L’orgueil de Guillaume
p. 219-230
Texte intégral
1Guillaume d’Orange est un héros encombrant. Ne serait-ce déjà que par la place que ses exploits occupent au sein du genre épique médiéval. Les récits évoquant sa famille, sa « geste », informent le quart des chansons de geste que nous avons conservées, et il est le héros d’un bon tiers de ces vingt-quatre textes. On sait tout (ou presque) de son enfance, de son âge mûr, de son active retraite. S’il n’a pas lui-même d’enfants, il a des neveux à ne plus savoir qu’en faire, une belle-famille Sarrasine qui lui donne des joies, mais aussi pas mal de fil à retordre, des ancêtres et collatéraux prestigieux ; bref, il est le héros le plus complet, et peut-être le plus ambigu de l’épopée médiévale. Si Roland est plus célèbre, on ne le connaît pourtant que sous un seul angle, puisqu’il a le malheur, ou la grâce, de mourir jeune. Certes, la chanson d’Aspremont, nous montre le neveu de Charlemagne à peine sorti de l’enfance, mais ce récit ne fait en somme que préparer Roland pour l’affrontement décisif de Roncevaux. Certaines chansons de geste nous font sentir le passage du temps : Renaut de Montauban, en particulier, nous fait assister à tout le processus de mûrissement de son héros, mais sa trajectoire reste linéaire. Dans le cas de Guillaume, en revanche, la vigueur anarchique de la création épique joue à plein. Les chansons qui le mettent en scène se sont succédées sur plus d’un siècle ; cas exceptionnel, nous avons même conservé, pour l’épisode cardinal de la bataille des Aliscamps, une version antérieure (La Chanson de Guillaume, miraculeusement retrouvée en 1903) à celle devenue canonique de ce grand récit. Guillaume n’a donc pas seulement une biographie littéraire, il a aussi une histoire codicologique, qui nous rend, par exemple, palpable, l’évolution de son surnom : du « courbe nez » au « court nez », les textes successifs nous font assister à la déformation et à la remotivation d’un motif obscurci. Surtout, on croit savoir que l’ordre d’écriture des chansons n’a que peu à voir avec la chronologie du parcours guillelmien, et il est notoire que chaque chanson qui met en scène notre héros l’envisage sous un jour légèrement différent des autres. Valeureux bachelier dans Les Enfances Guillaume, indéfectible soutien de l’empire dans Le Couronnement de Louis, rusé stratège dans Le Charroi de Nîmes, amoureux transi dans La Prise d’Orange, combattant jusqu’au-boutiste dans Aliscans, moine en rupture de monastère dans Le Moniage Guillaume, le marquis au court nez a autant de facettes qu’il y a de chansons pour narrer ses exploits. Pour autant, on n’en garde pas moins essentiellement de lui l’image d’un personnage à la fois ombrageux et patriarcal ; bien que sa jeunesse ne soit pas passée sous silence, c’est l’idée de l’homme fait qui informe l’essentiel de l’imaginaire qui l’entoure. Son rire inquiète, son coup de poing fait trembler, ses sautes d’humeur n’épargnent personne, mais pourtant on ne le prend jamais réellement en faute. À la question de savoir s’il a des circonstances atténuantes, on devrait commencer par opposer une autre question : de quel droit, du moment que sa fidélité à son souverain et son sens du devoir restent absolus, se permettrait-on de le soupçonner d’un quelconque manquement ?
2Mais la vérité épique n’est jamais aussi simple que l’on voudrait parfois qu’elle soit, et si toute une frange de l’audience épique médiévale admettait probablement sans sourciller que la fin justifiait les moyens et que l’essentiel était que le héros finisse toujours par battre les Sarrasins à plate couture, nous avons aussi le droit de nous demander à quel prix un tel héros achète ses victoires, de quelles compromissions envers les usages et les règles il paie son statut épique. Guillaume, plus peut-être que d’autres héros de chansons de geste, table volontiers sur un fond de ruse et de cruauté pour remporter des combats qu’il n’a jamais la fatuité de considérer comme faciles. Plus souvent qu’à son tour, il est las, fatigué, prêt à tout abandonner ; héros installé, il semble parfois ne rêver que de finir ses jours tranquillement avec Guibourc dans une Provence enfin pacifiée ; héros retiré, il refuse pourtant la paix du cloître pour tenter de faire son salut vraiment seul.
3Pour trouver un défaut à Guillaume, on a, de fait, l’embarras du choix et, parmi les sept péchés capitaux, seule l’avarice semble ne pas avoir effleuré ce personnage hors normes qui se dépense sans compter1 : la gourmandise lorsqu’il dévore après son premier combat des Aliscamps des quantités phénoménales de nourriture, la colère lorsqu’il ne peut maîtriser ses poings, l’envie qui le prend lorsqu’il voit Louis récompenser tous ses autres barons et même la paresse, ou plutôt l’acedia, lorsque ses combats lui semblent vains, le requièrent tour à tour. Mais plus encore que ceux-là, c’est l’orgueil qui, constamment, gouverne ses actes. Trouver des circonstances atténuantes à son orgueil, ce sera donc essentiellement tenter d’en mesurer l’impact et montrer qu’en définitive, celui-ci est nécessaire à son statut de personnage épique, car contrairement à ce qu’affirme une idée reçue, on ne naît pas personnage épique, mais on le devient.
4Si, en effet, la grandeur de Guillaume réside dans sa capacité à dompter les aspects excessifs de sa personnalité, j’aimerais proposer l’idée que ce rachat ne va pas sans un certain reste irréductible qui nous empêche de lui donner – pour user d’une expression familière – le bon Dieu sans confession, quand bien même on n’aura garde d’oublier que c’est bien de saint Guillaume de Gellone qu’il s’agit !
5Ma communication s’articulera donc autour d’une suite de considérations sur le rire et sur les armes (mais le rire est aussi une arme) dont use Guillaume tout au long des textes dont il est le héros. Je serai ainsi contraint de rappeler des faits bien connus pour tenter de cerner les tenants et aboutissants de l’orgueil de Guillaume2, en essayant toutefois de leur apporter un éclairage quelque peu différent de celui qu’on leur a appliqué jusqu’ici. Chemin faisant, j’insisterai sur le fait que les textes prennent toujours soin de balancer subtilement, à l’intérieur des mêmes motifs, le blâme et l’éloge, le remède et le mal, la perte et la rédemption.
6Le rire de Guillaume, tout d’abord, a très vite constitué l’un des traits récurrents de sa personnalité : dans La Prise d’Orange, Bertrand essaie de dissuader son oncle de se rendre incognito dans la ville sarrasine, arguant que les Infidèles le « reconnaîtront à la bosse et au rire3 ». L’expression « s’en a un ris gité » (« il pousse un éclat de rire ») traverse ainsi tout le cycle, toujours associée à des situations tendues où Guillaume, comme on dirait aujourd’hui, « préfère en rire », mais n’en pense pas moins. Souvent, en effet, ce rire est annonciateur de colère, et les personnages à qui il s’adresse savent qu’ils n’ont, à partir de cet instant, aucun intérêt à contredire notre héros. Les défis des Sarrasins, en particulier, déclenchent immanquablement son hilarité : dans La Chanson de Guillaume, le païen Alderufe, désireux de récupérer son cheval Florescele, que notre héros lui a pris, n’obtient pour toute réponse à ses plaintes qu’un rire fusant par dessous le nasal du casque de Guillaume4 ; et le païen n’est pas encore revenu de son indignation qu’il se retrouve déjà la tête tranchée !
7Certes, le rire est loin de constituer, au Moyen Âge, un motif exempt de toute connotation négative. Maintenu dans d’étroites limites par le christianisme rigoriste de la première moitié du Moyen Âge, sous prétexte qu’il n’est dit nulle part dans la Bible que Jésus ait ri5, il connaît, si l’on croit Jacques Le Goff, « une phase de libération contrôlée » à partir du XIIe siècle, en grande partie sous l’influence de la littérature qui lui donne un nouveau champ d’application, bien que l’on prenne toujours soin de distinguer « un bon et un mauvais rire6 ».
8Il est cependant un autre personnage littéraire dont le rire pourrait rappeler celui de Guillaume. Promu à la même époque au titre d’arbitre de la matière arthurienne, Merlin use en effet du rire de supériorité de celui qui sait l’avenir et se moque de ceux qui ne peuvent deviner les choses cachées. Le rire de l’enchanteur breton (dont il faut tout de même rappeler qu’il est fils du diable) creuse ainsi la distance entre le devin et les autres personnages de la fiction : croisant par exemple des hommes qui agissent comme s’ils devaient vivre longtemps alors qu’il sait que la mort les rejoindra bientôt, Merlin ne peut s’empêcher de rire de leur infatuation. Par là, son rire s’apparente à la fois au rire « inextinguible » des dieux homériques, et à celui de Zarathoustra, qui serait né en riant, selon une tradition antique que le Moyen Âge ne semble, il est vrai, pas avoir connue. Mais rattacher Guillaume à des archétypes qui dépassent les déterminations strictes de la littérature de son temps ne revient pas forcément à trahir l’esprit des textes dont il est le héros. Par la force vitale qu’il emblématise, son rire apparaît tout à la fois comme une réaction salubre face aux difficultés qui s’accumulent sur son chemin, comme une menace pour ceux qui en sont les témoins et comme l’expression d’une sorte de grâce d’état qui le rend, quoi qu’il arrive, invulnérable aux coups du sort. Ce trait que l’on pourrait, de prime abord, croire surtout lié à l’aspect « géant débonnaire » de Guillaume se révèle ainsi l’un des plus sûrs indices d’un statut de « demi-dieu » que la littérature médiévale ne peut évidemment pas présenter comme tel, mais qu’elle insinue entre les lignes pour magnifier l’héroïsme guillelmien.
9Mais que Guillaume soit un personnage qui rit, au contraire d’un Roland (lequel a tout de « l’homme qui ne rit jamais »), ne signifie pas pour autant qu’il pratique volontiers l’auto-dérision. Les personnages qui entourent notre héros semble parfois rivaliser de facéties et de traits d’esprits pour égayer les chansons où ils apparaissent : Guielin raille son oncle amoureux dans La Prise d’Orange, Bertrand s’attire les quolibets de ses compagnons pour avoir embourbé ses bœufs dans Le Charroi de Nîmes. Philipp Bennett a même consacré un livre entier à une analyse « carnavalesque » de la geste de Guillaume, considérant celle-ci, dans le sillage des travaux de Bakhtine7, comme le lieu d’un renversement ludique des thèmes traditionnels de la chanson de geste8. Sans rejeter une telle approche, qui renouvelle notre compréhension de l’écriture cyclique et sait ressusciter une idée du plaisir de l’écriture que les exégètes classiques des chansons de geste perdaient peut-être un peu trop de vue, on rappellera tout de même qu’il ne faut pas confondre traits d’humour et dérision généralisée.
10De fait, le personnage qui a, dans le cycle guillelmien, le rire le plus éclatant est aussi celui qui rit le moins de lui-même : les sarcasmes de Guielin dans La Prise d’Orange décontenancent plutôt Guillaume, et le moins que l’on puisse dire est qu’il ne goûte guère l’humour des Sarrasins qui lui tirent la barbe dans Le Charroi de Nîmes ! Dira-t-on que notre héros rit lorsqu’il se déguise ? Mais le déguisement, s’il est bien la marque d’un esprit subversif, n’est pas essentiellement, pour Guillaume, générateur de plaisir : il est bien plutôt le fruit de la nécessité, témoignant d’une angoisse plus que d’une tendance au jeu, et c’est précisément lorsqu’il ne veut pas être reconnu que notre héros se garde le plus de manifester son hilarité. En fait, le rire de Guillaume est tout sauf comique : manifestation de puissance, décharge libidinale, voire annonce d’une colère imminente, il met le héros au court nez en porte-à-faux avec les autres personnages ; ceux-ci rient volontiers et de bon cœur, mais ils n’ont aucune idée de la puissance qui s’attache au rire guillelmien. Les scènes où le marquis au court nez rit pour rassurer un personnage à qui il a d’abord fait peur (ainsi de l’humble Bernard des Fossés, dans Le Moniage Guillaume, que l’apparition de ce géant dans sa misérable cahute a terrifié) sont en fait exceptionnelles, et là encore le rire de Guillaume, s’il détend incontestablement l’atmosphère, ne perd pas pour autant son caractère d’affirmation de puissance.
11Si Roland rit moins que Guillaume, ce n’est donc pas tant par une ostentation de sérieux ou par une pose mélancolique, que par un excès de confiance en soi qui le pousse à toujours agir dans le sens que lui indique son instinct de guerrier : Roland se connaît, ou croit se connaître, et n’est jamais effleuré par l’idée que son destin pourrait être autre que celui d’un combattant sans peur, sans reproche et sans faiblesses. Guillaume, par contre, se sent constamment obligé de réaffirmer sa posture épique : son rire n’est donc de supériorité qu’au deuxième degré ; il trahit d’abord un doute fondamental sur sa mission héroïque, qu’il compense précisément par cette démonstration un peu trop bruyante d’une gaieté qu’il ne souhaite, souvent, partager avec personne. Le rire de Guillaume, c’est la faille du héros, mais aussi, en même temps, son salut : faisant le vide autour de lui, ou du moins ne rassemblant que ceux dont il sait qu’il ne lui feront pas d’ombre, il creuse la place de la prouesse et entraîne irrésistiblement le héros au court nez vers l’aventure.
12Or, au seuil de celle-ci, au début du Charroi de Nîmes, c’est précisément par le rire que Guillaume accueille les propositions de Louis qui, après une âpre discussion, a consenti, intimidé, à lui donner la moitié de son royaume. De fait, Guillaume n’en veut pas et son rire annonce la proposition qui va décider de son propre destin : que le roi lui donne plutôt carte blanche pour aller conquérir la Provence, leur gloire à tous deux en sera augmentée. Entendant cette proposition, le roi a, ou plus exactement le narrateur lui prête, une réaction étonnante, puisque c’est Louis lui-même qui, à son tour, « en a un ris gité9 » ! On pourrait déduire de cette reprise formulaire qu’il est abusif d’en faire un trait constitutif du seul Guillaume ; mais il reste exceptionnel que, dans son cycle, la formule soit appliquée à d’autres personnages, Louis semblant de surcroît le dernier à qui elle pourrait convenir. En l’occurrence, une autre explication que celle de la banalisation topique est possible : la reprise inattendue de la formule à propos de l’empereur pourrait signifier que l’accord entre les deux hommes s’est enfin réalisé et que, pour un bref instant, la hardiesse et la franchise de Guillaume ont rejailli sur son suzerain. Inquiétant, ambigu, faute potentielle pouvant mener à de graves conséquences vis-à-vis de son souverain, le rire s’avère ainsi in extremis l’instrument même de la réconciliation.
13Passons à la question des armes. Le lien d’intimité que le héros médiéval noue avec ses deux principaux auxiliaires de combat que sont son épée et son cheval est bien connu. Or, ces attributs sont porteurs, dans le cas de Guillaume, de valeurs tout à fait particulières.
14L’épée de Guillaume, tout d’abord, n’est autre que Joyeuse, l’épée même de Charlemagne dans La Chanson de Roland. Son nom a été rapproché du cri de ralliement des rois de France « Monjoie », et son origine, comme celle des autres grandes épées épiques, renvoie, selon la chanson de Fierabras, au mythique forgeron Galant (le Wieland des Germains), qui est lui-même l’héritier des plus anciens mythes liant les métiers du feu au courage des grands guerriers10, et par là le frère des inquiétants Nibelungen11. Dans la version norroise de la chanson de geste de Floovant, c’est un nain qui forge Joyeuse, fendant jusqu’au sol l’enclume sur laquelle il la frappe12. Et La Chanson de Roland nous décrit les reliques enchâssées dans son pommeau : rien de moins qu’un morceau de la Sainte Croix13 ! En un beau développement, Joseph Bédier considère comme « une admirable invention épique » le don de Joyeuse par Charlemagne « à un jeune bachelier inconnu, qu’aucun exploit n’a encore signalé », comme si le vieil empereur avait « pressenti l’avenir14 ». Cependant, ainsi que le fait remarquer Jean Frappier, le récit d’adoubement ne se trouve pas, comme le sous-entend Bédier, dans Les Enfances Guillaume, mais est très rapidement évoqué dans Les Narbonnais. Or, cette chanson relativement tardive ne fait en réalité qu’expliciter un trait déjà présent dans les plus anciens monuments de la geste de Guillaume, où il est considéré comme connu de tous : Le Couronnement de Louis et La Chanson de Guillaume15 se contentent en effet de rappeler que Guillaume tient Joyeuse de Charlemagne, qui la lui donna à Aix-la Chapelle, comme le précise, de son côté, brièvement Aliscans16. L’origine de cette « admirable invention épique » reste donc introuvable : le fait que le don ait déjà été fait lorsque commence Le Couronnement de Louis prouve que Charlemagne n’a pas même attendu de voir confirmée l’incapacité de son fils pour offrir son épée à un baron prometteur, mais nul conteur ancien ne semble avoir pris la peine d’expliciter les raisons profondes de cette dévolution sans précédent dans les annales de l’épopée.
15Cet honneur n’en revêt pas moins un aspect quelque peu paradoxal dans le cas de Guillaume, puisque celui-ci est d’abord, on le sait, un héros assommeur : son épée lui est évidemment de la plus grande utilité dans les combats qu’il mène, mais les armes qui ont fait sa fortune restent ses poings ; aucune scène de combat à l’épée n’atteint, dans sa geste, le caractère archétypal de ses fameux « cassages de gueules », pour reprendre l’expression utilisée par Jean Rychner dans son rapide mais fondateur inventaire des motifs récurrents de la chanson de geste17. Rychner en cite en particulier trois occurrences, dans Le Couronnement de Louis, Le Charroi de Nîmes et La Prise d’Orange18, où les mêmes termes, en cinq vers formulaires, sont presque exactement repris : Guillaume lève « le poing senestre », c’est-à-dire le poing gauche, celui des actions violentes, le « mêle au chef » (l’approche de la tête) de son ennemi, lui « brise » ou lui « froisse » « l’os de la gueule », et, invariablement, « le fait trébucher mort à ses pieds ». Une petite controverse a ici divisé les chercheurs quant au sens exact des mots os de la gole. Reprochant à Jean Rychner de s’être fait « une image trop moderne de cet exploit19 », Jean Frappier identifie l’os en question aux vertèbres cervicales : le coup de poing de Guillaume serait donc une variante du « coup du lapin20 ». Frappier pensait en trouver une preuve décisive dans une miniature qui montre clairement Guillaume frappant la nuque de son adversaire21. Malheureusement, la miniature est si peu fidèle au texte pour tous les autres détails de la scène qu’il serait très étonnant que sur ce seul point précis elle nous en offre une représentation fiable. D’ailleurs, gole n’a jamais désigné en ancien français la partie postérieure du cou. Henri Roussel, qui avait, dans une conversation privée avec Jean Frappier, évoqué peut-être un peu inconsidérément « un certain coup de jiu-jitsu », a repris tout le dossier et eu l’ingénieuse idée de demander son avis à un spécialiste de médecine légale qui, au vu d’une traduction littérale du texte, diagnostiqua « un coup de poing portant sur le cou en avant ou latéralement, ou encore sur la mâchoire, la brisant, ce coup entraînant la mort par réflexe inhibiteur cardiaque22 », ce qui, en fin de compte, réhabilitait l’interprétation de Rychner. Le fait qu’un tel coup ne soit mortel que dans des cas extrêmes ne fragilise pas l’interprétation, mais met au contraire en évidence la force exceptionnelle de Guillaume.
16D’autres textes amènent des variantes pittoresques : dans Le Moniage Guillaume, notre héros assomme un brigand dont il fait jaillir la cervelle sur ses pieds23, avant d’arracher la cuisse d’un de ses chevaux pour estourbir les autres, un peu à la manière de Samson se servant, en guise de massue, d’une mâchoire d’âne. Et comme nous sommes dans une chanson qui se veut édifiante, Dieu accordera même un miracle à Guillaume : celui-ci pourra en effet remettre sa patte au cheval sans que l’animal n’en ressente le moindre désagrément ! Ce n’en est pas moins, la plupart du temps, presque malgré lui que notre héros en vient, sous l’empire de la colère, à faire la démonstration de sa terrible force musculaire. Ainsi, lorsqu’à l’ouverture du Couronnement de Louis, Guillaume, arrivé in extremis dans l’église où l’héritier de Charlemagne va recevoir les insignes impériaux, se précipite sur Arnéis d’Orléans qui s’apprêtait à ravir la couronne que le trop jeune Louis hésitait à saisir, le héros voulait seulement donner un avertissement au baron indélicat24, et les regrets qu’il exprime devant le cadavre d’Arnéis (« Je voulais juste te donner une bonne leçon, mais tu es mort25 »), ont quelque chose de presque un peu comique : on se retient mal de penser à Obélix défonçant une porte en ayant simplement voulu y frapper ! Colère et orgueil mêlés, le coup de poing de Guillaume jette donc une ombre sur le héros ; tout l’honneur chevaleresque qu’on voudra bien lui accorder ne rachètera pas le fait qu’il a osé, dans l’épisode de son arrivée à la cour de Laon, en menacer sa propre sœur, épouse de Louis !
17Le cheval du guerrier est également une de ses armes, et en l’occurrence, on peut dire que les destriers sont un peu le péché mignon de Guillaume qui n’en a guère de vraiment attitré, sinon peut-être Baucent ; mais La Chanson de Guillaume et Aliscans nous racontent précisément sa mort : craignant de le voir tomber aux mains des ennemis, Guillaume, mû par un réflexe qui rappelle celui de Roland face à Durendal, se voit en effet contraint de l’abattre26. Au demeurant, cette perte est compensée par le fait que notre héros est passé maître dans l’art de s’approprier les montures de ses ennemis ; ainsi le voit-on successivement s’emparer de l’Alion de Corsolt et du Clinevent de Gui d’Allemagne dans Le Couronnement de Louis, du Florescele d’Alderufe dans La Chanson de Guillaume et du Folatille d’Aerofle dans Aliscans, où cette nouvelle monture remplacera avantageusement Baucent.
18Le contraste est assurément parlant entre la fidélité de Guillaume envers l’épée, unique entre toutes, dont il a, comme on le dit en ancien français, reçu la « baillie », mais aussi envers sa femme Guibourc, et ce que l’on est tenté d’appeler sa versatilité à l’égard des chevaux, comme si ceux-ci étaient autant de maîtresses plus intéressantes à conquérir qu’à conserver. L’érotisme de la position du cavalier possède un caractère d’évidence, mais ce trait n’est nulle part aussi bien mis en exergue que dans la geste de Guillaume qui apparaît comme un authentique séducteur de destriers ; il en change au gré des combats et, comme le dit joliment Jean Frappier, « ne sait pas réprimer un frémissement de convoitise devant la plus noble conquête de l’homme27 ». Ce qui ne veut pas dire pour autant que Guillaume n’a aucun attachement ni aucun sentiment pour ses montures : à la fin du Moniage, lorsqu’il retourne, après bien des aventures, au monastère d’Aniane pour récupérer son équipement de guerrier, il a la douleur de voir qu’épuisé par des travaux domestiques pour lesquels il n’est pas fait et que lui ont imposé des moines sans pitié, son cheval n’est plus que l’ombre de lui-même. Le héros pleure alors à chaudes larmes et plaint son destrier, comme Roland plaignait son épée Durandal, l’assurant que « jamais il n’y eut bête qui égalât sa valeur28 ». Cette scène saisissante, si emblématique de la considération dont le chevalier médiéval entourait sa monture, reste sans doute l’une des plus émouvante du cycle de Guillaume. Ici, nulle trace, apparemment, d’orgueil mal placé, sinon peut-être tout de même le soupçon que la vie de son cheval semble parfois lui importer plus que celle des hommes.
19Au cheval, aux poings et à l’épée on pourrait enfin encore adjoindre l’écu. Cet objet distinctif, souvent négligé par les commentateurs, mais sans lequel l’armement du chevalier ne serait pas complet, a fait l’objet d’un bel article de Denis Hüe qui éclaire un épisode étonnant de la chanson d’Aliscans, lequel constitue l’un des moments les plus dramatiques du texte : Guillaume, qui vient de revenir de Laon, trouve Orange en flammes, et son écu, qu’il tenait du Sarrasin Aerofle et qu’il avait laissé dans une abbaye, a brûlé dans l’incendie de cette dernière : Guillaume serait-il par là puni de sa négligence ? Ou faut-il comprendre que l’écu, d’origine païenne, était de toute façon voué à la destruction ? De fait, le symbolisme de cet écu est ambivalent ; il faut d’ailleurs remarquer que nous sommes ici face à l’une des toutes premières descriptions héraldiques précises de la littérature européenne : mêlant l’or, l’azur et le sinople, l’écu s’orne à la fois de trois lions, animaux positifs valorisant le courage et la noblesse, et d’un dragon, animal satanique par excellence. Cette ambiguïté est révélatrice à la fois de la situation et de l’attitude de Guillaume : déjà vaincu dans une première bataille, il est a priori mal engagé dans le combat qui s’annonce ; le fait, par ailleurs, d’avoir volé un écu à ses ennemis (avec la même facilité qu’il vole leurs chevaux) ne le désigne pas non plus, dans ces circonstances, comme un héros tout à fait exemplaire. En fait, Guillaume est ici – une fois de plus, aimerions-nous dire – à la croisée des chemins. « Il est, comme le dit très bien Denis Hüe, dans une situation transitoire, où il n’y a pas d’identité de l’apparence et de l’individu, ce que l’écu, par sa double appartenance, souligne29. » L’anéantissement de l’écu a ainsi valeur de purification : Guillaume sera désormais un homme nouveau, prêt à prendre enfin sa revanche sur les Sarrasins, à s’acheminer sur la voie du repentir et à aborder la dernière étape de sa trajectoire : celle qui le mènera à la sainteté, comme le suggère le vers 4095a d’Aliscans (absent de certaines copies de la chanson) qui précise, à la suite directe de la mention de l’incendie de l’abbaye d’Orange, que c’est en l’honneur de saint Guillaume que le monastère sera plus tard restauré. Le texte concatène donc ici, ce qui ne saurait être un hasard, un événement clé de la vie de notre héros et l’annonce de sa canonisation, comme si le premier était effectivement la condition de la seconde. L’écu fait ainsi figure de relique potentielle, à jamais disparue, mais symboliquement active dans le processus de sanctification de Guillaume.
20Il est temps de conclure. Subsumer ce petit inventaire sous l’étiquette de l’orgueil plutôt que sous celle, par exemple, de la colère aura eu l’avantage de souligner deux caractéristiques essentielles des motifs liés au statut héroïque de Guillaume : d’une part, nous constatons que ceux-ci sont toujours caractérisés par une certaine hybris, une propension (qui n’est pas toujours volontaire) à en faire trop et qui place souvent notre héros dans des situations embarrassantes ; d’autre part, et corollairement, tous ces signes sont marqués d’une ambiguïté fondamentale qui n’est pas seulement contextuelle et narrative, mais aussi – je dirais avant tout – sémiotique. Le rire n’est en effet pas seulement ambigu parce que les intentions de Guillaume n’apparaîtraient pas clairement à ses interlocuteurs : c’est en soi, dans sa définition médiévale même, qu’il conjoint le bien et le mal. Quand bien même il délivrerait un message clair, Guillaume n’en serait pas moins coupable d’en user immodérément ; mais comme de surcroît notre héros aime à laisser planer une certaine ambiguïté sur ses possibles réactions, il redouble ainsi l’inquiétude, partant la réprobation qui naissait du déclenchement de son rire. Arme non noble, les poings véhiculent la même tension ambivalente, menaçant sans cesse la crédibilité des vengeances de Guillaume ; et l’épée elle-même, du fait qu’elle a été dévolue au héros avant même que celui-ci ait fait ses preuves, grève toutes ses actions d’une responsabilité si lourde que l’on peut se demander si notre héros ne sera jamais en paix avec la mission qu’il s’est donnée. Les chevaux, par la versatilité dont il fait preuve à leur égard, indiquent, pour leur part, la faille relationnelle essentielle qui taraude Guillaume : tout se passe comme si à la perte de ses neveux, qu’il ne parvient pas à sauver, il répondait par la frivolité de son attitude envers ses montures. En retour, et par un riche paradoxe, la compassion qu’il aura pour son destrier malmené par les moines sera la goutte qui fera déborder le vase de ses conflits monastiques. Enfin, mystérieux parce que d’une extrême discrétion, le motif du bouclier de Guillaume exemplifiera parfaitement l’incomplétude qui ne cesse de hanter le héros tout au long de son parcours épique. Orgueilleux, certes, mais terriblement conscient du handicap que lui procure ce défaut, Guillaume se fera accorder les circonstance atténuantes par tout le monde : ses neveux et sa femme ne verront en lui qu’héroïsme, ses adversaires n’auront pas le temps de se plaindre, ses parents le soutiendront et le roi Louis lui-même n’aura de cesse de faire amende honorable pour sa lâcheté (tout en s’empressant également, il est vrai, d’oublier ses sursauts de conscience). Seul Guillaume ne se contentera pas de ces signes extérieurs de l’acceptation de son caractère. Mais c’est ce doute qui, plus que n’importe quel autre de ses exploits, saura l’amener le plus sûrement à la sainteté.
Notes de bas de page
1 Réservons toutefois, pour ne fâcher personne, le cas de la luxure : Guillaume, sans aucun doute, convoite Guibourc dans Les Enfances Guillaume et dans La Prise d’Orange, mais il n’en est pas moins vrai qu’il adopte envers elle la posture du soupirant soumis, et, si l’on excepte l’épisode de son mariage, dans Le Couronnement de Louis, avec la fille de Gaifier, laquelle disparaît totalement après une promesse de mariage qui tourne court, il restera fidèle à Guibourc.
2 Cette communication s’appuie sur une enquête réalisée pour un petit ouvrage de synthèse sur Guillaume, Guillaume d’Orange ou la naissance du héros médiéval, Paris, Klinksieck coll. « Les grandes figures du Moyen Âge », 2011.
3 La Prise d’Orange, éd. Régnier Cl., Paris, Klincksieck, 1966, v. 338.
4 La Chanson de Guillaume, éd. Suard F., Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », 2008, v. 2194.
5 Argument développé en particulier par saint Jean Chrysostome (344-407).
6 Le Goff J., « Jésus a-t-il ri ? », in Un long Moyen Âge, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2004, p. 229-235, ici p. 233.
7 Voir Bakthine M., L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. du russe Robel A., Paris, Gallimard, 1970. Signalons entre parenthèses que Bakhtine serait le premier surpris du cas que les médiévistes font de ses théories, alors que la littérature du Moyen Âge ne valait, pour lui, que comme pâle préfiguration de celle des temps modernes.
8 Voir Bennett Ph. E., Carnaval héroïque et écriture cyclique dans la geste de Guillaume d’Orange, Paris, Champion, coll. « Essais sur le Moyen Âge », 2006.
9 Le Charroi de Nîmes, éd. bilingue Lachet C., Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1999, v. 489.
10 On renverra à ce propos au classique Eliade M., Forgerons et alchimistes, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1977.
11 La fortune du motif des nains forgerons dans l’imaginaire moderne, de Wagner à Tolkien, est notoire.
12 Cité par Bédier J., Les Légendes épiques, t. I, p. 67-68.
13 Voir La Chanson de Roland, éd. Segre C., trad. de l’italien Tyssens M., Genève, Droz, 1989, v. 2503-2506. Rappelons que Durendal aussi porte des reliques dans son pommeau et même Joyeuse : on sait que Durendal possède aussi un pommeau plein de reliques, ainsi même que Murgleis, l’épée de Ganelon !
14 Bédier J., op. cit., p. 69.
15 Le Couronnement de Louis, éd. Langlois E., Paris, Champion, coll. « Classiques français du Moyen Âge », 1984, v. 2502 ; La Chanson de Guillaume, op. cit., v. 2143.
16 Aliscans, éd. Régnier Cl., Paris, Champion, coll. « Classiques français du Moyen Âge », 1990, v. 1578.
17 Rychner J., La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955, p. 138.
18 Mais on pourrait en trouver bien d’autres, en particulier dans Le Moniage Guillaume, sans doute le texte de notre corpus où Guillaume – paradoxalement, eût égard à la dimension hagiographique plus marquée de la chanson – se montre le plus violent.
19 Frappier J., « Notes lexicologiques. I ‘Gole’« , in Mélanges de philologie romane dédiés à la mémoire de Jean Boutière, Cluze I. et Pirot F. (éd.), Liège, Soledi, 1971, p. 233-243, ici p. 239.
20 Frappier J., Les Chansons de geste du cycle de Guillaume d’Orange, Paris, SEDES, t. I, 1955, p. 95.
21 Frappier J., « Notes lexicologiques… », op. cit., p. 239-240.
22 Roussel H., « L’os de la gole. Réflexions sur le coup de poing meurtrier de Guillaume Couronnement de Louis, vers 129-133 », in La chanson de geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis, publiés par ses collègues, ses amis et ses élèves à l’occasion de son 75e anniversaire, Saint-Père-sous-Vézelay, Musée archéologique régional, 1982, t. II, p. 591-605, ici p. 599.
23 Le Moniage Guillaume, éd. Andrieux-Reix N., Paris, Champion, « Classiques français du Moyen Âge », 2003, v. 1555.
24 Le Couronnement de Louis, op. cit., v. 130-134.
25 Le Couronnement de Louis, op. cit., v. 140-141.
26 Notons en passant que l’épisode, dans La Chanson de Guillaume, est en contradiction avec un épisode antérieur, situé à la fin de la première partie (mais on sait que ces contradictions entre les deux parties sont nombreuses), où Guillaume a donné Baucent à son neveu Gui (v. 1949-1955).
27 Frappier J., Les Chansons de geste du cycle de Guillaume d’Orange, op. cit., p. 98.
28 Le Moniage Guillaume, op. cit., v. 5567.
29 Hüe D., « Brèves remarques sur l’écu de Guillaume », Chocheyras J. (éd.), De l’aventure épique à l’aventure romanesque. Mélanges offerts à André de Mandach par ses amis collègues et élèves, Bern, Lang, 1997, p. 115-133, ici p. 127.
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