Introduction
p. 7-19
Entrées d’index
Mots-clés : marginalité
Index géographique : France
Texte intégral
1Les pratiques clandestines mobilisent des espaces. Autant, ou plus, peut-être, que le monde rural, mais, sur un mode distinct, la ville en offre de nombreux et de très spécifiques, dont l'étude met en jeu aussi bien l'évolution interne et relationnelle des géographies urbaines, que la question du rapport au pouvoir et à la répression, aux réseaux et aux solidarités des groupes sociaux qui composent la ville.
2C'est à la charnière de ces deux intuitions que, membres d'un centre de recherches en histoire urbaine1 et déjà sensibilisées par des travaux antérieurs aux pratiques sociales du secret ou de la fuite2, nous avons conçu l'ambition d'offrir à la réflexion historienne l'étude des formes et des figures de la clandestinité urbaine de l'époque moderne à nos jours. L'abondance et l'originalité des propositions reçues ont prouvé, au-delà de nos attentes, que cette question traversait des champs de recherche parmi les plus dynamiques de notre discipline.
3La richesse des débats a montré qu'elle engageait de stimulants problèmes de définitions et de chronologie, de sources documentaires et d'interprétations, dont les résonances dépasseront, on l'espère, le seul cercle des historiens de la ville ou de la déviance.
4Non que l'objet abordé ici soit absolument vierge de toute approche scientifique. L'histoire de l'immigration, l'histoire de l'Occupation et de la Résistance, l'histoire du crime et des marges sociales, celle encore de la police et du pouvoir d'État ou celle des commerces illicites, pour ne citer que les champs les plus évidents, ont déjà largement dessiné les contours humains et matériels de clandestinités pour bonne part citadines. Beau défi pour une discipline structurellement sensible à la question des silences et des non-dits, la clandestinité s'était déjà laissée approcher, en 1977, lors d'un colloque d'historiens3. Plus récemment, Alain Dewerpe livrait, dans sa magistrale étude des ressorts anthropologiques de la figure de l'espion4, une analyse très riche de la cristallisation historique de l'expérience clandestine. Scrutée et disséquée, la clandestinité pouvait sembler ne plus guère avoir de secrets à livrer. Mise en perspective sur le théâtre de la ville, elle se parait pourtant de mystères et de zones d'ombre, qui, à leur tour, appelaient des élucidations nouvelles.
Du clandestin à la clandestinité : retour sur une définition
Origines et reconstructions
5Notion aisément accessible à l'intuition – qui n'a en tête l'image archétypale du résistant ou de l'immigré clandestin ? – la clandestinité ne s'est pourtant pas laissée facilement circonscrire lorsqu'il s'est agi de la définir avec rigueur. Plus attentifs, peut-être, à la question des émergences et des solidifications sémantiques, les modernistes furent plusieurs à tenter de retracer l'origine du mot et les péripéties de son destin historique. Étudiant une affaire d'adultère à Genève dans les années 1750, Michel Porret rappelle ainsi que si l'adjectif clandestin (du latin clandestinus, dérivé de l'adverbe clam, « en secret ») est ancien (on le repère dès le xive siècle), le substantif clandestinité est d'apparition plus récente, néologisme forgé au xviie siècle par la rhétorique judiciaire, et dont l'usage demeure, jusqu'à l'époque contemporaine, assez étroitement spécialisé. Le terme sert essentiellement à qualifier ce qui a lieu secrètement, de manière dérobée, et qui, par là, devient, selon les auteurs de 1'Encyclopédie, « naturellement suspect de fraude et de collusion5 ».
6Durant tout le xviiie siècle, l'exemple canonique de cette catégorie d'actes est le mariage clandestin, dont Julie Doyon montre bien qu'il ne s'agit pas à proprement parler d'une union contractée en secret ou dans quelque lieu retiré, mais par la fraude, c'est-à-dire en tenant cachés aux yeux du pouvoir légitimateur (en l'espèce l'Église) des éléments de vérité (relatifs, notamment, à l'âge et à la situation matrimoniale antérieure des fiancés). Il faut attendre le tournant des xixe-xxe siècles pour que le terme glisse de la désignation, toujours péjorative, d'un acte ou d'une pratique, à la qualification des individus eux-mêmes (un clandestin) ou de leur mode de vie (la clandestinité). « La nouveauté, souligne à ce titre Alain Dewerpe, c'est le passage de la loi au fait, de la règle du droit à l'état de l'individu, de la sanction juridique au mode de vie, de la norme à l'homme. L'adjectif se fait substantif6. »
7Si les conspirateurs politiques du xixe siècle élaborent déjà toute une rhétorique de la clandestinité, c'est la Seconde Guerre mondiale qui impose définitivement cette acception du terme, en promouvant comme figure-type de la vie clandestine celle du résistant. Le Grand Larousse de 1960 peut ainsi définir de manière quasi tautologique la clandestinité comme l'« état de celui qui mène une existence clandestine7 ». De l'acte isolé, ponctuel, n'engageant qu'un aspect parfois mineur ou circonscrit de l'existence de la personne, on est ainsi passé à un véritable mode d'être qui peut, au moins temporairement, définir et déterminer l'individu de part en part.
8L'usage des termes « clandestin » et « clandestinité » pour désigner les actes ou les modes de vie de certains groupes assignés au secret ou à la dissimulation procède donc nécessairement, pour les périodes antérieures au xxe siècle, d'une opération a posteriori, qui n'a rien d'impossible ni d'abusif à condition d'être soigneusement clarifiée. En effet, saturée d'images-types, notre perception contemporaine de la clandestinité renvoie souvent à une définition large, englobante, essentialiste du fait clandestin, impliquant un système, une organisation, une temporalité plus ou moins longue, bref un « état » et un ethos. Or, si l'on conçoit sans difficulté que les juifs marranes évoqués par Natalia Muchnik pour la Madrid des xvie-xviiie siècles, les protestants étudiés par Christophe Durupt et Yves Krumenacker au temps des guerres de religion puis de la révocation de l'Édit de Nantes, les conspirateurs républicains repérés par Jean-Noël Tardy dans le Paris des années 1830-1870, relèvent bien d'une expérience de la clandestinité, comment appréhender ses formes plus fugaces et plus labiles, celles, par exemple, des petits commerces ou trafics illégaux décrits par Anne Béroujon, Anne Montenach ou Pierre Martin pour le xviie siècle, des rituels secrets de magie et d'alchimie retrouvés par Albrecht Burkardt et Ulrike Krampl, des liaisons adultères surprises par Michel Porret et Paula Cossart, des écrits séditieux traqués par Henri Duranton ? Et comment s'organisent, sur le terreau proliférant des pratiques clandestines, les frontières qui départagent ce qui est clandestin, secret, caché, illicite, illégal ? Le choix d'une périodisation suffisamment longue pour faire apparaître des césures signifiantes, mais suffisamment resserrée pour éviter l'illusion d'une permanence atemporelle du phénomène, s'est révélé, après coup, d'autant plus justifié qu'il permettait d'interroger, et, peut-être, de bousculer les définitions trop rigides, à la lumière des changements historiques qui affectent, tant les pratiques de la clandestinité que leur qualification en tant que telle par des instances de pouvoir ou par les individus eux-mêmes.
9La déclinaison des cas concrets a fait surgir, en effet, tout un continuum de situations ayant en partage la nécessité du secret, mais à des degrés d'intensité très variable, selon un axe de densité qui irait de l'acte ponctuel à l'état durable, et qui croîtrait en proportion de l'importance des sanctions risquées ou des capacités de rétorsion des instances lésées. Au sommet de cette échelle, on peut concevoir une clandestinité en quelque sorte pleine, celle qui engage, au moins sur une période donnée, tout le mode de vie, celle de l'espion, celle du résistant, celle du juif marrane, jusqu'à la clandestinité légère, partielle, et circonscrite, du contrefacteur de livres à Lyon ou du petit trafiquant des villes portuaires de Bretagne, en passant par la situation intermédiaire du couple adultère (clandestin seulement dans les circonstances de la rencontre amoureuse) ou du toxicomane et de l'homosexuel (qui peuvent combiner existence normée et fréquentation intermittente de milieux et réseaux clandestins). Commode outil de travail, cette représentation du fait clandestin comme échelle graduée a l'avantage de mettre en évidence le caractère toujours relatif et relationnel de l'expérience clandestine, animée d'une subtile dialectique du secret et de la visibilité : le clandestin n'est pas tant celui qui se cache – même s'il peut y être amené8 – que celui qui cache quelque chose – son nom, son âge, sa religion, certaines de ses activités... – à quelqu'un sans se sentir dans son droit9. Partant, le clandestin peut fort bien, en certaines circonstances, s'afficher ouvertement, soit parce qu'il bénéficie d'une couverture efficace (faux nom, faux papiers, déguisement, comportement discret et irréprochable...), soit parce que l'instance qui condamne est lointaine, voire absente, soit encore parce que les normes qui délimitent et imposent la clandestinité sont partielles et contradictoires. Aussi la clandestinité se définit-elle toujours comme une expérience en situation, circonscrite à des lieux, à des horaires, à des interrelations spécifiques, même si les cas de clandestinité complète et prolongée finissent sans doute par cuirasser durablement les clandestins les plus affirmés dans un véritable habitus de la dissimulation.
Pouvoirs et contre-pouvoirs
10Quel que soit le degré d'implication, le caractère clandestin d'une pratique ou d'un état semble toujours déterminé, on l'a vu, par la présence d'une norme extérieure qui par ce mot désigne l'activité du clandestin comme quelque chose de négatif et de nuisible : le clandestin, c'est ce qui est caché alors qu'il ne devrait pas l'être, ou encore ce qui, pour Michel Porret, met au défi la norme juridique ou civile, et par, là se trouve inévitablement contaminé des notions tout aussi péjoratives de tricherie, de mensonge, de fraude ou de duplicité. Définir la nature et l'origine de cette norme a permis de mieux cerner les instances de pouvoir qui, par un tel effet de langage, découpent des frontières actives entre le licite et l'illicite, le légal et l'illégal, le permis et l'interdit, le bon et le mauvais.
11L'origine juridique du terme situe inévitablement les pratiques clandestines à la charnière de l'illégalité : dans bien des cas, celles-ci découlent en effet d'une infraction aux lois ou règlements en vigueur, d'une volonté explicite de s'y soustraire ou de les contourner. Les situations de clandestinités intimes doivent cependant nous inciter à dépasser le seul critère de l'interdit légal : stricto sensu, le couple adultère n'enfreint la loi que s'il implique des individus mariés, tandis que l'homosexuel(le) fut assez largement, jusqu'au dernier tiers du xxe siècle, contraint(e) à une sexualité et une sociabilité plus ou moins clandestines, alors même que son statut juridique variait considérablement d'un pays à l'autre10. Plus qu'à la loi, on préférera se référer, pour cerner les causes agissantes des pratiques clandestines, au regard social, à la norme dominante, qui peuvent tout aussi efficacement qu'une législation répressive, produire de la dissimulation.
12Cet ajustement problématique et discontinu entre droit et norme produit d'importantes fluctuations dans la dialectique dissimulation/visibilité à laquelle sont acculés certains groupes : l'oscillation de la législation royale, mais aussi le rapport de force local (très favorable aux catholiques) conduisent par exemple les protestants dijonnais étudiés par Christophe Durupt à alterner, au cours du xvie siècle, phases de repli prudent et phases de revendications ostentatoires. Dans un tout autre contexte, Philippe Chassaigne montre comment l'on est passé, dans le Paris du xxe siècle, d'une sociabilité homosexuelle quasi clandestine à une communauté gay ayant pignon sur rue, sans modification notable de la législation. A contrario, les mutations de la sensibilité sociale font parfois sortir de la clandestinité certaines pratiques sociales alors même lorsqu'il existe encore des lois répressives en vigueur : ce fut le cas de l'avortement au début des années 1970 (songeons au Manifeste des 343)11, c'est celui, aujourd'hui, de l'usage du cannabis, si banalisé qu'il ignore, de plus en plus souvent, tout impératif du secret.
13Effet de langage, l'étiquetage de clandestin est, inévitablement, articulé à un effet de pouvoir – par là se trouve disqualifié le secret de l'Autre, le « mauvais » secret, celui qui lèse les intérêts légitimes de la société ou de l'individu honnête. Ce sont donc d'abord et avant tout le pouvoir politique et ses représentants (justice, police, Église), ou encore, ses équivalents dans l'ordre civil (parents, conjoint...) qui historiquement, eurent vocation à manipuler cette notion. Perçu comme légitime, le secret d'État est-il jamais qualifié de clandestin ? Cette indécision sémantique recouvre donc un enjeu de légitimation entre « bon » et « mauvais » secret. Il n'y a pas de hasard à ce que la cristallisation du terme se produise au tournant des xviie-xviiie siècles, au moment où l'État monarchique se structure et se renforce, tout particulièrement dans l'ordre du droit : le clandestin est, on l'a vu dans le cas du mariage, ce qui échappe aux nouvelles normes de conformité juridique, de plus en plus précises et rigoureuses. Il n'y a pas non plus de hasard à ce que les premières formes d'expériences clandestines aient concerné prioritairement des groupes religieux (juifs, protestants), qui, par une persévérance obstinée dans l'affirmation identitaire de leur foi, taillaient une première brèche dans la cohésion sociale et politique voulue et entretenue par l'État monarchique, et posaient les tout premiers jalons d une marche à la conquête des libertés civiles.
14Mais l'on voit bien que dans ce cas de figure, le clandestin est moins le tricheur ou le fraudeur, que celui qui choisit de résister au pouvoir. Voilà qui annonce une possible revalorisation du terme. D'abord en ceci que, même subie, l'expérience de la clandestinité peut se trouver fortement valorisée par les individus eux-mêmes, notamment lorsqu'elle opère comme un ciment identitaire : dans la lignée des travaux de Georg Simmel sur les sociétés secrètes12, et d'Erwin Goffman13 sur l'appropriation positive du stigmate, Natalia Muchnik montre bien comment les communautés cryptojudaïsantes de Madrid aux xvie-xviiie siècles trouvent dans la répression inquisitoriale matière à développer une forme originale de pratique religieuse, qui valorise l'occulte, et assigne à la clandestinité une véritable fonction légitimatrice. Dans un tout autre registre, c'est bien la clandestinité qui semble fonder l'authenticité et la valeur du sentiment amoureux pour les amants adultères de Michel Porret, dans une sorte de renversement symbolique qui assimile le mariage à une tyrannie et les « galanteries d'usage » à une perversion de l'amour vrai.
15Mais c'est aussi que nos sensibilités démocratiques contemporaines, plus attentives à la question des libertés et des abus de pouvoir, découpe autrement qu'il y a trois siècles la frontière entre le légitime et l'illégitime, et ont appris de l'Histoire à distinguer entre bonnes et mauvaises clandestinités. Les premières trouvent leur fondement dans la défense des libertés individuelles et des droits politiques (le résistant de la Seconde Guerre mondiale, l'opposant politique en régime de dictature...) ou dans la lutte pour la survie (le juif traqué par les nazis...) ou la subsistance (l'immigré sans papier). A l'inverse, les secondes pourraient englober tous les groupes qui conspirent contre ces mêmes droits et libertés (organisations terroristes, sectes...), les fraudes économiques ou les délinquances professionnalisées (mafias, criminels, marché clandestin des armes ou des drogues), enfin les marginalités honteuses (drogues, sexualités déviantes). Entre ces deux pôles, plusieurs figures incertaines, ambiguës : la clandestinité amoureuse, par exemple, écartelée entre deux systèmes de valeurs concurrents (le droit à l'épanouissement personnel/l'idéal de transparence dans le couple) ; ou encore, le secret d'État, admis comme une nécessité tant qu'il ne flirte pas de trop près avec les pratiques délétères du crime organisé.
16L'approche historique des clandestinités dessinait donc en filigrane le progrès de l'État et du droit, des libertés individuelles et politiques, des résistances, aussi, à l'imposition de ces nouvelles normes ou à leur perversion. Resituer ces clandestinités dans le contexte urbain invitait à les penser à travers le filtre d'un contexte géographique et social lui-même étroitement associé à la progressive constitution de cette modernité il est vrai ambivalente, entre perfectionnement des contrôles et conquête des libertés.
Clandestins dans la ville : les espaces du secret
17Acte ponctuel ou état durable, le fait clandestin ne saurait se concevoir sans espaces propres, qui fondent ses conditions de possibilité et de réussite, qui fabriquent parfois aussi sa vulnérabilité. La ville, on l'avait postulé d'entrée de jeu, fut précocement un lieu à la fois réceptacle et producteur de clandestinités. Non, bien entendu, que le monde rural n'ait compté ses propres espaces de dissimulations : bien des activités de contrebande ou de brigandage ont su tirer parti de l'épaisseur des forêts, de l'escarpement des côtes, de la solitude des montagnes. Et si le délinquant en cavale songe souvent à « se mettre au vert » ou à « prendre le maquis », c'est bien parce que la nature protège mieux, parfois, de l'inquisition des hommes. Cependant, si plusieurs communications ont bien souligné l'ambivalence du secret urbain, beaucoup ont montré que la ville semblait entretenir avec le secret un rapport structurel, lié tant à ses fonctions politiques qu'à ses ressources matérielles et sociales. Comment celles-ci se sont-elles redistribuées durant cinq siècles au cours desquels la ville mute, grandit, triomphe, et où l'on passe d'un monde à dominante rurale à une société massivement urbanisée ?
Protections
18À l'époque moderne, quand la communauté villageoise forme encore le cadre de vie d'une grande majorité d'Européens, la ville, et surtout la grande ville, constitue souvent, pour l'individu en fuite, un espace de dérobade au contrôle du groupe : ainsi les protestants d'Yves Krumenacker qui, pour échapper aux dragonnades, cherchent à gagner Paris, « ville-refuge » où l'on perd d'ailleurs leur trace. C'est aussi Paris qui offre aux amants adultères de Paula Cossart un horizon salvateur. Forte d'une « géographie complice », selon l'heureuse expression de Pierre Martin, et d'une dense concentration humaine, la grande ville favorise l'anonymat, le brassage social, la dilution discrète des activités illégales ou stigmatisées : c'est en disséminant dans plusieurs quartiers de Lyon, les étapes de la fabrication du livre que les contre-facteurs d'Anne Béroujon déjouent les enquêtes de la sénéchaussée, tandis que les déserteurs de la Grande Guerre étudiés par Emmanuelle Cronier n'auront parfois qu'à tomber l'uniforme militaire pour se fondre dans les grouillements de la capitale. A une échelle plus fine, les époux clandestins parisiens de Julie Doyon tenteront de quitter leur paroisse d'origine pour éviter d'être reconnus et identifiés lors de la cérémonie nuptiale.
19La ville est aussi, plusieurs auteurs y ont insisté, le lieu des temporalités multiples, des interstices temporels propices aux disparitions et au double jeu, quand le rythme villageois demeure, lui, étroitement soumis au temps unique et contraignant de l'activité agricole. C'est à la faveur de la nuit que les villes portuaires étudiées par Pierre Martin s'animent de l'activité des fraudeurs, moment que privilégient de même les contrefacteurs lyonnais pour imprimer leurs livres et le bandit Cartouche pour commettre ses larcins. L'homosexuel ou l'amateur de stupéfiants pourront eux s'évader discrètement la nuit dans le « Paris défendu » cartographie par Philippe Chassaigne.
20Si la ville offre d'innombrables et parfois fort pittoresques espaces de dissimulations — telle cette caisse en bois située place de l'Odéon, où les étudiants parisiens de 1830 forniquaient en toute impunité avec des lorettes, ou ces fumeries d'opium qu'abritaient encore certains entresols ou ateliers du Paris de l'entre-deux-guerres -, elle est aussi le lieu des échanges, des réseaux et des solidarités, opérant à ce titre comme une remarquable interface entre l'impératif du secret et la nécessité du lien : c'est en ville que les protestants en fuite nouent les contacts nécessaires pour gagner l'étranger, c'est en ville que le déserteur trouve du travail, un abri, parfois des faux papiers, c'est en ville que le toxicomane viendra se fournir en drogues. Ces atouts économiques et sociologiques permettent de comprendre que la ville demeure souvent le lieu privilégié des pratiques clandestines, même quand les risques encourus sont importants14.
21« Clandestinogène », la ville l'est enfin parce qu'elle est le lieu de la concentration des pouvoirs, pouvoir d'État lorsqu'il s'agit d'une capitale. Jean-Noël Tardy montre ainsi que la présence du pouvoir royal puis impérial dans le Paris des années 1830-1870 appelle inévitablement la concentration des conspirateurs républicains, pour qui le peuple urbain constitue par ailleurs un formidable levier de révolte : à compter du xixe siècle, n'est-ce pas avant tout dans l'espace urbain que les révolutions s'engendrent et jouent leur réussite ? Cette vision de la ville comme milieu naturel du complot et du vice, alimente souvent, du côté du pouvoir et de la répression, tout un imaginaire paranoïde, qu'examinent Ulrike Krampl à propos des secrets de magie dans le cadre parisien, et Benjamin Guichard pour les ligues de jeunesse secrètes à Saint-Pétersbourg au début du xxe siècle.
22On nuancera bien entendu ces considérations en fonction des types de ville et des époques considérées. Même « grande », la ville moderne demeure, au regard des critères contemporains, spatialement et démographiquement réduite, et jusqu'à la deuxième moitié du xxe siècle, on ne trouve guère que les grandes métropoles (Paris a souvent été privilégiée, mais Yann Philippe aborde le cas de New York et Benjamin Guichard, celui de Saint-Pétersbourg) pour offrir des conditions d'anonymat et de brassage pleinement efficaces. Ainsi la Genève du xviiie siècle, qui, avec ses 20 000 habitants et son kilomètre de largeur, est encore trop petite et trop peu diversifiée socialement pour protéger efficacement les amants adultérins de Michel Porret : « Dans le microcosme genevois la clandestinité amoureuse oblige à un combat quotidien. » Jusqu'au xixe siècle, la ville demeure aussi très souvent un espace clos, ceint de remparts et de murailles : plusieurs auteurs soulignent le péril spécifique que représente le passage de la porte ou de la barrière d'octroi, où l'on risque le contrôle. Dans un monde certes moins densément surveillé, mais tout de même saturé de frontières, la circulation d'une ville à l'autre est peut-être moins aisée. En revanche, la topographie interne des villes pré-haussmanniennes semble souvent plus propice au secret : étroitesse des rues, entassement des maisons, faiblesse de l'éclairage nocturne, circulation entravée constituent autant d'atouts précieux pour les voleurs ou les fuyards en tout genre, spécialement la nuit15.
23Il est vrai cependant que l'évolution globale, Manuel Charpy le rappelle à travers l'étude du destin des constructions précaires dans le Paris du premier xixe siècle, est à l'élargissement des rues, au lissage des perspectives, au progrès de l'éclairage et de la circulation, à la restructuration voire à l'éradication, des quartiers populaires. Processus de modernisation et d'amélioration du cadre urbain, mais aussi quadrillage des « classes dangereuses », l'haussmannisation est-elle inéluctablement hostile à la clandestinité16 ? Là encore, les auteurs dressent un tableau nuancé. S'il est évident que dans cette ville plus ouverte, plus fluide, plus lumineuse, et aussi plus policée, le clandestin voit parfois se réduire comme peau de chagrin les espaces du secret, ceux-ci ont souvent perduré sous forme de niches ou de poches : dans la France l'entre-deux-guerres, les trafiquants de drogues savent encore tirer profit des venelles étroites et du bâti entassé de Montmartre à Paris ou du quartier du Panier à Marseille. Des recompositions ou des redistributions ont pu également s'opérer, notamment du centre vers la périphérie : sur la longue durée, ne voit-on pas les baraques précaires parisiennes dont Manuel Charpy souligne la progressive disparition au cours du xixe siècle se redéployer, dans la banlieue des années 1960, sous la forme des bidonvilles étudiés par Marie-Christine Volovitch-Tavares ? Si les faubourgs urbains abritaient déjà, à l'époque moderne, toutes sortes d'activités plus ou moins clandestines, les banlieues du xxe siècle semblent accentuer ce trait, souvent aussi, comme le remarquent Emmanuelle Cronier à propos des déserteurs de la Grande Guerre, ou Philippe Chassaigne pour la prostitution des portes de Paris, parce que la police y est moins présente. Ces phénomènes de desserrement n'empêchent pas que les centres-villes demeurent d'irremplaables viviers de clientèle, par exemple pour le commerce de la drogue ou la scène homosexuelle.
Vulnérabilités
24Riche en abris et en ressources, la ville est aussi, tout à la fois le lieu de la concentration policière et celui du regard démultiplié, parfois complice ou indifférent, parfois soupçonneux jusqu'à la malveillance : à la fois havre et piège, comme le montrent bien Patrice Peveri pour le bandit Cartouche ou encore Jean-Noël Tardy pour les conspirateurs républicains. Source dominante pour nombre d'auteurs, les archives judiciaires et policières ne sont-elles pas là pour attester la vulnérabilité du clandestin dans la ville ? Espace fluide et homogène, la ville peut aussi se concevoir comme un agrégat de sous-ensembles qui, à l'échelle d'un quartier, d'un pâté de maison ou d'un immeuble, recréent souvent des situations d'interrelations parfois proches du panoptisme sourcilleux des petites communautés. Travaillant sur des lettres de dénonciation de particuliers à la police, Yann Philippe montre ainsi que même une grande métropole telle la New York des années 1900-1940, peut n'offrir qu'une impunité toute relative. Le voisin, le concierge, le domestique offrent autant de figures récurrentes d'un regard urbain parfois très affûté, même si plusieurs communications remarquent que le seuil de tolérance des populations à l'égard des populations clandestines a pu osciller, selon les cas, entre complicité, indifférence ou rejet : se sachant, dans les quartiers populaires où ils vivent, en terrain ami, les conspirateurs de Jean-Noël Tardy n'hésitent pas à s'y montrer à découvert, tandis que les déserteurs d'Emmanuelle Cronier trouvent auprès de certains Parisiens pacifistes un soutien inattendu. En revanche, lorsque la ville devient l'espace de la surveillance et de la délation, ce sont les périphéries ou la campagne qui offriront bien des refuges : malheureuse dans une ville où sa liaison clandestine la voue au mensonge et à la duplicité, Adèle Schunk, l'épouse adultère étudiée par Paula Cossart, rêve d'une retraite romantique en pleine nature.
25Dans le cas de délinquances professionnalisées (telles le proxénétisme, le jeu, ou le trafic de drogues), souvent ancrées dans quelques quartiers spécifiques, la ville apparaît plus encore comme un espace à double tranchant, où le regard policier omniprésent, prolongé de ses multiples auxiliaires (mouchards, indics...) met constamment au défi le secret, tout en manipulant à son profit les ressorts invisibles de cette clandestinité en trompe l'œil. Deux exemples sont fournis par le milieu des voleurs que fréquente Cartouche sous la Régence et par le marché clandestin des drogues qui se structure, dès la Belle Epoque, dans plusieurs villes de France. Ce « nouvel ordre policier », qui, selon Patrice Peveri, se met en place à compter de la fin du xviiie siècle, est indissociable de la constitution d'un milieu délinquant relativement fermé et dûment quadrillé qui, pour Michel Foucault, peut être appréhendé comme un mode de gestion sociale des illégalismes, et un sous-produit structurel du système carcéral17. Dans ce modèle, les espaces urbains de la clandestinité ne sont plus guère que des zones de contrôle plus ou moins tolérées par le pouvoir, et qui offrent à la police un vivier stable de délinquants à surveiller.
26L'analyse des situations concrètes et la mise en perspective diachronique ont toutefois permis de nuancer cette analyse qui fait peut-être la part trop belle à la toute puissance de la répression. Jusqu'au début du xxe siècle, les carences du système de contrôle restent autant d'atouts objectifs pour le clandestin : la police dispose de peu de moyens pour repérer les identités, courser les fuyards, faire circuler l'information. Aux techniques de fichages et d'identification de plus en plus perfectionnés (photographie judiciaire, empreintes digitales, cartes d'identités), à l'amélioration des systèmes de communication et de circulation (télégraphe, téléphone, voitures automobiles...) répondent la contrefaçon, et la mobilité elle-même accrue des clandestins : la mise en place du tramway ou du métro ne sert-elle pas autant le policier que le fuyard18 ? Si, comme le souligne Alain Dewerpe, la clandestinité ne saurait se concevoir qu'en relation avec la mise en place d'un état-civil fermement établi qui « affecte l'individu à un lien social précis, reconnu et repérable19 », c'est précisément parce que celui-ci se prête à toutes les manipulations.
27Emmanuelle Cronier a pu calculer ainsi qu'un déserteur sur cinq est porteur, lors de son arrestation, de faux papiers divers, mais le chiffre ne recense évidemment que les maladroits ou les malchanceux et laisse à jamais dans l'ombre les heureux rescapés du contrôle.
28L'image d'une surveillance policière omniprésente et toujours renforcée bute également sur la question de l'insuffisance des effectifs et des moyens matériels, régulièrement dénoncée par les agents, parfois à juste titre : 7 000 gardiens dans le Paris de la Grande Guerre pour contrôler des centaines de milliers d'hommes, c'est, souligne Emmanuelle Cronier, bien peu, même si l'on ajoute à ce chiffre les effectifs (assez faibles) des différents corps de police militaire. Analysant les filières de la dénonciation privée, Yann Philippe montre pour sa part que dans la majorité des cas, l'initiative n'est suivie d'aucun effet, soit que l'administration de la preuve soit jugée délicate, soit que la police juge l'affaire de peu d'intérêt : « la clandestinité, remarque-t-il, parce qu'elle contribue à une déperdition des informations, apparaît comme un élément essentiel de la faible efficacité dans la relation police/société ». S'il existe, on l'a vu, des sous-catégories spécifiques de délinquants très vulnérables à la répression (dans le cas de la drogue ce seront par exemple les petits trafiquants de rue), toute une terra incognita de la criminalité et de la déviance continue d'échapper partiellement au regard de la répression, soit par cécité volontaire, soit par impuissance matérielle. Sur ce dernier point, Philippe Chassaigne montre bien que les évolutions récentes des techniques de communication ont parfois provoqué l'atomisation des conduites clandestines et leur opacification croissante : toute une partie de la prostitution et du trafic de drogues s'est ainsi déterritorialisée grâce au téléphone portable et au réseau Internet, rendant plus difficiles les opérations de contrôles spatialement ciblées.
Traces et évanouissements
29Sans cesse renouvelées, ces stratégies d'évitement nous rappellent que notre perception des clandestinités reste inévitablement tributaire des sources qui nous les livrent. Or, celles-ci, essentiellement de nature policière et judiciaire, faussent peut-être nos perspectives du simple fait qu'elles surreprésentent les clandestinités découvertes et réprimées. Il est vrai qu'il existe d'autres types de documents pour aborder l'archipel du secret, notamment les témoignages personnels (lettres, récits autobiographiques, journaux intimes...), qui laissent filtrer des cas de clandestinités en quelque sorte réussies : c'est par une longue correspondance que nous est connue la liaison clandestine d'Adèle Schunk et d'Aimé Guyet de Fernex, jamais, semble-t-il, éventée par le mari d'Adèle. Mais, sans même parler des problèmes de préservation et de transmission de documents parfois compromettants pour la mémoire des individus concernés ou celle de leur famille, ne doit-on pas aussi envisager le cas de clandestinités, non repérées mais aussi non repérables, parce qu'immatérielles ? Les remarques de Manuel Charpy concernant l'impossible cartographie des constructions précaires dans le Paris du premier xixe siècle et celles d'Henri Duranton relatives à la circulation orale des chansons séditieuses soulignent bien la difficulté d'appréhender et d'historiciser un tel objet. Lorsque la pratique clandestine se réduit à un acte pur (rencontres, paroles...), lorsqu'elle ne se soutient d'aucun support matériel et parvient à s'affranchir des témoins indiscrets, n'atteint-elle pas alors son plus haut degré de radicalité, rejoignant cet espace intérieur du secret qui, pour Alain Dewerpe, structure en profondeur le psychisme de l'homme contemporain, et constitue son droit inaliénable20 ? Soumis à la tyrannie des traces, l'historien ne peut, bien entendu, que postuler son existence, et rappeler qu'il ne connaîtra jamais du secret clandestin que ses indices aléatoires.
Notes de bas de page
1 Le Centre d'études historiques sur la ville moderne et contemporaine (CeHVi) de l'université François-Rabelais de Tours.
2 Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Drogues et usages de drogues dans la France de l'entre-deux-guerres, thèse, université d'Orléans, 2000 ; Sylvie Aprile, « L'espion, frère du proscrit. Regards croisés sur la surveillance politique des exilés sous le Second Empire », Cultures et conflits, n° 53, janvier 2004, p. 9-23.
3 Histoire et clandestinité, du Moyen Age à la Première Guerre mondiale, Actes du colloque de Privas, Albi, OSJ, 1979.
4 Alain Dewerpe, Espion, une anthropologie historique du secret d'État contemporain, Paris, Gallimard, 1994.
5 Cité par Alain Dewerpe, op. cit., p. 310.
6 Idem.
7 Extrait du Grand Larousse, idem, p. 311.
8 Voir notamment le Journal d'Anne Frank, Paris, Calmann-Lévy, 1950.
9 A ce titre, ne relèvent pas de la clandestinité les conduites qui, impliquant le secret ou du moins une certaine discrétion, n'ont cependant pas pour vocation d'enfreindre un interdit légal ou moral : acte intime et toujours peu ou prou dissimulé, l'acte sexuel n'est clandestin que s'il est adultère ou « contre-nature » (cas de l'homosexualité à certaines époques, ou de la pédophilie aujourd'hui) ; certaines sociétés secrètes peuvent également cultiver la dissimulation sans contrevenir à la loi (cas des francs-maçons).
10 Cf. Florence Tamagne, Histoire de l'homosexualité en Europe, Berlin, Londres, Paris, 1919-1939, Paris, Seuil, 2000.
11 Voir Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti, Histoire de l'avortement, xixe-xxe siècle, Paris, Seuil, 2003.
12 Georg Simmel, Secret et société secrète. Paris, Circé, [1908], 1991.
Cf. Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1963.
14 Jean-Paul Cointet remarque ainsi que Paris durant la Seconde Guerre mondiale est demeurée, malgré la férocité de la répression, capitale de la Résistance au détriment de Lyon, grâce à ses multiples ressources. Voir Paris 40-44, Paris, Perrin, 2001.
15 Sur ce thème, voir Simone Delattre, Les douze heures noires, la nuit à Paris au xixe siècle, Paris, Albin Michel, 2001.
16 Voir aussi sur ce point les remarques de Dominique Kalifa, Les crimes de Paris, lieux et non-lieux du crime à Paris au xixe siècle, Bilipo, 2000-2001, notamment la citation d'Haussmann p. 21.
17 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 323-329.
18 Pour Jean-Paul Cointet, le métro parisien, bien que très surveillé, fut un avantage décisif pour la résistance parisienne, op. cit., p. 14.
19 Op. cit., p. 311.
20 Alain Dewerpe, op. cit., p. 15.
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