Préface
p. 9-11
Texte intégral
1Voilà un livre qui échappe au double écueil de ce genre de production collective : d’abord le trop grand éparpillement des contributions autour et alentour du thème fédérateur qui les a suscitées, et du coup l’intérêt inégal des apports ainsi réunis. Il faut dire que le personnage qui est au centre du projet fait montre d’une envergure plutôt exceptionnelle et a donné lieu, pendant deux siècles, à toute une littérature hagiographique faisant le tri parmi toutes les facettes et tous les épisodes d’une existence extrêmement bien remplie pour en faire une biographie que l’on voulait exemplaire tant sur le plan intellectuel que sur celui de la réussite sociale. Compte tenu des travaux qui depuis un demi-siècle ont renouvelé l’histoire de l’urbanisme des Lumières et notamment les transformations de Nantes au xviiie siècle, auxquels s’ajoutent tous ceux concernant les institutions municipales et provinciales, mais aussi la vie intellectuelle de la Bretagne de la fin de l’Ancien Régime, enfin toutes les publications suscités par les débats autour de la physiocratie et ses contradicteurs, sans oublier tout ce que l’érudition des amateurs et des universitaires a pu apporter à notre connaissance de la biographie même de Jean-Joseph-Louis Graslin et de sa famille, le temps semblait venu d’une première synthèse pour mieux cerner ce qui pouvait désormais paraître acquis et ce qui restait encore ouvert et susceptible de retouche pour un portrait en pied de notre personnage.
2Tout commence avec la réussite d’une famille de robins tourangeaux, à la fin du xviie siècle en la personne de ce Louis Graslin, devenu greffier en chef du bureau des finances de Tours et dont nous suivons, échelon après échelon, l’ascension ainsi que celles de ses rejetons successifs. À cette prosopographie érudite et méticuleuse, s’ajoute une connaissance intime de tous les ouvrages qui, depuis un demi-siècle, ont renouvelé notre approche des élites financières provinciales au xviiie siècle, notamment les travaux de F. Lebrun, M. Venard, J. Queniard, D. Julia, concernant l’enseignement et l’éducation au siècle des Lumières, ceux de M. Antoine sur le Contrôle général des finances, de C. Larrère et L. Charles sur l’invention de l’économie politique et l’émergence de la problématique libérale, sans oublier ceux qui ont complété notre connaissance du commerce avec les Indes (Ph. Haudrère), l’armement nantais (J. Meyer), les profils socio-culturels des fermiers généraux (Y. Durand), ou encore l’urbanisme nantais en général et le théâtre Graslin en particulier (P. Lelièvre, Y. Delaval). Au total, l’article biographique d’Arnaud Orain apparaît comme une monographie exhaustive qui permet aux autres contributions de se focaliser sur certains aspects plus particuliers des entreprises de notre homme.
3Après cette ouverture substantielle commence véritablement l’analyse plus détaillée et critique des trois domaines majeurs dans lesquels Jean-Joseph-Louis Graslin a déployé ses talents. Le premier volet de ce triptyque est essentiellement théorique et concerne les critiques qu’il a cru devoir énoncer contre le système physiocratique, le second revient sur les travaux de dessèchement des marais de Lavau-sur-Loire, enfin le troisième étudie à travers quatre contributions la genèse du quartier Graslin à Nantes comme exemple-type de l’urbanisme des Lumières, des principes qui l’animent et des projets architecturaux qui l’expriment.
4Pour ce qui est du premier volet, Gilbert Faccarello se propose de définir l’origine et l’originalité des thèses développées par Graslin, en soulignant l’influence de Rousseau ainsi qu’une cohérence de la vision d’ensemble faisant du nantais plus qu’un simple contradicteur provincial des syllogismes de Quesnay et ses disciples. La contribution d’Arnaud Orain met plutôt l’accent sur l’argumentaire de Graslin et les coups portés au credo physiocratique, notamment la tripartition en classes juxtaposées dont une seule, celle des fermiers, serait véritablement productive. Car dans la perspective de Graslin, celle d’un marché généralisé, il ne peut y avoir d’activité improductive. Puisque toutes entraînent une rémunération, la notion de « produit net » apparaît comme artificielle et même déconnectée de la réalité des processus économiques. Graslin tire d’ailleurs les conséquences fiscales de cette perspective de productivité généralisée en proposant un impôt sur les consommations qui permettrait de corriger les inégalités de fortune et les destins individuels.
5Le second volet du triptyque se concentre sur l’expérience d’assèchement que Graslin, avec deux partenaires, conduit à Lavau-sur-Loire, dans l’estuaire du fleuve. L’étude de l’omniprésent Arnaud Orain, avec la collaboration de Samuel Rajalu, rappelle le caractère philanthropique – où tout au moins présenté comme tel par ses initiateurs – de ce genre d’opérations : nécessité d’éliminer d’une zone les fièvres endémiques, volonté de transformer des terrains stériles en pacages productifs. Discours qui recoupe, dans les années 1760, celui tenu par le pouvoir royal qui souhaite prioritairement développer les surfaces cultivables. Mais Graslin et ses associés masquent les conflits qui les opposent aux anciens bénéficiaires d’une exploitation extensive et collective de ces espaces qui n’étaient pas entièrement stériles, et qui protestent contre la liquidation de leurs « privilèges » coutumiers au bénéfice d’un nouveau partage des terrains asséchés qui fait la part belle aux capitalistes « afféagistes » qui s’approprient une large part des communaux ainsi transformés. Dans sa contribution, Yvon Le Gall restitue le détail de ces conflits au travers des factums et des plaidoiries de chacun des deux camps qui atteignent un degré d’acharnement où l’historien peut déceler les prémisses des confrontations révolutionnaires.
6Le troisième volet revient sur l’aspect le plus connu par le grand public des initiatives de notre économiste, à savoir l’édification d’un quartier de la ville, associant hôtels particuliers, maison de rapport et lieux privilégiés pour la manifestation des nouvelles formes de sociabilité du temps comme un grand café, un hôtel confortable pour les voyageurs et surtout un théâtre susceptible d’accueillir chaque soir plusieurs centaines de spectateurs appartenant à la plupart des strates de la société urbaine. Un tel projet impliquait la participation étroite de toutes les instances de pouvoirs représentées à Nantes, depuis la communauté de Ville jusqu’au Conseil du roi, via les États provinciaux et l’Intendant de la généralité. Guy Saupin nous explique donc dans quel contexte institutionnel fonctionnent les instances municipales et à quel jeu diplomatique subtil a dû se livrer Graslin pour se concilier à la fois les susceptibilités de cette pyramide de pouvoirs ainsi que les intérêts particuliers des personnages qui les incarnaient. Dans ce contexte, Gilles Bienvenu restitue les différentes étapes de la réalisation des acquisitions foncières préalables, puis détaille l’élaboration du projet immobilier avec les conflits que Graslin dû surmonter, que ce soit avec les administrations concernées ou avec l’architecte de la ville, Mathurin Crucy, qui voulait conserver la haute main sur une opération modifiant aussi profondément la physionomie de la cité. Alain Delaval se consacre plus spécialement à ce qui va rester le grand œuvre de Crucy, le Théâtre, dont il retrace la conception, la construction et l’inscription dans le projet global d’une place dont les édifices et l’agencement devaient symboliser la « philosophie » du projet voulu par Graslin dans son ensemble. Philosophie qu’analyse la dernière contribution de l’ouvrage, celle de Philippe Le Pichon, qui la met en perspective dans la continuité de l’histoire urbaine de Nantes, énumérant les mécanismes institutionnels et intellectuels qui ont rendu possible cette réalisation spectaculaire, inscrite désormais dans l’histoire même de l’urbanisme. Ajoutons que dans ce qui fait figure de postface, Daniel Rabreau nous rappelle l’importance majeure de l’œuvre de Crucy et la place qu’il occupe dans l’histoire des mutations architecturales du siècle des Lumières.
7En annexe, Gilbert Faccarello nous présente une édition corrigée de la dissertation que Graslin présenta sur le sujet mis au concours, en 1765, par la Société Impériale d’agriculture de Saint-Pétersbourg, à savoir : « Est-il plus avantageux à un Etat que le paysan possède en propre du terrain, ou qu’il n’ait que des biens meubles ? Et jusqu’où doit s’étendre cette propriété pour l’avantage de l’État ? » Dissertation qui, sur les 150 reçues en Russie, lui valut un accessit (5 furent accordés).
8Si l’on ajoute encore à tout cela deux cahiers d’illustrations extrêmement riches présentant 61 documents sur les trois thèmes abordés, on a là une contribution majeure à la biographie intellectuelle et sociale de Graslin, mais aussi à la connaissance d’une étape majeure, matricielle, de l’urbanisme nantais et au-delà, d’un chapitre particulièrement significatif de l’urbanisme des Lumières.
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Graslin
Ce livre est cité par
- van den Berg, Richard. (2014) Turgot'sValeurs et monnaies: our incomplete knowledge of an incomplete manuscript. The European Journal of the History of Economic Thought, 21. DOI: 10.1080/09672567.2013.792362
- (2011) Notes bibliographiques. Cahiers d'économie Politique, n° 60. DOI: 10.3917/cep.060.0179
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