Graslin et les physiocrates. Les controverses sur la valeur, l’équilibre et la fiscalité
p. 127-145
Texte intégral
1L’Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt (1767) (fig. 1 et 2) de Graslin est une œuvre de double facture. Elle est à la fois une réponse à un concours proposé par la Société royale d’Agriculture de Limoges et l’ébauche d’un véritable « système » économique que l’auteur mûrissait depuis de nombreuses années. Le concours de la Société de Limoges proposait de « démontrer et d’apprécier l’effet de l’impôt indirect sur les revenus des propriétaires des biens-fonds1 ». Formuler la question de cette façon c’était d’emblée reconnaître pour vraie la doctrine physiocratique d’incidence de l’impôt selon laquelle c’est sur la rente perçue par les propriétaires fonciers que retombent, en dernière analyse, toutes les taxes, directes comme indirectes. Répondre dans les termes du concours, c’était donc accepter la doctrine de la productivité exclusive de l’agriculture et admettre que le seul revenu disponible de la nation était bien le produit net des terres. Graslin, qui dit avoir toujours reconnu la fausseté de ces principes2, devait donc transformer ce programme avant de répondre à la question proposée3. C’est ce qu’il tente de faire dans un perpétuel mouvement de balancier. D’un côté, il utilise ses propres réflexions pour critiquer les doctrines des physiocrates et de l’autre, il attaque leurs positions pour avancer ses idées.
2S’il n’emporte pas le prix, attribué, par défaut, au physiocrate Saint-Péravy4, Graslin n’en recueille pas moins une mention spéciale. La Société d’Agriculture de Limoges, dont le membre le plus éminent n’est autre que Turgot, l’Intendant du Limousin, reconnaît les qualités intellectuelles de l’auteur et les vues « ingénieuses » du livre. Toutefois, elle semble ne les considérer que comme un jeu de l’esprit et se refuse à les accepter5. Puisqu’il n’a pu convaincre ses juges, Graslin décide de donner son travail au public, mais le livre n’a, semble-t-il, qu’un succès mitigé à l’époque et tombe très vite dans un oubli presque complet. Dans les années 1760 et 1770, Turgot et Condillac sont les seuls à avoir perçu la portée des idées de Graslin sur la valeur et l’échange6. Mais ces auteurs, que G. Faccarello a réuni sous le nom « d’économistes politiques sensualistes », vont très tôt céder la place à la pensée de Smith et des autres théoriciens classiques. Aucun des économistes du xixe siècle, pas même J.-B. Say, ne cite Graslin. Seul un érudit local7 et des historiens du socialisme8 discutent certaines de ses idées, le plus souvent en s’en tenant à sa doctrine de l’impôt progressif. Cette fin du xixe siècle et le début du xxe siècle marquent cependant un tournant puisqu’une thèse de droit lui est consacrée9 et que son Essai analytique de 1767 est réédité en 1911 sous les auspices de l’historien des doctrines économiques Auguste Dubois. Cette fois ce n’est plus le système fiscal de Graslin qui est mis en avant mais sa théorie de la valeur, qui est qualifiée de « subjective » et qui semble préfigurer la science néo-classique en train de s’imposer10. À la suite de Schumpeter, qui qualifie l’Essai analytique de « meilleure critique des thèses des physiocrates qui ait jamais été faite11 », les commentateurs de la fin du xxe siècle se sont surtout attachés à ses controverses de politique économique avec les tenants de la secte12. Seule S. Meyssonnier13 s’est intéressée aux critiques théoriques formulées par Graslin à l’encontre de la productivité exclusive de l’agriculture. Sa perspective, qui est plutôt macroéconomique et comptable, fait de Graslin un précurseur de la « valeur ajoutée » et même de la « valeur travail ». Cette lecture ne sera pas poursuivie ici et on livrera même, en s’attachant à la connaissance précise que Graslin a de la physiocratie, une tout autre interprétation de son œuvre.
3Graslin a en effet une connaissance assez vaste des idées des physiocrates. Il cite abondamment la Théorie de l’impôt et la Philosophie rurale de Mirabeau et Quesnay, et connaît le « Tableau économique » à travers ce dernier ouvrage (fig. 7). À la parution de l’Essai analytique en 1767, il lit l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques de Le Mercier de la Rivière, livre « dans lequel les erreurs que j’ai combattues se trouvent reproduites sous des couleurs, quelques fois nouvelles, et toujours séduisantes14 ». Il est également un familier du Journal d’agriculture, sous leur contrôle jusqu’en 1766, et du périodique de la secte, les Ephémérides du citoyen, dirigé par Baudeau (fig. 5). Il va d’ailleurs s’engager, dès la parution de son ouvrage, dans une polémique virulente avec ce dernier (fig. 6)15. De ces controverses comme de l’Essai analytique, ce ne sont toutefois pas tant les divergences sur la politique économique qui émergent – les points de vue des physiocrates et de Graslin ne sont d’ailleurs pas si éloignés dans ce registre – que la découverte de deux structures logiques qui s’opposent. En effet, si Graslin, comme en juge Schumpeter, a sans doute été le critique le plus acerbe de la physiocratie, c’est qu’il pense l’économie en dehors de la science « classique » qui est en gestation chez Quesnay et ses disciples. Ces derniers raisonnent en termes de surproduit et de circuit alors que Graslin, qui utilise les concepts de « copropriété », « d’équilibre », « d’objets de richesse » – c’est-à-dire de facteurs de production – décrit au contraire une économie d’échange généralisé, à la manière de ce que l’on trouve chez Turgot16 et Condillac17.
4Pour défendre cette thèse, cet article s’intéresse dans un premier temps au problème du surproduit et de la productivité des branches. Graslin rejette en effet les termes de « frais », de « reproduction » et même de « produit net » pour introduire l’idée selon laquelle le travail et les « fonds » – le capital – sont des marchandises comme les autres qui donnent lieu à des revenus, chacun des participants à la production étant le « copropriétaire » du produit final. Dans un deuxième temps, ce sont les critiques que Graslin avance à l’encontre du « Tableau économique » de Quesnay qui sont étudiées. En rejetant le principe du circuit et de la dépense, le nantais développe une analyse en termes de marché et même d’équilibre qui n’est pas sans rapport avec la manière dont nous raisonnons de nos jours. Dans un troisième et dernier temps, c’est la question de l’impôt unique des physiocrates qui sera débattue au travers de l’autre forme d’imposition défendue par Graslin : la taxe sur les biens de consommation ; forme qui doit permettre d’approcher l’équilibre théorique qu’il a auparavant défini.
Le problème des « frais » et des « revenus » : Graslin et la notion de « copropriété » des richesses
5Au début de son ouvrage, avant d’entamer toute discussion relative à l’impôt, Graslin tente de circonscrire la notion de richesse, « sol et objet de l’économie à l’âge classique18 ». Il en donne la définition suivante : « Les richesses sont constamment toutes les choses destinées à satisfaire nos besoins, de quelque nature que soient ces choses, et de quelque source qu’elles viennent. C’est le besoin seul qui donne aux choses leur valeur, autrement leur qualité de richesse19. » Par cette définition, Graslin écarte d’emblée toute référence à une valeur intrinsèque ou à la spécificité d’une branche particulière. C’est l’utilité des objets qui permet de les réputer « richesses » et, dans les échanges, ils ont entre eux des « valeurs relatives, en raison composée du degré de besoin et du degré de rareté20 ». La notion de « valeur relative » est très proche de celle, contemporaine, de « prix relatif », elle exprime un rapport entre les biens sans faire référence à un étalon monétaire. Mais comment ce rapport est-il déterminé ? Comment savoir contre combien de biens x le bien y s’échangera-t-il ? La position de Graslin est la suivante.
« Si les choses, qui sont l’objet d’un des besoins, même de la dernière classe (i.e. les objets superflus, A.O.), sont en moindre quantité qu’il ne faudrait, en égard à la quantité des consommateurs, en même temps qu’il y a abondance dans les objets des autres besoins (i. e. plus nécessaires, A.O.) ; chaque partie de l’objet de ce besoin sera plus recherchée, et acquérra par la rareté une valeur plus grande que celle que lui assigne naturellement le degré de besoin dont elle fait l’objet21. »
6La dernière phrase, et notamment l’expression « degré de besoin », signifie que l’estimation de l’utilité d’un bien n’est pas individuelle. Au contraire, Graslin fait référence à une gradation des besoins définie par la société, un peu à la manière des scolastiques22. Plus un objet répond à un besoin vital, physiologique, plus il est estimé. Toutefois, puisqu’il est présent en très grande quantité relativement au nombre des consommateurs, sa valeur est finalement plus petite que celle d’un objet moins nécessaire, mais plus rare. C’est ainsi que Graslin résout ce que Schumpeter a appelé le « paradoxe de la valeur23 ». En pratique, Graslin s’intéresse cependant assez peu à la question de la hiérarchie des besoins24 et s’attache surtout à la confrontation des quantités offertes et demandées pour déterminer les valeurs. Ce faisant, il participe au basculement théorique qui s’opère à cette époque dans l’analyse de la formation des prix : le marché – la partie commutative de l’échange médiéval – prend le pas sur l’évaluation collective, « organique » des objets – la partie distributive25.
7Une fois ces principes posés, Graslin attaque la doctrine physiocratique de la productivité exclusive de l’agriculture. Ce qu’il faut noter en premier lieu – et qui est à porter à son crédit – c’est qu’il n’a pas une conception naïve de la valeur chez les physiocrates. Graslin comprend en effet que les physiocrates, malgré leurs ambiguïtés, ne raisonnent pas à partir d’une qualité « intrinsèque » des objets et il sait qu’eux-mêmes invoquent la notion d’utilité26. La Philosophie rurale, que Graslin connaît bien, est très claire sur ce point : un objet ne peut avoir une valeur que s’il répond à un besoin ; s’il existe pour lui une demande27. Dans cet ouvrage, Quesnay et Mirabeau reconnaissent même que la production du sol n’est pas une richesse si elle n’acquiert pas – selon leur vocabulaire – une valeur « vénale28 », nous dirions aujourd’hui un prix.
8Toutefois – et c’est ici que les premiers problèmes commencent – si les physiocrates assimilent les objets industriels utiles et vendus à une « richesse », exactement comme leur contradicteur, ils établissent une distinction fondamentale entre « l’addition » de richesses – réalisée par la classe stérile des artisans – et la « création » ou « production » de richesses à l’œuvre dans la classe productive des cultivateurs29. À propos de l’industrie, Mirabeau et Quesnay ne notent-ils pas : « On a beau dire qu’elle produit la forme ; c’est produire rien30 ? » Dans leur esprit, l’industrie ne fait qu’assembler des richesses préexistantes et le surcroît de valeur vénale des objets manufacturés au-delà du prix des matières premières, surcroît qui correspond au salaire de l’artisan, n’est qu’une valeur « en frais » et même « un profit en frais31 ». Que ce soit dans la Théorie de l’impôt32, dans la Philosophie rurale33 ou dans le « Second dialogue entre Mr. H. et Mr. N.34 », pour ne citer que les écrits dont nous savons avec certitude que Graslin connaît, Mirabeau et Quesnay considèrent que ce « frais » doit nécessairement être le plus bas possible. Par ironie, Quesnay imagine l’exemple suivant :
« “Ce verre à boire ne coûte qu’un sol”, la matière première qu’on y emploie vaut “un liard”, le travail du verrier quadruple la valeur de cette matière. Voilà donc une production de richesse qui a procuré une augmentation du triple : il serait donc fort avantageux de trouver une manière de faire un pareil verre, par un travail qui emploierait deux ouvriers pendant un an ; et encore mieux, s’il en employait quatre pendant deux ans : par conséquent il serait fort désavantageux que l’on inventât une machine qui fit, sans frais, ou à peu de frais, de belles dentelles35. »
9Fort heureusement pour leur doctrine, les physiocrates considèrent que la concurrence qui règne dans le secteur industriel force les producteurs à toujours réduire le coût de production qui tend à s’égaliser avec le prix de vente36. Puisque Quesnay et ses disciples se placent toujours dans l’optique de la « dépense », c’est-à-dire de l’achat, les salaires pourront être aussi bas que possible, ils ne seront jamais qu’un « frais » pour celui qui achète le produit. Ici l’autre versant de la question, à savoir la « dépense » en tant que rémunération de l’ouvrier et de l’entrepreneur de manufacture, est évincé37 et c’est cette logique que Graslin va principalement critiquer. Les physiocrates, utilisant l’analogie du grain de blé et sa multiplication physique38, considèrent au contraire que l’agriculture multiplie les richesses. Ce « don gratuit » permet l’apparition d’un « produit net », surproduit monétaire qui correspond à la différence entre le prix de vente et le coût de production (les « frais » et « dépenses », qu’il peut être bon de réduire pour augmenter le produit net, en prenant garde à ne pas diminuer la production future cependant39). Pourquoi, dans ce secteur, la concurrence ne conduit-elle pas à l’absence d’écart entre les deux grandeurs ? Les arguments des physiocrates sont multiples mais évidemment jamais décisifs, et l’on doit finalement considérer cette affirmation comme « une pure pétition de principe40 ».
10Dans l’Essai et dans le Journal d’agriculture, Graslin s’attaque à deux éléments de ce raisonnement : le « don » de la nature d’un côté et la notion de « valeur en frais » opposée à la spécificité du « produit net » de l’autre. Premièrement, il explique qu’il n’existe pas de « don de la nature » puisque c’est le travail humain qui permet que le blé soit semé et récolté et que les sols soient entretenus et fertiles. Le créateur a apposé une condition à son bienfait41. Deuxièmement, et c’est évidemment le plus important, Graslin revient sur la question des « frais », des « dépenses » et du « produit net ». Puisque les physiocrates raisonnent comme Graslin en valeur, celui-ci s’interroge : « Puisque ce n’est pas la chose elle-même qui est richesse dans la production, mais seulement le bénéfice du Propriétaire ; tout bénéfice, que procurera le travail, l’industrie, etc., sera donc richesse, ce bénéfice et celui du propriétaire du sol ne pouvant qu’être de même nature […]. Non, me diront-ils encore : l’industrie ne produit rien, elle ne fait que modifier la richesse produite par le sol42. » Pour prouver que cette déclaration n’a pas de fondements théoriques, Graslin propose de reprendre le raisonnement des physiocrates car si on l’analyse avec un peu d’attention, dit-il, il doit nous conduire à des conséquences toutes opposées aux leurs43.
11D’un point de vue strictement physiocratique en effet, les semences, les salaires des ouvriers, l’entretien des bâtiments, etc. sont soustraits du produit total de sa vente, « et on ajoute avec vérité, qu’on ne trouvera, ces frais prélevés, que la valeur du produit net du sol44 ». Dans cette analyse, on a procédé par soustraction : le travail du cultivateur a donc une valeur particulière « et de même nature que celle du produit net du sol, puisque cette valeur est susceptible d’être calculée, soit en addition, soit en soustraction, avec la valeur du produit net du sol45 ». Qu’il s’agisse de l’agriculture ou de l’industrie, les salaires ne sont donc pas d’une nature différente de la rente des propriétaires46 : l’un et l’autre sont à la fois « frais » et « revenu », dépense pour les uns et ressource pour les autres, tout dépend du côté où l’on se place : « Dans la considération de la masse des richesses, le mot de frais n’a aucun sens, puisque ce qui est frais pour les uns, est richesse pour les autres47. » Ce changement de perspective par rapport aux physiocrates s’incarne dans le concept de « revenu ». Quesnay et ses disciples réservent son utilisation au produit net agricole ou, tout au moins, au seul surproduit issu de la culture des terres48 : « La Société n’est complète que quand la culture donne un excédent qu’on appelle revenu, portion de la classe propriétaire49. » Graslin prend explicitement le contre-pied de cette position en étendant le concept de « revenu » à toutes les rémunérations. Il en va ainsi lorsqu’il évoque, « le propriétaire du sol, le cultivateur, le manufacturier, le négociant, etc., [qui] ne peuvent payer l’impôt que du bénéfice qu’ils retirent au-delà de leurs frais : bénéfice que l’on peut appeler, pour chacun, son revenu50 ». Dans cette déclaration Graslin évoquent des non-salariés, qui exercent une activité pour compte propre. Mais il utilise le même vocabulaire lorsqu’il envisage un propriétaire qui emploie directement des travailleurs51 : « Le salaire est la richesse positive, ou le revenu du cultivateur ; et, quand ce dernier l’emploie à se procurer les objets de ses besoins, c’est alors que le salaire entre dans la dépense générale52. » Graslin ne juge pas différemment le salaire et le « produit net ». Ce faisant, il ne distingue plus que deux classes dans la société et fait preuve d’une surprenante modernité :
« Pour généraliser nos idées, et simplifier nos raisonnements, appelons propriétaires les citoyens qui possèdent, soit des fonds réels tels que les terres, les maisons de ville, les maisons de campagne qu’on appelle de plaisance, à quoi on peut ajouter tous les meubles, instruments, ou ustensiles quelconques, qui se donnent à louage, parce que leur dépérissement n’est pas instantané ; soit des fonds fictifs, tels que les rentes et les charges qui ont des émoluments fixes sans travail : et nommons ouvriers tous ceux dont la richesse est inhérente à leur individu, et consiste, soit dans leurs talents physiques ou intellectuels, soit dans leur travail mécanique, soit enfin dans leur service d’homme à homme. Nous appellerons encore les objets de besoin qui sont dans la possession des premiers, simplement propriété, et travail ceux qui sont dans la possession des derniers53. »
12Dans l’analyse de Graslin la tripartition des physiocrates a disparu : plus de classe productive (les fermiers), de classe stérile (les artisans) et de classe propriétaires, mais seulement des individus qui possèdent ce que nous appellerions de nos jours des « facteurs de production54 ». D’un côté les propriétaires qui possèdent des « fonds », que l’on peut assimiler à du capital (dont la terre)55et qui reçoivent en contrepartie un « produit net » ; de l’autre des travailleurs qui touchent un « salaire ». Plus intéressant encore est sa dénomination de la propriété et du travail, il les appelle « objet de besoin » ou « objet de richesse », exactement comme les marchandises56. Les « fonds » et le travail sont donc offerts et demandés en tant que marchandises, et leur prix se règle, comme sur le marché des biens, selon le principe de la concurrence57. La représentation théorique du système de prix est donc exclusivement fondée sur une représentation de marché, les agents économiques confrontant leurs divers plans d’achats et de ventes. Par conséquent, on peut sans trop s’avancer conjecturer que Graslin place son analyse en dehors de la problématique du surproduit. Il n’y a pas chez lui, à l’inverse des physiocrates58, un excédent en valeur qu’il faut répartir entre les branches selon un critère déterminé, la valeur de l’excédent est chez Graslin égale à la rémunération des facteurs. Leur prix se règle sur le marché, comme celui des biens : nous sommes dans une situation d’échange généralisé où la répartition est expliquée selon les mêmes principes que les prix. Cette interprétation est corroborée par la notion de « copropriété59 » qu’il emploie à plusieurs reprises60. Graslin considère en effet que dans une entreprise agricole les salariés « sont les copropriétaires de la production du sol […], le propriétaire ne leur donne que ce qui leur appartient ; et il n’est pas plus le maître de retenir, ou non, ces salaires, que le cultivateur ne l’est de retenir la part de la production qui appartient au propriétaire61 ». Produire des richesses, de quelque ordre qu’elles soient, ne peut se faire que par le concours de plusieurs facteurs de production. Il y a coopération entre eux62 : « Un objet de richesse, qui doit son existence à plusieurs hommes, leur appartient à tous, et à chacun, pour une proportion quelconque63 » et cette proportion est déterminée par la « mise », fonds ou travail, de chacun à la production64. Celui qui vend le produit finit « reçoit […] et sa portion, et celles qu’il a déjà données à ses co-intéressés dans l’objet65 ». Chacun des copropriétaires ayant été rémunéré, il n’y a pas de résidu après la vente, pas de profit au sens classique du terme ; proposition identique à ce que l’on retrouve dans la théorie de l’équilibre général66.
13Finalement, le nantais ne se contente donc pas de prouver la productivité de l’industrie ou du commerce, il rejette la structure logique de Quesnay et de ses disciples et cela fait de lui beaucoup plus qu’un auteur anti-physiocrate. Son propos le place bien en dehors de toute l’économie classique naissante, c’est l’objet de la seconde partie.
Le circuit du Tableau économique et l’équilibre de marché
14Avec les économistes classiques et par opposition à la future économie néo-classique, Mirabeau et Quesnay, au moins dans le « Tableau économique », partagent une analyse en termes de surproduit, mais ils raisonnent surtout sur la base d’un circuit : les richesses sont « dépensées » entre des classes sociales et se « reproduisent67 ». Deux chapitres de l’Essai analytique sont consacrés à la critique du « Tableau », qualifié de « Tableau hiéroglyphique » par Graslin. On peut rappeler brièvement son fonctionnement.
15Ce tableau est censé représenter la circulation de la totalité des flux monétaires de la Nation entre les trois classes : les propriétaires fonciers, les fermiers et les artisans. Les propriétaires, qui reçoivent le produit net des cultivateurs, lancent le cycle : ils dépensent à parts égales leurs revenus auprès des deux autres classes. Grâce à ces ressources, ces classes renouvellent leurs « avances », c’est-à-dire leurs capitaux fixes et circulants, en s’achetant mutuellement des biens. Mais au bout du compte, lorsque la production est vendue, la subsistance assurée et les avances renouvelées, seul le secteur agricole fait apparaître un surplus entre ses dépenses et ses recettes, c’est le produit net, qui est de nouveau versé aux propriétaires pour être dépensé. Le cycle peut reprendre. Les physiocrates pensent tout leur système à partir de cette dépense primordiale des propriétaires : les classes s’achètent des produits les unes aux autres, mais c’est uniquement ce surproduit issu de l’agriculture qui circule. La Philosophie rurale présente la chose de la manière suivante :
« Le besoin de subsistance me fait verser une partie du revenu directement sur la classe productive […]. Les besoins de vêtements, logements, meubles, ustensiles […] attirent l’autre portion du revenu du côté de la classe stérile […]. Chacune des deux classes laborieuses ayant reçu sa portion du revenu, en dépense la moitié sur elle-même pour fournir à ses besoins et verse l’autre moitié sur la classe latérale, en échange des fournitures relatives à ses besoins, du genre auquel cette classe doit pourvoir. Ainsi chacune de ces classes reçoit le revenu tout entier, moitié de la première main, moitié de la seconde. Le revenu repassant ainsi en entier par achats réciproques dans chacune des classes, fait partout son effet vivifiant, semble se multiplier à l’œil en raison de la multitude de mains par lesquelles ils passent sans y séjourner, et de la quotité des biens à qui la dépense donne une valeur que le signe convenu des valeurs représente, signe que la circulation reporte au Propriétaire pour recommencer sans cesse la même circulation68. »
16Graslin s’oppose d’emblée a une telle conception. Puisque tous les secteurs engendrent des biens et des services utiles, et que plusieurs facteurs de production les ont fait naître, il est « absurde, dit-il, de voir encore le revenu du sol dans les mains de ceux qui donnent ou reçoivent de l’argent en contrepartie d’une marchandise69 ». Dès qu’il ne sert plus à payer la rente, l’argent n’est plus le gage représentatif de la richesse du sol, mais il est le gage représentatif de la richesse que le dernier a donné en échange. Mieux, Graslin considère que c’est la notion même de circuit qui est fausse. Puisque tous ceux qui ont contribué à l’existence d’un bien en sont les « copropriétaires », et que chacun reçoit une rémunération légitime suivant son titre de copropriété – « fonds » ou « travail » – il ne peut y avoir de dépense primordiale. Toutes les dépenses et tous les revenus sont mêlés et aucune transaction n’a d’antériorité logique et chronologique sur une autre :
« Je dois dire, de plus, qu’on a commencé très gratuitement le cercle des échanges, par les achats que fait la classe propriétaire, autrement par la dépense de son revenu. En effet, le revenu, payé en argent au propriétaire par le fermier cultivateur, ne peut être que le produit de la partie de la production qui appartient au propriétaire : cette partie de la production n’a été convertie en argent, que par la vente qui en a été faîte à ceux qui avaient besoin de cette production : l’ouvrier qui a fourni sa part de cet argent, peut recevoir le même argent de la part du propriétaire, en lui vendant la production de son industrie. Or il n’y a là qu’un échange, même direct, entre des choses d’égale valeur ; et, quand on voudrait faire précéder l’achat fait par le propriétaire à l’ouvrier, cela ne changerait rien à l’échange ; parce qu’il est indifférent que l’achat commence par l’un ou par l’autre70. »
17Ce point est très important. Là où les physiocrates voient un circuit de richesses, avec des flux à sens unique, Graslin ne voit qu’une situation d’échange généralisée entre des individus qui répondent à leurs besoins et acquièrent des revenus. Alors que les physiocrates n’ont de cesse de raisonner en termes de « dépenses » d’une classe à l’autre, Graslin ne voit qu’une multitude d’achats et de ventes entre individus71. D’ailleurs – et c’est caractéristique d’une approche de marché – Graslin n’utilise pas le terme de « classes72 », mais parle au contraire de « possesseur » et de « consommateur », c’est-à-dire d’offre et de demande. Alors qu’il critique les Tableaux économiques de la Philosophie rurale, il insiste sur ce point : « Il est nécessaire de revenir ici à notre distinction de la richesse sous deux rapports : sous celui du possesseur, et sous celui du consommateur : distinction, qui ne paraît pas avoir été connue des nouveaux Ecrivains Economiques73. »
18Dans cette configuration d’échange marchand, Graslin imagine – fait curieux – qu’il puisse y avoir un « équilibre », presque au sens contemporain du terme74. Le nantais explique en effet que la plus grande richesse d’un État ne consiste pas dans le plus grand produit net, mais dans la meilleure proportion possible entre la quantité disponible d’objets et les besoins des individus : « La nation est la collection de plusieurs intérêts différents et mêmes opposés, puisque l’un est possesseur, et a à donner une chose dont l’autre a besoin. La richesse du premier consistant dans la plus grande rareté de cette chose, et la richesse du second, dans sa plus grande abondance ; la richesse de l’État ne peut être que dans l’équilibre des deux richesses, autrement, dans la conciliation de ces deux intérêts opposés75. » Il ajoute « qu’il faudra donc, pour la plus grande richesse intérieure de l’État, que la chose soit dans une quantité exactement proportionnée à l’étendue du besoin. Et un État, dans lequel les besoins et les choses diverses qui en font les objets respectifs, se trouvaient dans cet équilibre, il serait dans son maximum de richesse76 ». Si l’on remplace les expressions « choses diverses » et « besoins » par les concepts contemporains d’offre et de demande, la définition est proche de celle de la théorie walrassienne : à l’équilibre, il ne peut y avoir ni surproduction, ni chômage. Cette interprétation est corroborée par le fait que Graslin envisage le « besoin » comme la partie solvable de la demande globale77, l’équilibre devant ainsi être entendu comme l’égalité entre cette demande et les quantités offertes. La notion même de « maximum » n’est pas sans rapport avec l’optimum parétien. Graslin envisage en effet deux parties : les « possesseurs », qui doivent écouler toutes leurs marchandises et employer leur « fonds » ou leur « travail » et les « consommateurs », qui doivent pouvoir combler leurs besoins. Si l’une où l’autre des parties est lésée, il n’y a pas équilibre et certainement pas « maximum78 ». Sur chaque marché il ne doit y avoir ni rareté, ni abondance79 car ces deux extrêmes conduisent à l’augmentation du bien-être d’une catégorie au détriment de l’autre. Au point de « maximum », la chose ne peut se concevoir.
19La notion de conciliation d’intérêts divergents par le marché, déjà présente chez Boisguilbert80, suppose chez Graslin deux conditions. La première, c’est que le libre-échange doit régner dans l’économie. Graslin défend ainsi la liberté du commerce et la levée des prohibitions81 et envisage toujours la fixation du prix des « fonds » et du « travail » par la libre concurrence82. La seconde condition a trait aux conditions économiques : l’équilibre ne saurait être réalisé lorsque le partage des richesses est inégal83. Si la première condition est traditionnelle dans ce type de raisonnement, la seconde l’est au contraire beaucoup moins. Graslin s’en explique. D’un côté, c’est l’ostentation d’une classe riche et oisive qui est critiquée. En s’adonnant au luxe, les possédants introduisent de nouveaux besoins mais ne travaillent pas pour les satisfaire et ne réalisent aucun investissement qui amélioreraient les capacités productives de la Nation84. D’un autre côté, la demande pour ces objets conduit à un déplacement de la main d’œuvre de l’agriculture et des industries utiles vers les productions de luxe. Il y a alors un double déséquilibre : sur le marché des biens il n’y a ni embauche ni investissement dans le secteur des produits de nécessité ; l’offre est inférieure à la demande85. Sur le marché du travail, les non qualifiés ne trouvent pas tous à s’employer dans les secteurs du luxe et grossissent le contingent des pauvres urbains86.
20Graslin conclu finalement qu’à son époque, « l’équilibre » tel qu’il l’a défini ne peut être atteint au sens où tous les besoins – et surtout les plus nécessaires – ne sont pas satisfaits. La faute en incombe à la classe des propriétaires de fonds, qui par leurs dépenses et leur oisiveté sont responsables de l’appauvrissement des classes laborieuses :
« [S]i on avait comparé, avec les pays de luxe, où les riches ne se refusent aucune de leurs fantaisies, et où leur dépense est aussi grande qu’elle puisse l’être, ceux où il règne plus de simplicité et d’économie, et où les riches accumulent leur revenu en argent, ou l’augmente par des emplois de ce revenu ; certainement on aurait trouvé moins de pauvres dans les derniers que dans les premiers87. »
21Ces arguments, typiques d’une hostilité bourgeoise à la dépense d’ostentation, nous ramènent très directement à notre objet. Les physiocrates, on le sait, font l’apologie de la dépense88 : dans leur logique de circuit, le propriétaire foncier est obligé de consommer pour assurer la « reproduction » des richesses. Plus encore, il devra dépenser le produit net sous forme de « faste de subsistance » (vers la classe productive) plutôt qu’en « luxe de décoration » (vers la classe stérile) s’il souhaite ne pas voir sa rente diminuer89. À première vue, cette dernière proposition semble plutôt conforme aux idées de Graslin puisque celui-ci fustige la dépense en luxe des propriétaires, dépense qui tend à ruiner les campagnes et diminuer la production des biens de subsistances. Mais c’est en fait toute la logique de la dépense que le nantais critique :
« Ici se présente naturellement la distinction que j’ai faîte, entre la dépense du propriétaire qui lui procure les objets de ses besoins, et celle dont l’objet est une amélioration de son revenu. Par la première, qui est celle dont nous venons de parler, il use simplement de son droit sur la masse du travail. Par la seconde, il remet ce droit à la masse ; et, quoique ce soit dans l’intention de l’accroître, tant qu’il n’en fait point d’autre usage, ce droit est nul pour lui, en augmentation du droit des autres hommes à la masse des objets des besoins90. »
22Les propriétaires de terres, comme les autres détenteurs de « fonds », doivent « accumuler » pour accroître les richesses de la nation. En cherchant à s’enrichir, ils investissent ou emploient des travailleurs productifs, ce qui, Graslin enfonce le clou, ne correspond en rien à des « frais », des « dépenses » ou mêmes des « avances91 », mais à un accroissement de la production d’objets utiles. Plutôt que d’introduire perpétuellement de nouveaux besoins, les propriétaires devraient, par un nouvel emploi de leur revenu, assurer la proportion entre les besoins existants et les quantités disponibles. C’est ce qui arrive dans les pays – Graslin pense évidemment à la Hollande – où il règne plus de simplicité et d’économie.
23Par ironie, Graslin conclut ses discussions sur le « Tableau économique » en pointant le paradoxe des physiocrates, qui souhaitent d’un côté accroître le produit net des terres et de l’autre le grever en le chargeant de la totalité de l’impôt92. Alors qu’il critique ses adversaires sur un des points les plus fragiles de leur doctrine, Graslin présente également son propre plan : contrairement aux physiocrates, il veut asseoir l’impôt sur les consommations, seule manière selon lui de retrouver – au moins partiellement – l’équilibre entre les besoins et les quantités disponibles. C’est l’objet de la dernière partie.
Les controverses sur l’impôt : comment atteindre l’état d’opulence ?
24Les physiocrates pensent que tous les impôts, quelle que soit leur forme, retombent toujours sur le revenu des propriétaires, c’est-à-dire sur le produit net des terres. Leur analyse est simple et bien résumée par Graslin qui cite plusieurs passages de la Théorie de l’impôt de Mirabeau et Quesnay93 : les taxes sur les objets de consommation ou sur les salaires augmentent toujours les coûts de production. Or, d’un côté, puisque les revenus des artisans sont contraints par la concurrence, les impôts sur leurs matières premières et leur subsistance se reporteront sur les prix de ventes des biens manufacturés, dont les propriétaires sont les premiers consommateurs94. De l’autre côté, le renchérissement des biens agricoles et industriels par l’impôt augmentera les coûts de production du fermier et grèvera ses « avances », au détriment du produit net95. « L’argument est donc que le propriétaire supporte déjà le poids de l’impôt et que seule la forme de l’imposition masque cette réalité ; pire que cela même, la forme de l’imposition est très coûteuse, en raison des frais occasionnés par la levée de l’impôt96. » Avec la mise en place d’un impôt unique sur le produit net, ces frais de collecte se trouveront considérablement diminués, au bénéfice des propriétaires. Il faut, jugent Mirabeau et Quesnay, les instruire sur cet état de fait – indiscernable au premier abord – pour les convaincre d’accepter cette nouvelle forme d’imposition.
25Graslin ne discute pas l’argument de la collecte97, et pour cause, c’est directement sa fonction de receveur des fermes qui disparaîtrait si un tel projet était mis en place. Au contraire, il attaque longuement la notion physiocratique de retombée de l’impôt.
26Graslin pointe toujours la même faiblesse et la même ambiguïté dans le raisonnement des physiocrates. Penser que si on met un impôt sur les fermiers, les industriels et les commerçants, ceux-ci se feront « rembourser » en vendant plus cher, c’est écarter l’idée que ces personnes puissent faire des bénéfices. Ce raisonnement en termes de « frais » pourrait conduire un propriétaire de terres pauvre à payer des sommes considérables tandis que les riches fermiers ou négociants ne seraient pas taxés. En reprenant sa notion de revenus provenant des facteurs de production, il explique qu’il n’y a pas que les « produits nets » qui peuvent payer l’impôt, tous les revenus peuvent y être assujettis, salaires compris98. Le raisonnement de Graslin a été longuement envisagé dans notre première partie et d’ailleurs l’auteur lui-même n’y revient pratiquement pas lorsqu’il s’attaque à la question de l’impôt proprement dit. Ce qui l’intéresse maintenant c’est de répondre à la question : « Qui doit acquitter l’impôt ? » Alors que les physiocrates dans la Théorie de l’impôt écartent d’emblée tous ceux qui ne sont pas propriétaires de fonds99, Graslin adopte un raisonnement assez différent. Il part du principe selon lequel l’impôt n’est que la contrepartie d’un échange100 entre l’État et les citoyens. Ces derniers réclament une protection, qui n’est rien d’autres qu’un « objet de besoin » comme les autres, et qui à ce titre s’achète et se vend. Seulement cette fois, on ne peut ni faire jouer la concurrence, ni ne payer que si le besoin s’en fait sentir car l’offre de protection est exercée par un monopoleur, le souverain, et la demande n’est pas intermittente, mais permanente. Pour autant, l’impôt n’est pas l’affaire de tous. Il doit être acquitté non pas tant par ceux qui en ont le plus les moyens, que par ceux qui en le plus besoin. Fort heureusement, dans l’esprit de Graslin, ce sont le plus souvent les mêmes : seuls les possédants doivent y être assujettis, car ce sont eux qui ont le plus de choses à perdre à l’absence de protection des biens et des personnes.
27Pratiquement, Graslin considère que pour être efficace, cet impôt ne doit pas décourager l’initiative privée, la volonté d’enrichissement et pour être juste, il ne doit pas être proportionnel, mais progressif101. Un impôt sur le revenu ou sur les personnes pourrait convenir à la première et à la troisième condition, mais il aurait la fâcheuse tendance – selon le nantais – de ne pas encourager l’émulation et la volonté d’enrichissement. Au contraire, un impôt sur les objets de consommations qui cependant ne frapperait pas les biens de subsistances n’aurait selon lui que des avantages102. C’est un impôt indolore qui permet à chacun de payer selon ses moyens. Il encourage le travail car il pousse à s’enrichir pour acheter des biens plus chers. Mais c’est aussi un impôt qui augmente le prix des objets de luxe et entraîne une baisse de leurs ventes. Ce dernier avantage est pour Graslin décisif.
28La demande diminuant dans les secteurs des biens dits « superflus », Graslin convient du fait que « les ouvriers des objets de luxe seront obligés de se réduire dans leur quantité103 », mais
« ce travail, dit-il, se tournera vers un autre objet de besoin, et moins taxé en raison de ce qu’il approche plus de la nécessité ; ce qui, en augmentant la quantité de ces objets, diminuera leur valeur relative, au soulagement des moins aisés, et facilitera l’exportation de ces objets, en augmentation des richesses de l’État104 ».
29La taxe sur les objets de consommation entraîne une réallocation de la main d’œuvre vers les arts utiles et les biens de subsistance et ce au plus grand avantage de la majeure partie de la population105. Les riches propriétaires de fonds vont ainsi contribuer au bien public, contre leur volonté, de deux manières au moins. Ce sont eux qui par leurs dépenses vont payer la majeure partie de la protection, car s’ils ne sont pas les seuls à acheter des biens d’aisance et de luxe, ils en sont du moins les principaux consommateurs. Mieux, l’absence de taxes sur les biens de nécessité, notamment agricoles, en facilitera le débit et incitera peut-être les propriétaires de terres à réaliser des investissements utiles, à ne plus regarder leurs domaines que comme des rentes, mais comme des sources de revenus qu’ils sont en mesure d’accroître. Ce dernier point a une grande importance. Graslin a des mots très durs contre les propriétaires fonciers et les rentiers de toutes espèces. Il parle constamment d’une classe oisive, qui n’apporte dans la société que ses besoins dépravés sans contribuer à la production. Il évoque ces hommes aussi « étrangers à leur sol qu’à leur patrie […] qui ne sont qu’une charge pour la Nation106 ». Conscient que la propriété domaniale n’est pas le résultat d’une histoire idyllique dans laquelle les plus industrieux auraient racheté les terres de ceux qui l’étaient moins107, il n’accepte son existence que du bout des lèvres. Les propriétaires « n’ont plus été obligés de chercher dans leurs facultés, ou physiques ou intellectuelles, une valeur vénale, qui leur donnât droit aux objets de leurs besoins108 » pourtant Graslin précise que « le droit que peut avoir, aux objets de ses besoins, l’homme pris individuellement, est nul hors de lui-même et de ses facultés109 ». Les rentiers, classe privilégiée, ne sont les copropriétaires du produit que par convention, car à proprement parler ils ne donnent rien en échange110. Graslin souligne le caractère fragile et peut-être temporaire de la perception de la rente, qu’il juge au fond illégitime : « Ce privilège doit être respecté, tant qu’il ne sera point une charge trop accablante pour ceux des citoyens qui portent le poids du jour111. » Même si Quesnay s’emporte parfois contre la « cupidité ignorante » des propriétaires112, il y a un monde entre le statut qu’il leur confère et celui – si nuisible et si précaire – que Graslin leur assigne dans la société.
30C’est ici que la vision normative de Graslin se dévoile pleinement. Avec sa taxe sur les objets de consommation, il y aura nécessairement moins d’objets de luxe consommés et beaucoup de ceux qui autrefois en jouissaient n’y auront plus accès. Pour autant, il déclare : « Qu’on ne croit pas que la rareté qu’opérerait la taxe, pu être une disette de l’objet taxé ; car les besoins appelleraient toujours l’objet, dans une quantité proportionnée à la richesse que chacun aurait à donner en échange, à quelque prix que pu être cet objet. Cette rareté ne serait donc que l’équilibre de la quantité de la chose avec l’étendue du besoin113. » Cet argument pose évidemment problème : avant l’établissement de la taxe, les objets de nécessité, trop rares et trop chers selon Graslin, n’étaient selon lui pas en proportion avec les richesses des citoyens ; il y avait alors « indigence114 ».
31Du point de vue du critère de Pareto, l’instauration de l’impôt sur les consommations n’est pas juste. L’augmentation du bien-être d’une partie de la population, même si c’est la plus importante, se fait au détriment de celui de quelques-uns. En effet, s’il est probable d’un côté que les changements survenus dans la production conduisent à une amélioration de la satisfaction des besoins (de première nécessité) de la majeure partie de la nation, de l’autre côté des besoins (de luxe) connus par certaines classes supérieures ne pourront plus être satisfaits. Mais Graslin considère que si l’équilibre du « maximum » de richesse ne peut être atteint, c’est-à-dire si tous les besoins de tous les individus ne peuvent être comblés comme dans l’état primitif115, c’est au moins s’en approcher que de satisfaire les besoins de première nécessité de tous les hommes, et ce même si d’autres besoins en viennent à ne pas être couverts. Ainsi l’impôt sur les objets de consommation « étendrait les richesses de la nation du côté qui est toujours le plus désirable, je veux dire, du côté des choses de nécessité ; l’abondance de ces choses étant la richesse générale et universelle, comme on doit le sentir, si on n’a pas perdu de vue qu’une des conditions de la plus grande richesse d’un homme est l’abondance des choses dont il a besoin : or, ces choses sont les objets des besoins de tous, et des seuls besoins de plus des trois quarts des hommes116 ». L’équilibre du « maximum » de richesses ne pourra finalement être atteint, mais les classes laborieuses jouiront d’un meilleur niveau de vie et c’est cet objectif qui doit par-dessus tout animer la politique économique des nations.
Conclusion
32On aurait tort de faire de Graslin un défenseur de l’industrie et du commerce face aux positions agrariennes des physiocrates117. Le débat est plus subtil qu’il n’y paraît. L’état d’opulence dans l’un et l’autre des systèmes n’est pas si différent : il s’agit dans les deux cas de combattre le luxe et de favoriser la production de subsistance. D’ailleurs Quesnay et Mirabeau ne rejettent pas l’accumulation du capital, mais la cantonne à un seul secteur : l’agriculture. Surtout, ils souhaitent que les profits de cette accumulation réalisés par les fermiers permettent une plus forte « reproduction » qui se transformera en une rente supérieure pour les propriétaires fonciers. Graslin se pose lui-même en vigoureux défenseur de l’agriculture, mais il fait preuve d’une hostilité très vive envers les propriétaires fonciers. Ces derniers sont devant une alternative : soit ils modifient leurs pratiques et deviennent des capitalistes agricoles accumulateurs, soit leurs droits à percevoir un revenu sera tôt ou tard remis en cause. Plus généralement, Graslin souligne la force nouvelle et irrésistible des détenteurs de capitaux, dans quelque secteur que ce soit. Porteurs de nouvelles valeurs dans la société, ils sont appelés à la transformer d’une manière qu’il ne définit pas clairement, mais dont il entrevoit qu’elle brisera l’ancienne logique de la dépense et le reliquat des rapports féodaux qu’elle impliquait.
Notes de bas de page
1 Graslin J.-J.-L., Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, Paris, Librairie Paul Geuthner, 1911, Londres (Nantes), 1767 pour la première édition.
2 Il explique en effet dans l’ » Avertissement » de l’Essai analytique qu’ » [o]ccupé depuis longtemps à étudier les éléments de la science économique, j’avais reconnu toute la fausseté des principes imaginés par les Écrivains qu’on regarde comme les maîtres de cette science ; et j’étais sur le point de faire paraître une réfutation de leurs prétendues découvertes, lorsque j’eus connaissance du Programme que je viens de rapporter, dans lequel on donne pour un axiome incontestable ce principe du nouveau système, que l’impôt qui n’est pas assis sur les propriétaires des terres, est nécessairement un impôt indirect et que toute espèce d’impôt retombe directement ou indirectement sur le revenu de ces propriétaires », in Graslin J.-J.-L., op. cit., p. iii.
3 « Jugeant à propos de joindre, aux principes qu’il me fallait réfuter, les données de ce Programme, j’ai pris le parti de résoudre moi-même la question proposée, sinon telle qu’elle a été présentée, du moins telle qu’elle aurait dû l’être », in Graslin J.-J.-L., op. cit., p. iv.
4 La Société royale d’Agriculture de Limoges reconnaît elle-même que le mémoire de Saint-Péravy n’est pas satisfaisant. Cf. Graslin J.-J.-L., op. cit., p. v. Turgot rédige d’ailleurs un article censé le compléter et l’améliorer. Cf. Turgot A.-R.-J., « Observations sur les mémoires récompensés par la Société d’Agriculture de Limoges : Sur le Mémoire de Saint-Péravy », in Turgot A.-R.-J., Formation et distribution des richesses, Paris, GF-Flammarion, 1997, p. 250-269.
5 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. iv.
6 Turgot A.-R.-J., « Observations sur le mémoire de Graslin », in Turgot A.-R.-J., Formation et distribution…, op. cit., p. 238-250 ;Turgot A.-R.-J., « Valeurs et monnaies », ibid., p. 275-298, et Orain A., Choix individuel, Morale et Théorie de la valeur dans l’œuvre de l’abbé de Condillac (1714-1780), thèse pour le doctorat en sciences économiques, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2004.
7 Luminais R.-M., « Recherches sur la vie, les doctrines économiques et les travaux de Jean-Joseph-Louis Graslin », Annales de la société académique de Nantes et du département de Loire-Inférieure, Nantes, t. 32, 1861, p. 377-450, cf. p. 379, cet article a été réimprimé en 1862 à Nantes, chez Mellinet, Imprimeur de la Société Académique.
8 Rouanet G., « Une controverse au xviiie siècle », Revue socialiste, t. 1, Paris, imprimerie de M. Décembre, 1885 et Lichtenberger A., Le socialisme au xviiie siècle, Paris, Félix Alcan, 1895.
9 Desmars J., Essai d’une étude historique et critique sur un précurseur de l’économie politique classique en France, thèse pour le doctorat en Droit, Université de Rennes, 1900. Une version abrégée de cette thèse a été publiée : Desmars J., Un précurseur d’Adam Smith en France : Jean-Joseph-Louis Graslin, New York, Burt Franklin reprint, 1972, 1900 pour l’édition originale, Rennes, Imprimerie des Arts et Manufactures.
10 Dubois A., « Les théories psychologiques de la valeur au xviiie siècle », Revue d’économie politique, t. 11, 1897, p. 854-917 ; Dubois A., « Introduction » à l’Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, Paris, Librairie Paul Geuthner, 1911, p. i-xxix ; Lebeau A., Condillac économiste, Paris, Guillaumin, 1903 et Marchal J., « L’école psychologique et la théorie de la valeur », Mélanges dédiés à M. le professeur Henry Truchy, Paris, Librairie du Recueil Sirey, 1938, p. 300-348.
11 Schumpeter J.A., Histoire de l’analyse économique, Paris, Gallimard, 3 vol.., 1954, vol. 1, p. 250.
12 Cf. Longhitano G., « Avant-propos » de Baudeau N. et Graslin J.-J.-L., Correspondance entre M. Graslin et M. l’abbé Baudeau sur un des principes fondamentaux de la doctrine des soi-disants philosophes économistes, Catania, CUEM, 1988, Paris, Onfroy, 1777 pour la première édition et Larrere C., L’invention de l’économie au xviiie siècle, Paris, PUF, 1992.
13 Cf. Meyssonnier S., La balance et l’horloge – La genèse de la pensée libérale en France au xviiie siècle, Montreuil, Éditions de la passion, 1989.
14 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. vi.
15 Baudeau N. et Graslin J.-J.-L., op. cit.
16 Cartelier J., Surproduit et reproduction, Grenoble, PUG/Maspero, 1976, et Cartelier J., « L’économie politique de François Quesnay ou l’Utopie du Royaume Agricole », in Quesnay F., Physiocratie, Paris, Flammarion, 1991, p. 9-64.
17 Cf. Orain A., « Condillac face à la physiocratie : Terre, Valeur et Répartition », Revue économique, 53 (5), 2002, p. 955-981, et Orain A., Choix individuel…, op. cit.
18 Foucault M., Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 177.
19 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 13.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 14.
22 « Il faut observer que, par le mot de besoin, j’entends la nécessité, l’utilité, le goût et l’agrément ; toutes qualités qui forment même les divers degrés de besoin », ibid., p. 13. Plus loin il précise que « les objets de besoins seront donc richesses, chacun dans la gradation des besoins, qui leur assigne leur place dans l’ordre des richesses », ibid., p. 13. Et encore : « pour connaître quelle portion de la richesse totale peut faire une telle chose, prise individuellement, il faudrait d’abord connaître quelle partie le besoin, auquel elle est applicable, fait dans l’universalité des besoins », ibid., p. 16.
23 Schumpeter présente la chose de la manière suivante : « Ce paradoxe, rappelons-le, consiste en ce qu’un grand nombre de biens “utiles”, tels que l’eau, ont une valeur d’échange faible voire nulle, alors que de beaucoup moins “utiles”, comme les diamants, en ont une élevée », in Schumpeter J.A., op. cit., p. 419.
24 Il s’en explique d’ailleurs. Cf. Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 18-19, note 1.
25 Sur ces notions, cf. Lapidus A., Le détour de la valeur, Paris, Economica, 1986.
26 Cf. Graslin J.-J.-L., op. cit., p.9.
27 Beaucoup de passages pourraient être convoqués, mais celui-ci est peut-être le plus clair : « Les biens sont le fonds des richesses, mais la richesse est une qualité fugitive, qui ne se réunit aux biens que par l’intelligence des hommes. La richesse disparaît quand l’abondance des biens surpasse les besoins des hommes. […] Les biens ne sont richesses qu’en raison de la demande qu’en font les hommes. […] Les hommes sont donc le premier principe des richesses, et ne le sont que par leurs besoins », in Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Philosophie rurale, ou économie générale et politique de l’agriculture réduite à l’ordre immuable des lois physiques et rurales, qui assurent la prospérité des Empires, Amsterdam, Les libraires associés, 1763, p. 387.
28 Ibid., p. 121-2.
29 Cette distinction est clairement posée par Quesnay dans le « Second dialogue entre Mr. H. et Mr. N. » qui paraît pour la première fois dans le Journal d’agriculture, du Commerce et des Finances de novembre 1766, article que Graslin mentionne explicitement dans la note de la page 188 de son Essai. « Il faut distinguer une addition de richesses réunies, d’avec une production de richesses, c’est-à-dire une augmentation par réunion de matières premières et de dépenses en consommation de choses qui existent avant cette sorte d’augmentation, d’avec une génération ou création de richesse qui forme un renouvellement et un accroissement réel de richesse renaissante », in Quesnay F., « Second dialogue entre Mr. H. et Mr. RN. », Œuvres économiques complètes et autres textes, 2 tomes, Paris, INED, 2005, t. 2, p. 956.
30 Mirabeau V. et Quesnay F., Philosophie rurale, op. cit., p. 3.
31 Ibid., p. 58.
32 Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Théorie de l’impôt, s.l., 1760, p. 74-77.
33 Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Philosophie rurale, op. cit., p. 57-9.
34 Quesnay F., « Second dialogue entre Mr. H.et Mr. N. », Œuvres économiques…, op. cit., p. 956.
35 Ibid., p. 956-7.
36 Ibid., p. 960 et 971.
37 « Or, pensez-vous que la diminution du prix de ces ouvrages soit une diminution de richesses dans une nation ? Cette diminution de prix ne procure-t-elle pas au contraire l’avantage de pouvoir, avec la même dépense varier à son gré et multiplier les jouissances, ce qui est le véritable objet de la dépense, lequel s’étend même jusqu’aux dépenses de consommation et de subsistance. Vous conviendrez, je crois, que d’obtenir la plus grande augmentation de jouissances, par la plus grande diminution possible de dépenses, c’est la perfection de la conduite économique. Mais que devient alors votre prétendue production réelle de richesses par les travaux des artisans ? », ibid., p. 959.
38 Cf. Charles L. La liberté du commerce des grains et l’économie politique française (1750-1770), thèse pour le doctorat en sciences économiques, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1999, p. 259.
39 Graslin est horrifié par les propositions de Quesnay et de Baudeau sur cette question de réduction des frais. L’un voulant les diminuer en utilisant les savoyards, réputés moins chers que les français, cf. Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 188, l’autre en remplaçant les ouvriers agricoles par des animaux ou des machines, cf. Baudeau et Graslin, op. cit., p. 53-61. Sur ce débat, cf. Longhitano G., op. cit.
40 Steiner Ph., « L’économie politique du royaume agricole – François Quesnay », in Béraud A. et Faccarello G. (dir.), Nouvelle histoire de la pensée économique, vol. 1 : Des scolastiques aux classiques, Paris, La Découverte, 1992, p. 233.
41 Cf. Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 79-80. Cette critique n’est toutefois pas fondée puisque les physiocrates eux-mêmes notent que « Toutes les richesses sont le fruit du travail opiniâtre de l’homme, qui fait amas des choses nécessaires. Le travail est donc la source des richesses », in Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Philosophie rurale…, op. cit., p. 8.
42 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 10.
43 Cf. ibid.
44 Ibid.
45 Ibid.
46 Qui est bien elle-même un « frais » pour le fermier : « le prix de la ferme, qui n’est autre chose que ce produit net, sera mis par le fermier-cultivateur au rang de ses frais », in Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 11.
47 Ibid., p. 90.
48 Dans certains endroits, le revenu est assimilé au produit net augmenté d’un profit pour le fermier : « La terre une fois reconnue comme une source abondante de biens, prit de cette notion même une troisième valeur, fondée sur l’accroît du produit qui, par la valeur vénale, surpasse les frais : c’est la valeur de propriété. Cette troisième valeur mise en échange dans le loyer des biens-fonds, excita le cultivateur à s’assurer annuellement de l’excédent et de l’accroît pour solder son engagement avec le propriétaire, et pour accroître son profit. C’est ce dernier excédent qui s’appelle revenu », in Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Philosophie rurale…, op. cit., p. 405.
49 Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Philosophie rurale…, op. cit., p. 406.
50 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 11.
51 En effet dans ce passage c’est le propriétaire et non le fermier qui fait les avances et Graslin évoque bien un propriétaires qui « emploie » des cultivateurs, qui ne sont donc pas des entrepreneurs de culture », in Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 106.
52 Ibid., p. 106.
53 Ibid., p. 177.
54 Il y revient dans d’autres endroits. Cf. ibid., p. 107 et 114.
55 Il est à noter que Graslin utilise peu et critique beaucoup la notion « d’avances ». Cf. ibid., p. 89-90. Il lui préfère justement celle de « fonds », ou « d’objet de besoin », c’est-à-dire toute possession qui permet l’acquisition d’un revenu.
56 Tout au long de son ouvrage, les richesses commerçables sont dénommées « objet de besoin », il en va de même de « la propriété d’une terre, d’une maison, le travail de l’agriculteur, de l’artisan, de l’artiste, du savant, etc. sont tous des objets de besoins ; conséquemment sont richesses en raison de leur valeur relative, et s’échangent les uns contre les autres, dans cette proportion », ibid., p. 25.
57 Ainsi, « le salaire doit être plus où moins grand pour chacun des salariés, en raison de ce qu’il y a plus ou moins d’hommes occupés au travail », ibid., p. 114.
58 Cf. Cartelier J., « L’économie politique… », op. cit.
59 Condillac emploie le même terme dans une perspective assez identique. Cf. Orain A., « Condillac face à la physiocratie », op. cit.
60 Pour une interprétation du terme de « copropriété » chez Graslin en termes de droit des contrats, on consultera Meyssonnier S., op. cit., p. 297.
61 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 92.
62 Marx rejette vivement cette idée de coopération, qui relève de l’économie « vulgaire » par opposition à l’économie « classique » : « Dans le capital porteur d’intérêts, le capital apparaît comme source autonome de la valeur ou de la plus-value qu’il possède en tant qu’argent ou marchandise. Et cette source il l’est pour soi, dans sa forme réifiée. Il est vrai qu’il lui faut entrer dans le procès de production pour réaliser cette propriété ; mais il en est de même de la terre et du travail. On comprend donc pourquoi l’économie vulgaire préfère la forme : terre-rente, capital-intérêt, travail-salaire du travail, à la forme qui se trouve chez Smith […] et où figure capital-profit », in Marx K., Théorie sur la plus-value (Livre IV du « Capital »), Paris, Éditions sociales, 3 tomes, 1974-1976, t. 3, p. 588. Plus généralement sur cette question, on consultera Marx K., op. cit., t. 3, p. 587-613.
63 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 90.
64 Ibid., p. 98-99.
65 Ibid., p. 90.
66 On trouve cette idée exprimée dans une note de bas de page de l’Essai analytique : « La valeur donnée à un objet par le besoin, appartient à toutes les parties constitutives de cet objet, lesquelles consistent, autant dans ce qu’on appelle frais, que dans la production du sol. Ces frais peuvent excéder ou du moins égaler la valeur partielle qu’ils ont dans la chose ; et c’est le cas où il n’y a point de produit net », ibid., p. 12, note.
67 « L’objet premier de la dépense du revenu est la vivification de tous les rameaux de la société. Mais son objectif définitif, auprès duquel le premier n’est qu’un véhicule, est de faire renaître, par la reproduction, la subsistance de la dépense qui satisfait aux besoins et qui renouvelle successivement le revenu », in Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Philosophie rurale., op. cit., p. 407.
68 Mirabeau V. et Quesnay F., Philosophie rurale…, op. cit., p. 407. Ainsi, dans la version la plus célèbre du Tableau économique, la « Formule arithmétique », les classes productives et stériles reçoivent, sous forme d’achats, un milliard chacune des propriétaires. Avec le milliard reçu, les fermiers achètent des biens manufacturés, les artisans ont donc deux milliards en monnaie (tout le produit net aux yeux des physiocrates), avec lesquels ils renouvellent leur capital circulant (matières premières) et leur fonds de consommation en achetant des biens agricoles à la classe productive. Ces deux milliards, qui reviennent donc aux fermiers, permettront de verser de nouveau une rente équivalente à la classe propriétaires. Pour une analyse plus détaillée, cf. Steiner Ph., La « science nouvelle » de l’économie politique, Paris, PUF, 1998.
69 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 84.
70 Ibid., p. 87-88, c’est moi qui souligne, A.O.
71 Les douze titres de chapitre de la Philosophie rurale (1763) comportent tous le terme « dépenses », in Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Philosophie rurale…, op. cit., p. xxvi.
72 Sur cette notion de classe sociale et son utilisation, très novatrice, par les physiocrates, cf. Piguet M.-F., Classe. Histoire du mot et genèse du concept, des physiocrates aux historiens de la Restauration, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1996.
73 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 95.
74 Cf. Orain A., « “Équilibre” et fiscalité au siècle des Lumières. L’économie politique de Jean-Joseph Graslin », Revue économique, 53 (5), 2006, p. 955-981.
75 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 64.
76 Ibid.
77 Ibid., p. 182-183. Sur ce point important, cf. Orain A., « “Équilibre” et fiscalité… », op. cit.
78 Dans cette optique tout maximum serait donc un « équilibre », ce qui renvoie à ce que la science économique contemporaine appelle le « second théorème du bien-être ».
79 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 64, note.
80 Faccarello G., Aux origines de l’économie politique libérale : Pierre de Boisguilbert, Paris, Anthropos, 1986, p. 187-232.
81 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 72-76.
82 Ibid., p. 25, 114, 130 et 133.
83 Ibid., p. 98-99 et 183.
84 Ibid., p. 99.
85 Ibid., p. 100.
86 Ibid., p. 102-103 et 186, ainsi que Baudeau N. et Graslin J.-J.-L., Correspondance…, op. cit., p. 56-61.
87 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 102-103.
88 Cf. Steiner Ph., La « science nouvelle »…, op. cit., p. 77-78.
89 Cartelier a prouvé qu’en fait la structure des dépenses des propriétaires n’a dans le Tableau aucune influence sur la reproduction. Cf. Cartelier J., « L’économie politique… », op. cit., p. 39-42.
90 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 105-106.
91 Ibid., p. 106-108.
92 Ibid., p. 82. Sur les justifications physiocratiques d’une telle politique, on consultera Steiner Ph., La « science nouvelle »…, op. cit., p. 69-74.
93 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 135.
94 À propos de l’artisan, Graslin cite ce passage tiré de Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Théorie de l’impôt, op. cit., p. 45 qui illustre cette idée : « Vous mettez une taxe sur son travail, qu’il ne peut payer ; parce que celui qui ne possède rien, n’a rien. Il faut que cette taxe sur sa sueur, soit payée par celui qui lui procure du travail ; ainsi que le travail devienne plus cher. Il faut que celui qui paie l’ouvrier, le fasse moins travailler, afin qu’il retrouve, dans cette épargne ruineuse, la taxe établie sur le principe fécond de la régénération des richesses et du produit net, qui est source de l’impôt légitime, et la seule masse des biens renaissants », in Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 129.
95 Mirabeau V. et Quesnay F., Théorie de l’impôt, op. cit., p. 49-50 et 309.
96 Steiner Ph., La « science nouvelle »…, op. cit., p. 71. Cette idée est développée dans le programme fourni par la Société d’agriculture de Limoges que Graslin reproduit au début de son ouvrage. Cf. Graslin J.-J.-L., op. cit., p. i-iii.
97 Il discute au contraire le problème de la rétribution pécuniaire des citoyens qui s’occupent du bien public, Mirabeau et Quesnay s’attachant beaucoup dans la Théorie de l’impôt à leur « récompense morale », in Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 126-128. Ce dernier point, par trop éloigné de notre objet, ne sera pas envisagé ici.
98 Ibid., p. 78.
99 Mirabeau V. Riqueti de et Quesnay F., Théorie de l’impôt, op. cit., p. 45-46. Graslin cite ce passage in Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 128.
100 « [l]’État échange sa protection, la sûreté extérieure, la police intérieure et la majesté de la Nation, qui reflue sur chaque citoyen, contre une portion de tous les autres objets de besoin, suffisante pour l’entretien de toutes les personnes qu’il emploie dans l’administration ; et cet échange est l’impôt », in Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 25.
101 Graslin fait ici explicitement référence à l’Esprit des lois de Montesquieu. Cf. Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 149.
102 Cette conception d’un impôt progressif sur les consommations dérive très clairement de celles de Montesquieu et surtout de Forbonnais sur le sujet. Je donne de plus amples détails de la question dans un article actuellement en préparation qui s’intitule « Progressive tax and Social Justice. Forbonnais and Graslin reformers of the French fiscal System of the Ancien Régime ».
103 Ibid., p. 181.
104 Ibid.
105 Ibid., p. 104.
106 Ibid., p. 81.
107 Ibid., p. 99.
108 Ibid., p. 81.
109 Ibid., p. 96.
110 « Mille circonstances ont favorisé cette inégalité de partage, au point que plusieurs se sont trouvés avoir des droits sur la masse, sans y rien mettre : tels sont les propriétaires de fonds, ou réels ou fictifs », ibid., p. 99.
111 Ibid., p. 82.
112 Cf. Steiner Ph., La « science nouvelle »…, op. cit., p. 72.
113 Graslin J.-J.-L., op. cit., p. 183.
114 « Lorsque l’objet de luxe entre dans la masse des richesses, il ne détruit pas le besoin que chacun a de tout autre objet. Ce besoin reste toujours dans la même étendue : et, comme il y a moins d’hommes qui s’y emploient, il en résulte une indigence, qui ne porte encore que sur ces derniers », ibid., p. 100.
115 « En effet, l’objet de luxe n’eût jamais eu de place dans la masse des richesses, si le droit de chacun à la richesse de tous n’eût été que dans la proportion de sa mise personnelle, qui est son travail ; parce que chacun, ne pouvant atteindre qu’à des besoins plus voisins de la simple nature, serait toujours resté dans une heureuse ignorance de ceux qui ne doivent leur naissance qu’au luxe et à la mollesse », ibid., p. 100.
116 Ibid., p. 88.
117 Comme le pense M. Foucault. Cf. Foucault M., op. cit., p. 213.
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