Envoi
p. 257-261
Texte intégral
1S’il convient, au terme d’un tel parcours, de rassembler en quelques points les enseignements tirés de l’étude de notre objet, nous préférons ne pas même feindre de tenir cette étape pour un stade ultime et définitif et, au contraire, la considérons comme une manière de rampe de lancement. Pour cela, et dans une certaine filiation assumée de la scie flaubertienne selon laquelle « la bêtise consiste à vouloir conclure1 », ce titre, moins médiéviste ou catéchumène que dynamique, d’envoi et non de conclusions. La tendance polymorphe de parodie lexicographique dont nous avons étudié l’émergence et les premières configurations, si elle ne s’écrit que dans les marges d’une littérature qu’elle s’accapare et définit volontiers, est pourtant aussi significative que lourde de possibles. Sans chercher à redire ici les enseignements ponctuels que nous avons rassemblés synthétiquement à la fin de chacun des chapitres, tentons de réunir quelques-unes des logiques de cette pratique, et de voir à la fois ce que celles-ci peuvent dénoter et ce qu’elles impliquent en matière de démarche.
2De ces dictionnaires détournés, il faut avant tout dégager la dimension multiple. Multiplicité auctoriale, d’abord : à la fois par la diversité des agents qui, des petits journalistes aux romanciers consacrés, ont pu investir tel ou tel avatar de ce genre de travers, mais aussi parce que ce dernier autorise l’écriture à plusieurs mains, qui est imposée chez le modèle qu’il détourne par une ambition totalisante, et qu’il récupère lui-même volontiers pour la dynamique incisive qu’elle permet. Multiplicité de formules et de supports ensuite, qui voit ceux-ci – qu’il s’agisse du micro-texte journalistique, de la parution autonome à visée explicitement comique ou à tendance mystificatrice, du projet de complément romanesque ou de la brochure – infléchir celles-là, tant sur le plan stylistique qu’en ce qui concerne leurs finalités respectives, tantôt tintamarresquement récréatives, tantôt axiologiquement revendicatrices et politiquement engagées, tantôt encore manifestaires sur un plan exclusivement littéraire. Multiplicité des sujets et des thèmes, encore, qui se marquent différemment au cours du siècle : s’il émerge en marge d’un discours scientifique et normatif qu’il raille en le détournant, ce petit genre, sans jamais perdre cette attache, trouve d’autres motifs, de façon ponctuelle ou plus systématiquement, et peut alors accompagner les grandes tendances du champ littéraire – notamment, on l’a vu, en ce qui concerne le rétrécissement référentiel autocentré que connaît, durant la seconde partie du XIXe siècle, une littérature qui se concentre volontiers sur elle-même (sur ses acteurs et sur sa langue, dans certains dictionnaires particuliers). Ces options thématiques, du reste, influencent elles-mêmes la poétique développée par ces parodies génériques : que l’on touche à la distinction lexicale d’une école littéraire, aux croyances d’une classe sociale, aux pratiques des dominants politiques ou à la présentation rapide d’un individu spécifique, les mécanismes lexicographiques ne sont pas les mêmes, et les effets que ces montages produisent varient naturellement avec les thématiques et dispositifs respectifs qui les régissent. En somme, on a eu l’occasion de le constater, le corpus que nous avons constitué fait plus que confiner à la bigarrure : si la fédération des objets qui le composent sous la bannière du « dictionnaire détourné » peut sembler artificielle, elle permet toutefois de saisir, à tout le moins, certaines constantes structurelles, qui se manifestent à la fois sur le plan extratextuel (en ce qui concerne l’objectif tantôt plaisant et tantôt revendicatif de l’investissement dans cette pratique dont le propre est de toujours conserver le lien qui l’unit à un modèle scientifique à visée prescriptive) et sur celui des options poétiques (telles l’antiphrase, le calembour ou la stéréotypie, autant de piliers de différents arts du bref).
3Sur le plan de la connaissance de l’objet, nous espérons que le présent livre pourra trouver à s’articuler avec d’autres recherches, abouties ou naissantes, portant sur le détournement dictionnairique durant la période que nous avons explorée, mais aussi au siècle suivant. Pierre-Henri Kleiber, dans son travail sur les dictionnaires surréalistes2, a de la sorte eu l’occasion d’interroger les réappropriations de ce genre « qui place les mots à la clef de tout » par des Leiris, Breton et autres Éluard, en montrant comment ces reprises permettent le prolongement d’une véritable réflexion surréaliste sur le langage. Le travail rigoureux de Kleiber pourrait être prolongé par une lecture sociologique visant à questionner les enjeux du détournement dictionnairique surréaliste en ne se centrant pas uniquement sur sa valeur de dispositif poétique original, mais en cherchant aussi à cerner, au-delà du seul discours des surréalistes eux-mêmes (que l’auteur prolonge quand il vante « une démarche polémique qui instruit le procès du vocabulaire et en ouvre autoritairement le sens »), les effets que produit ce genre dans le contexte rédactionnel dans lequel il est rédigé, et les réalités ponctuelles, tant littéraires qu’extra-littéraires, auxquelles il permet de réagir. Une étude bien plus large devrait encore tenter de saisir les tendances et les enjeux des nombreux produits paralexicographiques disparates qui ont vu le jour au cours du XXe siècle, sans chercher à réduire ceux-ci à l’aide d’une typologie3, mais en visant à objectiver les raisons de l’expension de ce genre consultatif – en se demandant, notamment, si ce succès ne traduit pas une certaine évolution des pratiques de lecture et, partant, des choix éditoriaux, comme le suggère le petit conseil intuitif et cynique d’un personnage de la bande dessinée Une demi-douzaine d’elles à son amie écrivain :
4Sources d’informations spécifiques sur leur époque et sur l’état du champ littéraire, témoins et acteurs d’une facette de la relation complexe unissant la littérature aux savoirs, les détournements dictionnairiques que nous avons étudiés constituent par ailleurs, à l’image des objets partageant avec eux une comparable dimension hétéroclite, des pistes d’investigation pour une histoire sociale de la littérature soucieuse de prolonger les récits singuliers et paratactiques que nous avons pour habitude de lire à propos des « grands auteurs » et des « grandes œuvres ». Leur étude contribue, d’une part, à affiner les représentations canoniques, en les complétant et en les nuançant : nous avons ainsi montré, par exemple, que la représentation maussade et obscène du naturalisme circule comme une blague parmi les agents du champ littéraire (comme au cœur du Petit bottin), mais qu’elle également reprise et battue en brèche par les défenseurs du mouvement par le biais de l’autoparodie lexicographique (si l’on suit notre lecture de La Flore pornographique). Mais cette approche permet aussi, d’autre part, de mesurer comment ces « grandes œuvres », loin de naître spontanément, sont tributaires d’un contexte précis, où circulent d’autres formes d’imprimés et d’autres discours avec lesquels elles entrent en résonance (Nana et Manette Salomon, par exemple, se parcourent avec plus de profit quand on les lit au miroir de certains micro-genres de l’époque et des représentations féminines véhiculées par ceux-ci). Parce que, comme nos dictionnaires satiriques, elles peuvent engager, sur la forme et le fond, un dialogue intertextuel avec un type de discours traditionnellement non-littéraire, ces productions non-consacrées œuvrent en somme à modifier le questionnement générique inhérent à toute approche du fait littéraire4, en contraignant à une analyse plus large, comprenant l’ensemble des faits discursifs avec (et contre) lesquels peut se construire le fait littéraire. Et si l’examen d’un corpus comme le nôtre contribue à briser le vase clos dans lequel la littérature a pu être enfermée par l’Histoire littéraire, c’est aussi par l’hétéroclisme déjà évoqué des éléments qui composent cet ensemble : en raison de leurs multiplicités auctoriale, thématique, formelle et médiatique, ces objets imposent en réalité un questionnement continu de l’entour d’un texte que l’herméneutique seule aurait parfois tôt fait de clôturer. Considérés comme mineurs, ces textes n’en demeurent toutefois pas moins liés à certaines tendances développées par les grandes œuvres retenues par les historiens de la littérature, et en viennent à poser d’autres questions que celles soulevées par ces dernières, sinon à reformuler de façon originale les problèmes qui les ont motivées : de la réflexion sur les travers de l’axiologie bourgeoise au rétrécissement référentiel opéré délibérément au cours des années 1880, en passant par telle ou telle prise de position antimonarchique, les détournements du genre dictionnairique permettent de compléter certains débats en les déployant sur un canevas structurel original qui permet de faire voir d’autres facettes de ces points de discussion. Enfin, parce qu’ils procèdent d’un détachement relatif impliqué par la veine parodique et par l’investissement dans des pratiques moins légitimes, tout en laissant voir, dans le même temps, certaines traces manifestes d’adhésion au jeu littéraire, ces textes amènent en outre à repenser quelquefois les systèmes de croyance et les stratégies de différenciation qui se font jour au sein de l’univers littéraire.
5Est-ce à dire que l’Histoire littéraire à venir devra forcément passer par ce genre d’objet si elle veut éviter de s’enferrer dans les gloses rabâchées, compulsives et étriquées d’un nombre limité de « grands auteurs » ? Nous avons eu l’occasion de voir que, depuis quelques années, plusieurs spécialistes de la littérature des XIXe et XXe siècles ont opéré un pas de côté significatif en se penchant sur des corpus journalistiques jusqu’alors largement délaissés par la recherche, et comprenant aussi bien les productions des grands auteurs qu’ils connaissent bien que ceux de minores et de parfaits inconnus. Ce déplacement, nous l’avons dit et répété, est hautement profitable sur le plan de la connaissance du fait littéraire par tout ce qu’il permet d’élargir, d’affiner et de compléter. Mais il nous paraît également témoigner de la conscience, chez certains des principaux acteurs des études de lettres, de l’urgence d’une réinvention ou, à tout le moins, d’un renouvellement de ces dernières. En cela, ce type de pas de côté, s’il a pu se révéler un efficace moyen de distinction au cœur d’un champ où les positions lucratives sont rares et les prétendants nombreux, constitue surtout, croyons-nous, l’une des meilleures chances de maintien et de légitimation d’une discipline fréquemment désavouée et réduite au genre de caricature que nous avons nous-même délibérément reproduit à l’entame de ce paragraphe. À ce titre, la démonstration, élégante et en cinquante-huit temps, de l’importance de l’activité herméneutique ourdie par Yves Citton doit, nous semble-t-il, être subordonnée à cet élément plus capital encore que les études de lettres, sans forcément inviter ceux qui les fréquentent à « s’enfermer avec un texte5 », sont parmi les plus susceptibles de former des empêcheurs de tourner en rond, en grande partie parce qu’elles doivent (ou devraient) se forcer à s’inquiéter elles-mêmes constamment et à refuser le ronronnement tranquille et le plaisir du commentaire bien rodé de textes déjà connus, sans, bien sûr, s’épargner la transmission de certains acquis, mais en veillant à accorder aux côtés de ces derniers une place à la prise de risque et en se ménageant la possibilité de plonger « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau », comme disait Baudelaire.
Notes de bas de page
1 Lettre du 4 septembre 1850 à Louis Bouilhet, C1, p. 680.
2 Kleiber Pierre-Henri, Les Dictionnaires surréalistes. Alphabet et déraison, op. cit. Du même chercheur voir aussi Glossaire j’y serre mes gloses de Michel Leiris et la question du langage, op. cit.
3 Celle, programmatique, que proposait Franz Hausmann il y a plus de vingt ans ne peut être suivie. En nous rappelant le Dictionnaire du Tintamarre, nous pouvons affirmer que différencier un « dictionnaire de jeux de mots » et un « bêtisier social » n’est pas forcément aisé, mais cette distinction est plus ardue encore pour les autres cadres présentés par Hausmann : « faux dictionnaire », « dictionnaire humoristique », « dictionnaire parodique » et « vrai-faux dictionnaire ». Voir Hausmann Franz Josef, « Le dictionnaire humoristique », dans Hausmann Franz Josef (éd.), Wörterbücher. Dictionaries. Dictionnaires, vol. 2, Berlin, De Gruyter, 1989, p. 1349-1352.
4 Comme le rappelle justement Alain Vaillant, « généricité, transgénéricité et agénéricité sont les trois modalités de l’écriture littéraire : non pas trois voies parallèles entre lesquelles l’écrivain aurait à choisir, mais trois fils qui ne cessent de se croiser et de se recouper, et c’est cet entretissage perpétuel de la forme réglementée et de l’informel, du programmatique et de l’aléatoire, de la convention culturelle et du processus d’invention, qui fait l’historicité du genre littéraire » (L’Histoire littéraire, op. cit., p. 150-151).
5 « S’enfermer avec un texte, pour apprendre à devenir soi par l’imitation critique d’autrui, c’est d’abord “collecter une moisson cognitive et tactile” qui nous fait gagner plus, par sa vertu propre, qu’aucun travail salarié. » (Citton Yves, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Amsterdam, 2007, p. 321.) L’effet de la formule nous semble inverse à l’objectif visé par Citton, dans le sens où il ne fait rien d’autre que prolonger la représentation du lettré en exégète asocial.
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