Chapitre VI. Du portrait au dictionnaire
Onomastiques satiriques
p. 157-176
Texte intégral
1Au-delà de la vastitude du programme satirique qu’il assume pour embarrasser sa cible bourgeoise, le dictionnaire est également appelé, au cours du siècle, à couvrir un secteur d’activité plus spécifique sur un mode tout aussi grinçant : en définissant leurs pairs ou en glosant certaines de leurs manies lexicales, certains auteurs vont en effet œuvrer à rabattre sur le champ littéraire une parodie générique qui sera dès lors accueillie plus volontiers par un public d’initiés. Pour tenter de saisir ce phénomène de la façon la plus objective possible, il convient d’en décrire les fondements et de revenir sur l’autonomisation progressive du champ littéraire qui, en plus de se mesurer à l’aune des textes qui mettent en scène ce milieu, s’accompagne du développement massif d’un métadiscours endogène. Si elle existe bien avant le XIXe siècle1, la critique de l’œuvre littéraire par ceux-là même qui en sont les premiers producteurs prend un essor considérable et gagne en envergure aux alentours des années 1830, sous l’impulsion, entre autres, de Sainte-Beuve et de ses « portraits » d’écrivains2. Ceux-ci, attestant de l’intérêt porté alors à l’individu social qui se cache derrière l’auteur, supportent l’émergence de ce que Nathalie Heinich appelle un « régime de singularité3 » et confirment l’accès de l’écrivain, jusqu’alors relégué à un rang inférieur (tant par rapport au marchand qu’en regard du philosophe), à un statut privilégié au sein de l’espace social4.
Portraits et panoramas
Sainte-Beuve, témoin et acteur d’une autonomisation
2Oscillant entre science et poésie, les portraits de Sainte-Beuve contribuent, comme l’expliquent Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, à la constitution de la figure du critique en « parrain d’une littérature en marche5 ». Le principe beuvien à l’origine de cette production est bien connu, qui se laisse résumer par un adage résolument déterministe tenant lieu de maître-mot au critique : « Tel arbre, tel fruit ». Autrement dit, l’œuvre ressemble à son créateur et, pour se donner les moyens de comprendre celle-là, il faut se pencher sur celui-ci – mieux, faire jouer les intersections unissant l’une et l’autre6. Plurifonctionnel, le statut même du créateur de Joseph Delorme s’écarte sensiblement de la distribution des rôles, plus cloisonnante, qui prévaut aujourd’hui : véritable couteau-suisse du Paris lettré, Sainte-Beuve est à la fois écrivain, critique, historien de Port-Royal et professeur de littérature (il obtient, en 1855, une chaire au Collège de France, et termine sa carrière pédagogique à l’École Normale Supérieure). Jusqu’aux conférences prononcées en 1922 par Albert Thibaudet sur la Physiologie de la critique – au cours desquelles l’élève de Bergson distingue le personnel et les visées de la critique des « maîtres » (c’est-à-dire des auteurs), du corps académique et des journalistes7 –, le modèle cumulatif beuvien ne se questionne pas véritablement et tient de l’évidence aux yeux de ses contemporains. C’est là un indice parmi d’autres d’une autonomisation de l’activité littéraire poussée à son comble chez les agents participants de la sphère de production que Bourdieu qualifiait de « restreinte8 » : refusant la logique de la course aux biens matériels et préférant forger eux-mêmes leurs propres normes, les acteurs du monde des lettres fonctionnent pratiquement en autarcie et reconnaissent implicitement à leurs pairs le double statut de lecteur privilégié, c’est-à-dire de critique, et de concurrent. Cette partie largement élitaire du champ littéraire, pour laquelle la faction radicale du Parnasse – cette communauté de fidèles lovée autour de Leconte de Lisle durant les premières heures du mouvement9 – peut servir d’exemple tendant à l’idéaltype, est de la sorte capable d’imposer elle-même les critères d’évaluation de ses propres produits.
La vie littéraire en récits
3Mettant en branle un véritable petit genre qui se réactualisera au fil du siècle10, les portraits beuviens s’inscrivent dans une époque qui voit la littérature elle-même, jusque dans ses marges, prendre volontiers pour sujet les codes, lois, coteries et rivalités qui fondent l’univers littéraire dont elle est issue. Partant, c’est à cette période une véritable fresque de la « vie littéraire » qui s’élabore progressivement. Celle-ci, cristallisée par des fragments hétérogènes allant de la figuration romanesque (d’Illusions perdues aux tribulations de Jérôme Paturot, le héros de Reybaud « à la recherche d’une position sociale »), jusqu’aux mémoires d’écrivains, en passant par les représentations caricaturales en textes comme en images, a autant pour effet de littérariser les vies dont elle rend compte que de vitaliser la littérature. L’époque découvre par ailleurs l’émergence d’une production paralittéraire que Walter Benjamin qualifiera ultérieurement de « panoramique ». Développée à la suite du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier (1781), cette veine ne poursuit rien de moins que le but d’établir une plaisante et critique cartographie sociale de la capitale française, et voit son succès se confirmer dans les années 1830. De l’esquisse d’une « auto-socioanalyse collective11 » développée par Le Livre des Cent et un (quinze volumes, publiés entre 1831 et 1835) aux Français peints par eux-mêmes (publiés en brochures de 1839 à 1841, puis rassemblés en volumes), les textes « panoramiques » sont autant de substrats du roman-feuilleton tel que le réinventera Émile de Girardin : ils sont composés, selon la formule de Benjamin, « de diverses esquisses, dont le revêtement anecdotique correspond aux figures plastiques situées au premier plan des panoramas, et dont le fond informatif correspond à la surface peinte à l’arrière-plan12 », mais ils se révèlent également, à l’instar d’une presse en plein essor, un possible en matière de fragmentation ouvrant la voie à la démocratisation de l’objet-livre même.
4La tendance panoramique, du reste, est nettement corrélée, par sa périodicité mais aussi par l’emprunt de certains codes, au développement de la civilisation du journal. Mieux encore, elle rejoint volontiers l’esprit de la petite presse, puisqu’elle autorise l’avènement, en son sein, d’une veine satirique se moquant des tableautins parisiens qui pullulent alors. Doublement marginaux – parce qu’ils adoptent les formes « dominantes » d’une production panoramique elle-même relayée dans l’antichambre de la littérature et parce qu’ils ne manquent pas de se moquer d’eux-mêmes –, quelquefois escortés par l’une ou l’autre caricature iconique, ces textes affirment leur anomie en parodiant le dogmatisme inhérent au ton encyclopédique et en se parant d’une scientificité de toc pour présenter, en les tournant en dérision, les us et coutumes de la capitale et les personnalités notables du temps, parmi lesquels les auteurs en vue.
Le singulier en figuration : petites vies pour rire
5Parmi l’imposante masse des « vies littéraires » qui s’énoncent au fil de la première partie du XIXe siècle, les mises en scènes comiques et satiriques de l’écrivain occupent une place considérable et peuvent être lues comme l’un des effets de la singularisation du statut d’écrivain. Plus encore que comme des portraits cherchant à reproduire fidèlement la réalité, ces petits textes-vies peuvent s’appréhender pour la façon dont ils parviennent à figurer de façon plus ou moins cohérente des individus évoluant dans un univers particulier, en jouant à grossir, déformer, voire inventer des données factuelles liées à ces individus. Cette notion de figuration, telle que définie par le Groupe de Recherche sur les Médiations Littéraires et les Institutions (Gremlin), consiste en la « représentation caractérisée par la construction sémiotique d’un sujet individualisé » et « opère un travail de “présentification” qui donne à voir un acteur dans un contexte, un “monde” spécifique (bien que diversement détaillé selon les cas), lui attribue actions, “qualités” et individualité13 ». Inscrite dans une perspective sociocritique, cette démarche, principalement éprouvée à partir de corpus romanesques et sur des individus absolument fictifs, permet notamment d’interroger la façon dont ces figurations sont élaborées et, par leur circulation, nourrissent l’« imaginaire social » d’une époque, qui, selon Pierre Popovic, se compose « d’ensembles interactifs de représentations corrélées, organisées en fictions latentes, sans cesse recomposées par des propos, des textes, des chromos et des images, des discours ou des œuvres d’art14 ».
6Outre les portraits beuviens, l’imaginaire social de la période postromantique est largement nourri d’éléments comme la définition narquoise du poète-type contemporain rédigée par Latouche dans son Mercure du XIXe siècle15, la caricature de Victor Hugo figurant dans la série des lithographies du Panthéon charivarique livrée par Benjamin Roubaud de 1838 à 1842 ou les illustrations ponctuelles de la tendance du portrait de l’écrivain au vitriol que fournit sporadiquement la formule des amusantes Physiologies, en vogue sous la Monarchie de Juillet.
L’irrévérence des Physiologies
7Cette veine physiologique participe de l’ensemble bigarré de réponses littéraires à la diffusion croissante d’une forme de discours scientifique vulgarisé. Au sein de ce corpus figure notamment une spirituelle Physiologie du poëte, rédigée par Edmond Texier sous le pseudonyme de Sylvius, et illustrée par Daumier.
8Affirmant explicitement une irrévérence présentée comme découlant de la banalisation paradoxale d’un statut autrefois prestigieux (« Aujourd’hui chacun est un peu poëte pour être comme tout le monde. – On se fait poëte comme on a la croix-d’honneur, pour ne pas se distinguer16 »), l’auteur y esquisse, sous couvert d’une typologie censée décliner anonymement les différents avatars du poète moderne, des portraits ciblés plus ou moins identifiables par le lecteur contemporain, mais lisibles avant tout comme des caractérisations satiriques de types génériques plus larges. Le « poëte Olympien », béni des dieux, hyper productif (l’auteur le juge coupable de n’écrire pas « la préface pour le livre, mais le livre pour la préface17 ») et dont le succès écrase ses pairs, renvoie de la sorte à la représentation de Victor Hugo en poète-éclipse, tandis que le « poëte lamartinien », muni de sa lyre stéréotypée sur le dessin de Daumier, vise évidemment le signataire des Méditations, dont le grief principal, aux yeux de Texier, n’est pas tant de camoufler des pensées relativement pauvres « sous la magnificence du rythme », mais d’avoir, par son succès, « engendré une foule de poëtaillons sans force18 » – la satire visant à la fois une cible particulière et le type postural qu’elle engendre. Les fondements et effets de ces petits récits sont nombreux : Valérie Stiénon, en se penchant notamment sur la Physiologie du poëte, montre comment les auteurs de ce genre témoignent d’une représentation « lucide » de certaines formes de consécration cernant bien les rapports de domination existant dans le milieu littéraire19. Ce type de production constitue du reste une scène consécratoire à part entière, dans le sens où, sélectionnant ses cibles et leur conférant (c’est là le paradoxe inhérent au discours satirique) une visibilité, elle se présente, pour ceux qu’elle raille, comme un moyen comme un autre d’intégrer la mémoire collective. Corollaire de cette observation, ces galeries explicitement satiriques mettent en branle un jeu d’inside joke, ou de rire d’inclusion par disqualification, sorte de revers positif du rire d’exclusion renforçant les liens d’une communauté au détriment des sujets raillés20, et inscrivent de cette façon dans la conscience collective de petites taxinomies qui, à défaut d’être exploitables, tendent à infléchir les représentations de l’époque.
Mirecourt et « Les Contemporains »
9Parmi ces figurations singulières de l’écrivain, il faut également citer la collection développée dès 1854 par l’éditeur Havard sous le titre « Les Contemporains21 », qui regroupe une série de portraits corrélée à la mode physiologique d’un point de vue satirique, mais également en ce qui concerne le principe de fidélisation qu’elle implique. En cent volumes signés par Eugène de Mirecourt, ces textes composent une fresque biographique du Paris artistique et politique de l’époque. Mirecourt, revendiquant explicitement la comparaison avec le travail du peintre – notamment au moment de justifier de façon pratiquement antiphrastique le portrait consacré à Nerval22 –, y multiplie les registres et tons comiques. Se gaussant tantôt de certains ratés de la littérature en les grandissant de façon incongrue, maniant ironiquement l’hyperbole et la comparaison flatteuse23, il raille ailleurs leur statut de seconds couteaux de façon explicite24. L’entreprise connaît immanquablement certains détracteurs, dont les réquisitoires se révèlent quelquefois, bien malgré eux, aussi amusants que les textes qu’ils condamnent. Preuve vivante de l’influence directe de ce genre de satire sur l’imaginaire collectif, Altève Morand, publiciste bohème tombé dans l’oubli et qui fut rédacteur en chef du journal L’Appel, se fend en 1855 d’une plaquette récusant l’entreprise de Mirecourt. Passant complètement à côté de la non-scientificité assumée par le satiriste et traquant chimériquement les failles de l’effet de réel, Morand s’attache à démontrer comment Mirecourt est une personnalité détestable, une sorte d’imposteur25 coupable d’avoir manqué l’occasion d’entreprendre une œuvre de qualité pour privilégier une caricature embrouillée26. En plus de ce type de condamnation publique, les « Contemporains » suscitent quelquefois le mépris de quelques « biographés », à l’image de Sainte-Beuve ou de George Sand27. Ces réactions n’empêchent toutefois pas les notices de circuler, bien au contraire, et contribuent à un succès dont témoignent à la fois le rassemblement ultérieur des notices en volumes, publiés chez Dentu et Costet, sous le titre Portraits et silhouettes du XIXe siècle, les différentes rééditions que connaîtront ces derniers, et, dès 1857, le prolongement collectif du projet au cœur du journal Les Contemporains, créé et dirigé par Mirecourt lui-même.
Les Binettes contemporaines de Commerson
10Dans un esprit se réclamant directement de cette œuvre parabiographique, il faut au moins encore mentionner la série des Binettes contemporaines qui, dès la page de titre, justifient leur existence par la volonté de « faire concurrence [aux notices] d’Eugène (de Mirecourt, Vosges) ». Sur un ton rappelant celui adopté dans Les Contemporains, mais dans un format déjà plus réduit (une dizaine de pages, alors que les textes de Mirecourt en comportent fréquemment une centaine), ces textes signés par l’auteur imaginaire Joseph Citrouillard que nous avons déjà rencontré sont réunis en volumes dès 1854, chez l’éditeur Gustave Havard toujours28, après être passées dans les colonnes du Tintamarre. Agrémentées d’illustrations de Nadar, les Binettes proposent des portraits ciblés d’acteurs liés, de près ou de loin, au milieu des lettres – parmi lesquels certains sont déjà tournés en dérision par Mirecourt. Imitant quelquefois le discours hagiographique ayant assuré l’édification du personnage dont elles traitent, elles mettent en place une dialectique ambigüe qui voit le sujet ployer sous la visée ironique de l’entreprise et, dans le même temps, s’attirer des louanges qui, si elles amusent par leur omniprésence et leur dimension hyperbolique, ne prolongent pas moins, en un sens, la réputation flatteuse de celui qui les reçoit.
11La notice biographique de Gérard de Nerval livrée par Citrouillard-Commerson est à ce titre révélatrice, qui relate l’enfance d’un chef sur un mode quasi-mythologique et fait du poète des Chimères un surdoué en rhétorique particulièrement clairvoyant :
Il allait ne pas connaître son père, quand, un beau jour d’avril, au seuil de la maison de son oncle, son auteur, homme à la figure hâlée par les combats de Montmirail, s’arrêta devant lui, jeta le manteau sous lequel se cachait son uniforme et dit en lui ouvrant les bras :
– Me reconnais-tu ?
– Oui, tu dois être mon père, bien que je ne t’aie jamais vu ! La nature a de ces révélations soudaines, et les battements de mon cœur devancent tous les discours que tu es en droit d’attendre d’un enfant de dix-huit mois ; embrasse-moi ; tu es mon père, puisque tu es officier et décoré de la légion des braves ; tu sers dans les guides, sois celui de mon enfance.
Tant de précocité chez un enfant qui n’avait jamais assisté aux représentations du Cirque-Olympique faisait présager une intelligence supérieure, qui ne s’est jamais démentie29.
12Le portrait du jeune Nerval en prodige de l’éloquence se fonde en réalité sur un code du portrait satirique que Commerson se plaît à tourner lui-même en dérision, en le faisant notamment escorter par une forme de métadiscours ironique (« [Nerval] obtint toujours les premières places en version et les dernières en thème, signe caractéristique d’un esprit supérieur, comme dit Eugène de Mirecourt30 »), qui permet de lever les éventuels doutes sur la valeur du propos en le replaçant au cœur d’une tradition peu sérieuse avec les représentants de laquelle il dialogue.
Vers de micro-portraits
13Des Fleurs, fruits et légumes du jour d’Alfred Le Petit et Henri Briollet (de 1870 à 1871) jusqu’à la série Les Hommes d’aujourd’hui, imaginée par André Gill et qui connaîtra un grand succès de 1878 à 1899 (soit vingt-et-un ans et 469 livraisons), en passant par l’immanquable Trombinoscope de l’ancien frère d’armes de Commerson, Touchatout (de 1872 à 1876), les productions de ce type vont en se multipliant, qui contribuent, en se moquant d’eux, à assurer la reconnaissance de différents individus dans le champ littéraire de l’époque, et, plus largement, à renforcer le statut particulier de l’homme de lettres au cœur de l’imaginaire de l’époque. Se raillant les uns les autres, ces portraitistes pour rire s’inscrivent, partiellement, dans le vaste projet de littérature panoramique, en présentant des grands noms de leur temps, inscrits dans un contexte bien déterminé, à un public plus ou moins large. Ce dernier, dans le cas de ces productions ciblées sur le monde artistique, est en réalité assez lâche : les publications en livraisons de la majorité des portraits impliquent une certaine demande, et on sait que les Physiologies et autres Binettes étaient notamment consultables en cabinets de lecture. Si le rire qui les caractérise est souvent fondé sur des réalités spécifiques à un état défini d’un secteur d’activité donné ou sur des clins d’œil plus ou moins discrets, ces textes sont néanmoins accessibles, de façon générale, à un public bourgeois qui n’a pas forcément besoin de connaître la biographie exacte de Nerval pour rire de la façon dont il est figuré, que ce soit par le portrait en nourrisson-orateur qu’en dresse Commerson ou par le récit de ses amours adolescentes livré par Mirecourt. Développant des récits de vie susceptibles d’intéresser plus que ceux participant de l’univers dont ils s’inspirent, cette tendance à l’inter-évocation et l’inter-raillerie entre écrivains ira, dans certaine partie du champ, en se resserrant, tant sur le plan du contenu que sur celui de l’expression, puisqu’à un usage quasi-exclusif de l’inside joke se couplera, dans les vingt dernières années du siècle, un choix délibéré pour un « art du bref », selon la formule de Daniel Grojnowski31. Climax potentiel de cette concision corrosive, la forme popularisée du dictionnaire onomastique permettra de conserver la dimension satirique de ces portraits, tout en renforçant leur dimension assertive par une efficace économie de moyens.
Listes et appositions : proto-dictionnaires onomastiques ?
14Avant d’explorer la mise en place de cette poétique du dictionnaire onomastique au cœur du collectif Petit bottin des lettres et des arts publié en 1886, arrêtons-nous encore sur quelques productions fondées sur la logique littéraire de description des pairs qui, si elles ne respectent pas complètement la structure dictionnairique telle que nous l’avons décrite, présentent malgré tout trois grandes accointances avec celle-ci et peuvent être considérées comme des étapes intermédiaires ou des proto-dictionnaires satiriques de noms propres. La première intersection entre les productions en question et le genre du dictionnaire tient à cette brièveté typique du comique de la modernité, observée par Grojnowski et dont Florence Delay a également rendu compte en la mettant en relation avec certains développements techniques de l’époque32. Comme dans les dictionnaires respectifs des Karr, Véron autres Commerson, l’efficacité de ces textes procède en effet, au moins en partie, de leur économie de moyens, de leur statut de forme-éclair capable d’« exorciser le démon de la digression33 » ou, plus justement, de la faire passer en hors-texte, puisque cette digression est souvent inférée et que l’effet comique, pour qu’il s’accomplisse, suppose une connaissance préalable d’éléments à peine suggérés. La deuxième caractéristique commune procède de ce que nous avons appelé la structure équationnelle du dictionnaire, laquelle implique, pour rappel, une égalité entre l’item et le résultat de son transcodage, qui régit de façon identique l’apposition, figure de style classée par le Groupe µ parmi les métasémèmes34. Enfin, ces textes sont fondés sur une poétique de l’énumération rappelant la somme dictionnairique, mais refusent dans le même temps les contraintes liées à cette dernière. Listes plus ou moins ordonnées, elles résistent à toute règle de composition et ne se plient pas à la double structure inhérente à la scène générique du dictionnaire.
Invectives ducassiennes
15L’une des plus fameuses illustrations de ces jugements aussi succincts que radicaux se rencontre dans le premier volet des Poésies d’Isidore Ducasse. L’œuvre est bien connue, qui, dès son incipit axiomatique (« Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes35 »), s’affirme comme un manifeste programmatique et virulent. Quelquefois éclipsé par le passage de Poésies II dont s’empareront les Surréalistes (« La poésie doit être faite par tous. Non par un36 »), la première partie de l’entreprise, publiée en 1870 à la librairie Gabrie, accorde une grande place à une satire souvent cruelle construite sur une logique énumérative37.
16Pareil égrenage de cruauté s’observe notamment dans l’accumulation paratactique des « charniers immondes » contre lesquels Ducasse invite à s’insurger, où entrent en collision « le simoun des déserts », « les enfantements pires que les meurtres » et « ce qui est […] pédéraste, phénomène d’aquarium et femme à barbe » – autrement dit, un véritable entassement hétéroclite qui amorce une liste des choses que je n’aime pas que n’aurait pas reniée un Georges Perec, composée d’éléments dont l’auteur se plaît malgré tout à truffer, ironiquement et sans déroger à une logique de parodie-œuvre, les Chants de Maldoror qu’il attribue au Comte de Lautréamont. Égratignant, tout au long de la plaquette, différents acteurs contemporains ou passés de l’univers littéraire38, Ducasse se lance dans une invective aux airs de dictionnaire au moment d’évoquer la stagnation de la poésie française depuis l’âge classique :
Depuis Racine, la poésie n’a pas progressé d’un millimètre. Elle a reculé. Grâce aux Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes, Châteaubriand, le Mohican-Mélancolique ; Sénancourt, l’Homme-en-Jupon ; Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur ; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué ; Edgar Poë, le Mameluckdes-Rêves-d’Alcool ; Mathurin, le Compère-des-Ténèbres ; Georges Sand, l’Hermaphrodite-Circoncis ; Théophile Gautier, l’Incomparable-Épicier ; Leconte, le Captifdu-Diable ; Goethe, le Suicidé-pour-Pleurer ; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire ; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante ; Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit ; Victor Hugo, le Funèbre-Échalas-Vert ; Misçkiéwicz, l’Imitateur-de-Satan ; Musset, le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle ; et Byron, l’Hippopotame-des-Jungles-Infernales39.
17Sans doute plus ambigu qu’il n’en a l’air40, ce name dropping carnavalesque n’en produit pas moins un effet comique. Le rire, ici, procède en premier lieu de l’écorchement, pas forcément involontaire, de différents noms propres et de l’omniprésence de ces traits d’union qui surchargent chaque périphrase en leur conférant une dimension artificielle – tendant par là à souligner autant la dimension bricolée de leur signifiant que celle de l’ethos des écrivains raillés. Mais davantage encore, c’est dans une poétique de l’énumération, qui voit les items et leurs « périphrases-rébus », comme le dit Marc Angenot41, se bousculer avec une apparente incongruité, que réside la dimension comique de cette invective. Délibérément agressive, la liste ducassienne prend dans ce cas-ci un tour réifiant, dans le sens où elle vide pratiquement de leur substance les noms qu’elle aligne, pour mieux les remplacer par des périphrases dont l’effet dépréciatif, en plus d’être lié au sens de chacune d’entre elle, procède du minimalisme des appositions et de leur juxtaposition. En somme, chacune de ces « Grandes-Têtes-Molles » se laisse résumer par deux ou trois caractéristiques purement grotesques éloignées des traditionnelles désignations des littéraires et qui suffisent, aux yeux de Ducasse, à faire le tour des raillés pour justifier leur condamnation.
18Dans la dernière édition canonique des Œuvres complètes d’Isidore Ducasse, les annotations de Jean-Luc Steimetz au sujet de cette liste permettent dans l’ensemble de rendre compte de jeux intertextuels bien ducassiens. De cette façon, la périphrase désignant Lermontov est expliquée par une référence au vers « Terrible rugissant comme un tigre en furie / Il couvre à flots pressés cette tombe fleurie » extrait d’Un héros de notre temps, traduit en 1866 par Pelan d’Angers, tandis que les allusions aux tendances suicidaires de Goethe et de Sainte-Beuve sont liées aux destins funestes de deux de leurs personnages respectifs42. Les piques lancées par Ducasse à l’égard de ses pairs43, dès lors, puisent à la fois dans le registre de l’anecdote (qu’il s’agisse de l’alcoolisme proverbial d’Edgar Allan Poe ou de l’ambigüité sexuelle générée par le pseudonyme choisi par Aurore Dupin) et dans la référence directement textuelle (ce sont, par exemple, les échos au Werther de Goethe et au Joseph Delorme de Sainte-Beuve) dans une entreprise de réaménagement de la mémoire des « Grands Auteurs ». Il s’agit là d’un rire dont la couleur oscille entre le jaune et le noir et, surtout, dont la force de frappe est déjà circonscrite aux acteurs les plus impliqués dans la réalité du champ littéraire (écrivains, éditeurs et critiques). Cette complexité relative de l’accès au référent n’est pas tant liée à l’inévitable handicap inhérent à notre regard décalé et lacunaire qu’à un mécanisme de restriction relevant du domaine diastratique. La plupart des faits ou textes auxquels Ducasse fait allusion sont en effet accessibles au groupe social particulier que constituent les « gens de lettres » qui lui sont contemporains, et l’énumération participe en cela d’une forme d’inside joke, rehaussée par un relatif surcodage rhétorique tendant à brouiller la référence et impliquant un effort de décryptage par le lecteur désireux de comprendre. Tout se passe comme si, des Binettes de Citrouillard à la liste des « Têtes-molles », la satire du littéraire allait déjà en se réduisant, tant en ce qui concerne le plan de l’expression qu’au point de vue du public pour lequel cette production est lisible.
Caricatures de Bloy
19Pareil mécanisme régit du reste la liste que Léon Bloy fait parvenir au peintre Henry de Groux, le 3 juillet 1894, en prévision d’un projet d’illustration du volume collectif des Portraits du prochain siècle dirigé par Paul-Napoléon Roinard44. En fait de véritable dictionnaire, la missive de Bloy est constituée de conseils que l’auteur du Désespéré livre à son correspondant au sujet de vignettes illustrées initialement destinées à compléter les notices rédigées par les différents collaborateurs du recueil. Le projet d’icône relatif à Mallarmé, par exemple, illustre bien la représentation que Bloy se fait du poète du Coup de dé :
Stéphane Mallarmé. – Dessiner en marge tout ce qui peut paraître symbolique de ce qui est impénétrable. Des portes verrouillées et garnies de triples barres ; des murs de clôture surmontés de culs de bouteilles ; des « cartons » soigneusement cadenassés ; une serrure monstrueuse fermant un tout petit endroit ; une vieille fille hermétiquement boutonnée et gardée par deux dragons ; etc, etc.
20Guère besoin de glose détaillée ici, c’est l’amassement de symboles référant au stéréotype du Mallarmé hermétique qui est pointé, et c’est cela, suggère Bloy, qui doit être illustré dans le livre de Roinard. Par là, l’auteur n’identifie toutefois pas directement Mallarmé à cette liste de tout ce qui est impénétrable : il s’agit d’une allusion symbolique, mais elle ne repose pas sur le principe d’équivalence – cette fameuse « structure équationnelle » – qui régit la figure de l’apposition et sert également de pilier au genre du dictionnaire. Pareille équivalence se rencontre toutefois en d’autres points de la liste de Bloy. Citons notamment :
Balzac. – Un œil immense, rien qu’un œil.
Tristan Corbière. – Un requin au bordel.
Arthur Rimbaut [sic]. – Un avorton qui se soulage au pied de l’Himalaya.
Paul Verlaine. – Un ange qui se noie dans la boue. […]
21Dans ces quatre exemples, Bloy, à l’instar de Ducasse, synthétise en quelques mots une représentation caricaturale de ses cibles. C’est, pour Balzac, l’image du daguerréotypeur doté d’un sens aigu de l’observation mais dénué de tout souffle ou talent littéraire. Du côté de Corbière, l’image diffusée est, au pied de la lettre, celle de la marginalité, dans tout ce qu’elle peut avoir d’excessif et de sordide. La formule, par ailleurs, ne manque pas d’élégance et nous serions presque tenté, rétroactivement, de l’appliquer à Isidore Ducasse, qui cède une place importante à la figure du requin dans son œuvre ; particulièrement au deuxième de ses Chants, qui voit Maldoror s’accoupler avec une femelle requin dans une parodie transparente de La Mer de Michelet. Appliquée à Corbière, elle suppose une référence intertextuelle. On peut, dans un premier temps, la lire comme un écho aux Amours jaunes, recueil dont le rire a la couleur du titre et les pieds dans l’eau, où quelques squales passent de façon remarquable dans « Les Matelots », à travers la description oxymorique du faciès typique des marins (« Ces anges mal léchés, ces durs enfants perdus ! / – Leur tête a du requin et du petit-Jésus »), et dans « La Fin », plaçant Oceano nox en épigraphe et chantant ironiquement l’engloutissement des hommes de mer (« – Pas de fond de six pieds, ni rats de cimetière : / Eux ils vont aux requins ! L’âme d’un matelot / Au lieu de suinter dans vos pommes de terre, / Respire à chaque flot »). Mais on peut également voir dans cette vignette un clin d’œil au père de Tristan, Édouard Corbière (1793-1875), auteur de romans maritimes dont le plus fameux reste Le Négrier, dans lequel un navire est baptisé « Le Requin ». L’esquisse suggérée pour le cas de Rimbaud repose pour sa part sur la réputation de l’intéressé, fréquemment décrit comme un gamin arrogant se moquant de toutes les conventions par ceux qui l’ont connu lors de son séjour parisien. Dans ce cas-ci, la référence à l’« Himalaya » est potentiellement polysémique : on peut y lire un déplacement métonymique permettant de renvoyer au mont Parnasse (et, pour le coup, à l’insoumission rimbaldienne vis-à-vis d’une institution à laquelle il a longtemps voulu se mêler), et s’y déploie aussi, moins spécifiquement, une métaphore synonyme de puissance et de grandeur, renvoyant à la posture globalement iconoclaste du jeune homme et raillant, par le contraste entre les deux éléments, le ridicule de celle-ci. Il n’est en outre pas impossible que la pique de Bloy trouve son fondement dans l’opinion sévère et largement véhiculée de Leconte de Lisle à propos de Victor Hugo, que l’auteur des Poèmes antiques jugeait « bête comme l’Himalaya45 ». Cette hypothèse pourrait témoigner de la connaissance relative qu’avait Bloy des productions du Carolopolitain46. La vignette de Verlaine, enfin, se fonde plus simplement sur la représentation éculée du poète saturnien en ange déchu. Le fait que ce dernier suive directement Rimbaud dans la liste n’est pas innocent non plus, puisqu’on sait à quel point il était fréquent, dans le milieu lettré parisien de l’époque, de jeter sur ce dernier l’anathème de tous les maux connus par Verlaine après leur fréquentation.
22Chez Bloy, comme chez Ducasse, se déploie un faisceau d’allusions qui donne accès à une représentation satirique des acteurs du champ littéraire. Dans les deux cas, ces appositions et notices peuvent se lire comme autant de prises de position et d’indices en ce qui concerne les relations effectives entre écrivains (qui tendent à suggérer l’existence de certains réseaux d’affinités ou au contraire de certains points de divergence, de certaines luttes), mais aussi, on l’a dit, comme des figurations spécifiques susceptibles tantôt de conforter les représentations figées (le portrait de Mallarmé en hermétique ou de Rimbaud en gamin infernal), tantôt de les réviser (la liste de Ducasse ou le portrait de Corbière par Bloy). La brièveté du propos, de même que l’effet de vivacité découlant des enchaînements d’appositions, confère ici à l’ensemble une densité et, surtout, une agressivité formelle qui fait défaut aux portraits pour rire dans le genre des Binettes contemporaines. Plus encore que la scénographie adoptée par Bloy, qui signale dans sa lettre à Henry de Groux que ses notes n’ont « rien de fracassant » et qu’il s’agit de simples propositions, le ton de Ducasse est tranchant, qui assène ses vérités sans laisser de place à quelque contestation possible. Cela n’empêche pas que son discours reste de l’ordre de l’invective déstructurée : l’apparente incontestabilité de ces vérités, qui repose sur le couplage de l’énumération et de la brièveté, aurait gagné en puissance si l’auteur des Chants avait adopté la scène générique du dictionnaire et l’articulation des rigidités respectives des macro et microstructure, qui participent du caractère normatif du genre et de l’effet d’autorité qu’il produit.
Notes de bas de page
1 Il n’est besoin que de rappeler le cas prototypique de Montaigne, dont les écrits sont nourris par ses propres lectures, citées et commentées sur la base des petits comptes rendus que rédige, par crainte de l’oubli, l’auteur des Essais à la fin des ouvrages qu’il a consultés. À ce sujet, voir les belles pages de Pierre Bayard dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2007, p. 55-62.
2 Pour un aperçu diachronique de l’application du genre de la biographie au cas des écrivains, voir Fraisse Luc, « Le pittoresque développement des biographies d’écrivains au XIXe siècle », dans COnTEXTES, no 3, La Question biographique en littérature [En ligne], 2008. URL : <http://contextes.revues.org/index2143.html> et Diaz José-Luis, L’Homme et l’œuvre, Paris, PUF, coll. « Les littéraires », 2011.
3 Soit la montée en puissance d’une tendance à l’exceptionnalisation de l’artiste créateur et à la prise de conscience de sa marginalité. Phénomène qui, à force de répétition, génère une paradoxale « normalisation de l’exception », comme le montre la sociologue. Voir Heinich Nathalie, L’Élite artiste, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.
4 Voir Bénichou Paul, Le Sacre de l’écrivain (1750-1830), Paris, Corti, 1973, mais aussi Vaillant Alain, La Crise de la littérature, Grenoble, ELLUG, 2005, p. 57-61. Dans ce dernier ouvrage, le critique montre bien comment ce « sacre » officie d’abord en « trompe-l’œil » et comment cette ascension est progressive. Il est par ailleurs important d’y insister : c’est en tant qu’il rejoint le rang des personnalités notables que l’écrivain se retrouve progressivement sujet de formes de discours qui s’énoncent pour affirmer son exceptionnalité. Jean-Luc Chappey a consacré une importante recherche aux logiques d’émergence et de mise en circulation des biographies polymorphes qui, au XIXe siècle, font et défont les réputations, et dont participent les micro-portraits d’auteurs qui nous intéressent ici. Voir Ordres et désordres biographiques, op. cit.
5 Bertrand Jean-Pierre et Glinoer Anthony, « Préface » à Sainte-Beuve, Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, Paris, Bartillat, 2004, p. 8. À ce sujet, voir également l’anthologie Sainte-Beuve, Pour la critique, édition de José-Luis Diaz et Annie Prassoloff, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1992.
6 Voir Diaz José-Luis, L’Homme et l’œuvre, op. cit., p. 151. On connaît la façon dont l’approche beuvienne de l’auteur s’est heurtée, depuis Proust et son Contre Sainte-Beuve, à de vives critiques et est aujourd’hui largement désavouée en raison du déterminisme excessif qui la soutient. Outre le chapitre sur l’auteur, déjà cité, du Démon de la théorie de Compagnon, voir à ce sujet Maingueneau Dominique, Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin, 2006.
7 Thibaudet Albert, Physiologie de la critique, Paris, Nouvelle revue critique, 1930.
8 Bourdieu Pierre, Les Règles de l’art, op. cit., p. 235 et suiv.
9 Selon le modèle peut-être trop systématique mais rudement efficace décrit par Rémy Ponton. Voir « Programme esthétique et accumulation du capital symbolique. L’exemple du Parnasse », dans Revue française de sociologie, XIV, Paris, 1973, p. 202-220.
10 Bibliophile et passionné du monde des lettres, le marquis de Villemer (1833-1898) en livrera de la sorte plusieurs volumes sous le pseudonyme de Charles Yriarte (Portraits parisiens, Paris, Dentu, 1868, Nouveaux portraits parisiens, Paris, Librairie internationale, 1869 et Les Portraits cosmopolites, Paris, Lachaud, 1870), et sera suivi par, entre autres, Émile Bérard (Portraits littéraires, Paris, Lévy, 1887), Léon Gautier (Portraits contemporains et questions actuelles, Paris, Palmé, 1873 et Portraits du XIXe siècle, 4 volumes, Paris, Sanard et Derangeon, 1894-1895), Adolphe Racot (Portraits d’aujourd’hui, Paris, Librairie illustrée, 1887 et Portraits d’hier, Paris, Librairie illustrée, 1887), Eugène Spuller (Figures disparues. Portraits contemporains, politiques et littéraires, 2 volumes, Paris, Alcan, 1891-1894), mais aussi par Paul Verlaine, avec sa double galerie des Poètes maudits, publiée par Vanier en 1884, puis en 1888.
11 Durand Pascal et Glinoer Anthony, Naissance de l’éditeur, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, « Réflexions faites », 2005, p. 107.
12 Benjamin Walter, « Paris, capitale du XIXe siècle », dans Œuvres, t. 3, édition et traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, p. 50.
13 « Fictions, figurations, configurations : introduction à un projet », dans Gremlin (dir.), « Fictions du champ littéraire », Discours social, volume xxxiv, 2010, p. 8.
14 Popovic Pierre, Imaginaire social et folie littéraire. Le Second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Les Presses de l’université de Montréal, « Socius », 2008, p. 24.
15 « Aujourd’hui, si un jeune homme, qui exhale la senteur du cuir de Russie, descend d’un équipage à votre porte ; s’il entre d’un air distrait dans un salon ; si ses pieds sont armés d’éperons belliqueux ; s’il ôte à peine son chapeau de soie […] s’il s’incline devant vous, Madame, mais regarde Élodie au teint virginal, pousse un soupir, demande un verre d’eau, puis le repousse avec un geste mélancolique, c’est le poëte du dix-neuvième siècle. » (Latouche Henri de, « Des gens de lettre en l’an de grâce 1825 », dans Le Mercure de France au XIXe siècle, t. IX, 1825, p. 402.)
16 Sylvius, Physiologie du poëte, Paris, Laisné, 1841, p. vii.
17 Ibid., p. 26.
18 Ibid., p. 30. Voir à ce sujet Diaz José-Luis, « La satire du poète à l’âge du “sacre de l’écrivain” », dans Duval Sophie et Saïdah Jean-Pierre (dir.), Mauvais genre. La Satire littéraire moderne. Modernités, no 27, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008, p. 81-92.
19 Stiénon Valérie, « La consécration à l’envers. Quelques scénarios physiologiques (1840-1842) », dans COnTEXTES, no 7, Approches de la consécration en littérature [En ligne], 2010, URL : <http://contextes.revues.org/index4654.html>.
20 Dupréel Eugène, « Le problème sociologique du rire », dans Essais pluralistes, Paris, PUF, 1949. Ce « rire d’inclusion » serait un hypéronyme du « rire d’accueil » – censé faciliter l’intégration des nouvelles têtes d’un groupe restreint (ce qui correspond davantage, pour les anglophones, à la private joke, référence à une anecdote spécifique intelligible par un petit nombre d’initiés, dont on trouve des exemples dans la correspondance échangée par Verlaine et Rimbaud comme dans les surnoms affublés par une classe à un professeur) –, dans le sens où il peut également s’appliquer à une collectivité plus large, dont les membres n’entretiennent pas forcément de rapports effectifs (qu’on songe à l’humour juif ou aux blagues de physiciens).
21 Quatre ans plus tard, chez Hachette, seront publiés les deux volumes du Dictionnaire universel des contemporains de Gustave Vapereau, projet pédagogique sérieux qui connaîtra un véritable succès de vente et quatre éditions jusqu’en 1895.
22 « Si nous n’avions à ébaucher que de pâles et solennels visages comme celui du chef de l’école doctrinaire, des fronts chargés de remords comme le front de l’abbé de Lamennais, ou des silhouettes hargneuses comme celle de M. de Girardin, nous renoncerions à suspendre un cadre de plus dans cette galerie. Les nuances sombres, les traits durs ou grimaçants fatiguent l’œil. Un peintre qui s’obstinerait à rester face à face avec la laideur tomberait inévitablement dans le spleen et voudrait briser palette et pinceaux. Donc, nous allons choisir, pour reposer le public et pour nous reposer nous-même, une franche et loyale physionomie, sur laquelle, chose rare en ce bas monde, se reflètent à la fois la bonté, l’esprit, la finesse et la candeur. » (Mirecourt Eugène de, Nerval, Paris, Havard, coll. « Les Contemporains », 1858, p. 5-6.)
23 Le volume consacré à Arsène Houssaye, important animateur de la vie littéraire mais piètre poète, dont le plus haut fait d’armes est sans doute d’avoir été désigné dédicataire des Petits poèmes en prose par un Baudelaire grinçant, s’ouvre de la sorte par un éloge surjoué (« Nous avons écrit l’histoire de Gérard de Nerval et de Théophile Gautier. Vient aujourd’hui le tour de leur frère en poésie, du charmant fantaisiste auquel notre littérature moderne doit tant de pages gracieuses ») et se prolonge par la mise en lumière, çà et là, de caractéristiques pittoresques, sinon pathétiques, censés garantir la qualité d’écriture d’une illusoire communauté de poètes : « Gérard de Nerval pleura toujours son Adrienne, Arsène Houssaye a pleuré longtemps Cécile. Ô saintes larmes de l’amour, c’est vous qui faites les poëtes ! » (Mirecourt Eugène de, Arsène Houssaye, Paris, Havard, coll. « Les Contemporains », 1856, p. 5 et 17.)
24 « Mais hélas ! Que deviennent la plupart de ces petits paysans, arrachés à la glèbe paternelle ? Ils deviennent des Pierre Dupont, des Raspail et des Lachambeaudie. » (Mirecourt Eugène de, Lachambeaudie, Paris, Havard, coll. « Les Contemporains », 1858, p. 15.)
25 « Il ne connaît presque aucun de ceux dont il fait la biographie, – il n’a jamais vu G. Sand, il n’a pas connu Lamennais ; c’est à peine si une fois il s’est trouvé en rapport avec J. Janin. » (Morand Altève, Eugène de Mirecourt et Les Contemporains. Étude et Réfutation, Paris, Nolet, 1855, p. 13.) L’auteur se livre ensuite à une énumération de preuves visant à démontrer que Mirecourt n’est effectivement pas proche des acteurs dont il a dressé le portrait et qu’il ne les connaît que par ouï-dire ou, au mieux, par de très sporadiques fréquentations.
26 « Vous pouviez rendre un grand service à notre siècle : donner à certains hommes trop peu connus, trop peu appréciés, les louanges qu’ils méritent, eux et leurs œuvres ; – ôter à certains autres le prestige menteur qui les entoure et les faire descendre à leur juste valeur. Mais vous n’avez été digne et mesuré ni dans vos louanges ni dans vos blâmes : le fouet de Juvénal et la lyre d’Apollon se sont changés dans vos mains en une marotte folle et stupide, en un crochet de chiffonnier fouillant au hasard et partout, surtout dans les mauvais lieux. » (Ibid., p. 29.)
27 Ainsi, comme le rappelle Loïc Chotard, Sainte-Beuve refusa de lire la biographie que Mirecourt lui avait consacrée, tandis que, dédaigneuse, George Sand écrivait à Adolphe Lemoine Lattigny : « Toutes les impertinences de M. de Mirecourt ne peuvent m’être sensibles venant d’un jacot comme lui. Ne vous étonnez donc pas que je ne paraisse pas en colère. Je ne le suis jamais que contre ceux qui en valent la peine. » (Lettre citée par Chotard Loïc, « Eugène de Mirecourt, biographe du troisième type », dans Approches du XIXe siècle, Paris, Presses de l’université Paris Sorbonne, 2000, p. 21-33.)
28 Voir Piana Romain, « Les Binettes contemporaines. Portraits, charges et “personnalités” », dans Moindrot Isabelle (dir.), Le Spectaculaire dans les arts de la scène. Du Romantisme à la belle époque, Paris, CNRS éditions, coll. « Spectacles, histoire, société », 2006 p. 262-270. Comme c’est également le cas de la production de Mirecourt, les Binettes de Commerson n’ont été étudiées qu’isolément et par la bande. On en trouve principalement des évocations dans les monographies d’auteurs brossés par ces portraitistes satiriques, mais celles-ci, logiquement, interrogent davantage la représentation de leur sujet que l’entreprise des Binettes ou des Contemporains. La très belle thèse de Loïc Chotard, non publiée, comble une partie de ce manque (voir La Biographie contemporaine en France au dix-neuvième siècle. Autour du Panthéon-Nadar, université de Paris 4-Sorbonne, 1987).
29 Citrouillard Joseph, « Gérard de Nerval », dans Les Binettes contemporaines, t. 2, Paris, Havard, 1860, p. 29-31.
30 Ibid., p. 31. Nous soulignons.
31 Grojnowski Daniel, Aux commencements du rire moderne, Paris, José Corti, 1997.
32 « Comique et brièveté », ibid., p. 135-144 et Delay Florence, Petites formes en prose après Edison, Paris, Fayard, 2001.
33 Grojnowski Daniel, Aux commencements du rire moderne, op. cit., p. 136.
34 « [L’apposition] connaît deux degrés. Le premier s’accompagne d’un démonstratif, qui atténue l’équivalence et le rapproche d’une simple comparaison. […] Le degré fort supprime le démonstratif, et juxtapose les termes directement, ou par l’intermédiaire d’un double point, d’une virgule, d’un tiret. […] En faisant partager par plusieurs termes une même fonction grammaticale, l’apposition met ces termes en position comparable et fait de leur ensemble un paradigme. La définition du paradigme est, structurellement, identique à celle de la métaphore : au point qu’il est loisible de considérer cette dernière comme un paradigme déployé en syntagme. » (Groupe µ, Rhétorique générale, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1982, p. 115-116.)
35 Lautréamont, Poésies I, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 261.
36 Lautréamont, Poésies II, dans ibid., p. 288.
37 S’il condamne la majorité de ses contemporains, l’auteur exprime une certaine sympathie à l’égard de quelques criminels de renom : « La révolte féroce des Troppmann, des Napoléon Ier, des Papavoine, des Byron, des Victor Noir et des Charlotte Corday sera contenue à distance de mon regard sévère. » (Lautréamont, Poésies I, op. cit., p. 265-266.) Concernant les autres « assassins » mentionnés par Ducasse, nous renvoyons aux commentaires de Steinmetz (ibid., note 29, p. 666).
38 Par exemple : « Alexandre Dumas fils ne fera jamais, au grand jamais, un discours de distribution des prix pour un lycée. Il ne connaît pas ce que c’est que la morale » ou « De Hugo, il ne restera que les poésies sur les enfants, où se trouve beaucoup de mauvais » (ibid., p. 264 et 269).
39 Ibid., p. 271-272.
40 Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand signalent à raison que, dans sa correspondance avec l’éditeur Poulet-Malassis (en octobre 1869) et avec le banquier Darasse (en mars 1870), Ducasse revendique une filiation avec certains raillés de cette liste et se montre désireux de « chanter le mal comme l’ont fait Miçkiéwicz, Byron, Milton, Southey », en « [exagérant] le diapason pour faire du nouveau dans le sens de cette littérature sublime qui ne chante le désespoir que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le bien comme un remède » (Bertrand Jean-Pierre et Durand Pascal, Les Poètes de la Modernité, de Baudelaire à Apollinaire, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 2006, p. 146).
41 « Le lecteur, puisqu’il devine de quoi on veut parler, est bien forcé de reconnaître que, si saugrenue ou choquante que soit la périphrase, elle traduit plus ou moins adéquatement le terme substitué. » (Angenot Marc, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 140-141.)
42 Lautréamont, Œuvres complètes, op. cit., p. 669-670. Concernant Leconte de Lisle, en revanche, Steinmetz avoue ne pas comprendre à quoi fait écho l’idée de « Captif-du-Diable ». Si, à l’époque, Ducasse ne pouvait connaître le poème La tristesse du diable, ajouté à l’édition de 1872 des Poèmes barbares, il n’est pas impossible qu’il ait entendu parler du projet des États du diable, que Leconte de Lisle ne publiera qu’en 1895, mais dont, d’après Armand Silvestre, il faisait déjà des lectures en 1866 (voir à ce sujet De Mulder Caroline, Leconte de Lisle, entre utopie et république, Amsterdam, Rodopi, « Faux Titre », 2005, note 65, p. 214). Il nous semble par ailleurs envisageable que Ducasse, au-delà du clin d’œil à l’œuvre de sa cible, réfère là aux subsides que le poète avait pu percevoir annuellement du Conseil général de son Île Bourbon natale, après que le prix de l’Académie décerné à son recueil Poèmes et poésies (publié en 1855 chez Dentu) fut jugé digne d’être prolongé par une pension accordée par le Gouverneur réunionnais, Hubert Delisle. La référence, à première vue, peut sembler obscure. En vertu d’un déplacement métonymique, le Parnassien serait en réalité renvoyé à une autre colonie française, l’île du Diable, laquelle faisait, comme l’Île Bourbon, office de bagne depuis un décret promulgué en 1852 par Napoléon III. Cette évocation détournée d’une terre d’exil justifierait assez bien la référence ironique à une captivité ici toute pécuniaire, et le nom de cette île de substitution permettrait en outre la production d’une ambivalence satanique comique que ne permet pas le nom du lieu exact – à noter aussi que « Leconte, le-Captif-du-Bourbon » n’aurait pas empêché la circulation, par calembour, d’un portrait complètement arbitraire, et donc peu pertinent, de l’Impassible en alcoolique.
43 Ou plutôt de ceux qu’il considère comme ses pairs, puisque Isidore Ducasse, au moment où il rédige ces lignes, n’est d’aucun salon et d’aucun réseau littéraire, ce qui l’apparente, pour le dire en filant la métaphore électromagnétique du champ de forces bourdieusien, à un électron dont la force active tend vers zéro. À ce sujet, il n’est pas inutile de faire remarquer qu’un autre prétendant-poète s’est fendu, par voie épistolaire pour sa part, d’un texte tout aussi manifestaire fustigeant nombre de « grands noms » des lettres, alors qu’il n’était de son côté qu’un jeune paysan de province. Il s’agit bien sûr d’Arthur Rimbaud et de sa seconde lettre dite « du voyant ». Au sujet des curieux points communs entre les deux textes et de cet intrigant « air de famille », voir la belle lecture de Cornille Jean-Louis, « Le Rimbaldo-lautréamonisme », dans Bulletin de l’association des amis passés, présents et futurs d’Isidore Ducasse, Livraisons LXXXI à LXXXIV, Paris, 2007, p. 9-20, repris dans Plagiat et créativité (treize enquêtes sur l’auteur et son autre), Amsterdam-New York, Rodopi, « Faux titre », 2008, p. 107-124.
44 Voir Bloy Léon, Le Mendiant ingrat (Journal de l’auteur 1892-1895), Bruxelles, Deman, 1898, p. 237-240. Né dans le giron de la revue Essais d’art libre, l’ouvrage de Roinard vient de paraître chez Edmond Girard au moment où Bloy fait part de sa proposition au peintre belge, et rassemble environ deux cent notices, résolument brèves, d’hommes de lettres contemporains. À ce sujet, voir Dufour Hélène, « Portraits du prochain siècle : un recueil de portraits littéraires en 1894 », dans Guyaux André et Marchal Sophie (éd.), La Vie romantique. Hommage à Loïc Chotard, Paris, Presses de l’université de Paris 4-Sorbonne, « Colloque de la Sorbonne », 2002, p. 191-204.
45 Le mot a largement circulé à l’époque, et sera rapporté par Louis-Xavier de Ricard, « Anatole France et le Parnasse contemporain », dans La Revue des revues, 1er février 1902, p. 305.
46 On sait, grâce à Yves Reboul (« À propos de L’Homme juste », dans Parade sauvage, no 2, avril 1985, p. 44-54) que le portrait sévère dressé par Rimbaud dans « L’Homme juste » égratignait Victor Hugo (voir aussi Murphy Steve, « Architecture, astronomie, balistique : le châtiment de Hugo », dans Parade sauvage, colloque no 5, 2005, p. 183-224). S’il est hasardeux d’avancer que l’auteur à venir de L’Exégèse des lieux communs avait connaissance de cette production, il est en revanche envisageable qu’il ait eu vent de certaine déception rimbaldienne vis-à-vis de Hugo (et de son engagement dans la Commune, jugé trop tiède), et que sa définition raille l’irrévérence d’un jeune poète auteur d’une poignée de textes pour un monument du siècle, en reprenant ironiquement une insulte émise par l’un des auteurs que Rimbaud aurait longtemps aimé côtoyer.
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