Présentation générale
p. 15-20
Texte intégral
1Voici, pour la première fois, un ouvrage consacré à un homme qui, dans la France du xviiie siècle, participa au mouvement que l’on appellera plus tard « les Lumières » et qui joua, à son niveau et dans ses relations locales et nationales – et même internationales – un rôle qui fut loin, dans beaucoup des aspects de son œuvre, d’être négligeable.
2Ce volume est issu de la journée d’études « Jean-Joseph-Louis Graslin (1727-1790). Économie et urbanisme au temps des Lumières » qui a eu lieu à l’UFR des Sciences économiques et de Gestion de Nantes le 30 juin 2005. Organisée sous l’égide du Laboratoire d’Économie de Nantes (LEN, EA 2164) et du laboratoire Droit et Changement Social (DCS, UMR CNRS 6028), cette manifestation scientifique a permis d’explorer les nombreux champs investis par ce personnage aux multiples facettes.
3Si Graslin est surtout connu pour être l’initiateur et le promoteur du quartier de Nantes qui porte son nom, on ne saurait oublier qu’il fut encore manufacturier, négociant, receveur général des fermes, et qu’il réalisa d’importantes opérations d’assèchement de marais à Lavau-sur-Loire et Dol-de-Bretagne. Homme d’affaire, il fut également un théoricien d’envergure, et dans la République des lettres, sa place est celle d’un économiste farouchement opposé aux physiocrates qui eut même l’ambition, dans son Essai analytique (1767), de proposer un véritable « système » qui lui était propre.
4Les contributions que l’on lira ici, fruits des travaux de chercheurs venus de divers horizons, se concentrent sur trois thèmes principaux qui forment chacun une partie de cet ouvrage. La première s’attache à l’économie politique de Graslin et à sa place dans les débats théoriques de l’époque. La seconde à trait à l’opération de dessèchement des marais du fief de la Haye de Lavau, dans l’estuaire de la Loire. La troisième se concentre sur la grande affaire de la construction du quartier Graslin, pendant la décennie 1780.
5Deux articles traitent de l’inscription du personnage dans l’économie politique des années 1760. La période est féconde. François Quesnay et Victor Riqueti de Mirabeau ont déjà posé les bases d’une école de pensée que l’on n’appelle pas encore la physiocratie, mais plutôt « l’école de Quesnay » ou la « secte des Économistes », et dont les fondamentaux sont clairement affirmés : seule l’agriculture est productrice de richesse car aucun autre secteur de l’économie (industrie, commerce) ne reproduit davantage de richesses (en valeur) que ce qui est nécessaire à la production. La prospérité d’un « royaume agricole » comme la France (qui s’oppose aux « Républiques commerçantes » comme la Hollande) dépend du « produit net » dégagé par l’agriculture et perçus par les propriétaires fonciers ; tout l’objet du bon « gouvernement économique » étant de l’accroître en favorisant la liberté du commerce. Outre les nouveaux venus, les disciples de Quesnay et Mirabeau se recrutent dans l’ancien cercle de l’intendant du commerce Jacques Vincent de Gournay, mort en 1759. Gournay est en effet l’autre grand fondateur de l’économie politique française des Lumières dont l’histoire de la pensée a retenu le célèbre « Laissez-faire, Laissez-passer ». Dans les années 1750, il avait su réunir autour de sa personne des jeunes gens ambitieux, qui allaient devenir dans la décennie suivante de hauts fonctionnaires et des théoriciens importants. Toutefois, tous ses disciples ne se rangeront pas sous la bannière de Quesnay. Certains d’entre eux, au contraire, embrasseront le parti adverse et lutteront avec acharnement pour combattre les « sophismes » de la secte. Or Graslin fut vraisemblablement en contact avec l’un d’entre eux au moins, François Véron de Forbonnais, ancien négociant et ami de Gournay, qui fut en quelque sorte le chef de file des anti-quesnaysiens. C’est durant les années 1766 et 1767 que Graslin dévoile ses positions : deux concours, proposés par des sociétés savantes, l’une à Saint-Pétersbourg et l’autre à Limoges, lui offrent l’occasion de faire paraître ses découvertes. La réponse au concours de l’académie impériale d’agriculture de Russie prend la forme d’une dissertation sur la propriété foncière qui embrasse finalement un spectre beaucoup plus large de sujets : Graslin réfléchit ainsi sur les formes possibles de société, le rôle et la place du travail ainsi que la production et la répartition des richesses. La réponse à la Société royale d’agriculture du Limousin est beaucoup plus ample et Graslin la fera imprimer en 1767 sous le titre d’Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt. Ce qui peut être considéré comme le grand ouvrage théorique de Graslin a un double objet : d’un côté, les doctrines des physiocrates y sont combattues avec la plus grande vigueur. Graslin rejette la doctrine de la productivité exclusive de l’agriculture, le « Tableau économique » et l’impôt unique assis sur le « produit net » des terres. D’un autre côté, l’ouvrage propose un corps de doctrine alternatif qui prouve la productivité de tous les secteurs, insiste sur le rôle du marché et de « l’équilibre » économique et tente de démontrer la supériorité de l’imposition indirecte sur toute autre forme de prélèvement.
6L’article de Gilbert Faccarello replace d’abord les écrits de Graslin dans le contexte théorique de l’époque. Il propose ensuite quelques pistes sur l’origine de ses idées et montre la cohérence et la complémentarité de la pensée économique du Nantais. Enfin, il se concentre sur la dissertation de Saint-Pétersbourg – que les lecteurs trouveront en annexe de ce volume – et dévoile l’influence de Jean-Jacques Rousseau sur la pensée de Graslin. Si ce dernier accepte la société marchande et n’est pas un utopiste dans la lignée de Mably, il ne se satisfait pas des inégalités et des rapports d’échange de son temps. L’interprétation que donne Arnaud Orain rejoint en grande partie les conclusions précédentes, tout en inscrivant Graslin dans une autre structure logique que celle proposée par G. Faccarello. Toutefois, ces divergences ne sont qu’incidentes, car c’est sur l’aspect polémique de l’œuvre du nantais que le second article insiste. En revenant sur les controverses avec la physiocratie, Arnaud Orain cherche à montrer comment l’analyse de Graslin, entièrement fondée sur une logique de marché, ne pouvait qu’entrer en conflit avec la tripartition en classe (« productive », « stérile » et « propriétaire ») et la logique de la dépense du « Tableau économique » de Quesnay. En faisant de toute dépense un revenu, Graslin montre qu’il ne peut y avoir d’activité « improductive », comme il n’existe pas de « produit net », mais seulement des rémunérations de services producteurs. Sur cette base, Graslin va même jusqu’à faire du système de taxation indirecte qu’il propose le principe de lutte contre les inégalités et l’alpha et l’oméga de la nécessaire réforme de la société d’Ancien Régime.
7La seconde partie de ce volume quitte la sphère de la théorie pour s’intéresser aux interventions menées par Graslin et ses associés Mellinet et Saulnier de La Pinelais à Lavau-sur-Loire. En 1772, alors qu’il ne publie plus et qu’il est désormais un homme installé dans le paysage nantais, Graslin se lance dans un vaste plan d’assèchement de marais dans l’estuaire de la Loire. Comme le rappellent Arnaud Orain et Samuel Rajalu, ce type d’opération est à la mode : les élites éclairées veulent faire reconnaître le caractère à la fois malsain et inutile de ces zones humides, discours qui est repris dans les années 1760 par le pouvoir royal, qui souhaite étendre le volume de terres cultivables. Mais les auteurs pointent l’éternelle ambiguïté de ce discours « progressiste » : le creusement des canaux et l’assèchement de ces zones induisent à la fois une transformation du paysage et un partage des terres exploitées en communs (les « communaux »). Les pratiques ancestrales de prélèvements de ressources libres ou quasi-libres régressent pour faire place à une organisation plus rationnelle de la production agricole, et c’est toute une végétation et une population « amphibie » qui se trouve bouleversées, désorientées et rejetées par une forme particulière d’enclosures. Yvon Le Gall rend compte en détail de ces inquiétudes dans son étude des conflits juridiques engendrés par cette opération. Au travers de l’étude des factums et des procès – les mémoires d’avocats produits par les « afféagistes » d’un côté (Graslin et ses associés) et ceux rédigés par le futur conventionnel Chaillon, qui défend les habitants, de l’autre – il explique ce que ce conflit révèle d’alliances de conditions (bientôt de « classes »), d’ambiguïtés dans le droit coutumier, et d’appât du gain. C’est tout un « climat » à la fois chicanier et pré-révolutionnaire qui se dévoile, avec en sous-main les conflits internes aux communautés rurales elles-mêmes.
8La troisième partie de l’ouvrage aborde ce qui reste dans la mémoire commune la grande œuvre de J.-J.-L. Graslin, pour la raison qu’il a laissé son nom au quartier qui est aujourd’hui le centre de Nantes et que c’est à peu près la seule chose que les Nantais eux-mêmes connaissent de lui. Lorsqu’au milieu des années 1770, après s’être intéressé, là aussi par la pratique, à l’économie de sa cité en investissant dans la production des toiles d’ » indiennes », rendue très florissante par ses débouchés dans la traite négrière, il va transposer au milieu urbain l’expérience d’aménageur qu’il a expérimenté avec le déssèchement des marais, et il va mûrir un projet d’investissement immobilier dont il espère tirer un grand profit en raison de conditions très favorables. Nantes connaît en effet depuis le milieu du siècle une expansion considérable qui en fait l’un des premiers ports européens, ici encore largement alimenté par le commerce négrier et l’ensemble des activités qui lui sont liées, tant en amont qu’en aval (constructions navales et activités annexes, raffineries de sucre et de café, etc.). Or la ville se présente encore sous les apparences de ce qu’elle fut au Moyen-âge, enceinte de fortifications qui entravent les rapports non seulement avec l’extérieur mais aussi avec le port lui-même et les manufactures installées dans des faubourgs de plus en plus peuplés et étendus, et son territoire exigu ne peut accueillir la croissance de la population concernée, que ce soient les bourgeois et négociants eux-mêmes ou ceux qui travaillent pour eux, tout ceci conduisant à un renchérissement important des loyers et des terrains. Aussi, depuis 1720 de multiples projets et plans « d’extension et d’embellissement » ont vu le jour et de grandes réalisations ont commencé de transformer la ville, avec la création de l’île Feydeau, la démolition progressive des fortifications et l’alignement des quais qui en résulte. Mais cela est fortement insuffisant, et c’est là que Graslin va imaginer la création d’un quartier entièrement nouveau sur la butte qui surplombe le port, en continuité immédiate avec la vieille ville. Et il conçoit très vite que la clef de la réussite de son projet est de faire de cette opération de spéculation immobilière un véritable projet d’aménagement urbain en y installant en son cœur des équipements emblématiques de la société nouvelle qui est en train de naître : la bourse de commerce, un hôtel de voyageurs, un grand café et surtout une salle de spectacle sur la place centrale ainsi créée, sur le modèle de ce qui se réalise alors dans les grandes villes et à Paris avec le théâtre de l’Odéon, qui va servir de modèle à son architecte Mathurin Crucy. C’est qu’en effet, un tel projet ne peut se réaliser que si les institutions locales, la communauté de Ville, et nationales, le Conseil du roi et l’Intendant de Bretagne, l’appuient et y participent.
9Guy Saupin nous explique donc quelles sont ces institutions municipales qui sont sollicitées par Graslin, leur fonctionnement, leur composition avec la représentation des différentes forces sociales du milieu des élites nantaise et les conflits d’intérêts qui s’y expriment, leurs rapports avec les autres pouvoirs concernés, Chambre des comptes, Intendance, États de Bretagne, et comment Graslin va s’attirer en définitive l’appui de ces différents pouvoirs publics pour mener à bien son projet. Gilles Bienvenu peut alors nous expliquer, ou mieux nous raconter comment ce vaste projet va se réaliser, depuis l’achat par Graslin des terrains nécessaires, les travaux entrepris et la collaboration, difficile et parsemée de conflits avec les administrations dont on vient de parler et tout particulièrement le rôle des architectes, dont celui auquel Graslin accorde toute sa confiance, Robert Seheult (prononcer « Suette »), et principalement celui de l’architecte-voyer de la Ville, Mathurin Crucy, avec lequel la collaboration sera parsemée à plusieurs reprises de conflits ouverts, mais qui restera le grand maître d’œuvre de cet aménagement urbain et de ses édifices principaux, dont évidemment le théâtre mais aussi l’hôtel que se fait construire Graslin tout à côté. Et c’est de ce théâtre, qui reste le « grand œuvre » de Crucy, que traite Alain Delaval, sa conception et sa construction ainsi que son inscription dans le projet urbain et tout particulièrement ses rapports avec la place elle-même. Pour terminer cette partie, Philippe Le Pichon tente une « mise en perspective » de l’œuvre urbaine de Graslin, en la resituant dans l’histoire urbaine de la ville afin d’expliquer en quoi la mise en place progressive des mécanismes qui vont donner naissance à ce que l’on dénomme depuis « l’urbanisme » l’ont rendue possible, et comment ce qui peut en être considéré comme la première manifestation à Nantes prend place dans le mouvement général des idées de cette époque. Il montre enfin comment ce qui inaugure une nouvelle « matrice » du développement de la ville va continuer à la marquer jusqu’à nos jours, y compris dans ses effets sur la différenciation de ses quartiers, autour d’un centre qui l’identifie, mais a aussi entraîné le processus de ségrégation sociale que connaissent aujourd’hui nos agglomérations.
10Le présent ouvrage n’est cependant pas une stricte publication des actes de la Journée Graslin. La communication de Dominique Gaurier, maître de conférences en histoire du droit et des institutions à l’université de Nantes, que nous remercions de nous avoir permis de comprendre le fonctionnement de la Ferme générale dans les directions provinciales, n’a pas donné lieu à un texte, mais le texte biographique d’Arnaud Orain redonne au lecteur toutes les informations nécessaires. En effet, deux contributions de ce volume n’avaient pas fait l’objet de présentations lors de la manifestation. Il s’agit premièrement de l’article biographique d’Arnaud Orain, que l’on trouvera en tête de l’ouvrage. Fruit d’un certain nombre de recherches d’archives, à la Bibliothèque de l’Institut de France, à la Bibliothèque Nationale de France, aux Archives Nationales, aux Archives départementales de Loire-Atlantique, d’Ille-et-Vilaine et d’Indre et Loire, ainsi qu’aux Archives Municipales de Nantes et dans les bibliothèques publiques de plusieurs villes de l’ouest, cet article cherche à donner un éclairage nouveau à la fois de l’itinéraire de Graslin et du caractère de ce personnage. Contrairement aux notices biographiques des xixe et xxe siècles, qui s’attachaient principalement à la période de construction du quartier Graslin, et qui étaient le plus souvent écrites sur le ton du panégyrique, il s’agit ici de retracer le parcours complet de l’homme, de ses origines tourangelles jusqu’à sa mort en passant par sa formation intellectuelle, ses rencontres, sa fortune et ses stratégies. De ce voyage dans la vie d’un homme des Lumières, c’est sa personnalité qui se dévoile : Graslin n’avait rien du philanthrope qu’on a décrit ultérieurement, mais il n’était pas non plus le monstre froid que les libelles de l’époque ont voulu peindre. Il est le fruit d’une stratégie familiale d’ascension des échelons de la société d’Ancien Régime. C’est un homme qui ne délaisserait pour rien son intérêt bien compris, mais qui est en même temps persuadé que celui-ci n’entre pas en conflit et même participe à l’intérêt général. Graslin souhaite intervenir dans les débats de son temps et est persuadé d’agir pour la postérité et le bien public. À ce titre, il est un parfait représentant des Lumières françaises, presque un idéal-type de ce temps du triomphe de la raison.
11Enfin, Daniel Rabreau, qui nous a fait le plaisir de participer à notre journée d’études dans sa ville d’origine, nous a également fait l’honneur d’écrire, en postface à cet ouvrage, un texte où ce grand spécialiste reconnu de l’architecture de cette époque poursuit ses réflexions sur l’interprétation symbolique de l’œuvre de Crucy comme l’un de ses représentant les plus importants, et sur lequel il a déjà écrit plusieurs ouvrages et articles marquants, proposant une théorie permettant de resituer et comprendre la place que cet architecte occupe dans l’histoire de l’esthétique et des mutations architecturales du siècle des Lumières.
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