p. 302, je souligne.
6 Voir Robin R., Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1993.
7 Perec G., Récits d’Ellis Island, Paris, P.O.L, 1995 [1979], p. 58-59.
8 Voir Jefferson A., Nathalie Sarraute, Fiction and Theory: Questions of Difference, Cambridge, CUP, 2000.
9 Starobinski J., « Le Style de l’autobiographie », dans L’Œil vivant II : la relation cri tique, Paris, Gallimard, 1979, p. 84.
10 Voir par exemple Pavlenko A., Emotions and Multilingualism, Cambridge, CUP, 2005, p. 175-184.
11 Voir Amati Mehler J., Argentieri S. et Canestri J., La Babel de l’inconscient. Langue maternelle, langues étrangères et psychanalyse, traduit par Maya Garboua, Paris, Presses universitaires de France, 1994.
12 Alexakis V., Les Mots étrangers, Paris, Stock, 2002, p. 54.
13 Alexakis V., Paris-Athènes, édition revue par l’auteur, Paris, Stock, 2006, p. 191, je souligne. Les références à cette édition seront dorénavant données dans le texte par l’indication PA suivie du numéro de page.
14 Alexakis V., La Langue maternelle, traduit du grec par l’auteur, Paris, Fayard, 1995, p. 115-116. Alexakis propose aussi ce diagnostic dans l’essai Les Grecs d’aujourd’hui, Paris, Balland, 1979.
15 Alexakis V., « Une langue pour rire et une langue pour pleurer », Synergies Monde, no 5, 2008, p. 29.
16 Huston N., Bad Girl. Classes de littérature, Arles, Actes Sud, 2014.
17 Huston N., Âmes et corps, textes choisis 1981-2003, Arles, Actes Sud, 2004, p. 25.
18 Huston N., Nord perdu, Arles, Actes Sud, 1999, p. 47, 52. Dorénavant NP.
Auteur
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