Hollow : une nouvelle forme d’engagement dans la pratique du documentaire
p. 47-59
Texte intégral
1En 2004, l’apparition du Web 2.0 a permis l’émergence de nouvelles formes de documentaires, que l’on qualifie entre autres de webdocumentaires, de documentaires interactifs numériques (« digital interactive documentaries » ou « i-docs ») ou, plus récemment, d’« open space documentaries » (une terminologie proposée par Helen de Michiel et Patricia R. Zimmermann1), selon que l’on insiste sur la plateforme de diffusion, la redéfinition du rôle de l’utilisateur ou du spectateur, ou sur les possibilités formelles et les bouleversements épistémologiques induits par ces nouveaux documentaires2.
2Si, de toutes les pratiques filmiques, le documentaire est sans doute le plus fortement associé à un cinéma engagé, et traditionnellement défini en termes de rhétorique et de stratégies argumentatives, le terme anglais d’engagement revient tel un leitmotiv pour décrire les multiples interactions que ces nouvelles formes de documentaires proposent, grâce aux technologies et au Web 2.0. Selon Siobhan O’Flynn, qui tente de préciser leurs différences d’avec les documentaires linéaires, « les technologies numériques et les plateformes sociales offrent des opportunités plus immédiates et étendues pour de multiples interventions, formes d’engagement et re-représentations d’expériences grâce aux fonctionnalités de la communication entre machines des plateformes des médias sociaux3 ». Helen de Michiel et Patricia R. Zimmermann forgent, quant à elles, le concept d’« open space documentary » (documentaire à « champ ouvert »), en invoquant l’héritage de Dziga Vertov :
D’objets statiques, fixes qu’étaient le film et la vidéo analogiques, le documentaire est en train de se redéfinir comme un environnement fluide, collaboratif, changeant de formes, réceptif aux rencontres, que nous appelons open space documentary. Les espaces invoqués dans ces travaux sont ouverts à de nombreuses itérations, communautés et engagements4…
3Si, pour Sandra Gaudenzi, un webdocumentaire se définit dans un sens restrictif comme un documentaire (par exemple linéaire) « qui utilise le Web comme une plateforme de diffusion », et « qui peut ou non comporter des composantes paratextuelles interactives5 », les documentaires interactifs numériques sont « des artefacts relationnels qui permettent un engagement direct avec la réalité qu’ils décrivent, et qui créent donc de nouvelles épistémologies6 ». Comme le souligne encore Sandra Gaudenzi, « dans un documentaire interactif, l’utilisateur (« user ») a besoin d’avoir un pouvoir d’action (« an agency ») : il doit être capable de “faire quelque chose” physiquement avec/à l’artefact. En conséquence, l’acte d’interprétation ne sera pas considéré comme “interaction” » car il « n’engendre pas un retour (“ feed-back”) du système numérique lui-même7 ». Afin d’éviter toute confusion, cet article suivra les terminologies proposées par Siobhan O’Flynn et Sandra Gaudenzi : il parlera de documentaire interactif (numérique) ou i-doc, plutôt que de webdocumentaire, et utilisera le terme d’interacteur dans un sens équivalent à celui d’utilisateur, bien que celui-ci possède une connotation commerciale8. S’inspirant de la typologie que Bill Nichols propose des films documentaires, Sandra Gaudenzi repère quatre modes pour décrire les façons dont les documentaires interactifs numériques entraînent la participation de l’utilisateur : le mode conversationnel (« conversational mode »), le mode de l’auto-stop (« hitchhiking mode »), le mode participatif (« participatory mode ») et le mode expérientiel (« experiential mode »). C’est le troisième mode qui nous intéressera. « Participatif » doit être ici compris au sens fort, comme un « type spécifique d’interaction parmi bien d’autres. L’interaction participative assume que l’interacteur peut ajouter, changer ou faire circuler le contenu – et par conséquent transformer l’artefact lui-même9 ».
4Cet article s’attache à étudier en détail un documentaire interactif du mode participatif. Hollow constitue selon nous un bon exemple des nouvelles possibilités qu’offre le Web, dans la pratique du documentaire envisagé comme outil d’action sociale. En ligne depuis le 20 juin 2013, Hollow est défini par Elaine McMillion Sheldon, son initiatrice, comme un « projet communautaire participatif » et un « documentaire interactif » dont le contenu est créé « pour la population et par la population10 » du comté de McDowell en Virginie-Occidentale11. Région minière et montagneuse, très durement touchée par les crises économiques, la Virginie-Occidentale pâtit d’une mauvaise réputation dans les médias, figurant régulièrement en tête des statistiques pour les pertes de population, la consommation de drogues et les taux d’obésité et d’illettrisme. Ses habitants ont été contraints de laisser à d’autres la responsabilité d’élaborer et de répandre des opinions fallacieuses et dégradantes sur leur État. Nous décrirons les différentes formes d’engagement et de collaboration suscitées par ce projet et interrogerons sa force « perlocutoire12 », dans le sens que lui attribue J. L. Austin, c’est-à-dire son efficacité en matière de discours et ses effets sociaux et politiques, réels et potentiels.
Présentation et genèse de Hollow
5Elle-même originaire de Virginie-Occidentale, comté jouxtant celui de McDowell, Elaine McMillion a quitté la région comme beaucoup de ses amis après l’obtention de son diplôme de licence. À la lecture de l’ouvrage de Patrick J. Carr et Maria J. Kefalas, Hollowing Out the Middle (littéralement : En évidant le Centre13), une étude sociologique sur l’exode rural des jeunes et la « fuite des cerveaux » à Ellis dans l’Iowa, elle commence à penser aux conséquences locales et nationales de ce dépeuplement des campagnes. Comme elle le dit dans plusieurs entretiens, ses interrogations se font plus pressantes lorsqu’elle apprend que les dix villes du comté de McDowell sont définies comme mourantes. Après avoir visité les lieux et rencontré les habitants, elle décide d’abandonner l’idée de réaliser un film linéaire dans la veine du cinéma d’observation, qui traiterait des initiatives locales. Elle s’aperçoit qu’elle « n’est pas à l’aise avec l’idée de le monter dans une forme de 75 minutes et de conclure avec un carton de fin » et amorce une réflexion sur la manière de concevoir « un projet qui ne se contente pas de documenter, mais qui puisse inciter des individus à s’impliquer14 ».
6Pour Elaine McMillion, l’enjeu est de parvenir à exprimer le regard des habitants sur leur comté et leur permettre d’échanger des idées, de discuter des manières d’affronter certaines difficultés et d’entreprendre des initiatives qui puissent améliorer leur quotidien : « Nous voulons accroître l’efficacité de la collectivité (“ community”), et vraiment déclencher un changement social, augmenter la prise de conscience à un niveau local », confie-t-elle dans un entretien donné à Mandy Rose. Bien que les technologies lui aient sans doute offert les moyens de ses ambitions, l’idée d’œuvrer à une cause sociale, d’amener des individus à se réapproprier leur histoire, est tributaire d’une longue tradition documentaire, tout comme l’est la collaboration du réalisateur avec les sujets filmés. Elle est déjà présente dans l’école participative du cinéma-vérité, par exemple dans l’anthropologie partagée de Jean Rouch, qui cherchait à valoriser le point de vue des personnages. Selon Bill Nichols, le changement épistémologique entre le documentaire « d’observation » et le documentaire « participatif15 » résulte d’un refus de la part des cinéastes de ne pas intervenir sur le profilmique ainsi que d’une reconnaissance des limites morales du cinéma direct et de sa prétention à restituer le réel tel qu’il existerait indépendamment de la caméra.
7Hollow se constitue de deux outils complémentaires, d’un documentaire interactif et d’un site internet très simple. Plateforme de communication conçue pour les échanges locaux et accessibles en cliquant sur l’onglet « update » (mise à jour), le blog WordPress s’adresse essentiellement aux habitants de McDowell (même si un visiteur peut le consulter), qui sont les seuls à pouvoir s’inscrire et à communiquer des informations. Le documentaire interactif utilise quant à lui les potentialités du HTML5 et se compose de six sections qui dépeignent la vie postindustrielle des habitants de McDowell. « The way it was » (Comment c’était avant) retrace l’histoire du comté depuis les années 1940 en rappelant ses années florissantes, son déclin, ses pertes dramatiques d’habitants (de 100 000 dans les années 1950 à 22 000 en 2010), et met l’accent sur les défis que la population doit relever. Dans les autres sections nommées « These roots » (Ces racines), « For each other » (Les uns pour les autres), « For the land » (Pour la terre), « When coal was King » (Quand le charbon était roi), « Around the bend » (Au tournant), ce sont la culture et les valeurs des membres de la population, leurs actions solidaires, les ressources du pays et le travail dans les mines qui sont abordés, ainsi que les idées et initiatives en vue de remédier à la crise. Chaque section se déploie en une succession et une superposition de différentes strates (photographies, textes ou citations, vidéos, statistiques, graphiques, cartes et paysages sonores, etc.) que l’utilisateur peut faire coulisser, apparaître et disparaître, en faisant bouger une barre de défilement verticale. Les strates glissent les unes sur les autres dans un mouvement continuel, ce qui rend la navigation très fluide et facilite l’immersion dans chaque environnement. Le i-doc comporte également quelque trente portraits filmés de femmes et d’hommes de tous âges et de tous milieux, mais qui ont pour trait commun de s’engager et de croire en l’avenir du comté. Alan Johnston, retraité, passionné de musique, se découvre photographe ; Darren Blankenship est un jeune tatoueur, qui a dû fermer boutique, et ne veut pas gâcher son talent en conduisant des camions à charbon ; Linda Mckinney a fondé une banque alimentaire, etc. Les histoires sont insérées dans un paysage visuel composé d’images de leur foyer, de photos de famille, parfois de films amateurs, de manière à faire émerger chaque personnage ou famille d’un contexte. Les courts-métrages les dépeignent dans une activité quotidienne et sont accompagnés d’une voix-off à la première personne. Ainsi les Penwarden ont été filmés dans le local qu’ils rénovent afin de créer un café qui accueillera les locaux et les touristes.
8Si l’interacteur peut se frayer le trajet narratif de son choix, il n’est toutefois pas jeté dans un « magma16 » sans boussole. L’artefact ne nous autorise à découvrir certains contenus (les plus intimes, réalisés par les habitants eux-mêmes) que si nous en avons vu certains préalablement (le portrait du personnage). Faisant primer les associations d’idées particulières aux habitants, cette organisation – qui rompt avec un agencement en forme de banque de données – empêche l’interacteur de parfaitement maîtriser ce qu’il veut regarder. En limitant son pouvoir, elle a l’avantage d’éviter que ses idées reçues ne viennent guider sa navigation. Par exemple la section « Les uns pour les autres » passe d’un match festif de football américain à la tempête ravageuse de 2012 qui détruisit les installations électriques, puis insiste sur des initiatives locales. Les problèmes (drogue, obésité, illettrisme, manque d’infrastructure) sont identifiés ; des statistiques sont données, mais jamais séparées d’un contexte et d’une solution proposée par les habitants (nécessité d’un club de sport, exemple d’un centre d’alphabétisation estival où les enfants peuvent rattraper leur retard en s’amusant…).
9En tant qu’étudiante à Boston, il n’est pas impossible qu’Elaine McMillion ait été influencée par un lieu qui est à la fois le berceau du documentaire personnel aux États-Unis et du perfectionnisme moral (Emerson, Dewey, Cavell, Thoreau ont tous un lien fort avec le Massachusetts, Boston et Cambridge). Son projet soutient une éthique du « care ». D’un côté, les personnages retenus dans le i-doc sont ceux qui s’engagent pour la collectivité, en quête d’un perfectionnement d’eux-mêmes et de la société. De l’autre, l’équipe de production ne vise pas simplement à réaliser un documentaire qui prenne position pour transformer le monde, mais à atteindre une cohérence entre des idées et une pratique, une consonance entre logos et ethos, afin d’éviter de reproduire les rapports de domination symbolique en place, en soumettant les individus filmés à un point de vue.
L’engagement comme participation
10À l’instar des documentaires « open space », Hollow « continue une logique d’engagement que les réalisateurs de documentaires traditionnels ont souvent envisagée : la capacité du documentaire à servir de catalyseur pour un déchaînement de l’opinion publique et, avec un peu de chance, pour un activisme social17 ». Le projet d’Elaine McMillion s’inscrit dans l’émergence, décelée par Jon Dovey et Mandy Rose, de nouvelles « poétiques de collaboration et de participation18 ». Il illustre différents rôles que peuvent jouer les participants, selon qu’ils sont de l’équipe de production, membre de la population résidente ou simple visiteur du i-doc. Bien qu’ils tiennent des rôles distincts dans le processus de co-création, tous ont la possibilité de s’engager dans sa production du projet puisque Hollow a été financé par le crowdfunding, avant de recevoir une bourse du Tribeca Film Institute, du West Virginia Humanities Council Grant et d’autres donations privées.
11Les membres de l’équipe de production se sont grandement investis dans ce projet de longue haleine, en donnant beaucoup de temps et en utilisant leurs compétences pour restituer au mieux le point de vue que les habitants portent sur eux-mêmes et sur leur comté19. S’il y a eu une sélection (McMillion a mené 75 entretiens et retenu environ 30 personnes), un plus grand nombre d’individus se sont impliqués dans plusieurs ateliers, au cours desquels l’équipe de production et les habitants discutaient des thèmes du site, des manières de raconter leurs histoires et faisaient des projections des rushes. Le contenu et la structure du site et du i-doc ont été définis en étroite collaboration avec eux. Les titres des sections (« These roots »…) sont des expressions qu’ils ont coutume d’employer. Une vingtaine de personnes, notamment des jeunes, ont été formées à la photographie et à la vidéo numériques, afin de réaliser des portraits et de produire quelques images, visibles sur le site (voir A Walk through Keystone de Fred Rice, un jeune qui parle de ce qui devrait être amélioré dans sa ville à mesure qu’il la filme). Les caméscopes numériques fournis par l’équipe de production ont été laissés sur place, pour que les habitants puissent continuer à témoigner. La section intitulée « Around the bend » reflète le travail que l’équipe a mené avec eux, par exemple une séance de « balloon mapping20 » et un atelier qui consistait à faire dessiner aux enfants le centre socioculturel de leurs rêves. McMillion n’hésite pas à féliciter, dans le i-doc, les avancées de certains adolescents (par exemple Katelyn Justice), et leur engagement dans le projet. Lors du lancement de Hollow, la mise en ligne s’est couplée d’une projection des portraits sur place et a attiré deux cents personnes.
12Grâce à la structure rhizomatique du Web, le i-doc réunit un volume important d’informations hétérogènes (cinq heures bout à bout), organise les histoires de manière plus horizontale et moins hiérarchique, et les assemble en un « agencement collectif d’énonciation », pour faire ressortir « des cercles de convergence21 ». On peut aisément appliquer à Hollow les nouvelles théories que proposent Helen de Michiel et Patricia R. Zimmermann : « La pratique du documentaire open-space est réciproque, à échelle humaine et localisée, réflexive et polyphonique : elle est structurée non comme une argumentation déductive ou un exposé, mais comme une mosaïque mouvante de façons de considérer un concept ou un lieu22. » Hollow est une cartographie d’un « micro-territoire », utopique en ce qu’il met en saillie des perspectives. Il procède d’« actions multiples » et se caractérise par la « mutabilité », la « perméabilité » et la « décentralisation23 ». Migrant à travers différentes plateformes, il se déploie selon une logique cross- et transmédia, dans la mesure où un contenu à la fois similaire et différent est décliné sur des médias complémentaires.
13L’Internet peut prolonger les possibilités de collaboration qui s’arrêtent souvent au moment du montage dans les documentaires linéaires. Dans la mesure où Hollow fut pensé pour produire des changements sociaux et pourvoir la collectivité de moyens d’une action collective et durable, la participation des habitants ne devait pas se limiter à la phase de production. Le site internet, pouvant aisément être mis à jour, leur permet de communiquer des informations en temps réel, de rendre visibles leurs initiatives touchant à l’environnement, l’enseignement, la santé, le patrimoine, la politique et le tourisme. Il comporte de brèves histoires (présentées comme un « bonus » du l’i-doc), un calendrier d’événements, des profils individuels des résidents qui se sont inscrits et des outils forgés en partenariat avec la Sunlight Foundation, qui favorisent la transparence des politiques locales et fédérales, notamment en matière de financement24.
14À la différence d’autres artefacts, Hollow accorde aux utilisateurs du i-doc un rôle restreint, qui se résume principalement à cliquer pour révéler le contenu (l’interface finale utilise une logique hypertexte). Le i-doc conserve toutefois une nature « participative » car il les invite à répondre à quelques questions en vue d’élaborer des statistiques (par exemple : « avez-vous été contraint de quitter votre lieu de naissance pour trouver du travail ? » en précisant les villes de départ et d’arrivée), ou à télécharger, via l’application Instagram25, des photos qu’ils considèrent caractéristiques de leur foyer. Hollow valorise donc la participation des sujets qu’il dépeint et restreint celle des autres utilisateurs, tout en favorisant leur immersion et en suscitant, grâce aux paysages sonores et à des portraits intimes de personnes courageuses et engagées, leur investissement émotionnel (S’il rompt avec le schéma narratif classique des documentaires qui prennent la forme d’une « enquête » et débouchent sur une « résolution26 », le i-doc combine de nouveaux agencements narratifs et peut déclencher des émotions, grâce aux portraits qui retrouvent la potentialité affective des documentaires linéaires). Hollow amène les Américains à comparer leurs expériences avec ce que vivent les habitants du comté de McDowell et à évaluer la situation de leur État. Si le i-doc ne traite que d’une collectivité, il fait du comté de McDowell un exemple représentatif de l’histoire de bien des comtés des États-Unis. Son argumentation vise à provoquer une prise de conscience pouvant conduire à une réaction, quant à un problème qui n’est pas local mais concerne l’ensemble du territoire.
Hollow : un exemple du tournant social et politique du documentaire interactif
15Hollow projette une image du comté de McDowell très différente du tableau sombre et sordide que véhiculent habituellement les médias, souvent des journalistes extérieurs au comté. Il ouvre un espace de parole à des voix jadis étouffées et s’attache à mettre en lumière un autre versant du comté : des gens valeureux qui restent, s’engagent et le transforment. Grâce au processus de production et aux ateliers, les habitants ont pu dégager des intérêts communs et commencer à rassembler leurs histoires pour construire une « identité narrative27 », dans laquelle ils sont à même de se reconnaître (une partie importante du processus a été de les amener à pouvoir raconter leurs histoires). Comme l’écrit Paul Ricœur, la mise en récit d’une « communauté » par elle-même façonne ses membres, parce qu’elle possède une dimension à la fois descriptive et prescriptive28. Elle produit une « refiguration », « une transformation à l’égard de l’agir et du pâtir29 ». Cette efficacité de l’acte configurant est sous-entendue dans les mots significatifs de l’artiste Tom Costa qui achèvent le i-doc : « il est temps de remonter la pente ». La mise en récit d’une histoire dont les médias traditionnels les avaient dépossédés, doit coïncider avec une reprise du pouvoir, une « relance vers l’action30 », comme l’écrit Paul Ricœur.
16Si les effets vertueux de la mise en récit se retrouvent dans les documentaires linéaires, le Web comporte d’autres bénéfices : d’abord, celui d’assurer à Hollow une visibilité potentiellement forte et durable, mais qui a un coût : 730 dollars mensuels de maintenance31. Le site a attiré 20 000 visiteurs les deux premières semaines qui ont suivi son lancement, grâce à une couverture médiatique nationale du New York Times et du Huffington Post. Le Web permet ensuite de décliner l’artefact sur différentes plateformes : en plus du i-doc, Hollow se compose de comptes twitter et facebook, régulièrement mis à jour, d’un profil vimeo, où sont diffusés les portraits qui n’ont pu être intégrés au i-doc. Hollow sera très certainement amené à se développer, à l’instar de certains artefacts en ligne qui deviennent de véritables « entités vivantes32 » comme l’a montré Sandra Gaudenzi. Elaine McMillion ambitionne de créer un projet qui puisse coordonner et favoriser les échanges entre différentes villes (de l’Arizona, du Texas, ou du Maine, par exemple) qui sont confrontées à des difficultés similaires. Si le blog WordPress se prête bien à la narration de l’histoire du comté qui connaît des changements constants et rapides, il réclame que les habitants le nourrissent. Or, ils ne s’investissent pas encore beaucoup. De plus, l’utilisation d’outils véritablement efficaces (par exemple ceux que propose la Sunlight Foundation) nécessite un apprentissage, ce qui renvoie à la question des financements et de la viabilité d’un tel projet.
17Comment évaluer les effets de Hollow sur la vie des individus ? Une telle entreprise peut-elle déboucher sur des changements sociaux ? Dès le début du processus de production, certains individus ont remarqué des effets significatifs sur la conscience individuelle et collective des habitants de McDowell. En valorisant leur regard et leurs accomplissements, Elaine McMillion a peu à peu gagné leur confiance. « [Elle] se soucie réellement de nous », écrit Janise Domingue. « Elle a fait que nous nous soucions de nous de nouveau et m’a ouvert les yeux… Je ne sais pas très bien comment expliquer l’espoir et le sentiment communautaire que Hollow a insufflés33 », souligne Renée Bolden, qui a créé une association destinée à préserver le patrimoine photographique du comté. Même s’il est encore trop tôt un an après son lancement pour évaluer le retentissement de Hollow sur les habitants de McDowell, on peut affirmer qu’il a eu un impact sur les participants (cet effet reste toutefois ciblé puisque quelques personnes sont concernées sur une population de 22 000 habitants environ). Suite aux multiples prix et notamment au prestigieux « Peabody Award » qu’il a remporté, Joe Manchin, le sénateur de la Virginie-Occidentale, a organisé le 22 juillet 2014 une projection et une discussion autour de Hollow au Capitole, au cours desquelles dix habitants étaient présents. Hollow sert donc d’arène, de tribune aux habitants pour discuter avec les pouvoirs politiques, bien que les représentants des pouvoirs locaux n’aient pas originellement soutenu le projet. Certaines personnes ont reçu des offres d’emploi et des financements pour leurs initiatives (par exemple une association de jardinage). Le film a communiqué à certains jeunes (élèves de collège et lycée) l’envie de s’engager pour la collectivité. Ainsi Katelyn Justice, une jeune fille de douze ans, a filmé le meeting de la Federation of Teacher’s Reconnecting McDowell et a interrogé le Secrétaire d’État américain à l’Éducation, Arne Duncan. Hollow laisse supposer que la production d’un documentaire « à champ ouvert » permet d’amorcer des actions dont les effets dépassent la simple création d’une œuvre et rejoignent la vie, le monde historique pour le transformer et rendre visibles ces transformations en les réintégrant potentiellement dans l’œuvre elle-même (dans le cas de Hollow, elles sont pour l’instant visibles sur le site WordPress, plus que sur le i-doc, même si l’évolution de certains jeunes est soulignée dans la section « Around the bend »).
18Cette prise de conscience chez les jeunes peut se révéler décisive pour la mise en œuvre de changements sociaux. En effet, si les jeunes sont la force vive d’une communauté, ceux pouvant impulser un profond progrès et rompre certains cercles vicieux, ils sont aussi les plus difficiles à atteindre, en particulier dans une région minée par la drogue et l’illettrisme. Selon le chercheur en sciences de l’éducation David Buckingham, leur détachement de la politique reflète leur sentiment d’impuissance : « [L] es jeunes ne sont pas définis par la société comme étant des sujets politiques, et encore moins des acteurs politiques34. » Dès lors, les faire collaborer à une œuvre collective, les inviter à documenter leurs modes d’existence ou leur environnement en pensant à ce qui devrait être amélioré et comment, peut être une première étape décisive à la mise en place de changements sociaux effectifs. La création d’une œuvre collective interactive, lorsqu’elle a pour objet la communauté elle-même, peut être vue comme une préparation à la réalisation d’actions civiques et sociales. S’inspirant des réflexions de David Buckingham, Henry Jenkins, ancien directeur des études en médias comparés au MIT (Massachusetts Institute of Technology), note que « la nouvelle culture participative offre bien des opportunités pour les jeunes de s’engager dans des débats citoyens, de participer à la vie de leur communauté35 ». Dans les mois qui viennent, Elaine McMillion et son équipe vont former les jeunes à Internet afin qu’ils puissent davantage contribuer au site. En les initiant aux nouveaux médias, elles leur donnent les moyens de surmonter le « fossé de la participation36 » dont a parlé Henry Jenkins.
19Sans renoncer à son rôle d’auteure (elle n’hésite pas à écrire à la première personne dans la section « Around the bend ») et de narratrice, Elaine McMillion est surtout une coordonnatrice : elle et son équipe construisent un artefact à partir d’un « réseau de relations37 ». Son projet conjugue les potentialités de différents médias et moyens de diffusion (caméras, Web, projection publique) afin de repriser le tissu inter-narratif et social, et reformer une communauté en recréant une convivialité et une proximité. L’Internet et le film proposent des rencontres de natures différentes et complémentaires : l’Internet permet d’interagir à distance et en temps réel, et de continuer les interactions face à face qu’ont suscitées la réalisation des portraits et les projections, et qui restent indispensables. Hollow fait coexister et dialoguer de multiples voix, pour ouvrir des horizons nouveaux. Il ne s’agit pas tant de changer la vie des résidents au sens fort, que de créer une conversation continue entre interacteurs et un environnement propice aux connexions, aux collaborations locales, à la communication et à la restauration des relations humaines.
20Elaine McMillion et son équipe sont, selon les termes de Helen de Michiel et Patricia R. Zimmermann, des « fournisseurs de contexte », plutôt que des « fournisseurs de contenu38 ». À l’origine de leur engagement réside le « soin qu’on prend du souci que les autres doivent avoir d’eux-mêmes39 ». Ils transmettent un savoir et fournissent des outils pour que des individus puissent penser et agir de manière autonome et durable. Ils s’engagent pour que d’autres puissent s’engager à leur tour et continuer d’œuvrer au bien-être de leur collectivité lorsqu’ils ne seront plus sur les lieux pour donner une impulsion.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Michiel de H. et Zimmermann P. R., « Documentary as an Open Space », in Winston B. (dir.), The Documentary Film Book, Londres, British Film Institute, 2013.
2 Accessible au public en 2004, le Web 2.0 se distingue du Web 1.0 (la version initiale du web) parce qu’il permet aux utilisateurs d’interagir. Comme le notent Jon Dovey et Mandy Rose, le Web 2.0 est également nommé « social », en raison de ses possibilités de « dialogue », de « partage », de « participation », et de « mise en relation » (p. 369-370). Voir Dovey J. et Mandy R., « ‘ This Great Mapping of Ourselves’ – New Documentary Forms Online », in Winston B. (dir.), The Documentary Film Book, op. cit. Toutes les traductions de l’anglais vers le français sont de l’auteure de l’article.
3 O’Flynn S., « Documentary’s metamorphic form : Webdoc, interactive, transmedia, participatory and beyond », Studies in Documentary Film, vol. 6, no 2, 2012, p. 148.
4 Michiel de H. et Zimmermann Patricia R., « Documentary as an Open Space », op. cit., p. 355.
5 O’Flynn S., « Documentary’s metamorphic form : Webdoc, interactive, transmedia, participatory and beyond », op. cit., p. 142.
6 Voir la thèse de doctorat de Gaudenzi S., intitulée The Living Documentary: from Representing Reality to Co-creating Reality in Digital Interactive Documentary, soutenue à Goldsmiths (Centre for Cultural Studies), université de Londres, janvier 2013, p. 37 (disponible en ligne: <http://www.interactivedocumentary.net/>, consulté le 26 août 2014).
7 Ibid., p. 26.
8 Voir O’Flynn S., « Documentary’s metamorphic form : Webdoc, interactive, transmedia, participatory and beyond », op. cit., p. 144.
9 Gaudenzi S., The Living Documentary, op. cit., p. 57.
10 Propos issus du site internet du projet de Hollow : <http://www.hollowthefilm.com/about/the-project/>, consulté le 27 août 2014.
11 Hollow est accessible à l’adresse suivante : <http://hollowdocumentary.com/>. Le i-doc donne deux acceptions de « hollow » : une vallée entre deux montagnes et une maison ou foyer (« home »).
12 Selon J. L. Austin, la perlocution est un acte qui, « en plus de faire tout ce qu’il fait en tant qu’il est une locution […], produit quelque chose “PAR le fait” de dire quelque chose ». Austin J. L., Quand dire, c’est faire, traduit de l’anglais par Gilles Lane, Paris, Le Seuil, 1970, p. 84.
13 L’ouvrage possède un site internet : <http://hollowingoutthemiddle.com/>, consulté le 26 août 2014.
14 Les propos d’Elaine McMillion sont issus du site internet déjà mentionné du projet de Hollow, d’un entretien avec Mandy Rose (<http://collabdocs.wordpress.com/interviews-resources/elaine-mcmillion-on-hollow/>, consulté le 24 août 2014) et d’une discussion personnelle que j’ai eue avec elle via Skype le 25 septembre 2013.
15 Nichols B., Introduction to Documentary, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 2001, p. 100-101.
16 Le terme est originellement de Thomas Elsaesser et repris par Dovey J. et Mandy R. dans « ‘This Great Mapping of Ourselves’: New Documentary Forms Online », op. cit., p. 370.
17 O’Flynn S., « Documentary’s metamorphic form: Webdoc, interactive, transmedia, participatory and beyond », op. cit., p. 148.
18 Dovey J. et Mandy R., « ‘This Great Mapping of Ourselves’ : New Documentary Forms Online », op. cit., p. 370.
19 Elaine McMillion et son équipe se sont engagés bien au-delà de la fabrication de l’œuvre. Linda McKinney, une habitante, raconte qu’au moment des tempêtes de juin 2012, ils étaient parmi les premiers sur les lieux pour aider à la reconstruction.
20 Le « balloon mapping » consiste à attacher une caméra à un ballon et à l’envoyer dans les airs pour prendre des vues aériennes.
21 Deleuze G., Guattari F., Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 13 et p. 19.
22 Michiel de H. et Zimmermann P. R., « Documentary as an Open Space », op. cit., p. 356.
23 Ibid.
24 Voir leur site internet : <https://sunlightfoundation.com/tools/>.
25 Instagram est une application mobile qui permet de capturer et de partager des photos et vidéos et de leur donner des effets visuels en leur appliquant des filtres préprogrammés.
26 Nichols B., Introduction to Documentary, 2010 (2e éd.), op. cit., p. 21.
27 Ricœur P., Temps et récit. Tome III. Le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1991 [1985], p. 439-448 ; Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
28 Ibid., p. 200.
29 Ibid., p. 194.
30 Ricœur P., Temps et récit. Tome III, op. cit., p. 327.
31 Voir l’entretien d’Elaine McMillion avec Pamela Stuart : <https://ignitechannel.com/making-hollow-interview-documentary-storyteller-elaine-mcmillion-sheldon/>, consulté le 13 décembre 2014.
32 Gaudenzi S., The Living Documentary, op. cit., p. 3.
33 Voir les réactions des habitants sur le site du projet déjà mentionné.
34 Buckingham D., The Making of Citizens : Young People, News and Politics, Londres, Routledge, 2000, p. 218-219.
35 Jenkins H., Confronting the Challenges of Participatory Culture. Media Education for the 21st Century, The MIT Press, Cambridge/Massachusetts, Londres, The MIT Press, 2009, p. 12. Selon lui, « [u]ne culture participative est une culture avec un accès relativement aisé à l’expression artistique et à l’engagement civique » (p. xi).
36 Henry Jenkins définit « le fossé de la participation » comme « l’accès inégal aux opportunités, aux expériences, aux compétences et aux connaissances qui prépareront les jeunes à participer pleinement au monde de demain » (ibid., p. xii).
37 Dovey J. et Mandy R., « ‘This Great Mapping of Ourselves’ : New Documentary Forms Online », op. cit., p. 371.
38 Michiel de H. et Zimmermann P. R., « Documentary as an Open Space », op. cit., p. 358.
39 Foucault M., Histoire de la sexualité. Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 69.
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