Les marins prisonniers de guerre français, un enjeu de la politique de collaboration de Vichy
p. 105-113
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Texte intégral
Les marins perdus de juin 1940
1La capture des marins français en juin 1940 fait l'objet d'un tel silence dans les archives et les livres1 que je me demande si cet aspect de la défaite n'a pas été en partie volontairement occulté ?
2Tous les auteurs ont privilégié les questions opérationnelles, le commandement et les navires en étudiant l'amiral Darlan, l'attaque de Mers el Kébir et le sabordage de Toulon mais ils ont négligé les marins embarqués ou affectés à terre.
3Les effectifs de guerre de la marine qui passent de 85 000 à 165 000 hommes en 1939-1940, sont limités par rapport à ceux de l'armée de terre2. Les équipages sont formés pour moitié de réservistes qui sont des gens de mer expérimentés et très encadrés. Ils arment la flotte de guerre et ses 238 navires modernes, les chalutiers réquisitionnés de la flotte auxiliaire et servent l'armement installé sur des navires de commerce. À terre, la marine participe à la défense côtière et fait fonctionner ses bases et arsenaux grâce à des services multiples, administration, santé, direction du port, constructions navales, etc. qui emploient civils et marins.
4Les ouvrages publiés par le Service historique de la marine décrivent la chute des ports, de Dunkerque à La Pallice, en juin 19403. Après Boulogne et Calais, la marine participe à la défense de Dunkerque puis à l'évacuation des troupes encerclées, opération où elle perd 8 navires de guerre. On sait que le personnel et les blessés du poste de secours du Service de santé de la marine à Zuydcoote sont faits prisonniers. Mais combien y a-t-il de marins parmi les 35 000 prisonniers de guerre français emmenés de Dunkerque en Allemagne ?
5Françoise Péron nous présente « Sur la route de l'exil » (illustration 28) une œuvre du peintre Pierre Péron, également capturé à Dunkerque. Dans une colonne de prisonniers en marche sous escorte allemande, quelque part en Belgique, l'artiste brestois souligne la présence de l'uniforme bleu marine d'un matelot, perdu dans la foule des soldats en uniforme kaki de l'armée de terre. Technique artistique ou clin d'œil malicieux du futur peintre officiel de la marine, la seule touche agréable ou vive dans ce sombre tableau de la défaite de la France est, au premier plan, le pompon rouge du béret du marin.
6De Cherbourg à La Pallice, on énumère les navires et unités dont l'évacuation vers l'Angleterre, le sud de la France ou le Maroc est présentée comme une réussite. Mais les services de santé, travaux maritimes et constructions navales restent en général sur place. Les troupes allemandes capturent à chaque fois le préfet maritime ou le commandant du port et son État-major, ainsi que des troupes disparates de soldats et de marins chargés d'une défense terrestre, le plus souvent annulée ou symbolique, car seul Cherbourg est défendu. Le camp de prisonniers de guerre de la base aérienne de Rochefort renferme 2 500 hommes dont de nombreux marins. 800 d'entre eux proviennent des services de la marine à Rochefort et des services centraux du ministère, repliés de Paris.
7La chute du port de Lorient est présentée sous le même angle partial : l'évacuation des navires et les sabotages sont réussis ; on célèbre le combat livré le 21 juin aux Cinq chemins de Guidel par une faible troupe de soldats d'unités diverses et de marins de la défense côtière. Il ne s'agit plus de défendre le port, mais seulement de livrer un baroud d'honneur dirigé en personne par l'amiral de Penfentenyo. Fait prisonnier à la préfecture maritime, il déclare : « Je n'ai rien à rendre. Tout ce qui vole vole ; tout ce qui flotte navigue. Les approvisionnements sont détruits. Les banques sont vides, les clefs de Lorient sont en lieu sûr. Quant à mon épée, je l'ai fait disparaître. » Certes, mais la Kriegsmarine gagne le port, l'arsenal et son personnel, butin précieux jusqu'en 1944.
8Marins et soldats français obéissent à une proclamation allemande qui les invite à se rassembler le jour même, sur la Place d'armes, devant la Préfecture maritime. Ils forment ensuite un long défilé de 5 500 à 6 000 hommes, dirigés vers un camp improvisé à Pont Scorff et plus tard transférés à Hennebont. Écoutons un témoin :
« Les marins ont été autorisés à emporter leurs sacs, mais beaucoup partent les mains vides. Ils rient, ils blaguent et lancent des propos égrillards aux bonnes des cafés de la rue du Port qu'ils interpellent.
La colonne allemande tient la droite en allant vers l'arsenal ; marins et soldats, encadrés par des Allemands en armes, serrent l'autre trottoir. On dirait que nos hommes vont à une fête et on entend des cris :
– Au revoir !
– À bientôt !
– Kenavo !
Ils ne savent pas où ils vont et ils s'imaginent que dans quelques jours ils seront de retour et que leurs misères seront finies. À quoi bon se charger de tout le barda réglementaire ? L'un jette à une personne de connaissance sa vareuse, un autre ses tricots, un autre son linge, en disant :
– Garde ça, je reviendrai le chercher un de ces jours...
... La foule, depuis la Maison des choux jusqu'à l'arsenal, couvre les trottoirs. Penchés sur leurs voitures blindées, les Allemands prennent des photographies et les jeunes filles rient comme des petites folles4. »
9Les troupes allemandes étaient alors incapables d'arrêter tous ces hommes s'ils s'étaient fondus dans la population. Comment expliquer cette acceptation massive et presque volontaire de la captivité ? Le traumatisme de la défaite s'ajoute sans doute à l'habitude d'obéir aux ordres de l'autorité militaire, fût-elle celle de l'ennemi vainqueur.
10Les 35 000 prisonniers de guerre du Morbihan sont transférés en Allemagne entre les mois d'août et d'octobre, mais un certain nombre de marins est gardé sur place, avec le statut de prisonnier de guerre en Frontstalag ou en congé de captivité, pour faire fonctionner le port et l'arsenal de Lorient.
La marine de l'amiral Darlan, entre armistice et collaboration (juin 1940-janvier 1942)
11En juillet 1940, l'amiral Darlan, secrétaire d'État à la Marine du gouvernement de Vichy, engage des discussions avec la Commission allemande d'armistice à Wiesbaden. La flotte à peu près intacte dont il s'enorgueillit est désarmée et gardiennée par quelques milliers de marins, en vertu de l'article 8 des conventions d'armistice. Mais les attaques anglaises contre Mers el Kébir, le 3 juillet, et contre Dakar, du 23 au 25 septembre, et les ripostes ordonnées par l'amiral anglophobe modifient la donne politique.
12En récompense, dès le mois de juillet, l'Allemagne restitue des archives et libère 4 à 500 officiers des services centraux, pris à Rochefort, et quelques prisonniers de marque, comme l'amiral Abrial, l'ex-amiral nord. Les contraintes de l'armistice sont allégées. Le réarmement de plusieurs navires et une augmentation des effectifs sont autorisés. Les officiers à disposition de la marine marchande sont libérés en août 1940 et ceux du service de santé en janvier 1941, la plupart étant maintenus en service dans les ports de zone occupée.
13La politique de collaboration est annoncée par Pétain après l'entrevue de Montoire, le 24 octobre 1940. Darlan y participe très activement au nom de la reconstitution de sa flotte pour la défense de l'empire, les deux seuls atouts restés aux mains de Vichy.
14C'est une flotte affaiblie par la perte de ses bases et de ses stocks de zone occupée que l'amiral tente de renforcer. Son « Mémento des besoins de la marine pour la défense de l'empire » du 28 octobre 1940 est une liste de demandes discutées à Wiesbaden jusqu'en mai 1941 : déblocage des matériels et des munitions stockés en zone occupée, circulation entre les deux zones des matériels et des personnels de la marine, possibilité de fabrications nouvelles dans des établissements de zone occupée, libération de prisonniers de guerre, spécialistes des fabrications de la marine et de ses fournisseurs5. « Collaborer, c'est travailler ensemble pour une même fin » écrit Darlan en conclusion de ce mémento. Or la France est soumise aux clauses draconiennes de l'armistice, son économie est mise en coupe réglée et ses arsenaux et usines d'armement travaillent pour l'Allemagne qui n'est guère encline à faire des concessions au vaincu.
15Six amiraux ont été capturés dans les ports en juin 1940, mais Abrial est vite libéré. Les autres, Le Bigot, Traub, Brohan, Rioult et de Penfentenyo sont prisonniers en Allemagne et la marine tente de les faire libérer en les nommant à des fonctions civiles. Ainsi l'amiral de Penfentenyo, après un passage au camp de Coëtquidan, est détenu dans la forteresse de Koenigstein, Oflag IV B, en compagnie de nombreux généraux. Il est nommé en décembre 1940 vice-président de la Compagnie générale transatlantique, mais sa libération est refusée en janvier puis en mars 1941.
16Quel est le prix d'un amiral et que pèsent quelques milliers de marins perdus en captivité sur le marché de la collaboration ?
17Chef du gouvernement depuis février, Darlan s'engage dans une collaboration accrue en mai 19416. À la veille de l'attaque allemande contre l'URSS, le Proche-Orient et la Méditerranée deviennent une zone stratégique essentielle, d'autant que l'Angleterre met à mal les convois de ravitaillement germano-italiens vers la Libye. Après avoir rencontré Hitler à Berchtesgaden, le 11 mai, Darlan signe, le 28, les « Protocoles de Paris » qui comportent une série de concessions militaires en Tunisie, à Dakar et surtout en Syrie où les troupes de Vichy affrontent en juin les forces anglaises et gaullistes. La non ratification des Protocoles de Paris conduit Darlan à multiplier les concessions militaires à l'Allemagne au cours de l'été 1941, en zone non occupée et en Afrique du Nord, sans recevoir de contrepartie. C'est un donnant-donnant très inégal : la France donne à robinet ouvert et l'Allemagne au compte-goutte, bref une collaboration à sens unique.
18Au moment de l'attaque contre les USA par les U-boot partis de Lorient, en janvier 1942, Darlan rencontre l'amiral allemand Raeder, chef de la Kriegsmarine, qui le remercie des services rendus dans les ports de zone occupée. Les données mondiales du conflit échappent à Darlan, obnubilé par le réarmement de sa flotte, dans la perspective d'une victoire de l'Allemagne.
Libérations de marins et collaboration d'État : un échange inégal (juin 1941-novembre 1942)
19En janvier 1942, au terme de huit mois d'une collaboration de plus en plus poussée conduite par le gouvernement Darlan, notamment sur les questions de marine, quel bilan faire de la libération des marins ?
20Quand l'Allemagne décide le principe de ces libérations très ciblées le 15 mai 1941, la marine française ne peut fournir qu'une liste de 6 000 noms de prisonniers7. La trace des hommes perdus dans la débâcle n'a pu être retrouvée que par des correspondances privées et par le canal du Comité international de la Croix Rouge.
21Je suppose que les officiers de marine ont été plus largement et plus tôt localisés que les simples marins. En effet, dans les Oflags, ils sont groupés et en contact direct avec l'administration allemande et française du camp. Les marins, perdus dans la masse des soldats de l'armée de terre, sont dispersés en d'innombrables kommandos de travail, parfois très isolés. Il ne faut pas oublier que les « bobards » sur la libération des prisonniers ont circulé constamment, au point que certains ont pu finir par ne plus croire à rien.
22Les autorités allemandes des camps, qui ne font rien pour signaler des marins oubliés, ont aussi freiné volontairement ou saboté des libérations de marins identifiés et localisés. Enfin, le mécanisme allemand de « négociations », pour ne pas dire de chantage, fonctionne parfaitement avec ses trois niveaux. Toutes les décisions sont prises par le gouvernement de Berlin plus soucieux de soumettre le vaincu à ses ordres que de négocier sa collaboration. À Wiesbaden, les représentants de la Wehrmacht reproduisent cette même position autoritaire. À l'inverse, les discussions sont souvent correctes, voire cordiales entre les deux marines. La Kriegsmarine joue le rôle du « gentil » désireux de faire plus par sympathie pour ses « collègues » français. Dans ce rôle de l'intermédiaire compréhensif, qui justifie par les raisons les plus diverses les incessants blocages et surenchères, faut-il ne voir qu'un jeu cynique ou y a-t-il part pour un fond de solidarité entre gens de mer ?
23Dans le premier convoi de prisonniers libérés, le 21 juin, à la veille de l'invasion de l'URSS, figurent les prisonniers symboliques et prestigieux que la marine a tenté vainement de faire libérer depuis un an. Ce sont les collègues de Darlan, les amiraux Brohan, Traub, Le Bigot, Rioult et de Penfentenyo. Celui-ci se range aussitôt derrière le Maréchal qui lui confie une fonction importante au sein du secrétariat d'État de la Famille et de la Santé. L'amiral s'y comporte en bon propagandiste du régime et d'un retour aux valeurs traditionnelles, la famille la patrie et Dieu.
24Les convois de juin-juillet ramènent 5 319 marins : certains vont être démobilisés, d'autres sont volontaires pour combattre l'Angleterre. La marine compte sur ces marins libérés pour compléter les effectifs de la flotte autorisée par l'Allemagne pour la défense de l'empire. Cette première vague de libérations est surtout un geste de remerciements à l'intention de Darlan : « J'ai cru déceler un désir de l'Allemagne de nous être utile, voire même de nous être agréable » écrit un négociateur de la marine à Wiesbaden8.
25Poussée par l'espoir de faire libérer tous les siens, la marine active ses recherches : elles révèlent que, sur 16 500 marins faits prisonniers en juin 1940, environ 13 000 ont été envoyés en Allemagne9. Une série de listes complémentaires est alors présentée, mais l'Allemagne bloque pendant quatre mois la libération des plus de 7 000 marins qu'elle détient encore, tant en raison de la tournure favorable de la guerre en URSS que pour faire monter les enchères dans les discussions de Wiesbaden et la pression sur l'amiral Darlan. Manipulé par les Allemands, celui-ci décide de démettre le général Weygand qui avait les pleins pouvoirs en Afrique du Nord, en le qualifiant « d'obstacle insurmontable au déclenchement d'une politique constructive entre l'Allemagne et la France10 ». Ce limogeage levant ses craintes d'une dissidence de l'Afrique du Nord, l'Allemagne annonce, quelques jours plus tard, le 24 novembre 1941, sa décision de libérer tous les marins encore prisonniers.
26Au cours des semaines suivantes, 3 800 marins et 10 000 soldats originaires d'Afrique du Nord sont libérés, mais il manque encore 3 300 marins11.
27Durant l'année 1941, la négociation a aussi porté sur 5 300 prisonniers de guerre ouvriers des arsenaux et des chantiers privés de constructions navales. En janvier 1942, environ 1 600 d'entre eux ont été libérés, soit moins de 1/3, bien peu par rapport aux presque 70 % de marins libérés à cette date12. Aux yeux des Allemands, le marin en lui-même ne possède qu'une valeur marchande autour de la table de négociations, une valeur politique dans la perspective de la collaboration, surtout face à l'amiral Darlan. Il en va autrement pour l'ouvrier spécialiste en constructions navales, main-d'œuvre capitale pour l'industrie d'armement, tant en Allemagne que dans les ports de France occupée.
28Durant toute l'année 1942, le sort des marins prisonniers continue à servir d'instrument dans la manipulation de Vichy par l'Allemagne : c'est un jeu du froid et du chaud, du chat et de la souris, une sorte de jeu de yoyo.
29Après un refus total en février 1942, le principe des libérations est de nouveau accepté en mars, en remerciement du transit par la zone non occupée, sur la Saône et le Rhône, de vedettes de la Kriegsmarine destinées à la Méditerranée13. Mais aucune libération n'intervient d'avril à juin, ces trois mois décisifs où Darlan est remplacé à la tête du gouvernement par Laval qui s'engage dans une collaboration extrême, avec participation de la police française aux rafles de Juifs, tant à Paris avec le Vel' d'hiv' qu'en zone non occupée. Monnaie d'échange de cette collaboration d'État totale, les libérations de marins reprennent, 268 en juillet, 337 en septembre14. Au total 11 700 marins ont été libérés entre juin 1941 et novembre 1942. Mais à quel prix ?
Nouvelle donne et bonnes vieilles méthodes (novembre 1942-août 1944)
30L'invasion de la zone sud et le sabordage de la flotte à Toulon, le 27 novembre 1942, changent les règles du jeu politique. L'Allemagne commence par bloquer toute libération de marins, sous le prétexte qu'elles étaient accordées « pour réincorporation dans la marine française15 ». Or la « flotte d'armistice », partiellement reconstituée sous l'œil vigilant des commissions allemandes, n'existe plus. La France ne possède plus qu'une « marine symbolique », réduite à un secrétariat d'État à la Marine représenté dans les commissions de Wiesbaden et de Paris. Elle est surtout propriétaire des navires sabordés et peut influencer les comportements des personnels en service dans les ports de zone occupée et de zone sud.
31En 1943-1944, la marine française ne compte guère aux yeux de Laval, engagé dans une collaboration sur les questions de police et de main-d'œuvre, avec le développement de la Milice et du STO. Par contre, cette marine diminuée garde un intérêt certain pour l'Allemagne et la Kriegsmarine.
32Que vaut le décompte de 1 300 marins encore prisonniers au début 1943 ? En effet, les chiffres se télescopent, entre succession de listes partielles, « erreurs » des administrations française et allemande, nouveaux décomptes, libérations de marins intervenues à d'autres titres.
33En février-mars 1943, la libération de 200 marins « oubliés dans les Stalags » est discutée à Wiesbaden16. L'argument français est que « la marine allemande, ayant apprécié la collaboration des marins français (à Lorient en particulier), demande un renfort important de pompiers, gendarmes et mariniers de port pour les arsenaux de zone occupée et de Toulon ». L'enjeu est alors la sauvegarde et le maintien en activité des installations de
34Lorient et des autres ports soumis, à partir de janvier, aux bombardements stratégiques des Alliés. Sensible à l'argument, la marine allemande s'engage une nouvelle fois à libérer tous les marins prisonniers.
35C'est fait en juillet où les libérations sont « considérées comme achevées », mais en août d'autres marins sont encore identifiés dans les Stalags17. C'est une histoire sans fin !
36Je ne développe pas les négociations sur les 3 500 marins servant en France dans les ports de zone occupée, avec un statut de prisonniers en Frontstalag ou en congé de captivité. De 1941 à 1944, la marine française obtient la levée des congés de captivité, la possibilité de mutations de ses personnels entre les deux zones, puis des libérations de Frontstalags. En échange de ces concessions très limitées, la Kriegsmarine tire le maximum de profit de la possession des ports occupés. La hiérarchie française contribue à les faire fonctionner pour répondre aux demandes allemandes, quels que soient par ailleurs les comportements des hommes, entre réticences, sabotages et résistance.
37Un dossier est symbolique des rapports entre les deux marines : c'est celui des négociations « Laconia », ce paquebot anglais transportant des prisonniers de guerre de l'Axe, coulé le 13 septembre 1942 par le U 156. La marine française sauve 414 naufragés italiens. En récompense du service rendu, la libération d'un nombre équivalent de prisonniers français est négociée à partir d'octobre 194218. Dix-sept mois plus tard, le 18 avril 1944, la commission allemande d'armistice accorde la libération de ces 414 « prisonniers Laconia », mais c'est le 10 juillet seulement qu'un convoi rapatrie à Compiègne les nouveaux libérés : ils ne sont que 358. Il manque à l'appel 56 « prisonniers Laconia » et leur libération aurait sûrement donné lieu à un round supplémentaire, si la France n'avait pas été elle-même libérée dans les semaines suivantes.
38Cette « récompense au loyalisme de la marine française », comme s'acharne à le proclamer la propagande allemande sur le quai de la gare de Compiègne, dissimule bien le chantage permanent pratiqué par l'Allemagne nazie.
39Tout aussi symbolique est l'affaire de Penfentenyo.
40Vice-amiral commandant la marine à Lorient en juin 1940, il se met au service de Vichy, à son retour de captivité le 23 juin 1941. Les motivations de son engagement politique derrière le maréchal Pétain sont illustrées par l'exemple d'un ancien mécanicien de la marine, vieil ivrogne dont il rapporte les propos :
« Quand on est de service aux machines, on ne sait pas où on est. On ne voit rien, on ignore ce qui se passe, on ne comprend pas les ordres qu'on reçoit, mais ceux qui se tiennent sur la passerelle voient clair et on n'a qu'à obéir, sans quoi le bateau échouerait. »
41De Penfentenyo en conclut pour lui-même : « À présent, c'est Pétain qui est sur la passerelle de commandement, il voit clair pour nous, il suffit d'obéir et je voudrais que tous les Français eussent l'obéissance et la haute philosophie de ce vieil ivrogne. »
42Puis il affirme : « Le mot d'ordre que je n'ai jamais cessé de répéter et de proclamer (est) obéir aveuglément pour mieux servir. »
43L'amiral, arrêté en février 1943, retourne dans les prisons allemandes. Constatant que les soupçons d'activités anti-allemandes sont infondées, la Gestapo remet à la Wehrmacht ce captif de choix, déjà utilisé comme prisonnier de guerre en 1940-1941. Toujours malgré lui, l'amiral sert de nouveau les intérêts de l'Allemagne. Au même titre que les « prisonniers Laconia », il est l'enjeu des négociations où la Kriegsmarine obtient la livraison de navires renfloués et de ferrailles récupérées sur les épaves de Toulon. Son procès, d'avril à août 1944, est une mascarade fabriquée par la « justice militaire » nazie afin de retarder le plus possible la livraison de l'amiral à Vichy pour en tirer un profit maximum19.
Conclusion
44La libération de la France rend caduques les règles de ce jeu de dupes où le gouvernement de Vichy et son secrétariat d'État à la Marine, notamment sous Darlan, se sont fourvoyés. L'Allemagne a manipulé magistralement l'esprit de corps existant dans la marine française, notamment au niveau de sa hiérarchie supérieure, pour, au minimum, neutraliser la flotte française de 1940 et, surtout, pour obtenir le service le plus efficace des ports occupés, comme Lorient.
45La contrepartie de cette collaboration a été la libération de la plupart des marins prisonniers de guerre, justifiée par la nécessaire solidarité entre les membres de la « grande famille » de la marine française.
46En mai 1945, les plaies sont profondes à l'intérieur de cette « grande famille » qui doit reconstruire son avenir, dans l'urgence. C'est le cas à Lorient, libérée à partir du 10 mai. La longue remise en état du port commence avec la main-d'œuvre disponible sur place, dont une partie des 24 500 prisonniers de guerre capturés à la reddition de la poche, et parmi ceux-ci environ 2 000 marins allemands. Le sort de ces prisonniers relève de nouveaux enjeux politiques, ceux de la reconstruction de la France et ceux de la guerre froide à l'échelle mondiale.
Notes de bas de page
1 Cette observation résulte d'années de recherches personnelles dans les fonds d'archives, tant au SHD à Vincennes et à Lorient qu'aux Archives nationales, concernant la marine française ainsi que de la lecture de la bibliographie sur le même sujet, dont les titres mentionnés dans les notes ci-après.
2 Henri Michel, Darlan, Hachette, 1993, p. 54.
3 C. F. Caroff, Les forces maritimes de l'ouest, 1939-1940, Paris, Imp. Marine, 1954, 435 p.
Hervé Cras, Les forces maritimes du nord, 1939-1940, Paris, Imp. Marine, tome 2, 1955, 440 p. ; tome 3, 1956, 287 p.
4 Roger Leroux, Le Morbihan en guerre, 1939-1945, Mayenne, Imp. de la manutention, 1986, p. 29.
5 SHD-MV, TTA 121, 2210 SECA, 28 octobre 1941, « Mémento des besoins de la Marine pour la défense de l'Empire ».
6 Hervé Couteau-Bégarie, Claude Huan, Darlan, Fayard, 1989, 873 p.
7 SHD-MV, TTA 111/2005, 18 juin 1941.
8 Voir note 6.
9 AN, AJ41/1902, lettre 14 janvier 1942, Fatou, délégué SE Marine Paris à commandant en chef des forces militaires allemandes en France.
10 H. Couteau-Bégarie, op. cit., p. 458.
11 SHD-MV, TTA 115, 496, bulletin d'information 15 janvier à 15 février 1942.
12 SHD-MV, TTA 114, note intérieure 16 janvier 1942.
13 SHD-MV, TTA 116, 1612, 25 juin 1942.
14 SHD-MV, TTA 130, 38867 FM, 29 juillet 1942 ; TTA 130, 40337 FM, 12 septembre 1942.
15 SHD-MV, TTA 164, 340 DSA, 9 janvier 1943.
16 SHD-MV, TTB 29, 25 Cab.1, 8 février 1943, amiral Jardel à amiral Frankreich.
17 SHD-MV, TTA 118, 651, 3 juillet 1943 ; TTA 118, 813, 14 août 1943.
18 SHD-MV, TTA 117, FMF SECA Départ ; TTB 32, 28 avril 1944, Marine Gruppenkommando West à SE Marine ; TTA 162, 12 juillet 1944.
19 Jean-Claude Catherine, L'amiral de Penfentenyo, profil politique 1940-1945, mémoire secondaire de DEA, École des hautes études en sciences sociales, 1992-1993, 58 p.
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