Regarde les Arlequins !1
Bal masqué chez Éric Chevillard
p. 25-34
Texte intégral
« Arlequin n’eût exécuté Tant de différents personnages2. »
1Que reste-t-il d’un vieil académicien qu’on ne lit plus et dont on a presque oublié le nom ? Son costume et son épée, au fond de quelque musée de province. Vanité de Désiré Nisard, réduit à n’être plus qu’une tenue d’apparat pour avoir succombé aux séductions du monde. L’histoire aurait dû s’arrêter là. Mais heureusement, on sait qu’un héros des causes sans objet continue de le détester au point d’en faire le Prince des Ténèbres, un vampire à la Maldoror… Allant au bout de sa démarche, le narrateur connaît un « devenir-Nisard3 » : puisque l’habit fait le Nisard, il endosse le costume et l’épée de l’Académicien avant de disparaître dans un étang. À défaut de l’Être, l’étang/t ; à défaut de Heidegger, Dino Egger. Comme chez les baroques, quand Genest, pris par son rôle, va au bout de sa destinée, le costume possède une efficace. Lui au moins ne ment pas, et s’il est constitutif du sujet, c’est que la nudité relève de l’impensable. Chez Éric Chevillard il n’est en effet de sujet que costumé, revêtu de quelque vêtement emprunté au magasin des accessoires.
2Certains peuvent bien résister, et n’entrer qu’à contrecœur dans leur nouveau costume. Il en va ainsi du narrateur de Préhistoire4, fils de famille en rupture de ban devenu archéologue, puis, suite à un accident, contraint de reprendre la fonction et l’uniforme du guide précédent. Mais comment porter l’uniforme d’un autre, petit, enveloppé, et dont la paralysie du bras droit explique l’absence de plis au coude, quand on est grand, mince et raide de la jambe gauche ? Pour faire taire le scrupule (« Est-ce que je n’usurpe pas les titre et qualité de gardien, vêtu de cet uniforme, les titre et qualité de guide ? », p. 51), il ne reste qu’une solution : devenir plus petit et plus gros, de façon à s’ajuster au vêtement d’emprunt.
3Rien d’étonnant alors à ce que l’histoire boite et que le narrateur de Préhistoire ne devienne pas un « héros », à la manière du Vaillant Petit Tailleur5 qui, lui, sera à la hauteur de sa tenue. Alors que, devant le roi, il se disait prêt à revêtir les « hardes6 » dont même les épouvantails n’ont plus l’usage, il devient général du jour où il parvient à en revêtir l’uniforme. Dans un premier temps, le costume lui va trop grand, car le héros est « trop petit pour le rôle » (VPT, p. 106). Mais passés les quolibets, il prend en main son destin : pour parader en grande tenue, « il lui aura suffi de quatre épingles » (VPT, p. 106). Ce vêtement trop grand, il parvient alors à l’habiter, tuant les géants et sauvant le royaume. Pour le Vaillant Petit Tailleur, qui ne manque pas d’étoffe, la façon la plus sûre de devenir un héros épique consiste donc à s’habiller au-dessus de ses moyens. Et tout comme les noms d’emprunt finissent par devenir authentiques à force d’usage, les vêtements d’emprunt imposent leur empreinte. Dans cette contrefaçon généralisée, l’usurpateur est roi ; et l’imposture, posture. Posture postiche et pastiche.
4En effet, quelle tenue endosser quand le magasin des accessoires ne nous offre que des costumes fatigués :
[…] le navigateur intrépide, le jeune ambitieux, l’amoureux idiot, le fils endeuillé, le loup solitaire, le séducteur cynique, le fameux détective, le quinquagénaire dépressif, le prince et la bergère, l’artiste maudit, le découvreur de monde, l’enfant épouvanté, le courageux malade, le mari jaloux, le nain diabolique […], l’homme entre deux femmes […] » (DH, p. 134-135).
5Liste d’emplois qui s’achève sur le rôle ou plutôt le non rôle absolu, celui du « roi nu » – comme si la comédie pouvait déboucher sur une vérité.
6Par leur manque d’étoffe, les romans de Chevillard ressemblent ainsi au vêtement que le Vaillant Petit Tailleur s’est promis de finir avant de toucher à sa tartine. « L’admirable leçon de sang-froid et de maîtrise de soi » tourne court : poussé par la gourmandise, le Petit Tailleur commet un pourpoint auquel il manque une manche et dont le col n’autorise pas le passage (VPT, 38). Dans cette œuvre qui aime les associations libres, l’analogie s’impose : le conte de Grimm est lui-même « cousu de fil blanc7 », des éléments superflus « émaillent » ou plutôt « démaillent » le roman8, tandis que la formule brodée sur le vêtement du petit tailleur suscite une horreur feinte, trop ostentatoire pour être honnête, envers tout ce que suggère le verbe « broder ». La « broderie », voilà l’ennemi :
il ne saurait s’agir d’en rajouter, de déraisonner à partir de quelques faits succincts, d’en tirer des conséquences improbables, ni d’embellir ou d’orner de fioritures, oiseaux, papillons, une réalité mal connue, moins encore d’inventer des détails déplaisants […], car voilà bien pourtant ce que suggère en littérature notamment le verbe broder, un développement fantaisiste, une exagération, une extrapolation, l’amplification extravagante d’une imagination tournée à envisager tout de suite le meilleur ou le pire9.
7De même que le petit tailleur préfère achever en hâte le pourpoint pour manger sa tartine, Éric Chevillard sacrifie l’essentiel : l’art du roman, à l’accessoire : l’anecdote, la digression, toujours prêt à oublier son « patron » pour faire intrigue buissonnière (VPT, p. 21-23 ; VPT, p. 27-28, etc.). Comme le héros dans son uniforme trop grand, les intrigues d’Éric Chevillard « flottent ». En effet, tous ces romans vivent au-dessus de leurs moyens pour avoir emprunté aux riches, c’est-à-dire aux grands genres, aux modèles prestigieux. À la façon de l’arlequin, dont le costume bigarré trahit en fait la misère, de tels récits recueillent des « chutes » (citations, allusions…) venues d’un autre temps, un temps où la trame du monde légitimait/inspirait le tissage du texte. Or, dans le monde démonétisé qui est celui d’Éric Chevillard, il faut vivre à crédit et emprunter sans cesse. Tailleur d’occasion, l’auteur ne cesse de ravauder : citations de Buffon dans Du hérisson10, notices du Grand Larousse dans Démolir Nisard, page de Bettelheim dans Le Vaillant Petit Tailleur (p. 140) et, sancta simplicitas, reprise de la Genèse dans Du hérisson (DH, p. 40). Mais envers ces textes, l’auteur use d’un droit de retouche. Si, dans Du hérisson, il recopie longuement Buffon, c’est au prix de certains accrocs. « Naïf et globuleux », le hérisson ne l’est ni dans le Bestiaire de Pierre de Beauvais, ni dans l’Histoire naturelle, de Buffon, cités abondamment mais agrémentés de farcissures11 ; dans Démolir Nisard, c’est au Grand Larousse qu’emprunte ce copiste infidèle pour le portrait de l’académicien – portrait outrancier puisqu’en définitive la notice citée se révèle être celle du crapaud12. Quant à la Genèse, Du hérisson en fait une psychopathologie de la vie quotidienne, car si la nuit succède au jour et le jour à la nuit, c’est que l’Éternel, victime de TOC, ne peut s’empêcher d’éteindre après avoir allumé et d’allumer après avoir éteint (DH, p. 40). Cette « littérature mineure » procède donc d’une contrefaçon généralisée, qui fait de la reprise dégradée le mode suprême de l’hommage.
8De même que L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster est elle-même une reprise de Feu pâle, toute création relève ainsi de l’usurpation, comme le montrent certains emprunts à demi masqués. Jules Renard a sans doute écrit, dans ses Histoires naturelles, « Le paon se marie à l’église » ; mais après Pierre Ménard et son Quichotte, qu’est-ce qui peut empêcher Thomas Pilaster ou le narrateur de Du hérisson de revendiquer comme leur cette formule qu’ils aiment tant13 ? Puisque nous venons trop tard et que toute chose a été écrite déjà, l’invention nous est hors d’atteinte, de sorte qu’il ne nous reste qu’à répéter14. Écrire consiste alors à emprunter un style, c’est-à-dire un rôle, sans que cela engage vraiment. Mais alors que pour Jacques Lacan, détournant Buffon à l’ouverture de ses Écrits, « le style c’est l’homme, l’homme auquel on s’adresse », pour Éric Chevillard le style c’est l’homme auquel on emprunte.
9C’est en cela justement que le monde est bien fait, car s’il y a des genres en quête d’auteur, il existe des auteurs en quête de prêt à copier. Véritable caméléon, Chevillard se fait tour à tour : auteur de pseudo-romans policiers, avec l’affaire de la chèvre et de la femme à barbe ; pornographe burlesque (l’enfant de chœur et les trois ecclésiastiques) ; haïkiste, avec « cinq cents faux haïkus aux sourcils froncés15 » ; poète épique, avec la geste d’Ilinuk dans Choir (Minuit, 2010) ; poète cosmique prêt à célébrer l’Afrique mystérieuse, dans Oreille rouge16 ; ou bien moraliste cultivant la maxime et l’aphorisme17, l’aphorisme étant ce qui reste de la philosophie quand les grands discours ne sont plus de mise. Le drôle, d’ailleurs, est que certains de ces aphorismes présentés dans L’Œuvre posthume… comme des pauvretés (les facilités du paradoxe et du « mot » faussement profond) resurgissent dans L’Autofictif (L’arbre vengeur, 2009), cette fois en nom propre et au premier degré.
10Mais le rôle favori d’Éric Chevillard est celui de biographe : biographe de Nisard, ce monstre malfaisant, ou de Crab, dont on découvre qu’il est mort à la naissance18, ou de Dino Egger, qui n’a jamais vécu19. Or, un « vrai » biographe est l’homme qui vit d’une vie substitutive et reçoit son existence d’autrui. Mais dans ces récits de non-vie, qu’est-ce que le biographe peut bien emprunter à un personnage inexistant ? Aussi inexistant que le poème sur l’Afrique, qu’on ne lira jamais (Oreille rouge) ; ou que cette bibliothèque imaginaire qui peuple l’œuvre, et dont on ne connaîtra que les titres20. Privées de légitimité et de nécessité, la biographie mais aussi bien l’épopée ou la poésie lyrique constituent donc des formes vides, réduites à leurs attributs extérieurs, c’est-à-dire leurs traits de style. Le style devenant un habit d’emprunt (« à la manière de »), cette forme sans substance.
11Cette absence d’être, les récits d’Éric Chevillard la doivent à ce qu’ils procèdent d’une absence. La quatrième de couverture des Absences du capitaine Cook (Minuit, 2002) nous en avertit d’emblée : « De James Cook, […] il ne sera pour ainsi dire pas question dans ce livre […] » ; de la même façon, un titre tel que Sans l’orang-outan a quelque chose d’endeuillé ; quant à Dino Egger, dont le héros n’existe que d’être nommé, le paradoxe d’une telle « biographie » consiste à peupler le vide en racontant la vie exubérante d’un homme qui n’a jamais vécu. Du fait de cette béance, la prolifération des récits et des mots (la dépense, l’excès) a valeur d’ersatz. En effet, les récits ne sont pas là pour donner à voir et à comprendre le monde, mais pour suppléer à son manque, en masquer l’absence d’être. Rien d’étonnant alors à ce que, sous le nom de Nijinski, Dino Egger ait créé un ballet intitulé « Schéhérazade » (DE, p. 61). Comme dans les Mille et une nuits, le récit prolifère pour conjurer une menace, même si, dans ce système de leurre, le centre véritable demeure hors d’atteinte21.
12Cette esthétique du faux, chère à l’auteur, élève le kitsch au rang des beaux-arts, si l’on admet que la pire des rhétoriques (la surcharge, l’adjectivation à outrance) procure la plus aristocratique des jouissances. Si l’écriture de Chevillard emprunte à l’épique, à l’hagiographie ou à l’élégiaque, c’est avec cette ironie mélancolique qui rend l’emphase suspecte et la métaphore, parodique. Jouant double jeu, le narrateur ne cesse d’ailleurs de condamner l’objet de sa tendresse. Furne a beau s’interdire en hiver : « tapis », « manteau » et « linceul », la « tentation est grande » (CD, p. 9) car « il est des comparaisons qui s’imposent, les joues et les pommes, les seins et les poires, certaine carnation et la blancheur crémeuse du lait […], et pourtant la demoiselle blonde comme les blés qui vous les inspire ne ressemble ni de près ni de loin à une exploitation agricole […] » (CD, p. 59).
13L’impossibilité de l’authentique – être le « roi nu » – s’impose tout particulièrement quand le narrateur prétend à la vérité. Affectant d’en finir avec les jeux de rôle, il dit vouloir « en découdre avec le pauvre mythomane qu’il est », « découdre avec soin l’Arlequin » (DH, p. 135). Mais cette mythologie de la transparence (la maison de verre de Nadja) débouche sur un cabotinage éhonté, avec « douloureux secret », « autobiographie déchirante » et « recueil pathétique d’anecdotes autobiographiques22 », de sorte que la mise à nu constitue un masque de plus. Quand le narrateur déclare : « Pas d’autobiographie sans un sabre japonais », il ne rejoue pas Mishima (le sepuku), mais donne du pacte autobiographique une version grandguignolesque (mettre ses tripes à l’air, tout déballer…). Avec ce paradoxe jubilatoire que l’affectation de vérité est ce qui sonne le plus faux.
14Par son goût de l’emphase, de l’écart assumé et de la grandiloquence parodique, l’écriture d’Éric Chevillard rejoint cette esthétique du porte-à-faux qu’est l’héroï-comique. À la médiocrité du sublime (la Genèse en TOC) répond en effet la magnificence du quotidien, comme quand une modeste gomme ne se contente pas d’effacer la page mais « se sacrifie pour nous laver de nos péchés, elle les prend sur elle, elle expie nos fautes, notre âme noire se dépose comme une suie sur son tendre petit corps blanc mutilé » (DH, p. 66). Voilà beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Or, si le style c’est l’homme, qu’en est-il de l’homme dont le style est « pseudo23 » ? Pseudo-épique, pseudo-poétique, pseudo-autobiographique… Dans ce palais de miroirs, il n’y a pas de vérité, mais un système de leurres qui fait de chaque texte, ou presque, le reflet dégradé d’un autre. Comme Éric Chevillard affecte de voir dans Le Vaillant Petit Tailleur de Grimm « un plagiat essoufflé du chef-d’œuvre de Cervantès » (p. 177), il laisse entendre qu’à force « de retouches et de corrections », on doit pouvoir le réécrire en Quichotte (VPT, p. 179). Le comble est ainsi qu’une reprise dégradée prétend à la vérité. On reste médusé d’un tel travestissement, et pourtant, si la distance est grande entre le rusé petit tailleur et le chevalier à la triste figure, il existe bien une forme de donquichottisme dans l’œuvre d’Éric Chevillard, en ce que ses personnages, qui vivent à l’ombre des grands récits : Buffon, Grimm, Boucher de Perthes, Nisard…, se montrent fascinés par les figures exemplaires (Dino Egger). Le donquichottisme procède en effet d’un emprunt : si l’équipement du héros réemploie des objets à d’autres fins (le plat à barbe comme casque, etc.), c’est pour signifier que le désir qui l’anime procède d’autrui : désir du désir d’Amadis chez Cervantès, tout comme les personnages d’Éric Chevillard rêvent de cette souveraineté magique que possèdent les rôles : « le navigateur intrépide », « l’artiste maudit », « le courageux malade », etc. Dès lors qu’il se veut « mimétique », le désir n’est donc plus l’expression du propre, mais un pur emprunt.
15Comme Cervantès, l’œuvre de Chevillard porte ainsi le deuil d’une authenticité perdue, qui nous condamne aux faux-semblants : faux exploits du petit Tailleur (« Sept d’un coup ») ; œuvre suspecte de Thomas Pilaster, cet imposteur qui doit tout à « Lise », sa muse, dont il recevait « de grandes idées et de belles émotions » mais aussi « les mots justes pour les formuler » (p. 113). Surtout, la littérature tout entière relève d’un quiproquo s’il s’avère que « les deux livres fameux abusivement attribués à Homère sont en réalité l’œuvre d’Homère, un poète épique grec tombé dans l’oubli », et donc que « la gloire d’Homère est usurpée » puisqu’elle « revient de plein droit à Homère24 ». Aliqui pro aliquo. Cette histoire littéraire parallèle est bien le symptôme d’un porte-à-faux généralisé, où chacun occupe une place qui n’est pas la sienne25. Pas plus qu’Homère n’est Homère, Albert Moindre n’est Albert Moindre : à l’étroit dans son nom, assuré que son père n’est pas son père et que ses grands-parents ne sont pas ce qu’ils prétendent (DE, p. 117-119).
16La parabole des monastères-asiles atteste bien de cet écart. Après avoir constaté que « la plupart des asiles d’aliénés sont […] des monastères reconvertis », le narrateur du Vaillant Petit Tailleur avance l’hypothèse que « les fous dangereux qui errent dans les jardins en soliloquant et parfois compulsivement se rassemblent pour sucrer des pâtes de fruit ou mouler des fromages à la louche sont les pères Amboise, Vincent de Paul, Jean-Baptiste, François, Augustin, internés volontaires après avoir entendu la voix de Dieu les appeler, qui ont sagement considéré que leur place était ici » (VPT, p. 167). Tandis que, dans Le Système du Dr Goudron et du Pr Plume, d’Edgar Poe, la permutation des rôles suscite l’angoisse (la proximité de la folie, l’indécidabilité de la raison), Chevillard fait du lieu usurpé le « vrai lieu » et du malentendu la vérité du monde. Une telle fable est exemplaire d’un monde où chacun emprunte à l’autre sa place et son identité : de saints moines prennent la place des « fous », tout comme d’autres deviennent des orangs-outans, ou bien Désiré Nisard, ou bien Dino Egger.
17S’il s’empare des textes d’autrui et truque les citations, c’est que le personnage de Chevillard, ce voleur de mots26, vit de rapines en s’arrogeant des identités qui ne sont pas les siennes — à la façon de Palafox, cette chimère, qui emprunte à tous les règnes (nageoire dorsale, ailes, etc.). Comme Cook, le héros est un « homme sans emploi » (C, p. 43), ouvert à tous les possibles, en écho à cette élasticité inscrite dans le titre même d’un roman, Le Caoutchouc décidément27. Sa fluence, l’univers de Chevillard la reçoit de sa porosité. Ici, la métamorphose autorise chacun à sortir de lui-même et à se faufiler dans la peau de l’autre, en un glissement progressif du délire.
18Le monde « réel » est donc sans cesse accompagné de mondes parallèles. Dès lors que les formes se dérobent et que le sujet se diffracte, c’en est fini de l’identité (l’unicité, la permanence), qui voudrait que tristement A se contente d’être A. Impossibilité à être « soi », un et indivisible ; impossibilité à distinguer l’original de son reflet. Se réjouit-on, dans le monde « réel », de pouvoir lire Kafka, grâce à l’insubordination de Max Brod ? C’est pour imaginer, en contrepoint, qu’un certain Max Brad fut bien inspiré de brûler les cahiers de Kofko (Thomas Pilaster, p. 9). Le dictionnaire nous donne-t-il tous les éléments pour identifier Épictète, Buffon, Goethe ou Nijinski ? À des certitudes aussi simplistes, l’œuvre de Chevillard répond que ces auteurs présumés sont autant de pseudonymes à l’abri desquels se dissimule l’omniprésent Dino Egger. Corneille sous le masque de Molière, c’est bien peu de chose à l’idée qu’un unique Créateur est là, derrière chacun de ces prête-noms : auteur démiurgique qui n’a cessé de se manifester « sous un nom d’emprunt » (DE, p. 61) au point que chaque écrivain « authentique » devient un imposteur ; auteur qui possède les attributs du Créateur de toutes choses (l’omnipotence, l’éternité…), sauf qu’Il est celui qui n’est pas.
19Monothéiste d’occasion, Chevillard aime à faire reposer le monde sur un principe unique : Nisard devenu à lui seul l’esprit du Mal, Dino Egger présenté comme l’auteur de la bibliothèque universelle. Comme Albert Moindre, on est séduit par cette reductio ad unicum, tout comme séduisent l’analogie28, les métamorphoses et les jeux de masques. Mais hélas, les faits sont têtus et le réel, sans humour. Au bout d’un certain temps, Albert Moindre doit capituler : Goethe fut bien Goethe, Épictète Épictète et Buffon Buffon (DE, p. 62). Justice est faite : A n’est pas B, les Bororos ne sont pas des Araras.
20Une identité d’emprunt – et avec elle une logique, une esthétique – implique que le réel soit glissant. Pour en finir avec les substitutions, emprunts et autres faux-semblants, il faudrait renoncer au « vertige de l’analogie » et s’en tenir aux réductions perverses de la tautologie29. Pourtant, du haut de quelle certitude assigner une identité aux autres (Homère est Homère) quand on est soi-même en situation incertaine ? Dans cette Genèse de contrebande qu’est Préhistoire, Éric Chevillard élabore en effet un étrange mythe des origines. Pour lui autant que pour le « Gongora de la psychanalyse30 », nous ne pensons là où nous sommes, pas plus que nous en sommes où nous pensons, car :
Nous sommes nous-mêmes aujourd’hui les descendants d’une espèce voisine et rivale de l’espèce humaine anéantie dont nous usurpons le prestige et les privilèges et dont nous singeons les manières civilisées31 […].
21Cette espèce disparue, nous en connaissons seulement la trace lointaine, à travers les peintures rupestres devenues pour nous des « énigmes poétiques émouvantes » qui « précèdent désormais tous les récits possibles et imaginables » (P, p. 71). Jamais nous ne lirons ce texte disparu ; mais au moins pouvons-nous, par la fiction, par l’écriture, en donner à voir l’ombre portée.
Notes de bas de page
1 Si on en appelle à Nabokov, c’est que Feu pâle a inspiré L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster (Paris, Minuit, 1999).
2 La Fontaine J. de, Fables, xii, 18.
3 Démolir Nisard, Paris, Minuit, 2006, p. 170. Sera cité DN.
4 Préhistoire, Paris, Minuit, 1994. Sera noté P.
5 Le Vaillant Petit Tailleur, Paris, Minuit, 2003. Sera cité VPT.
6 VPT, p. 169. En écho à l’écriture de Chevillard, prompte à réutiliser les restes.
7 « […] je vais retracer une à une dans leur succession naïve et leurs emboîtements fastidieux les péripéties d’un conte cousu de fil blanc […] », Le Vaillant Petit Tailleur, p. 8.
8 « – on nous pardonnera les considérations qui émaillent ce récit, ou le démaillent, puisque nous en revenons toujours à nos moutons », Palafox, Paris, Minuit, 1990, p. 133.
9 Le Vaillant Petit Tailleur, p. 72-73. Dans le même genre d’assertion qui s’autodétruit, Les Absences du capitaine Cook offre un bel exemple d’amplification quand une phrase aussi simple que « Le babiroussa […] est un bon nageur » (p. 100-101) se trouve dilatée par insertion d’une série d’incises et de compléments.
10 Du hérisson, Paris, Minuit, 2002. Sera noté DH.
11 Là où Pierre de Beauvais écrit : « Toi, chrétien, homme de Dieu, prends garde au hérisson, c’est-à-dire au diable […] », Chevillard croit lire : « Toi, chrétien, homme de Dieu, prends garde au hérisson globuleux et naïf, c’est-à-dire au diable […] » (DH, p. 144). Même clinamen dans les citations d’Archiloque, Shakespeare, Daubenton et bien sûr Buffon. Buffon-bouffon dont le nom réapparaît sous la forme Buffoon dans Palafox.
12 « Que nous apprend encore son contemporain Pierre Larousse ? Corps ramassé, presque globuleux, couvert de verrues d’où suite une odeur fétide, […] le crapaud semble fait pour inspirer une sorte d’horreur. », Démolir Nisard, p. 29.
13 Du hérisson p. 79, ainsi que L’Œuvre posthume, p. 85 et 174. Quand Thomas Pilaster réécrit la phrase de Jules Renard sous forme de haïku (« Le paon/se marie/à l’église »), il reprend en fait une tradition qui remonte à René Maublanc, introducteur du haiku en France, quand il cite Jules Renard, et notamment ce poème, comme relevant d’une inspiration analogue (Le Pampre, p. 10-11, 1923).
14 C’est en cela que le postmoderne rejoint le néoclassicisme. Sauf qu’il y a loin entre la révérence sentencieuse de Nisard (DN, 97) et l’hommage parodique d’Éric Chevillard.
15 Voir les « cinq cents faux haïkus aux sourcils froncés, les vrais ont les yeux naturellement bridés : Se cogne encore se cogne/encore à son bocal se cogne/la marmelade », DH, p. 212. Faute de grand poème cosmique, l’Afrique devra d’ailleurs se contenter de haïkus : « tu rêves/Bashô/c’est le fleuve Niger » (OR, p. 118) « Oh/Les frères Montgolfier/Ont chaviré » (l’hippopotame, OR, p. 119).
16 Oreille rouge, Minuit, 2005, p. 14-15, 54-55, 123, etc. Oreille rouge procède tout entier de ce désir de poème, mais d’un poème voué à demeurer « à venir » – autre topos de la modernité.
17 Thomas Pilaster : « Attention ! si tu demandes quoi que ce soit à un catholique – l’heure, le sel ou la direction de la piscine –, tu es “en marche” », L’Œuvre posthume…, p. 30.
18 La Nébuleuse du Crabe, Paris, Minuit, 1993, p. 36.
19 Dino Egger, Paris, Minuit, 2011.
20 Pêle-mêle : Manifeste pour une réforme radicale du système en vigueur, de Furne, dans Le Caoutchouc décidément ; De l’analogie universelle, ou le leurre des espèces et des catégories, de Dino Egger (DE, p. 26) ; sans compter les Œuvres complètes de Thomas Pilaster et tous ces manuscrits jetés au feu dans Du hérisson.
21 À rapprocher du fameux « centre vide » dont parle Alain Robbe-Grillet dans Le Miroir qui revient (Paris, Minuit, 1984).
22 Du hérisson, p. 35. En une parodie du récit de cas, l’homme au hérisson avoue notamment avoir couché avec son cochon de lait.
23 En hommage à Pseudo (Paris, Mercure de France, 1976) de Romain Gary, chef-d’œuvre de mentir-vrai.
24 Les Absences du capitaine Cook, p. 149.
25 Cet écart, Éric Chevillard le reprend d’ailleurs à la littérature de l’absurde. Dans : « Il y eut un jour décisif dans la vie de Crab […], un matin donc où tout lui parut étranger. Devant sa glace, réflexion faite, c’était lui l’intrus » (NC, p. 9), on entend des échos de Camus (« étranger ») et de Sartre (un « intrus », « en trop », comme dans la scène du square).
26 En écho à Michel Schneider, Voleurs de mots, Paris, Gallimard, 1970.
27 Le Caoutchouc décidément, Minuit, 1992. Pour l’analyse de cette plasticité, Pierre Jourde, « Les petits mondes à l’envers d’Éric Chevillard », NRF p. 486-487, juillet-août 1993. Du même, voir aussi Empailler le toréador. L’incongru dans la littérature française de Ch. Nodier à E. Chevillard, Paris, José Corti, 1999.
28 « De l’analogie universelle, ou le leurre des espèces et des catégories » (DE, p. 26) ; « L’analogie convulsivement enfantait des monstres. » (Les Absences…, p. 161).
29 Pour cette question, Clément Rosset, Le Démon de la tautologie, Paris, Minuit, 1997.
30 Ainsi Jacques Lacan se désigne-t-il lui-même dans les Écrits (Paris, Le Seuil, 1966, p. 467).
31 Préhistoire, p. 91. Cette proposition donne valeur exemplaire à l’anecdote où, dans un autre roman, le héros raconte comment il a procédé à une permutation des identités : un orang-outan déguisé en humain (rasé, habillé) tandis que lui-même était déguisé en orang-outan (poils collés sur sa peau, etc.) (DH, 69-71).
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