Première partie : présentation
p. 25-29
Texte intégral
1Complexe, la question du « sujet » nécessite une réflexion théorique et historique. Dans cette perspective, Guillaume Artous-Bouvet commence par replacer la question du sujet et de ses discontinuités dans l’histoire des théories du XXe siècle et dans le contexte de la querelle philosophique qui l’a animé : dans les années 1930-1950 et dans le sillage de l’existentialisme, radicalisation de l’idée d’un rapport subjectif à soi ; dans les années 1960-1970, critique structurale du sujet, compris comme un « effet d’optique » ou un « effet de langage » ; à partir des années 1980, conception post-structurale, de type herméneutique ou dialogique, postulant que le sujet advient à lui-même comme sujet par l’exercice du langage. Ainsi, dans toute réflexion sur la question du sujet aujourd’hui, sont désormais à l’œuvre les notions de subjectivation (Foucault) et d’identité narrative (Ricœur). G. Artous-Bouvet expérimente ces notions sur les incipit de La Recherche et de La Saison en enfer. Selon lui, en dernière instance, c’est à l’interprétation qu’une subjectivité littéraire voue le destin du sujet, fût-elle une interprétation de soi par soi. Cette interprétation peut être pensée comme une circularité herméneutique, par quoi le soi se trouve ressaisi au-delà de ses discontinuités, ou au contraire, comme l’épreuve de la résistance de la lettre, ouvrant sur ce qu’il propose d’appeler une hermétique du sujet, emblématique de la littérature moderne. Daniele Lorenzini examine quant à lui la notion de sujet à la lumière des théories de Michel Foucault. Il s’attache à mettre en lumière la tension qui apparaît entre deux grands « modèles » du rapport subjectivation-écriture : d’une part, le modèle de l’écriture comme pratique de dé-subjectivation, qui permet de se déprendre de soi-même et de sa propre « forme-sujet » ; d’autre part, le modèle de l’écriture comme exercice spirituel ayant une fonction « éthopoiétique », c’est-à-dire comme moyen de construction de soi-même et de maîtrise de soi – autrement dit, « subjectivation », plutôt que « dé-subjectivation ». Selon D. Lorenzini, ces deux conceptions ne s’opposent pas. En étudiant les pratiques de subjectivation dans le monde ancien et le modèle de l’« écriture-exercice », Foucault met au jour la relativité culturelle et historique de la subjectivité. C’est ainsi que, pour sa part, le philosophe pratique et défend l’exercice qui nous pousse à mettre notre subjectivité à l’épreuve d’une subjectivité autre, seule voie possible pour inventer un rapport différent à nous-mêmes, aux autres et au monde. Pour Foucault, l’écriture comporte donc un enjeu éthique et politique et joue un rôle décisif dans l’« exercice-expérience » : l’écriture entendue à la fois comme exercice de soi sur soi et comme expérimentation perpétuelle de nos limites et de notre liberté.
2Les théories nous l’enseignent, la langue est essentielle pour la constitution d’un sujet, délibérément choisie, intimement déchirante, langue du corps, de la pensée et du cœur. Le changement de langue constitue une expérience radicale de discontinuité du sujet et de son écriture. Il peut provoquer une étrangeté à soi-même et à sa mémoire, à moins que, finalement, il ne permette une révélation de soi et une réinscription maîtrisée dans une autre tradition culturelle. Après avoir évoqué Georges Perec, Nathalie Sarraute, Samuel Beckett, Alain Ausoni s’intéresse plus particulièrement aux cas de Vassilis Alexakis et de Nancy Huston, qui témoignent à la fois de la distance affective et de la maîtrise de soi auxquelles conduit la pratique choisie du français, langue d’écriture. Souvent auto-réflexives, leurs œuvres font un matériau privilégié de la réflexion sur leur fabrique d’écriture dans une langue autre que leur langue maternelle. Ainsi s’élabore, à partir de leurs discontinuités, linguistiques et culturelles, un autoportrait de l’écrivain translingue. Nombre d’entre eux infléchissent et renouvellent substantiellement les formes de l’autobiographie contemporaine. Rien de tel, lorsque la langue devient source de souffrance au plus intime de soi. Ainsi de la langue et de la culture des exterminateurs pour des écrivains comme Paul Celan et d’Imre Kertesz, tous deux écrivains juifs. Bastien Engelbach interroge leurs œuvres en s’appuyant sur les théories du philosophe Paul Ricœur, c’est-à-dire l’identité narrative et l’herméneutique du sujet. Les œuvres de Celan et Kertesz montrent comment l’écrivain témoigne quand le langage est un obstacle et comment l’écriture de soi, loin d’être repli sur soi, s’inscrit dans une éthique du dialogue. Écrivant en allemand, Celan doit en effet inventer dans cette langue, une langue propre qui lui permette d’exprimer le drame vécu ; de son côté, Kertesz, évoquant les camps de concentration, veut prendre sa revanche en étant « celui qui nomme et non celui qui est nommé ». Son objectif, dit-il, « c’est garder une fidélité formelle et linguistique à mon sujet ». Ainsi, la mise en forme du Je, dans l’élaboration de cette identité narrative, est moins un discours qu’un dialogue avec le passé, avec le présent, avec l’autre, un lieu de réflexion sur le sens, dans lesquels est consubstantiellement inscrit un Tu, ce lecteur qui doit pouvoir recueillir cette parole. De la sorte, même si les auteurs ne sortent jamais tout à fait de l’exil où la langue les a placés, c’est le dialogue qui leur permet de parvenir à naître à eux-mêmes dans la langue.
3Quant à l’intermittence du sujet en proie à la maladie, Nicolas Voeltzel s’interroge, à partir de textes de Nietzsche, à la manière dont celle-ci pousse le philosophe à s’inventer. Dans Ecce homo, celui-ci écrivait : « Humain, trop humain est le mémorial d’une crise. Il s’intitule un livre pour esprits libres : presque chaque phrase y exprime une victoire – avec lui je me suis émancipé de tout ce qui est corps étranger à ma nature. » De cette période de maladie (principalement, de 1874 à 1880), Nietzsche affirme qu’elle le libère, qu’elle le ramène à la raison, et permet « à son moi profond » de s’éveiller, au point que sa vie antérieure lui apparaît comme une suite de « méprises ». N. Voeltzel montre comment cette expérience physique et existentielle de la discontinuité joua un rôle déterminant dans l’élaboration même de sa philosophie. Plus encore que la maladie, le deuil, épreuve majeure d’une vie, demande au sujet un travail de reconstitution qui consiste à se détacher progressivement de l’objet d’attachement, d’autant que le XXe siècle a éliminé ritualisation et socialisation du deuil. Françoise Simonet-Tenant s’interroge précisément sur le rôle des journaux intimes dans cette intériorisation du deuil : sauvegarde, reconstruction, invention de soi ? En s’appuyant sur des journaux de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, elle envisage quelques traits marquants d’une poétique diaristique du deuil : interruption du journal (André Gide), irruption d’un cri (Catherine Pozzi), répétition de la plainte (Eugénie de Guérin)… Ce journal peut être adressé (Roland Barthes), se présenter comme une résistance au deuil, une stase mortifère. Il peut même être un journal de pré-deuil (Jacques Borel ou Annie Ernaux). Certains s’achèvent comme ayant rempli leur travail et permis au sujet de se recomposer autrement (Christian Bobin, Marie Curie, Bertrand de Jouvenel, Madeleine Rondeaux) ; d’autres témoignent d’une fixation du sujet sur le chagrin : c’est le cas du journal de Barthes.
4Le deuil à la suite d’une guerre, notamment celle qui a mené aux camps d’extermination des millions de juifs, suscite d’autres types d’écritures. Régine Battiston se penche sur l’écrivain de langue allemande W. G. Sebald (1944-2001) dont l’œuvre entière est consacrée à faire revivre la mémoire de destins brisés, à l’aide de traces collectées : photos, journaux de voyage, témoignages historiques. Ainsi des Émigrants (1992), reconstitution de la vie de quatre personnes juives, qui ont connu de loin ou de près l’holocauste, et qui, pour la plupart, meurent en se suicidant ou enfermées dans leur isolement intérieur. Sebald recourt au bricolage, au sens où l’entend Lévi-Strauss, et construit une sorte d’« autofiction des autres ». Mises en abyme de récits du narrateur et du personnage, fragments de journaux intimes et témoignages historiques, insertions de photographies concourent à produire de multiples niveaux de réalité, composant finalement une œuvre hybride. Une polyphonie des voix s’instaure, qui dit l’indicible de la perte, celle de la filiation, de la langue maternelle, du nom, parfois, et aussi l’indicible de la survivance. De milieu catholique, Sebald avait un père dans la Wehrmacht ; comme ses personnages, il meurt dans son exil intérieur.
5Se constituer comme sujet et comme auteur après la Shoah fut une entreprise aussi douloureuse que complexe. Après une période de refoulement et de repli formel, des auteurs évoquent, dans les années 1970, leur mémoire de la période. Catherine Ponchon analyse la constitution ou plutôt la reconstitution du sujet dans l’écriture de ces auteurs, qui ont échappé à la mort. « Impossibilité de raconter mon histoire », écrit Doubrovsky ; « il ne reste que les éclairs intermittents d’une mémoire », écrit Semprun ; « je n’ai pas de souvenirs d’enfance », écrit Perec. Brouillant l’exigence de vérité inhérente au genre autobiographique et à l’écriture de témoignage, ces textes inventent une forme autobiographique ancrée dans une réalité référentielle tout en recourant à la fiction. Confronté à l’indicible, le « je » discontinu de l’auteur raconte la genèse d’une création de soi dans le langage. Maxime Decout prolonge la réflexion en explorant le rôle de la mémoire dans la constitution d’un sujet, et la poétique du « dibbuk » à partir de trois romans d’Alain Fleischer : Immersion (2005), La Hache et le Violon (2004), et Moi, Sandor F. (2009). De Proust à aujourd’hui, le rôle de la mémoire dans la constitution d’un sujet s’est complètement transformé, note M. Decout : l’entreprise solipsiste d’un Proust n’est plus pensable, depuis la seconde guerre mondiale, et la mémoire, juive notamment, toute en fractures et trous, engendre des œuvres traversées par le doute, l’hypothèse, l’archive ou l’invention. Incertain et pluriel, le sujet se doit de faire apparaître la disparition et mettre au jour la « mémoire de ce que je n’ai pas connu », selon les mots d’Alain Fleischer. Celui-ci, comme Patrick Modiano, Serge Doubrovsky, Henri Raczymow, n’a pas directement vécu la guerre et se voit condamné à vivre comme un fantôme dans la mémoire des autres, tel un dibbuk – dans la tradition juive, le spectre d’un mort qui revient hanter un vivant. Plongées dans une mémoire trouée, les romans de Fleischer témoignent d’une poétique vertigineuse construite à partir de greffes mémorielles nécessaires mais dangereuses. En démultipliant son être, l’écrivain se réinvente constamment, faisant du devoir de mémoire aussi un devoir d’imagination.
6Sans doute le schisme de la seconde guerre mondiale et des camps de concentration a-t-il profondément détruit l’unité du sujet et des formes. Même quand il ne s’agit pas de la Shoah, le sujet, aujourd’hui, se sent et s’écrit divisé. Anne Roche explore la mise en cause de la notion de sujet et la mise en crise de l’écriture dans des œuvres très récentes, Ma solitude s’appelle Brando (2008) (dont le sous-titre, « hypothèse biographique », est évocateur), sorte d’histoire familiale mise en crise, et Anima motrix (2006), qui, dans son recours au mythe et à l’animalité pour traiter des SDF et des migrants, constitue une sorte d’anthropologie alternative. « J’écris sans doute pour me disperser », écrit Arno Bertina, contestant ainsi les notions d’unité et de fixité du sujet et se démarquant de l’écriture de soi. Une même logique d’hybridation de la personne et du texte anime ces textes, dont les enjeux formels se doublent d’enjeux éthiques : bouleversements chronologiques, recours intertextuels, notamment, ouvrent vers des champs de signification autres. Ce faisant, ils déplacent la centralité imaginaire du sujet. Claude Burgelin va plus loin avec son exploration des Vies pøtentielles (2011) de Camille de Toledo, sujet fracturé dans son être et dans son écriture, comme l’est tout sujet au XXIe siècle, dont la discontinuité, faite de blessures, de mémoire trouée, de transmission défaite, constitue, en somme, notre être au monde. Mais l’intermittence de Camille de Toledo est structurale. Son œuvre s’édifie sur la dislocation et la reliaison du discontinu : de la fiction composée de nombreuses « ramifictions » à l’exégèse de soi et au chant poétique, une polyphonie s’instaure, qui traduit un destin brisé par des deuils successifs, et le dépasse dans une écriture toute portée par un élan vers aujourd’hui. Pour se représenter, l’auteur « instabilise » la langue et ses codes, travaille l’inattendu, le discordant, le multiple. Susceptible de donner forme au rêve de livre total, cette œuvre réussit cette gageure de relier, dans l’écriture, le sujet à lui-même et au monde tout en laissant les fractures ouvertes et les livres brisés.
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