Introduction
p. 7-10
Texte intégral
À n’importe quel moment que nous la considérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive […]. Car aux eaux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur […] Le moi que j’étais alors, et qui avait disparu si longtemps, était de nouveau si près de moi qu’il me semblait encore entendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui n’étaient pourtant plus qu’un songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir tout près de lui les bruits de son rêve qui s’enfuit.
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe
1Le présent ouvrage constitue les Actes d’un colloque international qui s’est tenu au printemps 2013, à Paris et à Mulhouse (université Paris-Est-Créteil, les 21 et 22 mars ; Sorbonne nouvelle – Paris 3, le 23 mars ; université de Haute Alsace, les 4-6 avril), intitulé : « Les intermittences du sujet : écriture de soi et discontinu (1913-2013) ». Celui-ci a été organisé et dirigé par plusieurs équipes de recherche (Sylvie Jouanny et Élisabeth Le Corre, équipe LIS, UPEC ; Jean-Yves Guérin, équipe THALIM, Sorbonne nouvelle-Paris 3 ; Philippe Weigel, équipe ILLE, UHA). Ces équipes de recherche partagent un intérêt pour les littératures et les arts de la modernité, l’ouverture aux langues et littératures étrangères notamment européennes, et la réflexion sur les théories littéraires et l’histoire des idées et des arts : ce colloque est l’aboutissement d’un travail commun et d’une réflexion transdisciplinaire. La question des écritures de soi et de la discontinuité du sujet les a réunies, dans leurs points communs et leurs singularités. C’est ainsi que l’équipe LIS a poursuivi le travail engagé lors de journées d’études sur « l’invention de soi après une crise » dirigées par Sylvie Jouanny et Roberto Poma (2009), et dont témoignent ici certains articles1, que l’équipe ILLE a poursuivi sa réflexion sur l’autofiction et Serge Doubrovsky (colloque de Mulhouse, 2008, organisé par Philippe Weigel et Régine Battiston2, dont les Actes ont paru en 2010) et que l’équipe THALIM, dont la spécificité est d’appliquer les mêmes outils théoriques et critiques à des textes narratifs et théâtraux des XXe et XXIe siècles s’est associée à l’entreprise. Jeanyves Guérin, Claude Burgelin, Philippe Lejeune, spécialistes de la littérature moderne et de l’autobiographie ont assuré le comité scientifique de ces rencontres.
2À l’origine de ce colloque, le centenaire de l’édition du premier tome de la Recherche : cent ans après Proust, comment la littérature, les arts, la réflexion critique représentent-elles les « intermittences » du cœur et de la mémoire, ou plutôt, pour allier le vocabulaire proustien et les théories philosophiques et psychanalytiques du sujet, comment le sujet « intermittent » se représente-t-il et se théorise-t-il ? Au poétique terme proustien semble s’être progressivement substitué celui plus abstrait de « discontinuité », notion à laquelle recourent les sciences dures comme les sciences humaines, des mathématiques, de la physique ou de la géologie à l’épistémologie, la littérature ou la philosophie, qui, avec Foucault, lui a donné sa formulation la plus explicite. Transdisciplinaire, cette notion éclaire le questionnement littéraire et artistique en le mettant en perspective dans un questionnement global du sujet moderne en prise avec ses mutations, ses ruptures, ses recompositions. Des données immédiates de la conscience exprimées par Proust sur les traces de Bergson à l’anneau de Möbius emprunté par Lacan aux mathématiques ou au Journal en miettes de Ionesco, des ruptures épistémologiques dans les processus d’élaboration des savoirs mises en évidence par Michel Foucault aux Fragments du Discours amoureux de Roland Barthes, de la Disparition de Perec à La Vie extérieure d’Annie Ernaux ou encore aux Écrits de l’éphémère de Pascal Quignard, la création des XXe et XXIe siècles ne cesse de se représenter dans une dialectique de l’unité et de la discontinuité.
3Les écritures de soi sont particulièrement révélatrices de ces divisions et recompositions du sujet, qu’elles soient autobiographiques au sens strict ou apparentées, tels l’autofiction, les journaux intimes, les mémoires, ou, dans les arts, l’autoportrait, la porosité des genres témoignant précisément d’un éclatement des limites psychiques et esthétiques. Entre désir d’attestation d’une identité fondée sur un centre et une unité, et témoignage d’un effacement, d’une effraction, d’une implosion, les écritures de soi s’attachent en effet, à partir d’un décentrement de soi, de cet exil que Michaux nommait « le lointain intérieur », à construire esthétiquement le morcellement. Sans doute l’expérience de la guerre, des camps de la mort, d’Hiroshima a-t-elle favorisé l’émergence d’un imaginaire et d’un ensemble de représentations d’une unité pulvérisée, à l’image du Poème de René Char, mais force est de constater qu’au-delà du schisme de la guerre, la discontinuité est devenue une donnée de l’existence psychique, individuelle comme collective, et un matériau fondateur pour la création. Constatées et subies au début du siècle, les « intermittences » du sujet se sont solidement établies dans l’expression de soi, témoignant sans doute d’une mutation anthropologique, sociale, épistémologique ou politique à laquelle ont contribué tout autant l’évolution des techniques, l’influence de la psychanalyse sur la pensée et les comportements, que la crise des idéologies ou la mondialisation des économies. Désormais, l’ère du zapping, du numérique, du virtuel frappe définitivement d’obsolescence la représentation d’une identité unitaire et pérenne. Au-delà même d’événements ponctuels historiques et personnels, comme une maladie ou un deuil, l’identité (sentimentale, sexuelle, professionnelle, géographique, culturelle) se pense aujourd’hui transitoire et multiple et se représente dans la création de formes nouvelles : abécédaires de soi, collections, ou collages ou bricolages de l’intime. Les écritures de soi, ou plus généralement les œuvres qui ont trait à l’expérience de la création de soi, s’attachent à panser ce défaut d’unité, ou plutôt à penser cette aporie du sujet. Car faute d’être une et continue, l’identité, pour se constituer – enjeu vital –, doit s’écrire ou se représenter dans le récit de soi. D’où ce concept essentiel d’« identité narrative » forgé par le philosophe Paul Ricœur et auquel se réfèrent ici de nombreuses analyses tant théoriques que littéraires, théâtrales, plastiques, visuelles ou cinématographiques pour analyser les écritures ou représentations de soi dans leur rapport au discontinu.
4Pour saisir cette évolution des « intermittences du sujet » et ses modalités dans la littérature et les arts, évolution à la fois massive et singulière, patente et subtile, et toujours diverse selon les œuvres, les arts, et les époques, une méthode à la fois souple et précise s’impose, au-delà de la simple chronologie. Les textes ici réunis croisent des questionnements critiques de divers champs, et des corpus et des créateurs variés : approches diachroniques et synchroniques, théoriques, réflexives et pratiques ; corpus multiples et corpus monographiques ; créateurs canonisés par la critique à la manière de Proust, Claudel, ou Gide et créateurs de l’extrême contemporain (Camille de Toledo, Gwenaëlle Aubry, Anne Wiazemsky), dont les œuvres sont explorées ici librement et donnent souvent lieu à de premières et inédites propositions de lecture. Dans un même esprit d’ouverture et de décloisonnement, la variété des points de vue est ici privilégiée : les articles ont été rédigés aussi bien par des experts chevronnés que par des critiques plus jeunes, contemporains de ces nouvelles formes de création.
5De cette pluralité d’éléments méthodologiques et d’angles de vue émergent trois principaux moments dans la réflexion, matérialisés par les trois parties de cet ouvrage. La première partie, intitulée « Le discontinu de soi : constitution d’un sujet et mise en crise d’une écriture », explore les fondements théoriques et philosophiques de la notion de sujet ainsi que les origines de son instabilité et les formes de son éclatement. La deuxième partie, « Le discontinu d’un genre : le moi et ses doubles » analyse la manière dont les écrivains, de Proust à Anne Wiazemsky, renouvellent le geste autobiographique dans une dialectique de l’unité et du morcellement. La troisième partie, « Le discontinu des arts : représentations identitaires et réflexivités esthétiques » montre comment écrivains, plasticiens, cinéastes, faisant de la discontinuité la matière de leurs œuvres, produisent de nouvelles expériences esthétiques. En préalable à cette réflexion collective, un écrivain et universitaire, Philippe Vilain, témoigne de son expérience intime de l’intermittence du sujet, principe même de sa création littéraire ; en conclusion, Claude Burgelin tire les principaux enseignements de cette réflexion, nouvelle dans les termes comme dans sa transdisciplinarité. De la faille de l’être et de l’art, le sujet semble bien avoir fait un principe d’existence, à la manière de ce jeune auteur, Arno Bertina : « J’écris sans doute pour me disperser. »
Notes de bas de page
1 Ainsi des articles de Françoise Simonet-Tenant, « L’invention de soi après une crise. Le journal de deuil », de Nicolas Voeltzel, « Intermittence d’un sujet en crise et invention de soi : Nietzsche et la maladie », et de Bastien Engelbach, « L’invention de soi dans le dialogue. L’identité narrative de Paul Ricœur et sa résonance avec les écrits de Paul Celan et Imre Kertesz ».
2 Weigel P. et Battiston R. (dir.), Autour de Serge Doubrovsky, actes du colloque « Masculin, féminin, pluriel ? Autour de Serge Doubrovsky », organisé les 6, 7 et 8 mars 2008 à l’UHA, Orizons, 2010, coll. « Universités. Domaine littéraire ».
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007