Témoignage d’un écrivain
Du cœur à l’esprit : intermittent à moi-même
p. 11-21
Texte intégral
1Si je n’ai pas une pensée consciente de la notion d’« intermittences », je crois en avoir une véritable hantise et je pressens que ce qui motive secrètement mon désir obstiné de consacrer ma vie à cette activité anormale qui est d’écrire n’obéit peut-être, si j’y songe, qu’à une hantise, je veux dire, à une crainte, pour le timide plus ou moins guéri qui sommeille en moi, de me retrouver timide, de revenir en arrière, au point de départ, et de ne plus savoir m’exprimer, de me retrouver exclu du territoire, chèrement conquis, du langage ; oui, je crois que la notion d’« intermittences » se pose, en premier lieu, ainsi dans mon écriture, dans ces allers-retours entre la timidité et la parole, entre le silence et l’écriture, oui qu’elle se pose en me définissant par rapport au langage, en considérant la terreur de me penser en dehors du langage : il me semble parfois, en effet, que je n’écris que pour cela, pour cette raison-là : la hantise de me taire totalement, de rester au-dessous des mots, de la ligne de flottaison du langage. Si j’ignore au fond pourquoi j’écris, j’ai la faiblesse de penser que la timidité – à savoir la difficulté de communiquer – y est pour quelque chose, qu’elle a décuplé mon désir de m’exprimer tout en inclinant mon goût pour la littérature, et que ce sont mes difficultés à parler dans ma jeunesse qui m’ont imposé d’écrire, à trouver dans l’univers des mots qui m’était refusé une forme de compensation, de jubilation aussi, de revanche sur le silence que je m’imposais. Je sais bien qu’il est absurde de vouloir psychologiser une pratique d’écriture, de chercher une origine à nos passions, parce que sans doute l’origine n’est pas aussi aisément identifiable, mais il me semble bien souvent que je ne serais jamais devenu écrivain si je n’avais pas été timide. Parlant peu, écrire m’est devenu nécessaire. J’aimais voir les mots jaillir sur le papier, la force miraculeuse de l’écriture qui avortait les années noires de mon enfance ; j’aimais la sensation étrange aussi, de pouvoir m’exprimer, de dire ce que, en moi, le timide avait toujours pris soin de taire, de m’arracher au mutisme dans lequel je m’étais avant cela, avant l’écriture, enfermé et réfugié. Je me souviens que c’était une parole souveraine, sobre, dont le flux s’écoulait librement dans l’exaltation de ma pensée. Les difficultés à m’exprimer, à nommer les choses en paroles ou à terminer mes phrases, disparaissaient miraculeusement quand j’écrivais : en écrivant, je dissipais mille hésitations, mille bégaiements, une façon bafouillante qui, dans la parole, heurtait chaque syllabe, buttait contre chaque mot. Mystérieusement, et de façon presque magique, j’allais dire, l’intelligence retrouvait son cours quand j’écrivais. Il me semble obscurément que, sur ce mode, l’écriture me délivrait de ma prison de silence, qu’elle restaurait quelque chose en moi, alors qu’elle ne faisait probablement que prolonger un certain esseulement, verbaliser mon silence, conquérir l’espace du taire. J’aime à penser, que moi, l’homme sans mots, j’écris, je fais de ces mots mêmes qui me faisaient défaut, mon principe d’existence. C’est depuis elle que j’écris, ma timidité, zone blanche de moi-même, ce territoire de l’inexistence. Sans doute mon rapport au langage repose-t-il, au fond, sur une discontinuité intime entre le silence subi et le silence apprivoisé, non entre la défaite et la victoire des mots sur le silence ; sans doute mon rapport au langage doit-il, encore, aux intermittences d’un moi inquiet de la parole et d’un moi quiet de l’écriture, d’un taiseux et d’un verbeux, d’un mutique et d’un bavard scriptural, si je peux dire, qui parvient à verbaliser les maux du premier, qui dit « je » à sa place, qui trouve dans l’univers des mots, non sa revanche sur le premier, mais sa juste compensation, l’expression de sa reconquête. Considérant ces deux enfants de la timidité, qui s’empoignent en moi, je ne peux m’empêcher de me percevoir autrement que divisé, clivé, dédoublé, intermittent de moi-même, et de me demander non seulement qui je suis quand j’écris, mais qui, des deux, si l’écrivain reste un non parlant, je suis davantage pour être moi-même moi, et si je suis le même quand j’écris et quand je n’écris pas. Il me semble parfois que toute mon écriture se construit à la fois sur cette distance intérieure et sur cette hypothèse de moi.
2Ce rêve d’une unité de moi, c’est par l’écriture, dans la littérature, que je peux le mieux le réaliser, dans la revenue en écriture d’une première personne, par l’affirmation d’un narrateur récurrent, d’un je revenant, principiel, d’un je possible parmi les possibles, d’un je hypothétique, se présentant soit comme une instance d’énonciation sans référent, anominée (L’Étreinte, La Dernière année, Le Renoncement, L’Été à Dresde, Paris l’après-midi, Faux-père), soit comme une instance d’énonciation référencée, renommée, rebaptisée, réidentifiée (François Clément, le professeur de philosophie dans Pas son genre, Pierre Grimaldi, l’expert-comptable de La Femme infidèle) : quel que soit le mode de ces instances d’énonciation, il s’agit toujours d’une même identité narrative, réaffirmée, ouvragée par la voix d’une conscience réfléchissante qui, des romans aux essais en passant par les récits, médite et analyse, raconte et se raconte, ressasse et bégaie son histoire affective, tente de se redire et de se réécrire. Ce je, mobile et obsessionnel, qui revient dans l’écriture, qui ne cesse de faire effraction dans le discours, c’est le je timide qui reprend la parole, l’énonciateur qui, histoire après histoire, réélabore un discours, heurté, fragmentaire, épisodique, toujours à recommencer, toujours à parfaire : mon œuvre littéraire se présente, en effet, comme une reprise, par un narrateur récurrent, d’une histoire simple, schématique, mettant en scène un couple guetté par la mésentente, sur lequel plane la menace d’une séparation. De manière systématique, au centre de toutes les configurations, il y a toujours un homme, plutôt intellectuel, un méditatif, qui analyse à la première personne sa relation à l’autre, les sentiments que lui inspire sa partenaire et qui observe méticuleusement les mouvements de sa conscience inquiète et troublée, jetée et égarée dans l’état amoureux : la jalousie du passé (L’Étreinte), la culpabilité de ne pas aimer assez (Le Renoncement) ou de ne pas s’être engagé (L’Été à Dresde), la passion de l’adultère (Paris l’après-midi) et l’expérience du cocufiage (La Femme infidèle), la mise en doute du sentiment de paternité (Faux père), la timidité (Confession d’un timide), le racisme des sentiments (Pas son genre). Mon roman se caractérise par un dénuement structurel propre à faire ressortir le drame qui s’y joue : il ne se passe quasiment rien dans ce roman-type, peu de rebondissements, peu de dialogues, peu de descriptions d’action l’animent, sinon l’évolution sourde d’un rapport amoureux conduisant fatalement à son terme. Il s’agit chaque fois, en effet, à travers un narrateur récurrent, de me faire l’observateur attentif des sentiments, des intermittences du cœur, d’ausculter le plus cliniquement possible, comme s’il était le symptôme d’une pathologie, d’une sorte de démence affective, l’état amoureux et le trouble que cet état procure, soit les différentes étapes du phénomène de la cristallisation à la décristallisation amoureuse, de l’amour naissant à sa fin, de l’innamoramento à sa remémoration.
3Car ce qui compte ici, pour ce narrateur récurrent n’est pas tant de revenir sur son histoire, toujours assez ordinaire au fond, que de revenir dans son histoire, de s’immerger à nouveau dans le trouble de son passé amoureux, de s’offrir lui-même une plongée narrative dans un temps indéfini, dans le temps de son mythe personnel, le temps d’une crise qu’il a dépassé, où le je n’était pas même lui et vivait comme un hors-là, hors de lui, dans le désordre de l’état amoureux. Cette plongée s’accomplit toujours à l’imparfait d’habitudes, sur le mode itératif qui lui permet de s’appréhender dans une fréquence impersonnelle, dans la répétition syncrétique des temps en un seul, dans la récursivité du commun, je veux dire, que le mode itératif lui permet de dépasser l’anecdotique, le personnel, afin de saisir à travers lui et son expérience, les émotions et les sentiments qui naissent en toute personne soucieuse de se rappeler son passé amoureux de la sorte : car ce n’est pas seulement le passé que convoque l’itératif mais c’est le mythe, le passé dans sa répétitivité, de l’autrefois jusqu’à maintenant, jusqu’au moment de l’écriture. L’itérativité, qui s’incarne ici dans l’imparfait, dit précisément ce retour continuel et inquiet du temps en soi, ce temps qui ne cesse de s’angoisser de sa propre perte, de se demander s’il pourra se dire et se formuler, de se lessiver et de s’essorer dans la grande machine temporelle, de se ruminer et de se reprendre, pour se retrouver en écriture, s’y rassembler, s’y ramasser, s’y préciser. L’imparfait d’habitudes fonctionne, dans ce schéma narratif, comme un mode inquiet du temps et intéresse, me semble-t-il, en ce qu’il permet au narrateur de s’envisager et de se concevoir abstraitement, impersonnellement, et indéfiniment dans le temps, non dans une permanence mais dans une unité intermittente, si j’ose dire, par le prisme d’une instance d’énonciation narrative qui en est la somme et en assume l’identité : celle d’un je retrouvé, sinon accompli, précisé, solutionné, qui tente de résoudre, à sa manière l’énigme de sa passéité amoureuse.
4Mais ce qui me semble faire la singularité de ce je récurrent, retrouvé dans le temps, est qu’il ne sait bien se retrouver, se diriger, et se préciser, paradoxalement, que dans l’irréel et la confusion de son passé, dans la lueur brumeuse de lui-même, dans le retour à un temps où le moi était en crise, où l’amour le troublait, dans les égarements passés de son cœur et de son esprit, dans un désordre amoureux qui doit procéder, chez lui, d’un dérangement mnésique, et qui est le moment d’une intermittence paradoxale, je veux dire, le moment où le moi s’éprend de l’autre et se déprend de lui-même, ce moment de vacillement de l’être et de flottement du moi qui lui fait à la fois percevoir confusément le réel et réaliser très lucidement la confusion dans lequel l’état amoureux le plonge : le je ne peut ainsi se saisir que dans ses intermittences, dans l’intelligence de son vacillement, dans ce rapport paradoxal au réel, où le moi, à l’image du timide qui aime à se fabuler les histoires que la vie lui refuse, se perçoit dans la fiction amoureuse, s’hallucine, se fictionne et s’onirise. Il s’agit de représenter l’intériorité d’une conscience fictionnelle.
5Il me semble, en effet, remarquable que mes narrateurs perçoivent tous le réel de façon hallucinée, qu’il n’y a pas, justement, de discontinuité entre leur passé et leur présent, entre leur fiction et leur réel, pas de distorsion entre leur rêve et leur réalité, mais la continuité d’un je qui se perçoit dans une ligne de fiction, c’est-à-dire, dans un non-temps romanesque : chez eux, la discontinuité apparaît comme un phénomène du rêve. Que ce soit dans L’Étreinte où le narrateur jaloux du passé de sa partenaire faisait de sa « jalousie une fiction », que ce soit dans les errances urbaines dresdoises du narrateur de L’Eté à Dresde se souvenant des derniers jours de sa jeune partenaire condamnée par la maladie, ou dans les errances turinoises du narrateur de Paris l’après-midi retrouvant l’amour en Italie, que ce soit dans la peur d’être père du narrateur de Faux père, les tergiversations du timide de Confession d’un timide ou les divagations de l’indécis François Clément de Pas son genre, il me semble, oui, que l’une des caractéristiques, à la fois de l’écriture et de l’histoire, est que ces dernières tiennent toutes deux du songe : soit de la rêverie romanesque, soit du rêve éveillé, soit du cauchemar (dans les moments, par exemple, où le héros tombe dans des fantasmes de jalousie), soit dans l’état de sidération de Pierre Grimaldi dans La Femme infidèle qui pourrait être comparé à l’état de ravissement de Lol V. Stein : en effet, à cause de l’infidélité de sa femme, Morgan Lorenz, Pierre Grimaldi sombrera dans cette éprouvante expérience de l’abandon où s’origine sa folie : il est arrêté lui aussi. Sans doute faut-il, oui, rapprocher cet état de sidération de l’état de ravissement de Lol V. Stein, à savoir d’une forme d’extase mystique : comme Lol V. Stein, à partir du moment où il apprend que sa femme le trompe, Pierre Grimaldi se retrouve projeté « hors de » lui : l’intensité du choc le maintient en périphérie de lui-même. Sa sidération doit ainsi se comprendre comme une absence d’un ordre singulier, une absence à lui-même, extatique, caractérisée par une discontinuité entre la présence physique et l’absence mentale.
6Mais cette atmosphère confuso-onirique propre au songe se retrouve dans la plupart de mes romans : la fiction jalouse de L’Étreinte rappelle la mémoire flottante de La Dernière année, le sentiment d’irréalité dans Faux père, la forme de stupeur de Pierre Grimaldi qui, dans La Femme infidèle, observe sa femme à distance, comme si elle n’était plus que l’étrangère d’un mauvais rêve ; ce qui est décrit chaque fois, c’est l’entrée dans l’incroyable, l’inconcevable, l’incompréhensible, pareille à une entrée dans un fantastique cauchemar. Il y a aussi cette scène où le narrateur, espionnant sa femme, croit voir sa femme sortir avec son amant et hallucine une bagarre avec cet amant, rêve de puissance sur l’amant de sa femme. De ce héros de lui-même, flamboyant dans ses propres fictions, aux autres rêveurs solitaires, il n’y a, pour ainsi dire, pas de différences entre la vie qu’ils vivent et la vie qu’ils rêvent, pareillement insatisfaisantes, et déceptives. Le rêve n’est pas un paradis artificiel, mais une échappatoire temporaire, qui permet de fuir le cauchemar de la vie. Le trait commun de tous ces narrateurs est de trouver la continuité dans le discontinu du songe, la permanence dans l’onirisme, leur résolution dans l’irrésolution du rêve, comme François Clément dans Pas son genre1.
7Mes narrateurs sont, non seulement des médiums du réel, mais des je médians, qui s’écrivent entre-deux, immergé dans un temps de la contingence et de l’incertitude, du doute et de l’indécision, ancrés dans l’interstitiel paradoxal des rêves et du réel qui sont des phases de transition, des parenthèses de la vie, et si tout n’est qu’une question d’équilibre, j’aime à penser que mes personnages traversent leur vie sur un fil, comme des funambules, maintenus dans une sorte d’apesanteur artificielle. Leur vie se situe toujours avant quelque chose, avant un amour ou après une mort, avant une naissance ou après une infidélité et ne s’éprouve jamais qu’à la frontière du temps, en lisière de leur propre déclin et de leur renaissance, de leur grandeur et de leur décadence intime, des destinées sentimentales qui se brisent et se recomposent, s’appréhendent dans le temps de leur fuite, au passé. L’insistance sur les rêves donne, en effet, une plus grande épaisseur à la dimension onirique du souvenir, car chez le narrateur le souvenir prend souvent l’apparence d’un rêve, une sorte d’imaginaire qui fond et confond les temps.
8Surtout, le rêve est une clef de compréhension du personnage qui, à travers le refus de s’inscrire dans le réel et de s’y engager, d’aventures en histoires fugitives, n’aspire qu’à fantasmer ce réel, à vivre dans l’immobilité du mouvement qui est une mobilité intérieure, ce que j’appellerai un romanesque de l’inaction. Mais l’attrait fantasmatique de l’amour nuit à sa réalité, provoque une certaine réticence à vivre la réalité d’une relation, forcément décevante en regard de l’idéalisation dont, au préalable, elle a été l’objet. Or, l’un des thèmes travaillés par mon écriture est la différence entre le rêve et la réalité vécue ou, si l’on préfère, entre le rêve endormi et le rêve éveillé qu’est la vie. Descartes, dans sa Sixième Méditation, après qu’il a mis en doute l’existence du monde et l’a tenu pour un rêve, avance ce qui, selon lui, permet de distinguer la « réalité » du monde et de la vie, du « rêve », la réalité de l’irréalité ou de la « fiction » : la continuité et l’enchaînement de nos pensées qui forment une totalité cohérente, où nous pouvons faire le lien entre le passé et le présent en donnant sens à nos actions. Cette définition de la réalité (mais qui, du coup, sert à définir ma fiction) met en jeu à la fois : la continuité (c’est-à-dire la discontinuité, la possibilité même que cette continuité soit interrompue), le temps (la mémoire, le ressouvenir, le récit de sa propre vie et la capacité à raconter son histoire) et la signification (le sens de la vie tient à sa réalité, le rêve menace d’incohérence pour une pensée rationnelle telle que celle de mes narrateurs, c’est-à-dire que le rêve menace du chaos). Bien sûr, il y a aussi le choix délibéré que fait le narrateur de Pas son genre de la fiction et du rêve au détriment de la réalité, pour toujours se laisser l’espoir d’une prochaine rencontre, de rencontrer son idéal féminin : d’une certaine façon, le passage d’une femme à une autre est une sorte de continuité dans la discontinuité, sa maxime de prudence, ou si l’on préfère, son principe d’incertitude qui lui permet de suspendre son jugement, de demeurer dans un flottement indéterminé comme dans l’attente de rencontrer la femme qui le déterminera et le décidera : de même que Descartes se détermine au doute pour trouver la certitude, mon narrateur révoque sa vie sentimentale en doute et se détermine dans l’indéterminé du rêve, choisit l’indécision pour être sûr d’effectuer le bon choix. Mais plus encore, il reste à savoir ce qui souffre le plus dans ce sacrifice de la réalité comme à se demander, au fond, si c’est lui qui a choisi le rêve ou bien le rêve qui l’a choisi et qu’il l’a finalement décidé à ne pas se décider, et il faudrait se demander, enfin, si, par souci d’assurer une continuité avec lui-même, il ne s’est pas résolu au rêve, faute de mieux, par défaut, parce que la réalité, pour lui, non seulement lui permet de suivre un chemin plus direct entre un point A et un point B de lui-même, mais aussi parce que la dispersion des voies hésitantes, qui mènent d’ordinaire nulle part, le mène, lui, déjà quelque part, le situe dans les intermittences du rêve et du réel, plus précisément entre les points A et B, entre un départ et une arrivée, après un avant et avant un après, dans un état permanent de suspension onirique.
9Pour approfondir la question des intermittences du sujet, essentielle dans mon travail, je dois maintenant préciser comment le rapport de confusion, d’indistinction, que j’entretiens avec la fiction et la réalité questionne, pour ne pas dire, impose, le choix d’un genre approprié, à savoir, l’autofiction, mais une autofiction particulière, plus permissive, je veux dire, une autofiction moins restrictive que celle définie par Serge Doubrovsky (« Fiction d’événements et de faits strictement réels » – sa définition est, en effet, assortie d’une dizaine de clauses restrictives, nominales, générique, etc…, permettant d’évaluer le degré d’autofictionnalité d’un texte). À partir de ma propre pratique autofictionnelle, j’ai proposé de simplifier la définition de l’autofiction en avançant un pacte définitoire élémentaire, englobant à la fois les textes qui répondraient aux critères d’homonymie entre les trois instances narratrices que sont l’auteur, le narrateur et le personnage, comme l’autofiction doubrovskienne le requiert, et les textes, écrits à la première personne, dans lesquels l’auteur ne se nomme pas mais dont la première personne renvoie implicitement, et sans ambiguïté, à son auteur (L’Amant de Marguerite Duras), ce que j’appelle l’autofiction anominale ou nominalement indéterminée. D’où le pacte définitoire suivant : « Fiction homonymique ou anominale qu’un individu fait de sa vie ou d’une partie de celle-ci. » Par sa simplicité, sa permissivité, et parce qu’il fait des critères générique et nominal des critères conditionnels peu restrictifs, ce pacte me paraît mieux convenir plus précisément à la notion d’autofiction sans donner prise à des querelles de clochers.
10L’autofiction, telle que je la pratique et telle que je la définis, me semble ainsi singulière, à tout le moins, elle me semble se démarquer de la pratique autofictionnelle commune, dans la mesure où si, pour la plupart des écrivains, l’autofiction est un moyen d’exposer sa vie et de la passer frauduleusement aux douanes du roman et de l’autobiographie, chez moi, l’autofiction me sert, au contraire, à dissimuler ma vie, à la protéger du regard, à feindre l’exposition en en exposant une fausse, une « en trompe l’œil » pour reprendre la jolie formule de Johan Faerber2, en soumettant au regard du lecteur une vie de rechange, et en la lui présentant clairement, sans ambiguïté, comme autofictive, en développant et en faisant alterner toute une rhétorique de l’aveu (en confessant de faux souvenirs, en simulant la remémoration, en glissant de fausses références destinées à induire le lecteur en erreur) et une rhétorique de la fiction (en feignant de fictionner un fait ou un événement) et en présentant comme vraies des histoires plus ou moins tirées de mon expérience mais dont j’assume la paternité en tant qu’auteur : et cela a tellement bien fonctionné, auprès de la critique d’accueil, qui a tout pris au premier degré, et m’a parfois reproché d’exposer ma vie, et qui, parce que mon nom continue d’être associé à l’autofiction, continue de penser que j’en écris toujours. Cependant, tout le monde ne s’y laisse pas prendre, certains écrivains, commentateurs ou critiques avisés, comme Serge Doubrovsky, (qui, lors de sa communication à Cerisy en 2008 disait : « Philippe Vilain dit je, mais ne parle pas de lui »), comme Johan Faerber évoquant une autobiographie « en trompe-l’œil », ou comme Olivier Mony qui a parlé, à juste titre, de « fausses confessions3 » : ceux-là ont décelé ma pratique frauduleuse de l’autofiction et ma position fausse par rapport à ce genre qui m’a fait écrire de vrais romans estampillés « Autofiction ». Pour le dire autrement, ma pratique est moins une pratique autobiographique, référentielle, de l’autofiction, qu’une pratique résolument romanesque : dans mes romans, ce n’est pas la fiction qui est un leurre mais la représentation faussée du réel assumée, à la première personne, par, diraient les narratologues, des narrateurs indignes de confiance ; à la différence des pratiquants radicaux de l’autofiction, il ne s’agit pas tant, pour moi, d’exposer et de transposer mon histoire, mais bien d’en substituer une à la mienne et de l’exposer en la faisant passer pour réelle, c’est, au fond, de faire croire que ma vie n’a pas une seule histoire, mais des histoires, des histoires possibles, qu’il m’incombe de réinventer, et que c’est précisément la somme de ces histoires possibles qui, par accumulation, dans leur répétition même, rend l’histoire, non seulement vraisemblable, mais réelle.
11J’aime à voir en l’écrivain un trafiquant d’histoires, en l’écriture une fabrique d’illusions, un artisanat du trompe-l’œil. Alors que les écrivains d’autofiction se défaussent, moi, je me fausse, je me falsifie, je me dissimule à travers une opération de maquillage, de brouillage et d’ensecrètement du moi. Mes textes nouent ainsi un pacte contradictoire ambigu. Tout se passe en effet comme si je contractais avec mon lecteur un pacte romanesque qui m’autorisait à ne pas raconter une « histoire vraie » mais une aventure de mon invention, à réinventer le réel du roman vécu. C’est en cela que mes romans jouent des intermittences de la fiction et du réel, se tiennent à leurs frontières, soit entre la volonté d’inscrire l’écriture dans le réel et l’illusion d’en modifier le cours par le récit. Ouvrir mes livres dont la couverture indique qu’il s’agit de romans, c’est savoir qu’il ne faut pas y chercher des vérités du même ordre que celles qu’on est en droit d’exiger d’un « texte référentiel » ou « non-fictionnel », d’un témoignage ou de mémoires, par exemple, qui doivent être soumis à une épreuve de vérification, doivent être attestés. Dans mes romans, écrits à la première personne, le référent n’est plus vérifiable, son identité se dissout dans la fiction : il s’agit bien de moi mais ce n’est pas tout à fait ma vie. Disant cela, je ne fait que souscrire à la conception romanesque de la vérité telle qu’avait pu la formuler André Gide dans Si le Grain ne meurt, à savoir au fait que la vérité du « moi » puisse advenir d’un principe de fiction, infidèle à un rapport historique de soi à soi, revendiquant la recréation romanesque de soi et la sincérité d’un rapport à soi fondé sur l’impossibilité de se décrire, le renoncement à se peindre. En ce sens, je dois être quelque chose comme un romancier manqué qui écrirait de vrais romans, en faisant croire qu’il s’agit parfois d’autofiction, parfois d’autobiographie – qui sont chaque fois, sauf à penser que l’authenticité la plus grande ne se trouve que dans la captation du réel, de faux certificats d’authenticité.
12Sans doute faut-il une bonne dose de masochisme pour laisser penser que je suis moi-même le personnage de mes romans, et continuer de me peindre indirectement à travers une première personne faussement référentielle, de me dépeindre plutôt à travers un double commun, le Vilain du texte, un Narcisse sans majesté, qui, bien qu’il parle de lui, ne cherche pas à se rendre aimable comme s’il cherchait à justifier son nom, un anti-héros récurrent chargé d’exprimer mes propres angoisses, mes fantasmes, ma mauvaise conscience (Philippe juge de Vilain) ; une bonne dose de masochisme surtout, pour laisser courir un personnage qui n’est pas moi, enfin pas tout à fait moi, un Philippe Vilain de rechange, un faux-Philippe, un Vilain falsifié, un Philippe Vilain d’emprunt qui, jouant sur le pacte contradictoire de l’autofiction, en assumant son homonymie, son ambiguïté énonciative, en se donnant à la fois comme référentiel et non-référentiel, ne paie pas trop de sa personne et qui, pour cette raison, peut cristalliser les critiques, y faire écran. Autrement dit, si je est un autre, je dirais, pour affiner, que je est un autre qui est moi, moi dans ses intermittences, de façon discontinue, dans une forme même d’intersubjectivité : la caractéristique fondamentale de mon je est, pour reprendre la formule hegelienne, d’être « en lui-même en même temps l’Autre de lui-même », de s’auto-différencier ; je ne veux pas dire que mon je est une figure de l’altérité, mais qu’il est une figure de réflexivité, une figure de mêmeté qui doit s’éprouver dans l’altérité, un je qui a la capacité de se transformer, à la première personne, en autre – un autre depuis lequel il peut revenir à lui-même. Cette opération doit se concevoir, en raison de sa récurrence, comme le véritable mode d’effectuation du processus de mon écriture, non comme un acte isolé, qui me fournirait opportunément le principe pour expliquer la façon dont le je-sujet reconstruit le réel en écriture : à savoir un double mouvement d’extériorisation et d’intériorisation, les incessants aller-retours de soi en soi-même, sa diffraction en une infinité d’autres moi-personnages écrans, en une récurrence qui, par-là, au cœur des vacillements de la continuité du sujet, dans sa grammaire de l’être et de l’altérité, forge mon identité d’écriture. Un sujet qui, d’histoire en histoire, se dit sous un régime hypothétique et qui pourrait faire sien l’emblème de cette phrase de Marguerite Duras : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. » Et quand j’écris, c’est vrai, je me demande toujours qui parle, qui, en moi, s’énonce et, j’allais dire, ose prendre la parole ? Moi, le sujet « Philippe Vilain » dont la vie est jalonnée et composée d’une série d’histoires romancées, ou, l’autre, l’objet, le personnage de moi-même, l’autre, l’écran, le « Vilain », je me demande, oui, qui fait de « Philippe » son auteur, qui fait de Vilain son sujet, lequel de Philippe ou de Vilain, du sujet ou de l’objet, assujettit finalement l’un à l’autre, si jamais la question se pose en ce terme d’assujettissement ? Mais alors, disant cela, quelle histoire, ou l’histoire de quel homme, je raconte, et qui je me raconte si l’histoire de ma vie n’existe pas ? J’ignore si cela signifie que ma propre histoire me reste inaccessible à moi qui souhaite m’en emparer, que quoique je fasse pour la raconter, je me trompe, qu’écrire n’est jamais que me donner l’illusion de croire que je peux la raconter, et, ce faisant, qu’il est sans doute vain, dérisoire au fond, de m’acharner à écrire un roman de cette histoire si toute tentative pour la raconter se présente d’emblée comme une narration menteuse, faussée ? Est-ce que mes je, orphelins de moi, anonymisés si je peux dire dans leur récurrence, ma première personne de bâtardise, n’ont pas d’histoire parce qu’ils peuvent, au contraire, s’en inventer d’innombrables et que, au fond, parmi toutes celles qu’ils inventent, seule l’histoire de leur écriture compte ? N’est-ce pas, encore et enfin, qu’une histoire sans centre, sans ligne et sans chemin, dont parle Duras, une histoire sans référent, sans passé, n’est qu’une façon plus subtile, pour le sujet timide de s’exposer enfin, sans honte, au jugement d’autrui, et, à l’inverse, pour le sujet écrivant, qui, se tenant dans le silence de l’écrire, de l’énonciation d’une parole sourde, de réaliser le vœu de transparence et le rêve d’invisibilité du sujet timide, d’un Gygès longeant les murs des mots et des genres sans jamais être vu, sans plus se sentir en faute.
Notes de bas de page
1 Vilain P., Pas son genre, Paris, Grasset, 2009, p. 13-14.
2 Faerber J., « Une vie sans histoire. Ou l’impact autobiographique dans l’œuvre de Philippe Vilain », Revue de Littérature Comparée (Autobiographies), janvier-mars 2008, p. 131-140.
3 Mony O., « Une sale histoire », Livre Hebdo, décembre 2012.
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