Deux Henri en concurrence : La Partie de chasse de Henri IV de Collé et La Bataille d’Ivry de Durosoi (1774)
p. 191-209
Texte intégral
« Tout pour le plaisir. Rien pour la gloire : c’est ma devise1. »
1Le moment que constitue la création publique d’une pièce est d’autant plus capital pour un dramaturge du XVIIIe siècle que le théâtre vit aussi, à cette époque, dans les sociétés privées, participant à la vie sociale d’amateurs illustres comme le duc d’Orléans2, et qu’elle peut s’éditer sans avoir été représentée. Mieux encore, si on envisage le point de vue quantitatif : « À Paris, il appert [nous disent Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et Dominique Quéro] que l’activité théâtrale publique se trouve démultipliée par celle des scènes privées3. » Pour qui entreprend d’étudier la poétique de ces pièces, il s’ensuit la nécessité de prendre en considération la possibilité de cette double réception, phénomène insigne du temps, qu’accompagne, de surcroît, la publication. La réception du théâtre s’articule ainsi, pour les pièces jouées, en trois moments qu’il convient de distinguer pour s’assurer une compréhension aussi précise que possible des enjeux politiques, idéologiques et littéraires des œuvres. J’en veux pour preuve le tableau dressé par Jean-Noël Pascal concernant le théâtre de société de Florian, qui comprend quatre entrées : le titre de la pièce, la création officielle, la première représentation sur une scène privée et l’édition4. Rendre compte de cet accueil multiple permet effectivement d’entrer avec précaution dans des questions à la fois théoriques et historiques qui ne sont pas sans incidence sur les enjeux des pièces, la compréhension de l’esthétique du temps, voire de ses mutations. Nous en trouvons justification chez les critiques de l’époque qui distinguent aussi fréquemment la représentation de la publication5. L’expression du « grand jour » pour marquer la publication imprimée est couramment employée pour signaler ce distinguo.
2Cela étant posé, nous bénéficions, dans le cas que nous nous apprêtons à analyser, d’une circonstance assez rare puisqu’en l’occurrence, la réception doit s’étudier à travers une concurrence entre deux pièces, deux théâtres et deux lieux. À la fin de l’année 1774, les pièces de Collé et de Durosoi, qui portent toutes deux sur la figure d’Henri IV et sa légende dorée, sont représentées concomitamment, l’une à la Comédie-Française, l’autre aux Italiens, et quelques jours plus tard, la Cour voit représenter La Bataille d’Ivry et baller La Partie de chasse. Qui plus est, cette perception historique des événements dramatiques rend attentif à un autre phénomène, surplombant dans ce moment particulier de la fin de 1774 et du début de 1775, je veux dire la popularité du bon roi Henri, pérenne depuis le XVIIe siècle, mais en l’occurrence exacerbée par le changement de règne.
3Dans le cadre d’une enquête sur la réception, on analysera donc tout d’abord ce qui relève des circonstances dans cette bataille dramatique pour s’intéresser à la perception idéologique et poétique, telle que la critique du moment la met en évidence.
4Un chassé-croisé atteste la concurrence des deux pièces. Elle est rapportée par les Mémoires secrets, tout d’abord en ce qui concerne Paris :
17 Novembre. Les comédiens François voyant les Italiens les primer, pour offrir au public Henri IV, n’ont point voulu rester en arrière. Ils se sont pressés de se mettre en état de jouer La Partie de Chasse de M. Collé, & ils l’ont exécutée hier6.
5Durosoi a peut-être senti avec bonheur la faveur du moment. Mais le sujet lui plaît aussi suffisamment pour qu’il compose une trilogie : après La Bataille d’Ivry, il fera jouer La Réduction de Paris en 1775 et La Clémence de Henri IV en 1783. On note encore l’évidente actualité de la dernière née.
6Cela dit, la concurrence ne se limite pas à la capitale. Comme de coutume, l’opposition entre Paris et la Cour joue à plein en ce qui concerne les représentations dramatiques et lyriques :
7- pour Durosoi :
24 Décembre 1774. Le Henri IV de M. Durosoi, joué devant le roi la semaine dernière, n’a pas reçu l’approbation de ce monarque7 ;
8- pour Collé :
28 Janvier 1775. Toute la Cour a été en l’air pour le bal de la reine, lundi dernier. S. M. ayant désiré qu’on y vînt en habit du costhume [sic] suivi dans La Partie de Chasse de Henri IV8.
9Objectivement, la Bataille d’Ivry est un spectacle plutôt réussi. Elle oblige, en raison de la qualité de la représentation, à concevoir qu’une différence d’un genre autre que dramatique explique tout d’abord la faveur dont bénéficie La Partie de chasse. Dans un contexte identique de liesse populaire, les deux pièces ne sont pas égales, alors qu’elles traitent du même sujet et glorifient toutes deux le prince idéal qu’est le bon roi Henri. En effet, si La Partie de chasse peut être mise au programme des Français avec une grande promptitude, c’est qu’elle appartient à un répertoire que connaissent bien les comédiens.
10À vrai dire, une différence majeure entre les deux pièces réside dans le fait que La Partie de chasse a une histoire, que Collé résume d’ailleurs par ce trait : « Le roi ne veut pas qu’elle soit jouée à Paris. Il a sûrement ses raisons : Polichinelle a bien les siennes9. » Contrairement à La Bataille d’Ivry, qui sera aussitôt représentée à Paris, La Partie de chasse a surtout connu la gloire apparemment plus sourde, mais éclatante en vérité, des théâtres de province ou de société, notamment du duc d’Orléans, protecteur de Collé. Cette gloire, dans laquelle Collé voit non sans raison « le sceau du succès10 », perdurera en dépit de la médiocre représentation de 1774, puisqu’en 1784, Florian évoque encore, à deux reprises dans sa correspondance, la représentation de la comédie à Sainte-Assise, domaine de Mme de Montesson, épouse du duc. La raison de cette semi-clandestinité de la pièce, partout représentée sauf à Paris, tient sans nul doute à la conjonction de plusieurs traits qui, entre 1762 et 1766, rencontraient malheureusement un contexte politique difficile et pouvaient déranger le roi et sa maîtresse, Mme de Pompadour.
11On mettra sur le compte des accrocs à la bienséance un personnage royal trop débonnaire ou populaire pour plaire à la Cour, et auquel il fallait peut-être le théâtre plus frondeur d’Orléans. Ajoutons à ce rôle le personnage de la Caligaï, qui n’était pas sans rappeler la mort de Gabrielle d’Estrées ou encore celle des poisons qui pouvait encore sentir le soufre d’une réminiscence déplacée. Les courtisans proches du roi sont peints comme des fourbes. Enfin, on peut s’interroger sur l’effet de certaines formules un peu crues qui pouvaient être mal prises par un pouvoir affaibli – une guerre éreintante, des parlements en émoi, de pénibles affaires de justice…
12C’est dire que dans le contexte d’une renaissance de l’autorité royale, avec l’avènement au trône de Louis XVI, et dans un monde qu’on veut désormais acquis à la cause philosophique, la pièce de Collé se présente à la fois comme le symbole d’une lutte passée, d’une concorde présente et d’un avenir prometteur. Pour La Bataille d’Ivry, elle connaît certes un grand succès, mais les critiques le réduisent au sujet et à sa vogue. C’est dire l’importance du contexte, ici redoublé par le fait que d’autres pièces avaient mis un roi en scène proche de la figure d’Henri IV : quatre ans avant Collé, Sedaine donnait Le Roi et le Fermier, imité de The King and the Miller of Mansfield de Robert Dodsley (1737)11. Quoi qu’il en soit, la pièce de Durosoi souffre de la comparaison avec son aînée, dont l’existence clandestine stipule une valeur littéraire et philosophique éminente.
13Ainsi, pour un critique comme Suard, la balance entre les deux pièces n’est sans doute pas aussi juste qu’on pourrait le penser : il ne tient nul compte de la qualité moindre du spectacle donné aux Français. Le Mercure de France se fait fort, à cet égard, de rappeler l’attente parisienne de La Partie de chasse :
Cette pièce, longtemps désirée, longtemps demandée, jouée sur tous les théâtres de Province, & sur les théâtres particuliers par les Citoyens qui s’amusent de la comédie, vient enfin d’être représentée par les Comédiens Français12.
14Le journal officiel ne dit rien de celle de Durosoi. Comme Suard, Linguet ne traite pas non plus les deux pièces de même manière. Il ne peut passer outre la renommée de La Partie de chasse :
Cette Pièce est trop connue à Paris même par la lecture, & dans les Provinces, par les représentations qui en ont été multipliées, pour qu’il soit nécessaire d’en parler ici en détail. Tout s’est réuni pour en assurer le succès. Le nom de l’Auteur, l’intérêt qui règne dans la Pièce, indépendamment des noms, la vérité, la finesse, la grandeur des caractères, & les talens des Acteurs ont excité avec justice des applaudissemens extraordinaires13.
15Ces différences de traitement critique nous avertissent de la valeur idéologique attachée à la pièce de Collé, voire des raisons pour lesquelles les deux comédies ne reçoivent pas un accueil analogue. De reste, la réflexion de Suard sur le personnage du roi Henri saisit cette valeur philosophique d’actualité :
Le nom seul de Henri IV suffit pour exciter l’intérêt et l’attendrissement. Le respect et l’amour des Français pour la mémoire de ce bon et grand roi semblent s’accroître tous les jours, car c’est un effet du progrès de la raison et de cet esprit philosophique si platement calomnié qui nous a appris à mieux connaître les véritables principes de la grandeur des souverains et du bonheur des peuples14.
16C’est pourquoi, avant d’examiner ce qui est dit des pièces sur un plan plus strictement littéraire, il convient de mesurer l’enjeu idéologique qui crée d’évidence une différence notable entre les deux versions de l’histoire henricienne.
17Commençons par la concordance des sujets. L’épopée voltairienne compose, sur le plan littéraire et philosophique, l’arrière-plan de cette illustration, et Suard rappelle cette filiation15. On remarque, en outre, comme intermédiaire entre Voltaire et nos compères de 1774, le poème en trois actes Henri IV ou la réduction de Paris d’un certain Valigny, publié en 1768, dont, en 1782, le sujet inspirera encore Louis-Sébastien Mercier. Pour comprendre la dégradation comique de la figure royale, on aura aussi en mémoire la parodie de Fougeret de Montbron, La Henriade travestie en vers burlesques, dont la publication de 1745 sous fausse adresse berlinoise est reprise à Amsterdam chez François L’Honoré en 1775. Le réseau textuel dans lequel les pièces de Durosoi et Collé sont prises est ainsi jalonné, de décennie en décennie, à partir des années soixante, de toute une série de drames mettant en scène le roi Henri.
18Dans le Journal de politique et de littérature, le poème de Dorat, L’Ombre de Gabrielle, manifeste la pertinence d’un sujet qui concorde souverainement avec l’actualité de l’avènement au trône16. La grande question est : quel roi la France espère-t-elle ? et c’est précisément ce à quoi ces deux pièces répondent, avec la part d’idéalisation inévitable. De fait, les remarques que l’on pourrait croire de pure poétique s’interprètent sur le plan idéologique. Si le sujet a pour lui d’avoir été choisi par Voltaire pour son épopée, il est aussi devenu sujet à la mode dans une circonstance bien particulière. L’agacement envahit Mme d’Épinay qui confie à l’abbé Galiani le 5 décembre 1774 :
Les spectacles sont à Henri IV pour toute nourriture, on met ce pauvre roi à toute sauce. On a mis la bataille d’Ivry en opéra-comique, on va y mettre le siège de Paris, cela est d’une folie inouïe17.
19Un an après La Bataille d’Ivry, à la fin de septembre, Durosoi donnera aux Italiens La Réduction de Paris sur une musique de Bianchi18. Cette abondance du sujet henricien s’explique par l’état de grâce et peut-être aussi, si l’on tient compte de la presse politique, comme « un thème de propagande officielle19 »:
L’avènement de Louis XVI, le sacre et la première année de son règne [explique Jean Sgard] ont été l’occasion d’un débordement de sensibilité : le peuple entier semble confier ses espérances à un roi qui par sa jeunesse et sa bonne volonté fait contraste avec Louis XV, le vieux roi corrompu. L’état de grâce dure exactement un an : de l’avènement (10 mai 1774) à la Guerre des Farines (mai 1775)20.
20Dans la Correspondance qu’il rédige pour le margrave de Bayreuth, Suard relate une anecdote significative dont le commentaire est de toute importance pour marquer la disposition des mentalités, signaler dans quel contexte politique et moral émerge la figure dramatique d’Henri IV, et nuancer cette image très générale des « espérances » du peuple.
On a écrit dernièrement sous la statue d’Henri IV ce mot Resurrexit. Le lendemain on a écrit au bas ces trois mots qui suivent le premier dans l’Évangile Non est hic. On a fait sur le même sujet les deux vers suivants :
D’Henri ressuscité j’aime assez le bon mot,
Mais pour en être sûr, j’attends la poule au pot.
On sait qu’Henri IV avait coutume de dire qu’il voulait que chaque laboureur de son royaume fût en état d’avoir une poule au pot le dimanche. Mais ce qu’il pouvait faire dans son temps, peut-être le meilleur roi ne le pourrait pas faire aujourd’hui21.
21Les Mémoires secrets relaient cette anecdote par une épigramme :
18 Décembre 1774. On a parlé de la Poule au pot, bon mot occasionné par le Resurrexit trouvé à la statue de Henri IV. Il a donné lieu à une épigramme qui n’est pas fine, mais énergique :
Grâce au bon roi qui règne en France,
Nous allons voir la poule au pot !
Cette poule c’est la finance,
Que plumera le bon Turgot.
Pour cuire cette chair maudite,
Il faut la Grève pour marmite,
Et l’abbé Terrai pour fagot22.
22Le scepticisme des critiques ternit l’allégresse générale. C’est aussi par allusion à cette anecdote que l’épître dédicatoire de Durosoi confère au drame une valeur politique prise dans la conjoncture du nouveau règne qui s’inaugure :
Tant que le sort s’arma contre la France,
Louis, nous le [Henri IV] pleurions… tu l’as ressuscité.
23Et le parallèle s’achève dans le dernier vers par l’assimilation de Turgot à Sully :
Le Ciel à ce bienfait devoit sa récompense ;
Mais il s’acquitte… il te donne un Sulli.
24Selon la formule Le roi est mort. Vive le roi, on célèbre en même temps la mort du ministère déchu et le ministre nouveau. Mais cela ne va pas sans que surgissent des doutes.
25D’un autre côté, la réaction du roi à la représentation de La Bataille d’Ivry est caractéristique de l’inquiétude que soulève à la Cour le sujet de la pièce et des questions qui se posent en ce début de règne :
Il [Louis XVI] a été scandalisé de la façon peu digne dont l’auteur fait figurer ce prince en plusieurs endroits, & S. M. a déclaré que si les représentations n’en étoient pas aussi avancées, elle feroit arrêter ce drame lyrique23.
26Si cette réaction peut être regardée comme sincère chez Louis XVI, il est aussi possible de la transposer et d’y voir ce qui expliquerait a posteriori la duplicité de l’attitude de Louis XV à l’égard de la pièce de Collé, relayant au fond le sentiment de sa Cour : rappelons que tout en n’en défendant pas l’impression en 1766 et la demandant même pour l’inauguration du pavillon de madame Du Barry à Louveciennes en 1771, il refusa constamment qu’elle soit jouée sur les théâtres parisiens. Si le peuple paraît investir le spectacle de la très fragile confiance que le changement de règne lui insuffle, le roi n’en percevrait que la nature subversive, en raison même de la représentation du monarque qui s’y fait jour – « façon peu digne dont l’auteur fait figurer ce prince ».
27La ville et la Cour – on s’y attendait – n’ont donc pas porté le même regard sur les deux pièces. Les critiques du temps célèbrent plutôt la pièce de Collé comme emblématique de la raison philosophique en action, et étouffent le mérite de la pièce de Durosoi qui gâche, semble-t-il, une part du succès devant revenir au seul drame de Collé. Cette réception n’a par conséquent que peu de chose à voir avec le scandale que suscite la représentation de La Bataille à la Cour. Pourtant, les mots de la critique, s’agissant du drame de Durosoi, seront tout aussi forts que la condamnation royale… À des raisons différentes s’opposent des mots et des conséquences similaires. Le contexte politique tout autant que l’histoire comparée des deux œuvres explique le succès en demi-teinte de la pièce de Durosoi, pourtant bien meilleure à bien des égards que d’autres pièces qui suivront sur le même sujet. Quant à La Partie de chasse, elle acquiert dans ce contexte le statut encore fragile de canon du genre, à l’aune duquel se mesurera la valeur des autres pièces. N’est-ce pas très exactement ce que signifie la brève remarque de La Harpe dans sa Correspondance littéraire :
L’ouvrage de M. de Rosoi au contraire prouve le défaut de talent autant que le bonheur du sujet. Celui de Collé restera ; l’autre est un vaudeville du jour qui ne peut pas rester24.
28Aussi le sujet de la comédie inquiète-t-il, en raison de la représentation d’un monarque historique en roi de comédie. Car si la figure du roi est volontiers sujet de tragédie, elle ne l’est guère encore dans la comédie, à moins qu’elle ne recouvre une dimension patriotique. En ce sens, la pièce de Durosoi n’est pas sans évoquer Le Siège de Calais (1770) de Belloy, par exemple. Mais dans le cas présent, c’est un roi bien particulier qui est mis sur scène.
29Il s’agit de la figure débonnaire du roi ami de son peuple, qu’on ne saurait peindre sous des traits tragiques : entre en scène ce que Jean Sgard appelle justement « la légende dorée du roi bienfaisant25 ». Molière l’avait chansonné à sa façon dans Le Misanthrope (I, 2), pièce encore fort discutée à l’époque, et surtout des ana faisaient circuler une image du roi débonnaire. Beaumarchais reprendra la chanson dans Le Mariage de Figaro (III, 5). De fait, le personnage joue sur la corde de la sentimentalité et du sourire, voire du rire, non sur celle du lyrisme tragique et de ses larmes. Lorsqu’elles coulent dans la comédie, les larmes n’ont rien de fatal, elles ne sont que d’effusion sentimentale. En ce sens, la figure du roi Henri produit tous les effets recherchés par une comédie renouvelée, volontiers larmoyante quand de besoin.
30Il n’empêche que cette représentation du monarque ne va pas sans poser problème à la critique, et de deux façons. Tout d’abord, le roi s’abaisse dans ces pièces à un rôle inconvenant, même s’il ne peut être tragique, et comme tel, on ne peut guère le faire entrer dans la légèreté chantante d’une comédie lyrique. Il est vrai, pourtant, que dans son traité Sur la déclamation théâtrale, Mlle Clairon distingue le rôle de roi de celui de tyran, assignant au premier une fonction consensuelle, rassemblant sous sa figure amène les éléments d’une catharsis conjuguant émotion personnelle et collective26. Ensuite, ce qui ne laisse pas de travailler les critiques, c’est le déplacement de cette figure de monarque hors de son cercle social : le roi n’est plus à la Cour, il est passé chez les paysans. Certes, la chasse et la guerre fournissent deux prétextes à ce déplacement et on reconnaît même à cette migration un retour aux origines – le roi doit être, nous répète-t-on à l’envi, le père de ses sujets ; en tant que tel il assure leur protection –, mais de là à lui donner le ton et le parler du peuple… Les dramaturges ont néanmoins pris garde de ne tomber dans un registre poissard. C’est aussi la raison pour laquelle le style est commenté avec précision.
31Une des différences que ne relève pourtant pas la critique, c’est l’exploitation du thème des amours volages. De La Partie de chasse à La Bataille d’Ivry, le roi s’est pour ainsi dire éduqué : s’il apprécie les formes de la jolie jeune fille chez Collé, il est beaucoup plus réservé chez Durosoi. Sans doute eût-ce été trop visiblement remarquer en faveur du dernier que de noter cette conception du personnage. Par ailleurs, les Bourbons étaient célèbres pour leurs amours.
32Comme on le pressent à la seule analyse de la figure centrale de ces pièces, c’est tout l’enjeu d’un genre de comédie nouvelle, pendant de la tragédie patriotique, qui se profile dans la critique. De reste, on ne pourrait justifier le processus de canonisation dont la comédie de Collé paraît être l’objet, si ne se mettait pas en place un discours sur le genre qui cherche à en fixer les normes nouvelles. La critique uniformément élogieuse du Mercure de France suffit à marquer la réussite littéraire de Collé, et justifie d’une certaine façon les comparaisons défavorables à Durosoi que l’on trouve dans d’autres périodiques :
L’on y a applaudi avec transport les tableaux si intéressants de la vie privée d’Henri IV ; que les traits de bonhommie [sic], de franchise, de sublime & de noble familiarité de ce Roi magnanime qui fut de ses sujets le vainqueur & le père, ont été vivement sentis. Rien de plus touchant que de contempler Henri IV en explication avec le Duc de Sully, & d’être témoin de l’épanchement du cœur de ces deux illustres amis ; rien de plus agréable que de suivre Henri le Grand dans la cabanne [sic] de Michau & de sa famille, de voir ce Roi se mettre au ton de ces bonnes gens, & s’attendrir aux marques d’attachement qu’ils lui donnent sans le connaître. Ainsi ce Monarque, représenté dans tout l’éclat de son héroïsme par le premier Poète de la Nation ; Henri dont l’Histoire a consacré les vertus & les hauts faits, se reproduit encore sur nos théâtres pour y agir & y paraître avec cette bonté & cette affabilité qui excitent notre admiration & notre enthousiasme. Cette pièce est parfaitement jouée.
33Toutes les autres critiques vont en fait nuancer ce point de vue trop entier du Mercure de France qui ne désire pas même apercevoir les défauts d’une pièce montée à la hâte.
34Qu’en est-il donc, au-delà de la figure du roi, des pièces et du genre qu’elles sont censées illustrer ? Si la pièce de Collé se présente comme une comédie à ariettes, celle de Durosoi prend la dénomination de « drame lyrique », forme primitive de l’opérette, sur une musique de Jean-Paul Égide Martini. À ce propos, trois critiques se distinguent tout particulièrement, qui donnent chacun un compte rendu parallèle des deux œuvres : tout d’abord, Linguet et les Mémoires secrets qui s’opposent sur des points capitaux, enfin Suard qui, à propos de Durosoi, reprend sans scrupule le Journal de politique et de littérature.
35La sévérité de Linguet est extrême. Elle ne se dément pas de la représentation à la publication, et même elle s’aggrave. À la lecture de l’œuvre, le journaliste récuse toute inspiration dramatique à Durosoi :
l’intention de M. D. R. n’a pas été de faire une pièce : peut-être n’a-t-il pas non plus voulu faire des vers, quoiqu’il y ait beaucoup de rimes dans son Drame. Il ne s’est proposé vraisemblablement que de fournir un assemblage de mots, sur lesquels le Musicien pût distribuer les notes destinées à faire briller les voix charmantes des Dames Biglioni & Trial, & du sieur Nainville ; il ne s’est point fatigué à chercher du sens et des idées27.
36Ce jugement s’explique certes par des défauts, mais surtout par la valeur qu’il accorde au genre « national » que crée un tel sujet : « Peut-être est-il à souhaiter que ce genre de Pièces devienne plus fréquent sur nos Théâtres. L’intérêt national a toujours quelque chose de plus vif & en même tems de plus doux que celui que peuvent inspirer des personnages étrangers. » Aussi reproche-t-il à Durosoi d’avoir assujetti le genre et l’histoire à un pur divertissement, même s’il remarque la qualité de la musique. Pour conférer un sens à la pièce, il eût fallu que les noms s’incarnent et que leur grandeur soit respectée : le modèle auquel il se réfère est, plus encore que la pièce de Collé, la tragédie patriotique, et surtout la tragédie grecque. En vertu de quoi, il peut juger le drame de Durosoi comme contrevenant aux règles (défaut majeur) : que si l’intrigue manque, la pièce se réduit à n’être qu’une couture de bons mots suffisamment connus pour soulever l’enthousiasme des spectateurs aveuglés par la présence du personnage royal. Telle serait, selon lui, la cause, et la seule, du succès de La Bataille d’Ivry.
37Dans le détail, plus grave encore est le traitement réservé au roi lui-même et aux personnages historiques les plus célèbres : soit que ces derniers ne sont que nommés, et « rest[ent] derrière la toile », soit qu’ils manquent de la grandeur nécessaire à leur condition. L’attente de Linguet ne concerne donc pas le seul monarque : son idée du genre requiert un ensemble de personnages qui disent en chœur la gloire du pays, au premier rang desquels Sully, dont il note l’absence. De fait, le recours aux bons mots ne satisfait ni à l’exigence historique ni à l’illustration dramatique qui doit caractériser ce genre de pièce (action des grands hommes de l’Histoire et convenance de leurs paroles et de leurs actions). Il reproche ainsi à Durosoi « que le Prince n’arrive sur le théâtre que pour demander à boire un coup ; qu’il quitte sans motif son armée au moment d’une bataille, pour aller dîner avec ses deux meilleurs chefs dans un château à une lieue de là ». Cette désinvolture abaisse d’autant plus la dignité royale que les bons mots ne sont pas placés avec convenance, dérogeant ainsi à la vraisemblance historique :
par exemple, est-il probable qu’après s’être écrié, dans le feu du carnage, main-basse sur l’étranger, & sauve le françois, il dise au Maréchal de Biron, en parlant des plaines d’Ivri jonchées des cadavres de ces mêmes François, encore palpitans, je viens d’y épouser la France ; vous m’avez trop bien servi à mes nôces, pour n’être pas du festin : venez souper avec moi28 ?
38On peut penser que Louis XVI a été choqué des mêmes mots et des mêmes effets. De reste, Linguet revient, à la fin de sa critique, à la tragédie, épinglant les ouvrages de Voltaire et de Dorat comme des « romans ». Manifestement, l’enjeu de la vraisemblance est de taille, en ce qu’elle préserve à son sens l’historicité des personnages illustres :
M. de Voltaire, & en dernier lieu M. Dorat ont essayé dans Zaïre, dans Tancrède, dans le Duc de Foix, dans Adélaïde de Hongrie, d’enrichir la Tragédie des noms de nos plus grandes familles ; mais ces pièces ne sont que des Romans. Pourquoi ne présenteroiton pas ces hommes célèbres sous leurs véritables traits ? Philippe Auguste, Louis XII, François I, ne seroient-ils pas aussi bons à peindre que des héros imaginaires ? & la vérité revêtue des charmes de la même Poësie ne seroit-elle pas encore mille fois plus attrayante que la fiction qui les usurpe29 ?
39L’incompréhension dont Linguet fait montre à propos des tragédies de Voltaire et de Dorat, révèle ce qu’il n’a pu apprécier dans la Bataille d’Ivry. L’aurait-il considérée, ce qui serait un curieux contresens, mais fort significatif des critères sur lesquels repose son jugement, comme une mauvaise tragédie ? Une telle méprise justifie sans doute le jugement qu’il porte sur le personnage d’Henri joué par Brizard : « Le sieur Brizard rend Henri IV, avec la bonhommie [sic], la gaîté franche & familière, qui caractérisoit ce grand Prince, & il y conserve toujours de la noblesse. S’il y a quelque chose à modérer dans la vivacité de ses tons & de ses mouvemens, il le sentira bientôt de lui-même. » Même dans la comédie la plus décidée, il faut préserver sa dignité à la personne royale : l’abondance de gestes y nuit.
40La critique de Linguet touche enfin le style et l’histoire : il met en lumière des fautes qui relèvent selon lui de la syntaxe, de la propriété des termes, voire de la convenance, et de la connaissance des faits. Il n’est pas jusqu’au roi lui-même qui n’en souffre :
Mais n’est-ce pas l’Auteur qui a voulu employer à tort & à travers ce mot célèbre ? il ne falloit pas du moins le gâter par un anacronisme [sic] si grossier & si absurde. Est-ce le combat d’Arques qu’il falloit rappeler le jour de la bataille d’Ivry ? il y avoit un an que le premier s’étoit donné. N’est-il pas étrange que Henri IV ne songe qu’en 1590 à instruire Crillon que l’année précédente on a combattu sans lui ? Il étoit si aisé d’approprier le mot aux circonstances sans le dénaturer [nous soulignons] : le Roi n’avoit qu’à écrire : pens-toi, brave Crillon, nous allons combattre, & tu n’y seras pas ; le trait étoit sauvé, et l’on n’imputoit point à Henri IV une absurdité30.
41Soit que l’emploi de certains mots paraisse désuet, impropre ou malséant, soit que les expressions ne s’appliquent pas à la relation des personnages, soit qu’elles défient la caractérologie usuelle du sentiment, le verdict tombe sans appel :
On ne peut point regarder tous ces contre-sens comme de simples négligences ; elles seroient trop soutenues […]. Il est donc clair qu’il n’a voulu faire ni des vers, ni une pièce. Son dessein a été d’essayer ce que pourroient sur la tête & le cœur des Parisiens le seul nom, les seuls propos de Henri IV. Il n’a pas voulu qu’on pût lui reprocher d’avoir travaillé à séduire ses spectateurs par des agrémens étrangers31.
42La poésie, faut-il comprendre, est tout aussi mauvaise que la prose, et Linguet se prétend le héraut « du public éclairé32 ».
43Bref, selon Linguet, un dévoiement de l’histoire affecte le drame, et cela passe notamment par le style. Or, Durosoi n’a fait que suivre l’histoire et la tradition, telles même que Collé les avait déjà adaptées dans La Partie de chasse. Il paraît curieux de lire ces reproches sous la plume de Linguet sans songer qu’ils peuvent tout aussi bien concerner d’autres pièces, à commencer par celle de Collé :
On dîne : à la bonne heure ; mais que cette Scène, ennuyeuse par elle-même, comme le sont tous les repas faits sur le théâtre, ne se trouve remplie que de propos bourgeois ; que Henri IV reproche à Roger de lui donner plus qu’il n’a promis ; que Roger réponde, ne m’en grondez pas, c’est Eugénie qui l’a voulu ainsi ; que l’Auteur ait soin de marquer la pantomime intéressante de ce dialogue ; qu’il mette en italique que Roger tout en répondant découpe, & dit en servant Henri : Permettez que je vous offre ; que le Maréchal de Biron à qui Eugénie sert une aile de poularde, s’écrie : Mlle Eugénie veut bien avoir soin de moi, je ne manquerai pas d’appétit ; que l’autre Maréchal de France, à qui Roger dit : nous ne buvons pas, réplique spirituellement : versez, M. Roger ; plus le vin est vieux, plus il nous rend jeunes… je bois à vous ; et qu’enfin les deux Maréchaux saisissent l’occasion de louer le Roi en Vaudevilles, comme pourroient faire des grivois en goguettes, qui boiroient à la taverne avec des vivandières ; il faut avouer que tout cela ne forme pas un spectacle bien intéressant.
Quand on diroit que c’est une feinte, que le Roi ne veut pas être connu, & que les deux Maréchaux se prêtent à un ton familier, pour ne pas démentir leur déguisement, cela ne justifieroit pas la bassesse qui est dans cette Scène. Henri & ses deux compagnons ne se donnent pas au château de Roger pour des anspessades [?] égarés qui s’animent à la vue d’une bonne chère comme des officiers de distinction qui ont les relations les plus intimes avec le Prince : on ne doit donc pas leur donner le ton d’une familiarité basse, qui ne sert absolument à rien dans la Pièce qu’à dégrader [nous soulignons] l’action & les personnages33.
44Effectivement, Collé fait agir son roi un peu de la même façon. On peut évoquer dans ce cas l’excuse de la dissimulation, puisque, caché sous l’identité d’un « mince officier des chasses », le roi peut se permettre de faire le nécessaire au moment du dîner. Mais cet incognito est aussi employé par Durosoi, et les Mémoires secrets en notent l’historicité.
45La critique très acérée de Linguet marque donc à quel point l’enjeu politique et littéraire est de taille : la majesté royale peine à s’affranchir du cadre tragique. Les mots dénaturer, dégrader ou avilir le prouvent. Au moment du trio avec les deux maréchaux, Linguet remarque encore : « N’est-ce pas avilir [nous soulignons], son rang, son nom & sa personne ? », et plus loin, résumant sa pensée sur le sens du drame national :
Nous avons cité l’exemple des Grecs. Voyez avec quelle noblesse ils introduisoient sur leurs Théâtres les grands personnages dont s’enorgueillissoit leur histoire. Œdipe, Thésée, Hercule, Hypolite [sic], Atrée, justifioient par la noblesse de leur langage, le respect que méritoient leurs noms, ou l’attendrissement qui ne pouvoit manquer d’accompagner leurs malheurs : leurs forfaits même ont quelque chose de majestueux qui les garantissoit de l’opprobre attaché aux scélératesses vulgaires. Si nos maîtres et nos modèles avoient ainsi le scrupule d’ennoblir en quelque sorte jusqu’au crime, combien devrions-nous avoir d’attention à ne pas dégrader [nous soulignons] la vertu34 ?
46Toute une part de la question monarchique se reflète dans ce débat sur la majesté nécessaire à la représentation de l’idée nationale, et plus encore de la vertu du roi. Elle est donc liée à une disposition morale aussi bien que littéraire : « Pourquoi, déplore encore Linguet, compromettre ainsi celui [le nom] du Fondateur de la Dinastie régnante, & la race des hommes illustres qui ont donné à leur postérité l’exemple de servir utilement la sienne35 ? ». Ce qui ressort de cette analyse, c’est, par conséquent, l’incompatibilité dramaturgique de la figure royale de Henri IV, en dépit de sa popularité, avec la comédie : l’idée nationale réfère beaucoup trop à la tragédie, tandis que la vertu appellerait davantage le drame ou la comédie larmoyante.
47En somme, la tonalité comique qui, se reportant sur certains caractères pourtant bien connus du personnage historique, assaisonne la noblesse dans des chansons à boire et dans une familiarité d’auberge, choque encore l’idéal de convenance et de grandeur que représente la critique de Linguet. Il ne s’agit pas tant de refuser une nouvelle forme de comédie que d’en concevoir les limites, et l’on revient alors, comme tout naturellement, à la doctrine dramatique des règles que l’on connaît bien. Ce conservatisme n’est pas sans effet sur l’interprétation des deux pièces en concurrence : en 1774, La Partie de chasse pourrait bien être déjà l’alpha et l’oméga du genre nouveau. Au-delà du constat des défauts que présente la pièce de Durosoi, il importe, en effet, d’enrayer cette veine d’inspiration. L’incarnation dramatique du modèle royal que propose le personnage d’Henri IV est, en effet, tellement opposée à la tradition ludovicienne et versaillaise qu’elle ne peut avoir lieu sur la scène comique sans aménagement, même si l’on veut bien encore reconnaître à Collé une réussite dans ce domaine. Mais, là encore, Linguet admet aussi que cette réussite demeure, et restera, insurpassable.
48Les Mémoires secrets sont plus amènes que Linguet. Ils adhèrent mieux au spectacle de célébration du bon roi Henri. À preuve ce qu’ils disent des bruits de la bataille à l’ouverture de l’acte III :
Le moment de la bataille qui se donne entre le second & le troisième acte, & dont on entendoit le bruit dans le lointain, produit de l’effet. C’est une invention heureuse : c’est l’endroit le mieux senti de la part du musicien, quoiqu’il ne soit pas poussé au point de perfection où il pouvoit aller36.
49Parmi les traits historiques que peint la pièce, les Mémoires secrets auraient aimé que fût développée la veine galante, tout en reconnaissant que La Bataille d’Ivry « ne présente rien de neuf, après les situations du Roi & le Fermier, & celles de La Partie de Chasse, de M. Collé37 ». En ce sens, ils ne mesurent pas, comme Linguet, la pièce à l’aune de la tragédie antique. Aussi le jugement sur la couture des bons mots diffère-t-il profondément, et même, sur un plan plus général, ils s’opposent radicalement à Linguet lorsqu’il s’agit de la vérité historique :
La bienfaisance de Henri, son courage, son sang froid dans les actions périlleuses, sont les principales qualités que l’auteur lui fait déployer ici. Il a saisi quantité de traits, sentences & bons mots de la vie de son héros, qu’il accroche de droite & de gauche, & qu’il place ainsi. Le dialogue est donc excellent, toutes les fois que M. Durosoi fait parler Henri IV d’après lui-même & d’après l’histoire38 ;
50En revanche, ils se rangent à l’avis du Journal de politique et de littérature pour ce qui est des chants, et vont même jusqu’à en accuser le compositeur :
mais toutes les fois qu’il veut mettre du sien, donner de son esprit à ce monarque, & lui inspirer des madrigaux, rien de plus froid & de plus ridicule. On ne trouve pas moins extravagant de faire chanter à Henri IV son plan de bataille. […] La musique, du Sr. Martini, est peu analogue au drame, & sembleroit n’être pas faite pour s’y adapter en beaucoup d’endroits39.
51La divergence majeure entre Linguet et les Mémoires secrets tient par conséquent à l’horizon d’attente : si l’un espère une pièce dans les règles, tout en percevant que le genre n’est pas dépourvu de nouveauté, les autres proposent une critique plus empathique, assez proche en somme de ce qu’est le sentiment du commun des spectateurs, par opposition au « public éclairé » qu’entend représenter Linguet. Ce clivage montre que ce qui intéresse les Mémoires secrets, c’est plus la vie dramatique que les enjeux dramaturgiques.
52De fait, le contraste est évident lorsqu’il s’agit de Collé. Les Mémoires secrets sont loin de poser la pièce de Durosoi en héritière infidèle de La Partie de chasse, et leur jugement se cantonne à l’actualité de la représentation – un point commun à noter avec Linguet toutefois, la critique du jeu de Brizard, que l’on retrouve également chez Suard40 :
Elle [La Partie de chasse] n’a pas fait la sensation qu’on attendoit. Beaucoup de monde dans les coulisses, où la foule des spectateurs s’est rendue, ne pouvant se répandre ailleurs ; une nuit qui n’a point été exécutée, quelques défauts dans le costume, des acteurs mal servis par leur mémoire, ont contribué au défaut d’illusion. D’ailleurs Brizard n’a pas rendu le rôle de Henri IV aussi parfaitement qu’on l’eût cru41.
53Suard est le seul à remettre en cause la valeur de la pièce de Collé en s’en prenant à la composition :
La Partie de chasse n’a pas aux Français un succès aussi brillant qu’on l’avait imaginé, il est vrai que le premier acte est froid et étranger à l’action véritable de la pièce42.
54On se rappellera en effet que Collé ajoute le premier acte à la mouture de 1760 pour la représentation de Bagnolet en 1764. En vérité, la critique de Suard va crescendo, et une fois mis en évidence les défauts de Collé, il rejoint le point de vue de Linguet sur Durosoi, surtout qu’il lui permet de s’économiser de la peine :
Dans le second et le troisième, Henri IV est dans une situation intéressante, mais il est presque passif et n’agit et ne parle pas assez ; d’ailleurs il y est trop uniquement bonhomme ; le grand homme est entièrement effacé, on le trouve trop rapetissé, et cet effet qui ne s’était point fait sentir sur de petits théâtres est très frappant sur un grand. Malgré ces défauts, il y a tant de gaîté, d’originalité, de traits heureux dans les détails, la scène du souper est d’un intérêt si général et si doux, les principaux rôles sont si bien joués que j’ai peine à concevoir qu’elle n’excite pas de plus grands transports.
Mais ce qui est inconcevable, c’est que l’Henri IV des Italiens soit suivi avec empressement. Il était difficile de traiter plus bêtement une idée aussi heureuse, on y va en foule, et personne n’ose louer l’ouvrage. Linguet en a fait une critique assez spirituelle et très juste dans un nouveau Journal politique et littéraire dont il est le rédacteur. Je transcrirai ici le morceau qui vaudra mieux que ce que je mettrais à la place43.
55Enfin, on me permettra de relever, avant de conclure, un trait commun des critiques dans ce tour d’horizon de l’accueil fait aux pièces, à savoir le goût du mot plaisant rapporté en guise de pointe finale.
56- Linguet :
Quand on a annoncé la Bataille d’Ivry aux Italiens, quelqu’un a dit avec raison, qu’on verroit donc au premier jour aux Boulevards la Saint-Barthélemi parade44.
57- les Mémoires secrets :
Ces jours derniers un provincial dans le parterre, émerveillé de la pièce, demandoit quel en étoit l’auteur ? Quelqu’un lui répondit : « C’est Henri IV. – Oui, le héros de la pièce, mais l’auteur ? – Henri IV, vous dis-je. » Il ne put en tirer autre chose, & ce bon mot seul indique combien est nul le mérite du poëte45.
58Les clivages que font apparaître les critiques comparées des deux pièces permettent de nuancer l’évaluation des enjeux littéraires et idéologiques. Deux constats se font jour, l’un sur le spectacle et sa réception, l’autre sur le genre et le statut de ces œuvres.
59On note en effet qu’au-delà de la critique stylistique et prosodique, une symbolique politique de la grandeur, topos du théâtre tragique, se trouve mise à mal par des pièces ouvertement comiques. On comprend du coup pourquoi le thème du roi bon enfant que représente Henri IV continuera à plaire, et aussi pourquoi, en 1774, les spectateurs viennent chercher un délassement dans un spectacle où ils retrouvent nombre de traits célèbres du meilleur des rois. Or, quoi qu’il en soit des intentions des dramaturges, la « légende dorée » ainsi dramatisée, voire chansonnée, n’est pas sans effet subversif, et la critique conservatrice vise à étouffer dans l’œuf cette forme de spectacle, en raison même de l’effet participatif suscité par une connaissance commune des traits et mots du bon roi. De ce point de vue-là, la pièce de Durosoi mérite son succès, et le genre du drame lyrique répond précisément à cette ambition.
60Sur le plan de la généricité et du statut littéraire des textes, la critique butte contre une exploration des ressources dramatiques à laquelle invite une figure royale nouvelle dans le répertoire, par son caractère ouvertement débonnaire et connu comme tel. Il n’est pas sans intérêt de relever à cet égard l’analogie patente chez des critiques comme Linguet ou Suard entre conservatisme littéraire et conservatisme idéologique, en dépit de la posture philosophique qu’ils veulent se donner – il y a bien, pour reprendre une expression de Didier Masseau, un « fixisme des Lumières ». De ce point de vue-là, l’histoire de La Partie de chasse semble d’ailleurs profiter à la pièce de Collé qui s’érige en norme, même s’il est toujours possible d’en critiquer la composition. C’est, en effet, à l’aune de cette pièce que se mesure en partie la valeur de La Bataille d’Ivry. D’un autre côté, les critiques sont sensibles à la poétique du patchwork : le sujet henricien oblige à une mise en scène des bons mots. L’habileté du dramaturge se vérifie à la manière dont il a intégré ces mots à l’intrigue. Cette intégration doit être suffisamment perceptible pour produire la participation du public. Ces traits sur lesquels repose l’écriture dramatique conduisent, néanmoins, à un divorce avec la grandeur tragique, laquelle préfère la surprise d’une sentence bien frappée, forme d’esprit plus grave, plus recherchée et surtout plus originale. Le ressort comique ne peut pourtant pas tomber dans le bouffon, car il importe de préserver la dignité nécessaire à la figure monarchique. Une double tension anime par conséquent l’écriture dramatique – c’est ce que révèle in fine cette étude de réception : le registre comique inhérent au sujet ne doit pas faire déchoir la majesté du personnage royal en dépit de sa popularité ; l’intégration obligée des bons mots ne saurait suffire à l’écriture d’une comédie sur Henri IV, bien que la vertu spectaculaire de ces traits garantisse le succès momentané de la pièce. On comprend que les critiques soient embarrassés pour procéder à l’évaluation du genre nouveau qu’a inauguré de toute évidence La Partie de chasse de Collé, et dont les épigones seront nombreux jusqu’au XIXe siècle.
Notes de bas de page
1 Charles Collé, Correspondance inédite de Collé faisant suite à son Journal accompagnée de fragments également inédits de ses œuvres posthumes publié sur les manuscrits autographes originaux par Honoré Bonhomme, Paris, Henri Plon, 1864, p. 309 (extrait d’une lettre datée de 1756).
2 Voir Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Le Théâtre de société : un autre théâtre ? (Paris, Champion, 2003, coll. « Les dix-huitièmes siècles ») et, plus généralement, Martine de Rougemont, La Vie théâtrale en France au XVIIIe siècle (Paris, Champion-Slatkine, 1988).
3 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et Dominique Quéro (dir.), Les Théâtres de société au XVIIIe siècle, Études sur le 18e siècle, no 33, 2005, « Introduction », p. 9.
4 Jean-Noël Pascal, « Florian auteur et comédien de société d’après sa correspondance », in M.-E. Plagnol-Diéval et D. Quéro (dir.), Les Théâtres de société au XVIIIe siècle, op. cit., p. 201.
5 Il en est de même des poèmes dont des lectures précédaient l’impression.
6 Mémoires secrets, t. VII, Londres, chez Adamson, 1774, p. 235.
7 Ibid., p. 255.
8 Ibid., p. 271.
9 Collé, Correspondance inédite, op. cit., p. 291.
10 Ibid.
11 Cette pièce (créée à Drury Lane en janvier 1737) a été traduite en français et publiée sous le titre Le Roi et le Meunier de Mansfield dans le Choix de petites pièces du théâtre anglois (Londres et Paris, chez Prault fils, 1756, t. I, p. 51-108).
12 Mercure de France, décembre 1774, 1er vol., p. 202.
13 Linguet, Journal de politique et de littérature concernant les principaux événements de toutes les cours, les nouvelles de la République des Lettres & c., Bruxelles et Paris, Hôtel de Thou, 1774, t. I, no 7, 25 décembre, p. 139-140.
14 Suard, Correspondance littéraire avec le margrave de Bayreuth (1773-1775), éd. Éric Francalanza, Paris, Honoré Champion, 2010, lettre 40 du 30 novembre 1774, p. 765.
15 Mentionnons, entre autres : en 1761 l’édition parisienne en deux tomes chez la veuve Duchêne ; en 1770 le tome I de l’édition genevoise des Œuvres complètes chez Cramer ; en 1772 l’édition de Neuchâtel, ou encore cette même année, de nouveau chez Cramer, le tome I d’une nouvelle série des Œuvres complètes. Pour de plus amples renseignements, voir l’introduction de l’édition procurée en 1970 par O. R. Taylor, reprise dans les Œuvres complètes de la Voltaire Foundation (t. II).
16 Linguet, op. cit., p. 135-136.
17 Mme d’Épinay et Ferdinando Galiani, Correspondance, éd. G. Dulac et D. Maggetti, t. IV, lettre cccxciv du 5 décembre 1774, p. 204.
18 Cette mode persistera, et s’étendra jusqu’à Naples : « À propos les Comédiens Français ici [Naples], écrit l’abbé Galiani à Mme d’Épinay le 13 septembre 1777, nous ont joué La Chasse de Henri IV supérieurement. Le roi l’a tellement goûtée qu’il l’a redemandée jusqu’à trois fois. Ah ! si nous avions un Sully, nous aurions un Henri ! » (Ibid., t. V, lettre dxi du 13 septembre 1777, p. 174).
19 Jean Sgard, « L’anecdote émouvante en 1775 », in Henri Duranton et Pierre Rétat (dir.), Gazettes et information politique sous l’Ancien Régime, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1999, p. 421.
20 Ibid., p. 419.
21 Suard, Correspondance littéraire…, op. cit., lettre 32 du 1er juillet 1774, p. 698.
22 Mémoires secrets, op. cit., p. 208.
23 Ibid., p. 255.
24 La Harpe, Correspondance littéraire pour le grand-duc Paul, Genève, Slatkine Reprints, 1968, t. I, lettre iii, 1er décembre 1774, p. 41
25 Jean Sgard, art. cité, p. 420.
26 Mademoiselle Clairon, Sur la déclamation théâtrale, in Mémoires écrits par elle-même. Nouvelle édition contenant Mémoires et faits personnels ; réflexions morales et morceaux détachés ; réflexions sur l’art dramatique et sur la déclamation théâtrale ; le tout accompagné de notes contenant des faits curieux, précédés d’une notice sur le vie de Mlle Clairon (Genève, Slatkine reprints, 1968, « Collection des mémoires sur l’art dramatique » (VIII) ; réimpr. Paris, Ponthieu libraire, 1822) : « Rois. Je voudrais pour l’emploi qu’on appelle à la comédie, l’emploi des rois, une taille majestueuse, une physionomie vénérable, un son de voix imposant, dont les accents pussent être sévères et doux à volonté ; une démarche et des mouvements nobles et mesurés ; enfin un ensemble qui me peignît l’habitude du commandement, l’indulgence de l’expérience et la sérénité des vertus » (p. 252).
27 Linguet, op. cit., p. 258.
28 Ibid., p. 138.
29 Ibid., p. 140.
30 Ibid., p. 262.
31 Ibid., p. 261.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 262-263.
34 Ibid., p. 265.
35 Ibid.
36 Mémoires secrets, 15 novembre 1774, op. cit., p. 234.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 Ibid., p. 234-235.
40 Suard, op. cit., lettre 40 du 30 novembre 1774 : « M. Brizard a très bien saisi le sens de bonhomie, de franchise, de gaîté, de familiarité d’Henri IV, et il est toujours noble, s’il y a quelque chose à modérer dans la vivacité de ses tons et de ses mouvements, il le sentira bientôt de lui-même » (p. 765).
41 Mémoires secrets, 17 novembre 1774, op. cit., p. 235.
42 Suard, op. cit., lettre du 30 novembre 1774, p. 766.
43 Ibid.
44 Linguet, op. cit., p. 266.
45 Mémoires secrets, 24 décembre 1774, op. cit., p. 255.
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