Chapitre V. Définir et défier la doxa
Flaubert et les autres ?
p. 127-155
Texte intégral
On m’a trouvé à Paris « frais comme une jeune fille », et les gens qui ignorent ma biographie ont attribué cette apparence de santé à l’air de la campagne. Voilà ce que c’est les « idées reçues ».
Gustave Flaubert, Lettre à George Sand, 1er janvier 1869.
1On peut lire, dans le numéro du 24 mars 1844 du cacophonique Tintamarre, l’appel suivant, lancé à chacun des lecteurs du périodique :
Nous porterons, si vous voulez, la sape et la mine dans le vieux rempart derrière lequel manœuvrent le lieu commun et la routine ; nous lessiverons à grandes eaux, s’il vous plaît, le rudiment et le dictionnaire. Chacun est libre d’apporter sa potasse.
2Tenant lieu d’envoi à un article programmatique intitulé « À bas les proverbes », cette invitation à une grande vénerie linguistique emmenée collectivement par l’équipe du petit journal tient pour acquise l’affiliation du genre dictionnairique à l’ensemble des discours figés et qui ne se questionnent plus, soit ce qu’on pourrait qualifier « d’espace des discours doxiques1 ». L’appel du Tintamarre, qui anticipe l’adage de McLuhan en vertu duquel « tout dictionnaire est une chaîne de clichés2 », engage une révolution pour rire et acte une dérive imputable à l’autorité dictionnairique, qui voit l’outil se muer, pour certains de ses usagers, en un répertoire plus ou moins exhaustif de formules toutes faites hors duquel il s’agit de ne pas s’aventurer. Florilège de rengaines, scies, proverbes, poncifs, lieux communs, stéréotypes, idées reçues et autres clichés3, le dictionnaire joue en cela, et bien malgré lui, le rôle d’une véritable machine à décerveler avant l’heure ubuesque.
Une exceptionnalisation outrancière ?
3Persuadés que l’un des rôles de l’homme de lettres est de tordre le cou au prêt-à-penser et au figement de l’expression, certains auteurs réagissent à cette puissance doxique du dictionnaire en se saisissant de l’outil pour en désamorcer les effets de grégarisation potentiels. Voisines des rabelaisiennes « paroles gelées » et des détournements d’images d’Épinal qui dynamisent la poésie rimbaldienne, les productions réinvestissant le genre dictionnairique pour s’en prendre à la croyance collective sont quelquefois résumées au seul cas, bien connu, du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Henri Meschonnic, par exemple, tend à exceptionnaliser ce dernier quand il le considère comme le seul représentant, avec le Dictionnaire du diable (1906) de l’Américain Ambrose Bierce, de ce qu’il nomme des « para-dictionnaires4 ». Le projet flaubertien, s’il est souvent placé en retrait de la production romanesque de son auteur, n’en est pas moins le dictionnaire au second degré le plus solidement ancré dans la mémoire collective, à tel point qu’il est d’ailleurs pratiquement le seul à être jugé digne d’intégrer les histoires littéraires.
4Il convient toutefois de rappeler d’emblée que, dès que Flaubert le met en route, ce work in progress est, malgré le vœu de l’auteur, non seulement appelé à participer d’un plus large ensemble de détournements du même type, mais encore que la mort du Rouennais l’a laissé inachevé et inédit5. La réalité prospective inhérente au terme de projet doit, dans le cas présent, être bien gardée à l’esprit, de même que tout ce qu’implique son inaboutissement – soit, entre autres, le caractère composite et provisoire du texte, sa non-circulation avant la première édition posthume et, partant, son absence de réception directement contemporaine. Ce qui n’empêche évidemment pas de jeter sur cet objet un regard sociologue attentif, en évitant simplement de le prendre pour ce qu’il n’est pas.
5Ce coup d’œil, du reste, peut sembler superflu : plusieurs éditions critiques du Dictionnaire des idées reçues et études spécifiques ont nettement circonscrit le champ d’investigation au sujet de cette production6. Explorant méticuleusement les trois manuscrits concurrents laissés par Flaubert7, mettant en lumière l’origine de la plupart des articles susceptibles de figurer dans l’hypothétique version finale et exposant certains mécanismes et visées de cet ambitieux brouillon, ces travaux, aussi limpides qu’aboutis, n’ont pour revers que leur appartenance à une tradition critique hyperspécialisée et parfois trop monographique. Ce point de vue les conduit à adopter quelquefois celui de Flaubert lui-même et à augmenter excessivement la focale de la lunette par laquelle ils regardent l’espace dans lequel le projet aurait dû s’inscrire8, pour mieux proclamer l’extrême originalité du Dictionnaire – ceci quand ils ne versent pas tantôt dans l’illusion rétrospective d’une complétude de l’ouvrage, tantôt dans une mythification aveugle de l’acte inachevé9. Partir de cette position relativement centrale que l’Histoire littéraire a conférée au Dictionnaire des idées reçues est sans doute la façon la plus claire de procéder10, mais il faut alors se garder de considérer ce dernier comme un météore et tenter, au contraire, de le confronter à d’autres productions voisines plus ou moins contemporaines, ceci non pour le malin plaisir de nier la singularité de l’entreprise flaubertienne, mais avec la volonté de faire voir que tout était sans doute réuni pour que cette dernière s’élabore à ce moment-là, au sein d’un faisceau de réalisations similaires avec lesquelles on peut rétrospectivement la faire dialoguer sans pour autant perdre de vue ce qui l’en distingue.
La genèse du Dictionnaire des idées reçues
Divulgation du projet et premières ébauches
6À en croire Maxime Du Camp, Flaubert a déjà son projet de dictionnaire en tête lorsque les deux hommes se rencontrent au cours de l’année 1843, à un moment où le natif de Rouen s’attèle à la première version de L’Éducation sentimentale11. Les critiques flaubertiens sont partagés à ce sujet et se réfèrent à l’avis de Du Camp avec plus ou moins de circonspection selon les cas12. La première allusion tangible au projet qui nous est connue date, elle, du 4 septembre 1850, quand Flaubert, alors embarqué dans son voyage en Orient, écrit à son ami Louis Bouilhet :
Tu fais bien de songer au Dictionnaire des idées reçues. Ce livre complètement fait et précédé d’une bonne préface où l’on indiquerait comme quoi l’ouvrage a été fait dans le but de rattacher le public à la tradition, à la convention générale, et arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être une œuvre étrange, et capable de réussir, car elle serait toute d’actualité13.
7Se met alors en place une réflexion sur cette mystification singulière, destinée non seulement à tromper son récepteur, mais visant aussi – c’est ce qu’infère le célèbre fragment « que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non » – à une maïeutique toute flaubertienne passant par la suscitation d’une double hésitation, qui porterait à la fois sur l’objectif réel du dictionnaire que compulserait le lecteur et sur le bien-fondé des propres croyances de ce dernier. Partant, c’est la possibilité, aussi, d’une prise de conscience voire d’une rédemption qui peut être envisagée. Deux ans après la lettre à Bouilhet, Flaubert décrit plus précisément encore cette entreprise à Louise Colet, qui sera, par intermittences, sa maîtresse jusqu’en 1854 :
T’aperçois-tu que je deviens moraliste ! Est-ce un signe de vieillesse ? Mais je tourne certainement à la haute comédie. J’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler les humains et je le ferai quelque jour, dans dix ans d’ici, dans quelque long roman à cadre large ; en attendant, une vieille idée m’est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues (sais-tu ce que c’est ?). La préface surtout m’excite fort, et de la manière dont je la conçois (ce serait tout un livre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j’y attaquerais tout. Ce serait la glorification historique de tout ce qu’on approuve. J’y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort. J’immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi, pour la littérature, j’établirais, ce qui serait facile, que le médiocre, étant à la portée de tous, est le seul légitime et qu’il faut donc honnir toute espèce d’originalité comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout à l’autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait facile), est dans le but, dirais-je, d’en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu’elles soient. Je rentrerais par là dans l’idée démocratique moderne d’égalité, dans le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles ; et c’est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait. On y trouverait donc, par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable. Ainsi on trouverait :
Artistes : sont tous désintéressés.
Langouste : femelle du homard.
France : veut un bras de fer pour être régie.
Bossuet : est l’aigle de Meaux.
Fénelon : est le cygne de Cambrai.
Négresses : sont plus chaudes que les blanches.
Érection : ne se dit qu’en parlant des monuments, etc.
Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu, on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une des phrases qui s’y trouvent. Quelques articles, du reste, pourraient prêter à des développements splendides, comme ceux de Homme, Femme, Ami, Politique, Mœurs, Magistrat. On pourrait d’ailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraître14.
8Flaubert, dans cette importante missive, pose les premières fondations solides du projet, en en définissant les cibles et les mécanismes. On sait que cette « préface » qui « excite fort » l’auteur se révèlera finalement une imposante réalisation romanesque puisque c’est là rien de moins que Bouvard et Pécuchet qui trouve une première esquisse. Ambitieuse « encyclopédie critique en farce15 » et mise en fiction corrosive d’une somme de « savoirs » (soit « aussi bien [les] sciences véritables que [les] pseudo-sciences ou [les] simples systèmes d’opinion16 ») rendue invalide par l’application stupide qu’en font deux greffiers, cette réalisation dépassera le statut d’escorte et gagnera son autonomie, reléguant le Dictionnaire des idées reçues au rang de « second volume » d’une monstrueuse œuvre en chantier17. Aux « plus de 1500 [volumes] » que Flaubert a dû « absorber pour ses deux bonhommes18 », le Dictionnaire répond par un travail moins systématique sans doute, mais probablement plus étendu encore. Il faut en effet, écrit l’auteur dans la lettre susmentionnée, qu’il n’y ait là « pas un mot de [s]on cru » : autrement dit, le projet lexicographique auquel s’attèle l’écrivain ne nécessite pas tant un travail de composition (qui devrait en toute logique être nul) que de collection et d’agencement. Par là, Flaubert entend poser un piège au bourgeois moyen qu’il invite à se confronter non à un miroir déformant, comme le fait la parodie ou la caricature, mais au reflet de sa propre pensée qui, réinscrite dans un cadre métalinguistique et prescriptif, devrait le déstabiliser. En cela, l’auteur dissipe en quelque sorte le flou qui sépare le sens commun d’une norme aliénante. Flaubert en vient à dénoncer non seulement une doxa toujours navrante, mais aussi le caractère aléatoire de certains savoirs dont la pseudo-évidence procède davantage d’un contexte (ici, l’appartenance à une scène générique présumée « sérieuse ») que d’une démonstration scientifique, et imagine alors un jeu de dénonciation par antiphrase, qui se voit flouter par l’évacuation de marques ironiques explicites19.
Un titre ambigu
9Dans cette entreprise satirico-lexicographique où l’ironie est censée être hors d’atteinte du lecteur, le ressort de la mystification est toutefois mis sur le papier par Flaubert, qui contribue à dévoiler la farce en désignant l’entreprise sous le titre de Dictionnaire des idées reçues. Difficile, au fond, si l’on s’en tient à la volonté de duper le lecteur formulée explicitement par l’auteur du projet, de suivre totalement Anne Herschberg Pierrot quand elle affirme que « le premier coup de force du Dictionnaire, c’est son titre20 ». Comme la chercheuse le signale elle-même dans l’essai qu’elle cosigne avec Ruth Amossy, si « l’œuvre de Flaubert […] donne [à l’expression « idée reçue »] sa portée critique et sa force d’absolu », le syntagme est présenté, dans le même ouvrage, comme « uniformément péjoratif, chez les écrivains » dès 1820 – moment à partir duquel il n’a plus tant le sens neutre d’« idée admise » que celui, péjoratif, de vérité synthétique uniquement fondée sur une croyance collective ou, pour le dire plus simplement, de « discours du “on”21 ». Ce glissement sémantique laisse penser que – à supposer que l’ouvrage eût pu être publié du vivant de Flaubert sous ce titre modalisant directement la lecture – le projet n’aurait pas suscité le décontenancement lectoral désiré, et aurait directement été reçu comme une satire sociale explicite. Herschberg Pierrot, pour autant, a raison quand elle note que
[ce titre] présuppose que tout ce qui est dans l’ouvrage répond à la qualification d’idée reçue. Or, Le Dictionnaire présente par ordre alphabétique des énoncés de contenu assez disparate. Pour créer l’effet d’idée reçue, Flaubert utilise précisément la structure du dictionnaire. Il en reprend l’autorité, et la garantie pour mieux désorienter le lecteur. L’inventaire alphabétique et impersonnel se prête à l’énoncé indéfini de la bêtise et à la dispersion des sujets. Il est aussi pour Flaubert la forme la mieux adaptée à l’expression de son opinion22.
10Ce désordre logique ne fait que réduire la faille inhérente au syntagme révélateur idées reçues, sans la combler. Pour le dire clairement, de la même façon que le contenu d’un Dictionnaire des imbécilités ne serait pas susceptible d’être tenu comme outil de référence, les articles du projet flaubertien, si celui-ci avait paru du temps de son auteur sous ce titre, n’auraient sans doute pas été repris par le lectorat visé par Flaubert, soit les naïfs désireux d’apprendre à être des hommes convenables en société. Ceci étant dit, l’ambigüité générée par l’intitulé du projet ne gâche en rien la puissance structurelle de ce dernier, dont Anne Herschberg Pierrot rend bien compte. Avalisant ce répertoire de « tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable » (soit tout ce qu’il ne faut en réalité pas dire si l’on veut éviter de passer pour un idiot), la double structure inhérente au genre dictionnairique, garantie arbitraire d’une forme d’autorité scientifique, soutient directement la tromperie en évacuant, partiellement et dans un premier temps (à condition, on ne saurait trop le répéter, de ne pas tenir compte de la deuxième partie du titre), le soupçon qui pourrait peser sur la validité des vérités compilées par l’auteur.
Du singulier au collectif : enjeux d’une satire
Les Bourgeois, ce sont les autres.
Jules Renard
11Le projet du Dictionnaire des idées reçues est avant tout le produit d’une époque qui voit paradoxalement le bourgeois s’imposer comme une manière d’épouvantail des littéraires et, dans le même temps, être le premier consommateur des caricatures qui le visent. On a vu, avec le cas du Tintamarre et de son dictionnaire, comment ces productions pouvaient du reste porter en elles les germes d’une bêtise ambiante et se faire les adjuvants d’une idéologie dominante qu’elles soutiennent parfois plus qu’elles ne la dénoncent. Cette ambigüité positionnelle perceptible au sein de la sphère de grande production et dans la presse s’observe tout autant parmi les tenants d’une littérature moins accessible motivée par des principes esthétiques « purs », comme Pierre Bourdieu le montre bien avec le cas de Flaubert méprisant Napoléon iii mais paradant aux réceptions de la princesse Mathilde23.
12Cette instabilité positionnelle est en réalité, dans le cas du romancier, plus profonde encore, et indépendante des rapports délicats entretenus avec le marché : s’il ne cesse de clamer sa haine de la bourgeoisie, Flaubert n’en est, pour rappel, pas moins l’un de ses représentants, et c’est avant tout cette contradiction, et l’instabilité positionnelle qui en découle, qui porte son œuvre. Fils d’un écrasant chirurgien, qui, sans générer une « malédiction paternelle » aussi forte qu’avait pu le suggérer Sartre24 n’exerce pas moins une pression significative au sein de la famille, l’auteur est en constante oscillation entre la position sociale qu’il occupe (et dont il lui arrive de tirer nettement profit – au moment du procès de Madame Bovary, par exemple, où, selon le mot de Bourdieu toujours, il est « prêt à faire jouer l’honorabilité bourgeoise de sa lignée25 ») et une haine viscérale de la classe à laquelle il appartient. Au-delà du cas Flaubert, on sait comment cette haine ou, à tout le moins, cette rupture entre l’écrivain et la bourgeoisie est présentée par Barthes comme une forme de révélation universelle liée à l’après-révolution 1848 et aux basculements socio-économiques (renversement de la démographie européenne, naissance du capitalisme moderne et sécession définitive de la société française en trois classes ennemies) qui s’opèrent à la charnière de l’éphémère Deuxième République et du Second Empire26. Sans impliquer un revirement axiologique complet chez Flaubert, cette conjoncture tient plutôt du catalyseur, et les modifications qu’elle implique ont surtout pour effet de conduire le romancier à assumer un sentiment plus fondamentalement ancré. « Malheur aux murs qui m’ont abrité ! aux bourgeois qui m’ont connu moutard et aux pavés où j’ai commencé à me durcir les talons27 ! », écrit l’auteur cinq ans avant la chute de Louis-Philippe, annonçant en cela la mise en route d’une production qui, inscrite dans une démarche de démolition symbolique du panurgisme social plus générale et qui favorisera la bipolarisation du champ littéraire28, n’en est pas moins une tentative toute personnelle de résoudre une position délicate, sinon intenable, de bourgeois anti-bourgeois. Et plus encore qu’une simple position occupée au sein de l’espace social, l’être-bourgeois est en réalité, aux yeux de Flaubert (comme de Baudelaire ou, plus tard, de Rimbaud), surtout lié à une façon d’occuper cette position, laquelle se caractérise, pour le dire vite, par une manifestation de bêtise étalée avec assurance.
13Le projet dictionnairique flaubertien, en somme, n’est rien d’autre qu’une esquisse de manuel ironique du parfait bourgeois, donnant des clefs discursives et comportementales (« montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraître ») qui permettent de se présenter comme le plus détestable des imbéciles – on trouve là une forme d’actualisation préréflexive de l’invention conceptuelle qu’Alain Viala définira plus tard sous l’appellation de posture29 et que Jérôme Meizoz théorisera en précisant notamment que cette mise en scène de soi inclut une double dimension, rhétorique (ou textuelle) et actionnelle (ou contextuelle)30. Là encore, toutefois, ce n’est peut-être pas tant une mise en scène de soi fréquemment observable dans l’espace public que sa propre posture que Flaubert entend, sinon guérir, du moins combattre. Il faut relire, à ce sujet, les belles pages que Sartre consacre à « la “bêtise” de Gustave », et précisément celles portant sur les marques d’un prétendu mimétisme qui surgissent dans la correspondance de l’écrivain :
Pour ne pas mener ce combat dans toute sa rigueur, Flaubert est sans cesse en état d’estrangement devant les mots : c’est le dehors passé à l’intérieur, c’est l’intérieur saisi comme extérieur. Il écrit et découvre avec terreur qu’un lieu commun est sorti de sa plume à son insu. C’est ce qui explique ses précautions oratoires. Il lui arrive cent fois d’ajouter à sa phrase cette parenthèse : « comme dit le concierge », « pour parler comme l’épicier ». Ou encore : « je suis comme M. Prudhomme qui… », « comme dirait M. Prudhomme… », « je déclare… (comme M. Prudhomme) ». Cette comparaison lui vient spontanément à l’esprit ; à peine le mot tracé, Flaubert le voit et ne le reconnaît plus ; il faut qu’un bourgeois lui ait volé sa plume. En fait, c’est sa propre bourgeoisie qui vient à lui comme une étrangère et qu’il s’empresse de renier. […] En fait Flaubert ne s’exprime pas comme le bourgeois ; il parle en bourgeois parce qu’il est bourgeois. Il n’a pas écrit la phrase incriminée pour se moquer de sa classe : elle lui est venue spontanément sous la plume, il s’en est aperçu tout à coup et a voulu se sauver par la lucidité : eh oui, je le sais, je parle comme un épicier – et en même temps prévenir la raillerie de son correspondant : tu parles comme Joseph Prudhomme – allons ! tu ne vois donc pas que je l’ai fait exprès31.
14Si elle court-circuite quelquefois la réalité pour les besoins de la démonstration32, l’analyse sartrienne n’en est pas moins efficace, qui pointe bien les mécanismes de défense et de prévention impliqués par la position d’un auteur que son habitus n’en finit pas de rattraper. Derrière une volonté patente de mettre le lecteur bourgeois face à ses propres torts langagiers et comportementaux, le projet de Dictionnaire dissimule en ce sens l’ultime tentative de rédemption flaubertienne, par laquelle l’auteur cherche à s’extirper définitivement de son statut d’écrivain rongé par une bourgeoisie qu’il méprise, en quittant les sentiers de l’œuvre romanesque pour établir un livre bien plus « de son cru » qu’il ne le voudrait et par lequel il entend se débarrasser définitivement des contradictions sociologiques qui l’habitent33 – ouvrage aussi qui, à défaut d’être le « livre sur rien […], sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style » rêvé par l’auteur34, aurait au moins été sans trame et sans style.
Un dictionnaire sans l’être
15La mystification visée par Flaubert repose non seulement sur une double structure dictionnairique qui, on l’a dit, tient lieu de caution quant à la validité des énoncés compilés, mais elle est également supportée par une scénographie savante jonglant, comme le montre bien Herschberg Pierrot, avec trois grandes modalités d’énonciation afin de renforcer la puissance des pseudo-vérités énoncées35. Partagés entre l’assertion36, l’exclamation37 et l’injonction38, les articles du dictionnaire en chantier s’écartent fréquemment des formes traditionnelles de la définition39 pour calquer l’intonation de ces fragments de discours social qui tiennent à la fois de vérités toutes faites (moins fausses que creuses et bêtes parce que consacrées par la tradition du « on dit ») et de manuel de savoir-vivre, et renforcer la dimension prescriptive qui est paradoxalement assignée à celles-ci grâce, notamment, à l’imposition de marques impératives traditionnellement absentes du genre dictionnairique et qui s’observent, notamment, dans la longue liste des éléments à déconsidérer, railler ou contre lesquels il faut « tonner », depuis le dictionnaire – « en rire, n’est fait que pour les ignorants » – jusqu’à Littré, Wagner, le baccalauréat ou la chambre des députés.
16Dans le même ordre d’idées, l’essai de typologie qu’Anne Herschberg Pierrot consacre aux articles du Dictionnaire est forcément contingent du fait même du statut inachevé et composite de l’œuvre, mais il permet de dégager idéalement certaines tendances relativement homogènes au sein d’un ensemble qui, en dépit de sa structure, se signale surtout par sa dimension disparate40. La chercheuse distingue de la sorte, parmi d’autres discours susceptibles de retenir tout particulièrement l’attention du lecteur bourgeois, les reprises d’énoncés proverbiaux ou de locutions figées :
Compas – On voit juste quand on l’a dans l’œil.
Lynx – Animal remarquable par son œil.
Peur – Donne des ailes.
17Les constantes fondées sur des stéréotypes géographiques :
Japon – Tout y est en porcelaine.
Montre – Une montre n’est bonne que si elle vient de Genève.
Dolmen – Il n’y en a qu’en Bretagne.
18Les prises de position morales :
Éclectisme – tonner contre, comme étant une philosophie immorale.
Littérature – occupation des oisifs
19Les erreurs populaires et fausses étymologies :
Châtaigne – femelle du marron
Flamant – oiseau ainsi nommé parce qu’il vient des Flandres
20Et la citation, bien sûr, qui constitue une manière de s’assurer une réputation d’homme cultivé à peu de frais, tout en affermissant la cohérence d’une démonstration en recourant à l’avis d’un tiers illustre :
Archimède – « Eurêka »
Flatteur – ne jamais manquer la citation : « Détestables flatteurs, présent le plus funeste qu’ait pu faire aux humains la colère céleste » ou bien : « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. »
21Aux côtés de ces différents types de notices dérogeant pour la plupart aux formes canoniques de la définition dictionnairique, il faut encore au moins mentionner le jeu, purement lexicographique, de renvois prétendument éclairants d’un article à l’autre :
Blondes – Plus chaudes que les brunes. (voy. Brunes)
Brunes – Plus chaudes que les blondes. (voy. Blondes)
Négresses – Plus chaudes que les blanches. (voy. Brunes et Blondes)
Rousses – (Voy. Blondes, Brunes, Blanches et Négresses).
22La série est bien connue, qui, dans le cas présent, produit un effet comique en cascade par l’auto-contradiction qu’elle implique, et qui pourrait se lire non seulement comme une pique à l’égard des clôtures définitionnelles provoquées par certains lexicographes traditionnels (Bernard Quemada cite à ce sujet des exemples repris par Rivarol au Dictionnaire de l’Académie comme « Embrasement – grand incendie » et « Incendie – grand embrasement41 »), mais aussi comme un aveu de la dimension ironique de l’entreprise : la différence entre le dictionnaire flaubertien et les usuels traditionnels est en effet manifeste sur ce point, puisque, dans ces derniers, les systèmes de renvois synonymiques peuvent déboucher sur des impasses, mais ont au moins la décence de ne pas se contredire.
23Autre constante significative au sein du chantier flaubertien, la fréquente mention de l’incapacité de l’énonciateur à traiter d’un sujet duquel la société dont il est le témoin n’a elle-même pas connaissance. Cette formule s’applique quelquefois en conseils de soi-disant honnête homme (« Abélard – inutile d’avoir la moindre idée de sa philosophie et même de connaître le titre de ses ouvrages »), mais elle trouve principalement à s’illustrer dans le simple constat de cette ignorance, qu’il ne faudrait du reste pas songer à faire évoluer :
Chameau – A deux bosses et le dromadaire une seule. – Ou bien le chameau a une bosse et le dromadaire une seule (on ne sait pas au juste ; on s’y embrouille).
Clair-obscur – On ne sait pas ce que c’est.
Cujas – Inséparable de Bartholde ; on ne sait pas ce qu’ils ont écrit, n’importe.
Dix (conseil des) – On ne sait pas ce que c’était, mais c’était formidable !
Droit (Le) – On ne sait pas ce que c’est.
Épacte, nombre d’or, lettre dominicale – Sur les calendriers on ne sait pas ce que c’est.
Genovéfain – On ne sait pas ce que c’est.
Infinitésimal – On ne sait pas ce que c’est, mais a rapport à l’homéopathie.
Jansénisme – On ne sait pas ce que c’est, mais il est très chic d’en parler.
Jujube – On ne sait pas avec quoi c’est fait.
Quadrature du cercle – On ne sait pas ce que c’est, mais il faut lever les épaules quand on en parle.
24Poussant, dans ces articles-là, la valeur normative du discours du « on » à son comble en allant jusqu’à institutionnaliser l’absence explicite de connaissance, qui se distingue de la connaissance erronée, le Dictionnaire des idées reçues, là aussi, ne respecte pas la visée mystificatrice inauguralement prévue par son auteur. Entérinant la non-connaissance de certaines réalités en affirmant que celle-ci fait partie de l’ordre logique des choses, l’ouvrage ne dit rien d’autre à son lecteur, par la même occasion, qu’il se « fout de lui » ; partant, que l’ensemble des articles qui le composent et les vérités qu’il réunit ne sont pas légitimes. Au-delà du titre, c’est aussi au cœur même de certains articles que la lecture est modalisée et que le doute qui pourrait subsister quant à la visée satirique de l’entreprise est dissipé.
Flaubert tout seul ? Parallélismes significatifs
25On l’a dit, malgré ce qu’a pu retenir l’Histoire littéraire, Flaubert n’est pas le seul à s’être livré à la compilation des fragments de discours bourgeois pour les railler et pour les ériger en dictionnaires. Anne Herschberg Pierrot, dans son étude sur le Dictionnaire des idées reçues, a passé en revue plusieurs de ces textes, qu’elle rassemble sous l’appellation générique de « Sottisiers », dans le but de montrer en quoi le projet flaubertien s’en distingue. La conclusion de la chercheuse, au terme d’une analyse souvent riche, est la suivante :
Ce qui différencie le Dictionnaire des idées reçues, […] ce n’est pas le contenu des « idées reçues » ni les plaisanteries mises en œuvre. Le projet de faire un musée de l’opinion relie le Dictionnaire aux sottisiers contemporains. Il s’en détache pourtant […] par son appartenance à l’ensemble de Bouvard et Pécuchet, qui le modalise et lui donne un point de fuite citationnel. Le distinguent aussi la perspective de son énonciation, qui ne se pose pas contre la parole des autres, et l’élaboration d’un texte qui fonde sa stratégie de discours sur la reprise du modèle lexicographique42.
26Herschberg Pierrot a raison quand elle souligne l’appartenance du Dictionnaire à l’ensemble du projet de Bouvard et Pécuchet – encore qu’il eût plutôt fallu, en fait d’appartenance, parler d’articulation avec ce large ensemble, duquel le Dictionnaire aurait été appelé à devenir un composant autonome, isolé dans un second volume distinct du roman des deux commis. La chercheuse aurait également pu signaler que l’entreprise flaubertienne est probablement la plus vaste sur le plan chronologique, qui s’élabore progressivement sur une trentaine d’années au minimum, en plus d’être la seule au sujet de laquelle nous disposons, avec la correspondance de l’auteur, d’un discours réflexif autre que le paratexte escortant l’œuvre publiée. Mais, outre le fait que les différentes réalisations auxquelles le projet de Flaubert a pu être comparé ont au moins ceci de prépondérant sur ce dernier qu’elles sont finies et ont été mises sur le marché du livre du vivant de leurs auteurs respectifs, l’exceptionnalité du Dictionnaire des idées reçues doit aussi être relativisée, comme nous allons le voir, sur la base de critères liés à la perspective d’énonciation et à la structure lexicographique.
En amont : deux substrats potentiels
27Bien avant la révolution de 1848, différents auteurs s’en prennent à l’expression et aux pensées de certains de leurs concitoyens, qu’ils dénoncent en les imitant plus ou moins fidèlement et en les réunissant sous la forme dictionnairique. Relativement isolées au sein de la production littéraire de leur temps, ces satires sont destinées à un public logiquement restreint, partiellement composé des cibles qu’ils visent.
Le Grand Dictionnaire des précieuses
28De cette façon, dès 1660, Antoine Baudeau, sieur de Somaize, livre une première version de son Grand dictionnaire des précieuses, fragment de la fresque satirique qu’il consacre à une catégorie sociale déclinante. Comme le note Charles-Louis Livet, le terme de précieuses recouvre deux réalités historiques qu’il convient de distinguer. La première époque de la préciosité se développe à la fin du règne d’Henri iv sous l’impulsion de la Marquise de Rambouillet et voit se développer un véritable creuset intellectuel. Après une période d’inactivité, entre 1648 et 1655, un « second âge des Précieuses » émerge à grand bruit, qui, par sa « maladresse à remplacer la pudeur par de la pruderie, la pureté du langage par de l’affèterie, le savoir modeste par l’orgueil d’un pédantisme prétentieux43 », se discrédite auprès de la société savante de l’époque et s’attire nombre de railleries. Molière, avec les Précieuses ridicules qu’il fait représenter en novembre 1659, est le plus fameux représentant d’une forme de coalition satirique à laquelle Baudeau prend également part44. Son Dictionnaire des précieuses est un lexique bilingue focalisé sur une variation diastratique de la langue, qui répertorie les traductions précieuses du français standard de l’époque. On trouve ainsi des gloses du type :
Asseoir (S’) – Seyez-vous, s’il vous plaist : Contentez, s’il vous plaist, l’envie que ce siège a de vous embrasser.
Chaise – La chaise empesche que l’on ne se crotte : la chaise est un admirable retranchement contre les insultes de la boue et du mauvais temps.
Crotter – Crotter ses souliers : imprimer ses souliers en boue.
Cul – Le cul : le rusé inférieur.
Feu – De grâce, soufflez ce feu : de grâce, excitez cet element combustible.
Rhume – Je suis grandement enrumé : j’ay un grand escoullement de nez.
Rire – Cela me fait rire : cela excite en moy le naturel de l’homme.
29L’articulation des macro et microstructure est ici logique et efficace (quoique parfois redondante ; dans le cas de l’entrée Cul, par exemple), qui, sous l’entrée désignée par l’élément central de l’expression à gloser, livre ladite expression (dans la même typographie que l’entrée, et séparée de celle-ci par un tiret cadratin), suivie de sa traduction en langage précieux, rédigée en italiques et séparée de la version « standard » par le double point. L’auteur ne propose aucun commentaire de ces gloses, profitant uniquement de l’effet comique produit par l’emploi incongru d’un synonyme (hyperbolique, rare ou périphrastique) du terme glosé qui tend davantage à obscurcir la conversation qu’à l’embellir. Dans sa préface à la seconde édition du recueil, Baudeau, remerciant ses lecteurs de leurs propositions d’entrées, renseigne ces derniers sur sa position d’« auteur », son travail de recensement et l’objectif de ce dernier :
Ce n’est pas mon ouvrage, et, bien que j’aye fait un corps des parties qui le composent, je n’en attends pourtant point d’autre avantage que celuy de divertir le lecteur par l’extravagance des mots que j’ay recueillis, et dont elles sont les inventrisses45.
30À l’image du projet de Flaubert, le dictionnaire de Baudeau passe pour un ouvrage composé de termes qui ne sont pas de leur auteur. En posant le divertissement comme fonction principale de son travail, Baudeau rejette explicitement la dimension pédagogique de celui-ci et l’engage dans une tendance satirique adoucie. La perspective « bilingue », qui a pour effet de séparer nettement le lecteur de celui dont la variété linguistique est traduite (donc, ici, de l’exclure symboliquement du rire) et la portée plaisante de l’entreprise permettent de distinguer ce Dictionnaire des précieuses du projet flaubertien, moins manichéen et plus virulent, mais on peut voir là une première forme de dictionnaire entièrement fondé sur la moquerie de la posture linguistique d’une caste.
Le Dictionnaire critique, pittoresque et sentencieux
31Plus proche du Dictionnaire des idées reçues, tant sur le plan chronologique que formel, il faut signaler le curieux Dictionnaire critique, pittoresque et sentencieux, propre à faire connoître les usages du Siecle, ainsi que ses bisarreries, paru en trois volumes, en 1768, chez le Lyonnais Benoît Duplain. Le signataire de ce travail, présenté sous couvert d’une moitié d’anonymat comme « l’Auteur de La Conversation avec soi même », est Louis-Antoine Caraccioli, dont l’ouvrage susmentionné était sorti de presse à Liège et à Bruxelles, en 1761, respectivement chez les libraires Bassompierre et Van den Berghen.
32Peu étudié46, Caraccioli est un bourlingueur cultivé, précepteur du fils de la grande famille de magnats polonais des Rzewuski, et se présente, sur la couverture de La Conversation avec soi-même, comme « colonel au service du roi de Pologne ». Il connaît un certain succès, en 1776, avec la publication de son Paris, le modèle des nations étrangères ou l’Europe françoise, et est l’auteur d’une production qui, selon les termes d’Anne Richardot, « peut s’ordonner autour d’une double inspiration : l’apologétique chrétienne et la satire des mœurs47 ». Son Dictionnaire, dépourvu de préface, d’introduction, d’avertissement ou de tout autre discours d’escorte, est publié en toute légalité sur le territoire français et constitue un véritable répertoire de lieux communs un siècle avant le fameux catalogue flaubertien.
33Le Dictionnaire critique accueille de la sorte un éventail de discours contemporain accompagné fréquemment de l’exégèse de celui qui pourrait en être le producteur cynique, en une anticipation du mécanisme régissant le dictionnaire flaubertien qui vise à tromper le bourgeois en le singeant. Citons, par exemple :
Age – Mot impropre qu’on ne doit jamais prononcer devant les personnes du sexe, à moins qu’elles n’aient pas plus de vingt-cinq ans. L’âge est pour les chevaux, pour le peuple, & non pour les personnes du bon ton
Rêver – Plus l’esprit a travaillé et plus on rêve.
34Rappelant quelquefois, sans en reproduire les longueurs digressives, les commentaires ironiques émaillant le Dictionnaire philosophique de Voltaire48, la somme lexicographique de Caraccioli a ceci d’intrigant qu’elle anticipe en plusieurs lieux les thèmes qui retiendront l’attention de Flaubert. Le fait que ce dernier, sur le manuscrit (a) de son projet, ait biffé certaines entrées figurant déjà dans le Dictionnaire critique devrait susciter l’intérêt des flaubertiens spécialistes de génétique textuelle49, et plusieurs intersections ou points de convergence entre les deux textes retiennent l’attention. Ceux-ci peuvent être patents, tant sur le plan de la forme que sur celui du contenu, comme dans le cas de l’entrée écriture, où l’on trouve chez Caraccioli :
Écriture – Il est du bel air de savoir écrire affreusement, & de mettre en pieds de mouches jusqu’à son propre nom.
35Et chez Flaubert :
Écriture – […] Indéchiffrable : signe de science, exemple : les ordonnances de médecins.
36Ailleurs, Flaubert tire parfois mieux profit des possibilités offertes par la structure dictionnairique, en poussant un cran plus loin un phénomène comique déjà éprouvé chez Caraccioli. C’est notamment le cas de l’entrée blonde, sous laquelle le Marquis écrit :
Blonde – Les blondes ont plus d’éclat que les brunes, mais elles passent plus promptement.
37Même s’il oublie de consacrer un article à l’item brune, l’auteur lance déjà, au cœur même de l’entrée susmentionnée, le jeu de comparaisons aussi subjectives qu’inutiles que Flaubert, comme on l’a vu, portera à son comble en récupérant le système de renvois entre notices (toutes plus « chaudes » les unes que les autres dans le cas des blondes, brunes, rousses et négresses) dont l’efficacité est compromise par les contradictions posées par l’arbitrarité de ces idées reçues. Insérant quelquefois des éléments hétérogènes dans ces fragments de discours social50 et livrant également des définitions avérées mais liées aux préoccupations d’une caste de privilégiés51, Caraccioli n’écrit pas tout à fait le Dictionnaire des idées reçues avant Flaubert. Toutefois, en prenant la doxa du milieu auquel il appartient comme base de son lexique et en choisissant comme mécanisme discursif premier l’ironie maîtrisée d’une adhésion à ces vérités creuses, l’auteur anticipe fréquemment les brouillons flaubertiens, qui semblent quelquefois faire écho à ce Dictionnaire critique et qui ont, plus que ce dernier, pu profiter, fût-ce a posteriori, de la réputation de leur auteur, mais aussi de leur inscription dans une époque où, on l’a vu, les modes de pensée bourgeois sont plus systématiquement désavoués par certains écrivains qui tentent alors de se dépêtrer de la classe à laquelle ils appartiennent.
En synchronie et en aval
Manuels de parole bourgeoise : Quatrelles et Vivier
38Au-delà de ces lointains substrats possibles, plusieurs réalisations plus ou moins contemporaines du Dictionnaire des idées reçues présentent diverses intersections significatives avec celui-ci. Flaubert lui-même, dans sa dernière année, mentionne dans la correspondance qu’il entretient avec Edmond Laporte deux ouvrages que son ami lui a sans doute signalés, pour mieux distinguer l’œuvre qu’il est lui-même en train de réaliser. Dans la première lettre, l’auteur dit ceci : « J’ai lu l’ouvrage de Quatrelles, Le Causeur parisien. Rien à craindre c’est idiot. Ah non ! Le Dictionnaire est plus fort que ça52. » C’est en réalité le Parfait Causeur, ouvrage signé sous pseudonyme par Ernest L’Épine (1826-1893) et sous-titré Petit manuel rédigé en langue parisienne suivi de six nouvelles, qu’évoque Flaubert, qui, à la page de faux-titre, avait pu lire Le Parfait causeur parisien53. Le deuxième volume est Très peu de ce que l’on entend tous les jours d’Eugène Vivier54, que le romancier n’a peut-être pas lu et qu’on devine évoqué dans une lettre de juillet : « Quant au livre de Vivier, en repassant par Paris, voyez cela – et achetez-le pour moi. – Au fond, ça m’inquiète peu. Il en sera comme pour celui de Quatrelles, sans doute55 ! »
39Ces deux productions, en effet, n’ont pas à « inquiéter » directement Flaubert : ne dissimulant guère leur dimension satirique et de compositions éloignées de la structure dictionnairique, elles sont a priori bien différentes du projet de Dictionnaire des idées reçues. La principale caractéristique que celui-ci semble partager avec elles, c’est la fonction de rapporteur d’une parole entendue, revendiquée tant chez Vivier que chez Quatrelles. Ces ouvrages dans lesquels Flaubert voit de possibles concurrents se distinguent en outre par leurs formes respectives. Le livre de Vivier se présente, dès son titre, comme une manière de long poème-conversation apollinairien avant l’heure. Décrit, dans la préface prise en charge par le dénommé Philippe Gilles, comme un « recueil des inutilités du langage » où se déploie, en autant d’échanges et énoncés attrapés au vol, un « résumé de l’égoïsme humain et bourgeois », le volume voit sa visée railleuse déclarée explicitement dans cette présentation liminaire :
Ce que Vivier offre aujourd’hui à quelques amis, sur beau papier velin blanc, encadré précieusement de filets de vermillon, ce sont quelques-uns des mille échantillons de la paresse de l’esprit humain. En un mot, c’est le recueil d’un certain nombre de poncifs du discours, de ces petits paquets tout faits, qu’on entend débiter tous les jours par ceux qui ne savent que répéter ce qu’ils ont déjà entendu56.
40Au fil de ce petit livre déstructuré au possible, on trouve de la sorte, occupant systématiquement une page entière, des formules telles :
Maman, quel jupon ? – Celui que tu avais hier, mon enfant, tu ne l’as porté que deux fois : mets-le encore aujourd’hui, – pour finir de le salir.
Je vous assure qu’il me manquerait quelque chose si je ne fumais pas après dîner.
Je vous dirais bien de venir nous voir ; mais nous ne sommes pas encore installés.
41Ces énoncés, de la même façon que les notices dictionnairiques imaginées par Flaubert, sont livrés sans véritable commentaire ou critique de l’auteur, ce dernier préférant se retirer discrètement de l’ouvrage qu’il met en forme et laisser le lecteur se confronter à un discours qui est peut-être le sien. Le distinguo opéré par Herschberg Pierrot au sujet des perspectives d’énonciation respectives du Dictionnaire des idées reçues et des autres « sottisiers » de l’époque trouve ici un premier contrepoint relatif puisque, si la préface signée Philippe Gilles met en lumière la satire de la parole bourgeoise qui motive l’entreprise57, rien, dans le texte de Vivier, ne laisse transparaître cette dimension. L’ouvrage de Quatrelles, en revanche, est fondé sur une ironique déclaration de volonté pédagogique qui, dès une singulière épitre dédicatoire intitulée « Envoi à Charlemagne en son tombeau d’Aix-la-Chapelle », s’énonce sur un ton léger. L’avant-propos livré par l’auteur, dans ce cas-ci, est également révélateur sur le plan de l’héritage hypotextuel déclaré :
Les guides de la conversation ne répondent plus aux besoins de l’époque. Ils datent d’un demi-siècle. Il nous a paru pourtant utile de dresser ce vocabulaire spécialement destiné au monde élégant. Les guides, rédigés la plupart du temps par de pauvres diables aux abois, ne comptaient que des banalités informes. Une lacune existait ; la voilà comblée. Cet ouvrage est un reflet fidèle de la vie des gens de qualité, durant le troisième quart du XIXe siècle. Il est le fruit de vingt-cinq années de recherches, d’observations et de veilles. Aussi fournira-t-il d’inappréciables renseignements aux érudits de l’avenir58.
42Réinvestissant une forme didactique, Le Parfait causeur subvertit la tradition déjà évoquée des manuels et dictionnaires de la conversation, ouvrages de prêt-à-parler dont Jacques-Philippe Saint-Gérand explique qu’ils sont « chargés de transmettre, de diffuser et vulgariser à chaque époque, les formes standardisées de la parole dicible sur tel ou tel objet59 ». Différentes micro-pièces en un acte, distribuées en six rubriques (« aux bains de mer », « en voyage », « distractions », « vie pratique », « affaires d’honneur » et « vie politique » – ne manque, au fond, qu’une section intitulée « aux comices agricoles »), mettent de la sorte en scène plusieurs situations conversationnelles dans lesquelles des orientations sont proposées au lecteur sur un ton incongru qui, contrairement à l’ouvrage de Vivier ou à l’entreprise flaubertienne, laisse peu de place à l’ambigüité. Citée et décortiquée par Anne Herschberg Pierrot, la saynète « En wagon. Si l’on est seul avec une dame » inscrite dans la section « En voyage » s’ouvre de la manière suivante :
« Monsieur, vous me marchez sur les pieds.
– Ils sont si imperceptibles, madame, que je suis bien excusable ».
Laissez mijoter ce compliment et reprenez :
– Le soleil va se coucher. [etc.]
43Entre platitudes, ruptures de ton et intégration de commentaires exhortatifs (plus loin dans la même scène, on trouve le conseil « Reprenez courageusement votre manuel et risquez cette répartie hardie, mais spirituelle »), Le Parfait causeur s’élabore, comme cette seule scène, « sur le double pastiche satirique d’un langage de convention dans une situation stéréotypée, et du discours des guides de savoir-vivre60 ». En ce sens, ce que l’ouvrage de Quatrelles tourne en dérision, c’est davantage une tradition de discours d’apparat, instituée et compilée dans des ouvrages comme le déjà évoqué Dictionnaire de la conversation et de la lecture de Duckett61, que le bourgeois lui-même, qui est jugé coupable de s’appuyer sur ce type de béquille quand il cherche à forcer son ascension sociale et d’entretenir la circulation d’un prêt-à-parler, mais qui n’est pas forcément jugé responsable de ce dernier.
44Pour autant, s’il est jugé « idiot » par Flaubert, ce petit livre signé du pseudonyme de Quatrelles n’en est pas moins considérable, dans la mesure où, tout autant que celui de Vivier, il participe d’un plus large ensemble de productions qui prennent la doxoglossie pour cible en feignant de l’illustrer ou de la défendre et de la rattacher à une préoccupation didactique, témoignant du fait que l’intérêt pour les lieux communs et idées reçues était plus qu’« un peu dans l’air à l’époque62 ».
Arüss et Rigaud : lexicographes de la doxoglossie
45Car outre ces deux ouvrages non lexicographiques mentionnés par Flaubert lui-même, la chasse au monstre doxique qui infecte le discours irréfléchi du citoyen incapable de penser passe également, à la même époque, par quelques compilations dictionnairiques. En plus des satires du genre publiées dans la presse, dont nous avons vu qu’elles pouvaient s’en prendre sporadiquement aux lieux communs quand elles ne les reconduisaient pas quelquefois malgré elles, plusieurs réalisations paraissent directement en volume. Certaines n’ont pu être connues par Flaubert, qui est mort avant de pouvoir les compulser, et les auteurs de celles-ci n’ont pas davantage pu s’inspirer des brouillons du Dictionnaire des idées reçues, alors inconnus du public. Citons, principalement, le Dictionnaire des lieux communs de la conversation, du style épistolaire, du théâtre, du livre, du journal, de la tribune, du barreau, de l’oraison funèbre, etc. de Lucien Rigaud, déjà mentionné par Léa Caminiti, qui signalait en outre les entrées communes à l’ouvrage de Rigaud et au projet de Flaubert63, et le Sottisier d’Arsène Arüss64. Œuvre d’un lexicographe marginal spécialisé dans le traitement de l’argot, le premier se focalise sur des expressions que son auteur décortique ironiquement, en mettant en lumière leur vacuité par un jeu de lecture littérale d’un énoncé figuré (« Anonyme. Soulever le voile de l’anonyme – Un voile qui doit être joliment usé depuis le temps qu’on le soulève ») ou en se permettant un commentaire plus ou moins cinglant, parfois lui-même très proche du cliché :
Ne savoir ni A ni B – Vieille locution qui signifie être très ignorant. Cela n’empêche pas de faire fortune… au contraire. Quand l’ignorant est doublé d’un imbécile, il a beaucoup de chance de réussite dans tout ce qu’il entreprend.
46Des exemples soutiennent fréquemment l’article assigné à l’entrée, mais peuvent également se suffire à eux-mêmes :
Adieu. Adieu touchants. – Adieu déchirants
« Adieu ! noble cœur dont le passage fut trop court sur cette terre semée d’écueils, adieu ! nous nous retrouverons dans un monde meilleur. » (Paroles qu’on prononce sur la tombe d’un ami.)
47Livrant, à propos de ces discours du « on », un commentaire qui annonce les gloses sardoniques de l’Exégèse des lieux communs de Bloy, climax pamphlétaire de cette traque aux failles de la langue bourgeoise, le Dictionnaire de Rigaud apparaît, plus encore que l’ouvrage de Quatrelles, comme le revers du Dictionnaire de la conversation dirigé par Duckett65, recensant moins les idées que les paroles convenues et inoffensives, dans le but de les offrir au « journaliste novice », à l’« apprenti politique », au « jeune auteur dramatique », au « néophyte du roman », au « jeune avocat », aux « normaliens » et au « bon bourgeois », qui auront à les employer s’ils veulent se faire une place dans leurs secteurs d’activité respectifs66 – c’est-à-dire, comme chez Flaubert, dans le but d’établir par l’absurde un répertoire de tout ce qu’il ne faut pas dire si l’on veut éviter de rejoindre la clique de ces diurnambules qui agissent et conversent sans penser.
48Dans son Sottisier, le discret Arsène Arüss67 choisit pour sa part une option rhétorique différente du commentaire critique déployé par Rigaud, souvent proche de l’exposé à la Flaubert, où la moquerie se met en branle en deçà d’un énoncé feignant l’objectivité. La dimension satirique du propos est, plus explicitement encore que dans le projet flaubertien, déclarée dès le titre, mais une préface d’Albert Millaud68 réoriente la perspective en rattachant l’auteur à la tradition lexicographique et l’œuvre à une veine philosophique plaisante :
M. Arsène Arüss, l’auteur de ce petit livre, est entré dans la lice à son tour, et pour donner à son œuvre un petit parfum rabelaisien, il l’a intitulée « Sottisier ». C’est un mot nouveau, à forme archaïque, destiné à faire son chemin dans le monde des lettrés. Dans son « Sottisier » l’auteur a enfermé, et gentiment serti, un certain nombre de vocables, qu’il a commentés à sa façon. C’est plutôt de la ciselure que de la définition. M. Arsène Arüss tient plus de l’orfèvre que du grammairien. Il n’écrit pas, il fignole. […] Lisez ce lexique à l’usage des gens du monde, et il vous apprendra la vraie philosophie parisienne. Il vous rendra gais et sceptiques, et tout en vous faisant sourire, vous donnera à songer. C’est le propre de ceux que j’appellerais volontiers « des dictionnairistes ». Êtres organisés comme les abeilles, butinant les mots comme les fleurs, puis artistes étudiant une syllabe à la loupe et lui découvrant des antennes d’or et des ailes de papillon. M. Arsène Arüss a toutes ces qualités d’observation69.
49Étendant la plaisanterie aux marges de l’œuvre, cette préface signée par celui qui ressuscitera, sous le pseudonyme de Labruyère, le petit genre de la Physiologie satirique70 a pour effet d’instaurer une forme d’équivoque quant à la portée de l’ouvrage. Sans être motivé par la haine du bourgeois que répète inlassablement Flaubert, le Sottisier d’Arüss ressemble en certains points au projet du romancier rouennais et on retrouve, au détour des notices qui le composent, plusieurs des mécanismes et des contenus déjà présents dans les brouillons du Dictionnaire des idées reçues, depuis le stéréotype raciste (« Allemande (langue) – Parler à coups de pied et à coups de poing ») jusqu’à la condamnation généralisée de certaines professions :
Avocat – Occupé à faire mentir le proverbe : chien qui aboie ne mord point.
Critique – Corrige sans cesse des épreuves sans jamais publier de livre.
Diplôme de médecin – Permis de chasse.
50Le procédé le plus fréquemment mobilisé, toutefois, est la périphrase fondée sur une métaphore aussi plate que pesante, qui rapproche l’ouvrage des dictionnaires pour rire qu’on trouve dans la petite presse ; à la différence près que, grâce à la modalisation induite par le titre, toutes ces définitions sont brandies non comme des mots d’esprit, mais comme autant de témoignages discursifs d’une imbécilité pédante :
Ami – Canne qui se casse si vous prétendez vous y appuyer
Caprices – Amours que les femmes épinglent sans daigner les coudre
Héritière (épouser une) – Manger un petit gâteau dont on n’a pas envie, mais dont on a faim.
Heures – Virgules de l’éternité.
Purgatoire – Police correctionnelle du bon Dieu.
Truffes – Les perles noires de la gastronomie.
51Il faut noter, parmi ces définitions qu’Herschberg Pierrot qualifie de « cruciverbistes71 », l’ambivalence d’un discours qui prend parfois position contre tout et son contraire. Ainsi, en définissant l’imagination comme un « contre-poison [sic] pour intoxication par le naturalisme », Arüss imite bien le mépris bourgeois pour une production jugée plate et désavouée par les tartufes de l’époque ; en revanche, l’article consacré à l’entrée insomnie, « résiste rarement à la Revue des Deux Mondes », ferait davantage écho, sous une formulation passablement conventionnelle, au fond de la pensée d’un progressiste raillant un périodique qui avait développé une politique très conservatrice sous le Second Empire. En réalité, Arüss privilégie essentiellement le jeu de mots et surtout, comme le fait bien remarquer Anne Herschberg Pierrot, le « mauvais jeu de mots » en « énon[çant] une leçon ambiguë, qu’il dénie comme telle72 ». Il n’en rédige pas moins un dictionnaire livrant, à l’instar du projet flaubertien, des articles fondés sur un prêt-à-parler bourgeois auquel l’auteur feint d’adhérer pour mieux le dénoncer, après avoir indiqué le véritable moteur de l’entreprise sous un titre moins équivoque encore que celui choisi pour le second volume de Bouvard et Pécuchet.
Ce qu’on dit au bourgeois à propos de ses mots
52Inachevé et mis en circulation, trente ans après la mort de son auteur, sous diverses formes respectant plus ou moins l’un ou l’autre des trois brouillons du projet, le Dictionnaire des idées reçues était appelé à connaître une renommée posthume digne du mythe érigé par et autour de Flaubert. Distingué – dans tous les sens – du temps même de son vivant, le romancier l’a également été par la critique, qui a contribué à asseoir cette singularité de l’auteur et de son œuvre. Le phénomène s’observe jusque chez Bourdieu, qui, comme l’a montré François Provenzano73, prolongeait le portrait du Flaubert preneur de risques lucide et virulent déjà bien établi par l’historiographie littéraire, et le rehaussait à l’aune de ses propres théories, en montrant comment le cas particulier du romancier y était finalement peu adaptable et en mettant en avant la dimension intenable de la position occupée par ce dernier au sein du champ, ainsi que ses capacités respectives en matière d’autocréation (c’est, selon la formule, Flaubert qui « fait le champ » et se réalise lui-même en son sein) et de réflexivité, trace tangible, selon Bourdieu, d’un mouvement d’autonomisation du champ74. Le Dictionnaire des idées reçues pourrait en réalité être brandi comme incarnation de la totalité de ces critères distinctifs – avec le seul problème, on l’a vu, qu’il partage avec d’autres textes qui lui sont plus ou moins contemporains des caractéristiques telles qu’il est difficile de le mobiliser comme une pièce à conviction démontrant la singularité de son auteur. En réalité, ce phénomène d’exceptionnalisation par la critique n’est probablement pas le plus intéressant, si l’on se place du point de vue de la sociologie de la littérature : le Dictionnaire des idées reçues est assurément porteur en ce qu’il permet de boucler la boucle d’une trajectoire en mettant en lumière la cohérence de celle-ci, mais le projet est également remarquable, d’un point de vue plus large, dans la mesure où il peut être compris comme un témoignage particulier d’une manière de mutinerie idéologique émanant du champ littéraire et dirigée contre un corps social dont la domination est perçue comme illégitime parce que rythmée par des manifestations de bêtise pure. Ce qui importe, en définitive, c’est davantage la mise en lumière des forces de cohésion que le sacre de l’exception : l’essentiel n’est pas tant que Flaubert se saisisse du genre du dictionnaire pour se moquer des travers langagiers et des courts-circuits idéologiques opérés par un bourgeois qui, en société, enfile une forme de prêt-à-penser consensuel, c’est surtout que Flaubert le fait en même temps que d’autres et, donc, que cette forme originale, au XIXe siècle et après quelques tentatives antérieures sporadiques, semble s’imposer, malgré elle, comme l’une des médiations les plus à même de remplir sur un mode mi-farceur mi-corrosif l’objectif de dénonciation antiphrastique d’une bourgeoisie qui freine la pensée – en somme, comme l’une des médiations les plus aptes à réaliser l’adage sartrien, inspiré par Paulhan, en vertu duquel « le seul moyen de dépasser un lieu commun, c’est de s’en servir, d’en faire un instrument de pensée75 ».
Notes de bas de page
1 En suivant Pierre Bourdieu, qui définit la doxa comme un ensemble de croyances et d’idées auquel les individus d’un espace social donné adhèrent sans même en prendre conscience – « […] ce sur quoi tout le monde est d’accord, tellement d’accord qu’on n’en parle même pas, ce qui est hors de question, qui va de soi. » (Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 83.)
2 McLuhan Marshall, Du cliché à l’archétype [1970], traduction de Derrick de Kerckhove, Montréal-Paris, Hurtubise-Mame, 1973, p. 118.
3 Soit « l’ensemble des faits d’expression ou de pensée qui dans la parole individuelle témoignent d’une soumission à l’opinion dominante ou, à tout le moins, de la socialité dont cette parole individuelle est imprégnée, serait-ce même à l’insu du locuteur », selon les mots de Pascal Durand. (« Lieu commun et communication. Concepts et application critique », dans Médias et censure. Figures de l’orthodoxie, Liège, Éditions de l’université de Liège, coll. « Sociopolis », 2004, p. 85-86.)
4 Meschonnic Henri, Des mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, Paris, Hatier, « Littérature », 1991, p. 197-202.
5 La première publication sera prise en charge par l’éditeur parisien Conard, en 1910.
6 Voir les éditions suivantes : Dictionnaire des idées reçues. Édition diplomatique des trois manuscrits de Rouen, édition de Léa Caminiti, Paris, Nizet, 1966 ; Bouvard et Pécuchet, édition de Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1979 ; Bouvard et Pécuchet, édition de Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, GF Flammarion, 1999. En ce qui concerne les essais critiques, voir principalement l’ouvrage issu de la thèse d’Herschberg Pierrot Anne, Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, Lille, Presses Universitaires de Lille, « Problématiques », 1988. Désormais DIRF, suivi du numéro de page. Le propos de cet essai est par ailleurs condensé et parfois complété dans l’introduction de l’auteure à son édition du Dictionnaire des idées reçues, Paris, Librairie Générale française, coll. « Livre de Poche Classique », 1997, p. 5-43.
7 Un manuscrit de la main de l’auteur (a) et deux autres (b) et (c) où l’écriture de Flaubert se mêle à celle d’Edmond Laporte, son ami et principal collaborateur à la fin de sa vie. Le manuscrit (b) est rédigé par les deux hommes, le (c) est constitué de fiches de la main de Laporte, corrigées par Flaubert. Voir à ce sujet les éditions de Caminiti (qui revient sur les trois manuscrits), Gothot-Mersch (qui reconstruit une hypothétique version finale sur la base du manuscrit (c) agrémenté d’éléments des autres versions) et Herschberg Pierrot (qui donne la version du manuscrit (a) comprenant les éléments raturés par Flaubert). On préférera ici utiliser les différents matériaux laissés par Flaubert, en les considérant comme autant d’éléments d’un même travail d’écriture – selon le mot de Bourdieu (Les Règles de l’art, op. cit., p. 325) – laissé ici composite et inachevé.
8 On aura l’occasion de le voir avec Anne Herschberg Pierrot qui, à la suite des remarques formulées par Léa Caminiti (Édition diplomatique des trois manuscrits de Rouen, op. cit., p. 17-19), situe le projet flaubertien dans un « discours d’époque » et compare avec profit certains écrits contemporains avec le Dictionnaire des idées reçues, mais tend à minimiser les liens qui unissent ceux-ci au projet flaubertien. Voir DIRF, p. 57-73 et « Bibliothèque d’idées reçues au XIXe siècle », dans Masson Bernard, Flaubert, et après…, Paris, Lettres Modernes Minard, 1984, p. 35-59.
9 Ces critiques, du reste, peuvent partiellement être adressées à un Pierre Bourdieu qui, comme l’a montré François Provenzano, « offre [avec le cas Flaubert] un condensé des contradictions idéologiques qui caractérisent les théories du canon, prises dans une tension entre la démystification et le renforcement de l’exceptionnalité de leur objet » (Provenzano François, « La consécration par la théorie », COnTEXTES, no 7, Approches de la consécration en littérature, [En ligne], 2010, URL : <http://contextes.revues.org/index4629.html>).
10 Critiquable, ce choix rédactionnel est doublement motivé, à la fois par une question de dispositio et par un positionnement critique. Il nous paraît plus clair, pour interroger les limites de l’exceptionnalité du cas Flaubert et montrer son inscription potentielle dans une veine scripturale en plein essor à l’époque, de partir de ce cas, généralement mieux connu et consacré par une historiographie littéraire dont il ne s’agit pas d’invalider les apports, plutôt que de le considérer comme un simple élément de ce plus vaste ensemble discursif sans tenir compte de la réception favorable dont il a pu profiter a posteriori. En somme, faute de mieux, nous reproduisons paradoxalement dans les faits certaines composantes de l’exceptionnalisation outrancière que nous cherchons à nuancer, tout en essayant de montrer comment et pourquoi celle-ci doit être nuancée.
11 « À ce moment Gustave songeait à deux œuvres qu’il voulait faire… L’une était un conte oriental… l’autre était le Dictionnaire des idées reçues, qui eût été le groupement méthodique des lieux communs, des phrases toutes faites, des prudhommismes dont il riait et s’irritait à la fois ; le personnage de Homais dans Mme Bovary, le roman Bouvard et Pécuchet sont une réminiscence lointaine de ce projet de la vingtième année. » (Du Camp Maxime, Souvenirs littéraires, Paris, Hachette, 1882, t. 1, p. 230-231.)
12 Marie-Germaine Mason fait remonter le projet en 1838, l’année où Flaubert écrit Ivre et mort (Les écrits de jeunesse de Flaubert, Paris, Nizet, 1961), Jean Bruneau en 1845-1846 (Les débuts littéraires de Gustave Flaubert. 1831-1845, Paris, Armand Colin, 1962), tandis que, plus réservée, Lea Caminiti se demande si l’élaboration du personnage de M. Gosselin père, dans la première Éducation sentimentale, ne repose pas déjà sur une utilisation du Dictionnaire (Édition diplomatique des trois manuscrits de Rouen, op. cit., p. 10).
13 Flaubert Gustave, Correspondance, t. 1, janvier 1830-mai 1851 [1973], édition de Jean Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », 1980, p. 678-679. Désormais C1, suivi du numéro de page. Les autres tomes (t. 2, juillet 1851-décembre 1858, édition de Jean Bruneau, 1980 ; t. 3, janvier 1859-décembre 1868, édition de Jean Bruneau, 1991 ; t. 4, janvier 1869-décembre 1875, édition de Jean Bruneau, 1998 et t. 5, janvier 1876-mai 1880, édition de Jean Bruneau et Yvan Leclerc, 2007) sont désormais respectivement indiqués C2, C3, C4 et C5, suivis du numéro de page.
14 Lettre du 16 décembre 1852 à Louise Colet, C2, p. 208-209.
15 Lettre à Madame Roger des Genettes, 19 août 1872, C4, p. 559.
16 Dord-Clousé Stéphanie, « Introduction », à Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 29. La bêtise des « savoirs » et les failles rationnelles, chez Flaubert, sont tout autant dénoncées que les poses des savants du dimanche. Sartre le dit bien, en notant que « ce qu [e Flaubert] reproche à Homais, c’est de se complaire à écraser sous l’entassement de petites vérités précises et coupantes les grandes inquiétudes de l’humanité ». (L’Idiot de la famille, t. 1, Paris, Gallimard, 1971, p. 644.)
17 Voir notamment DIRF, p. 18-19 et « Dictionnaire et fiction : le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert », dans Corbin Pierre et Guillerm Jean-Pierre (dir.), Lexique, no 12/13, Dictionnaires et littérature/Littérature et dictionnaire, op. cit., p. 345-355, mais aussi les remarques de Stéphanie Dord-Crouslé dans son « Introduction » à Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 24-25. La mention de la « préface » revient, dans les mois qui suivent cette missive du 16 décembre, à plusieurs reprises dans les lettres envoyées à Louise Colet : « Ma préface du Dictionnaire des idées reçues me tourmente. J’en ai fait le plan par écrit » (27 février 1853, C2, p. 252), « – Ah ! je hurlerai à quelque jour une vérité si vieille qu’elle scandalisera comme une monstruosité. Il y a des jours où la main me démange d’écrire cette préface des Idées reçues … » (20 avril 1853, C2, p. 310-311) ou encore « Je remettrai tout dans mon Conte oriental. Là je placerai mes amours, comme, dans la préface du Dictionnaire, mes haines » (14 août 1853, C2, p. 395).
18 Lettre à Madame Roger des Genettes, 24 janvier 1880, C5, p. 796.
19 Ces marqueurs d’ironie sont peu présents dans les œuvres de l’auteur en général, mais néanmoins décelables, par exemple, dans le soulignage en italiques de certains provincialismes et expressions figées qui ponctuent le discours des protagonistes de Madame Bovary. Ainsi de la première prise de parole qui surgit dans le roman, celle du Proviseur du collège dans lequel débarque Charles Bovary qui, s’adressant au maître d’études, dit : « Monsieur Roger, […] voici un élève que je vous recommande, il entre en cinquième. Si son travail et sa conduite sont méritoires, il passera dans les grands, où l’appelle son âge. » (Flaubert Gustave, Madame Bovary, dans Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 327.)
20 Herschberg Pierrot Anne, « Introduction » au Dictionnaire des idées reçues, op. cit., p. 23.
21 Amossy Ruth et Herschberg Pierrot Anne, Stéréotypes et clichés, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », p. 20-24.
22 Herschberg Pierrot Anne, « Introduction » au Dictionnaire des idées reçues, op. cit., p. 23.
23 Bourdieu Pierre, Les Règles de l’art, op. cit., p. 101-102.
24 Voir à ce sujet les nuances (sans doute trop contrastives) formulées par Bourdieu sur la base d’une lettre très « flaubertienne » d’Achille-Cléophas à Gustave, évoquant Montaigne et raillant le genre-commis (Les Règles de l’art, op. cit., p. 147-148). Voir aussi l’article d’Aucagne Julie, « Achille-Cléophas Flaubert et les métamorphoses du regard chirurgical », dans Recherches & Travaux, no 71, L’Idiot de la famille de Jean-Paul Sartre, 2007, p. 125-137.
25 Bourdieu Pierre, Les Règles de l’art, op. cit., p. 91-92 et 113.
26 Barthes Roland, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 45-49. Voir aussi, à ce sujet, le premier chapitre de Dubois Jacques, L’Institution de la littérature, op. cit., p. 29-55.
27 Lettre à Ernest Chevalier, 2 septembre 1843, C1, p. 189.
28 Bourdieu, toujours, le dit bien : « Le dégoût mêlé de mépris qu’inspirent aux écrivains (Flaubert et Baudelaire notamment) ce régime de parvenus sans culture, tout entier placé sous le signe du faux et du frelaté, le crédit accordé par la cour aux œuvres littéraires les plus communes, celles-là mêmes que toute la presse véhicule et célèbre, le matérialisme vulgaire des nouveaux maîtres de l’économie, la servilité courtisane d’une bonne partie des écrivains et des artistes, n’a pas peu contribué à favoriser la rupture avec le monde ordinaire qui est inséparable de la constitution du monde de l’art comme un monde à part, un empire dans un empire. » (Les Règles de l’art, op. cit., p. 103.)
29 « Il y a plusieurs façons de prendre et d’occuper une position : on peut, par exemple, occuper modestement une position avantageuse, ou occuper à grand bruit une position modeste… On fera donc intervenir la notion de posture (de façon d’occuper une position). » (Viala Alain et Molinié Georges, Approches de la réception, op. cit., p. 216.)
30 Meizoz Jérôme, L’Œil sociologue et la littérature, op. cit., et surtout Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine érudition, 2007. Il ne serait toutefois pas correct de voir dans le projet de Dictionnaire des idées reçues une sociologie avant l’heure. On sait comment la magistrale lecture de L’Éducation sentimentale donnée par Pierre Bourdieu montrait comment l’œuvre permet de dévoiler une vérité sociale mais, dans le même geste, ne peut que redissimuler celle-ci, faute de distance, d’outils spécifiques et parce que son statut littéraire implique que ce dévoilement est lui-même une manifestation artistique, focalisée en outre sur une « aventure individuelle » (laquelle « fonctionn[e] à la fois comme métaphore et comme métonymie [de] toute la complexité d’une structure et d’une histoire que l’analyse scientifique doit déplier et déployer laborieusement » – Les Règles de l’art, op. cit., p. 55). Le Dictionnaire n’est, de son côté, pas tant une analyse des effets et intérêts d’une posture ponctuelle qu’une captation intuitive de la présentation, discursive et comportementale, du bourgeois prototypique.
31 Sartre Jean-Paul, L’Idiot de la famille, t. 1, op. cit., p. 624.
32 La première occurrence du personnage de Joseph Prudhomme que recense Sartre dans la correspondance de Flaubert est de la sorte extraite d’une lettre du 1er janvier 1869 à George Sand, dans laquelle l’auteur dit ceci : « Il me semble, dans mes moments de vanité, que je commence à entrevoir ce que doit être un roman. Mais j’en ai encore trois ou quatre à écrire avant celui-là (qui est d’ailleurs fort vague) et, au train dont je vais, c’est tout au plus si j’écrirai ces trois ou quatre. Je suis comme M. Prud’homme qui trouve que la plus belle église serait celle qui aurait à la fois la flèche de Strasbourg, la colonnade de Saint-Pierre, le portique du Parthénon, etc. J’ai des idéaux contradictoires. De là embarras, arrêt, impuissance. » (C4, p. 3-4.) Ce n’est pas ici un surgissement peu contrôlé de l’habitus bourgeois de Flaubert qui est à l’œuvre, mais une forme d’auto-allégorie dévalorisante fondée sur le motif bourgeois qui, au départ, est complètement étranger au sujet évoqué.
33 Pour toute capitale qu’elle soit, la dimension personnelle inhérente au Dictionnaire flaubertien ne doit éclipser ni la virulence de l’entreprise, ni son adéquation à un espace des possibles antibourgeois plus général, que Sartre a tendance à réduire dans le portrait quasi-romantique de Gustave en Saint-Flaubert imbécile et martyr qu’il esquisse en avançant qu’il s’agit, pour l’écrivain, de « combattre la bêtise chez les autres sans jamais l’attaquer mais, bien au contraire, en la réalisant, en s’en faisant le médium et le martyr – pour la manifester en sa personne : en un mot, Flaubert rêve de prendre sur soi toute la Bêtise du monde, de s’en faire le bouc émissaire, pour en délivrer les autres et pour s’y perdre un instant, pour la dénoncer et pour la porter à l’extrême jusqu’à l’ignoble, ce “sublime d’en bas” » (L’Idiot de la famille, t. 1, op. cit, p. 630-631).
34 Lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet, C2, p. 31.
35 Herschberg Pierrot Anne, « Introduction » au Dictionnaire des idées reçues, op. cit., p. 24.
36 Par exemple, « Ours – S’appelle généralement Martin ».
37 Par exemple, « Entracte – Toujours trop long ! »
38 Par exemple, « Cercle – On doit toujours faire partie d’un ».
39 Lesquelles sont parfois mobilisées malgré tout, qu’il s’agisse de la définition par inclusion (par exemple, « Baragouin – Manière de parler aux étrangers ») ou par concordance synonymique (par exemple, « Optimiste – Équivalent d’imbécile »).
40 DIRF, p. 89-109.
41 Quemada Bernard, Les Dictionnaires du français moderne, op. cit., p. 427.
42 DIRF, p. 73.
43 « Préface » à Baudeau Antoine, Dictionnaire des précieuses, édition de Charles-Louis Livet, Paris, Jannet, 1856, p. xv.
44 Depuis ce dictionnaire jusqu’à des comédies comme le Procez des pretieuses en vers burlesques ou Les Véritables pretieuses, la production de Baudeau n’est pas sans annoncer le genre parapanoramique de la Physiologie qui se développera en France sous la Monarchie de Juillet ; en particulier, celle du « Bas-bleu », véritable type social de la femme à demi savante auquel Daumier, parmi d’autres, consacrera une série féroce dans Le Charivari.
45 Baudeau Antoine, « Préface » au Grand dictionnaire des précieuses, seconde édition, Paris, Loyson, 1660, n. p.
46 À son sujet, l’étude la plus complète est la thèse inédite de Martine Jacques, Louis-Antoine Caraccioli, écrivain et voyageur, université Paris 4-Sorbonne, 2000.
47 Caraccioli Louis-Antoine, Le Livre à la mode, édition d’Anne Richardot, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2005, p. 10.
48 Qui a, lui, assurément été compulsé par Flaubert, comme l’a montré Helen Zagona (Flaubert’s « roman philosophique » and the voltairian heritage, University Press of America, Lanham-New York-London, 1985). À ce sujet, Anne Herschberg Pierrot a toutefois bien montré qu’il était réducteur de forcer l’héritage flaubertien à l’égard de l’auteur de Candide (voir sa note sur l’ouvrage de Zagona dans Romantisme, vol. 19, no 65, 1989, p. 109-110).
49 Ainsi de l’entrée albâtre, que Caraccioli définit comme un « mot que les poëtes et les amants ne cessent d’employer. Sein d’albâtre, teint d’albâtre », alors qu’on peut lire sous la biffure de Flaubert « sert à décrire les plus belles parties du corps de la femme », ou de chasse dont le Dictionnaire critique dit qu’« il faut en avoir l’équipage, en connoître les termes, en parler souvent, si l’on veut se donner un ton » ce qui devient, dans le manuscrit (a) du Dictionnaire des idées reçues, « On doit feindre une grande passion pour la chasse » (également biffé).
50 À l’entrée cheval, par exemple, on trouve non seulement une assertion portant sur les connaissances indispensables en la matière (« la manière de le saigner, & de le guérir forme des livres entiers. C’est une science que de connoître toutes les différentes espèces de chevaux, ainsi que le défaut & la beauté de toutes les parties qui les constituent. Un Cavalier ne doit pas les ignorer »), mais aussi une petite épigramme à la manière de Martial : « Oron se lève le matin, & court visiter ses chevaux ; il y retourne avant midi, & il s’impatiente de ce que le dîner dure, pour se procurer encore la même vue ; il y est, & il n’en sortira que dans deux heures, & il en parlera le reste du jour. Eh ! qu’Oron ne vit-il dans une écurie ? Il y gagneroit, ainsi que tous ceux qui le connoissent. »
51 Par exemple, à l’entrée Zani (type de valet de la Commedia dell’arte), on trouve « mot italien qui veut dire le bouffon d’une troupe de danseurs de corde ».
52 Lettre à Edmond Laporte, 30 mars 1879, C5, p. 594.
53 Quatrelles, Le Parfait causeur, Paris, J. Hetzel et Cie, 1879. Journaliste et écrivain, L’Épine collabore avec Alphonse Daudet dans les années 1860, avant de rédiger pour son propre compte, sous le pseudonyme de Quatrelles, différents récits (La Diligence de Ploërmel avec Eugène Courboin, À Outrance), livres de souvenirs (À coups de fusil, Un an de règne) et autres pièces (La Dernière idole), tous plus ou moins « sérieux » selon les cas. L’Épine aurait d’abord choisi le pseudonyme d’Eugène Manuel, qui était le véritable patronyme d’un inspecteur des écoles et poète (dont les pièces étaient, pour cause, fréquemment récitées par les élèves de l’époque), et ne se serait rabattu sur celui de Quatrelles qu’après que ce dernier lui eut demandé de renoncer à ce faux nom. (Voir Heilly Georges d’, Dictionnaire des pseudonymes, Paris, Dentu, 1887, p. 362.)
54 Vivier Eugène, Très peu de ce que l’on entend tous les jours, Paris, Motteroz, 1879. Vivier (1817-1900), proche de Théophile Gautier, est alors davantage réputé pour ses talents de joueur de cor que pour les petites pièces qu’il écrit à la fin de sa vie.
55 Lettre à Edmond Laporte, 8 juillet 1879, C5, p. 675.
56 Gilles Philippe, « En guise de préface » à Vivier Eugène, Très peu de ce que l’on entend tous les jours, op. cit., p. xv.
57 Satire qui, à lire la préface, est d’ailleurs moins légère qu’on pourrait le croire. Anne Herschberg Pierrot oriente trop le débat quand elle feint de se demander « quel rapport peut-on bien trouver entre la frivolité de ces recueils de conversation et l’exaspération du Dictionnaire des idées reçues […] ? » (DIRF, p. 58.)
58 « Avant-propos » de Quatrelles, Le Parfait causeur, op. cit., n. p.
59 Saint-Gérand Jacques-Philippe, « Semence de paroles à l’usage de la conversation. Le Dictionnaire de la lecture », art. cit., p. 84.
60 DIRF, p. 66.
61 Composé dans sa première mouture de 52 volumes de petit in-octavo, ce dictionnaire sera republié et augmenté à plusieurs reprises jusqu’en 1878. Voir Saint-Gérand Jacques-Philippe, « Semence de paroles à l’usage de la conversation. Le Dictionnaire de la lecture », art. cit., p. 85.
62 Caminiti Léa, Édition diplomatique des trois manuscrits de Rouen, op. cit., p. 17.
63 Ibid., p. 18, note 1.
64 Rigaud Lucien, Dictionnaire des lieux communs de la conversation, du style épistolaire, du théâtre, du livre, du journal, de la tribune, du barreau, de l’oraison funèbre, etc, Paris, Ollendorf, 1881 et Arüss Arsène, Sottisier, Paris, de Brunhoff, 1886. Anne Herschberg Pierrot a consacré quelques pages bien documentées à ces deux ouvrages (DIRF, p. 67-73) que nous ne répétons pas ici, et que nous préférons essayer de nuancer et de compléter modestement.
65 Ou, plus justement, comme l’antithèse anticipative du Musée de la conversation de Roger Alexandre, publié en 1892 chez Bouillon, qu’Anne Herschberg Pierrot recense également parmi ces « sottisiers », mais au sujet duquel elle a raison de préciser qu’il s’agit là d’une « anthologie sérieuse » (DIRF, p. 62), répertoriant locutions figées, proverbes et lieux communs dans le but de les expliquer non de les critiquer. Notons que Le Musée de la conversation de Roger Alexandre peut se présenter comme l’héritier du Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial de Philibert Joseph Le Roux, qui n’a pas grand-chose de comique, burlesque ou satirique, et dont la suite du titre éclaire la portée : Avec une explication très-fidele de toutes les maniéres de parler Burlesques, Comiques, Libres, Satyriques, Critiques et Proverbiales, qui peuvent se rencontrer dans les meilleurs Auteurs, tant Anciens que Modernes. Le tout pour faciliter aux Étrangers et aux Français mêmes l’intelligence de toutes sortes de Livres. Publié une première fois en 1718 chez Michel Charles Le Cène, à Amsterdam, l’ouvrage se fonde sur un corpus d’expressions figées de son époque desquelles peuvent, aux yeux des étrangers, procéder ces effets burlesques, comiques, libres et satiriques. La réédition du travail de Le Roux qu’a donnée Monica Barsi, en plus de mettre en lumière les apports et réaménagements successifs qui ont marqué l’histoire de ce dictionnaire de 1718 à 1786, permet de mesurer la volonté didactique du projet. Voir Le Roux Philibert Joseph, Dictionnaire comique, satyrique, critique, burlesque, libre et proverbial (1718-1786), édition Monica Barsi, Paris, Champion, 2003.
66 « Préface » à Rigaud Lucien, Dictionnaire des lieux communs…, op. cit., p. ii-v.
67 Collaborateur de La Caricature – qui publie en guise d’amuse-bouche un extrait de ce « dictionnaire humoristique des plus amusants et des plus spirituels » qu’est le Sottisier dans sa livraison du 26 juin 1886 –, Arüss est également l’auteur d’une Graphologie simplifiée publiée chez Kolb en 1861.
68 Dramaturge et chroniqueur au Figaro, Albert Millaud est le fils du banquier Moïse Millaud, qui fonda Le Petit journal.
69 Millaud Albert, « Préface » à Arüss Arsène, Sottisier, op. cit., n. p.
70 Labruyère [Millaud Albert], Physiologies parisiennes, Paris, Librairie illustrée, 1886.
71 DIRF, p. 72.
72 Ibid., p. 73.
73 Provenzano François, « La consécration par la théorie », art. cit.
74 Bourdieu Pierre, Les Règles de l’art, op. cit., p. 171.
75 Sartre Jean-Paul, L’Idiot de la famille, t. 1, op. cit., p. 640.
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