Quelques remarques sur le début de la version longue du xve siècle d’Artus de Bretagne dans le manuscrit BnF fr. 19163
p. 119-134
Résumé
La version longue d’Artus de Bretagne est une suite donnée par quatre manuscrits, qui témoignent de son relatif succès. L’article s’intéresse au début de cette suite et montre comment elle renouvelle le roman souche, en lui inventant une suite par imitatio, qui fait d’Artus de Bretagne, devenu roi, un nouveau roi Arthur, qui s’efface du récit, laissant la place à deux nouveaux héros, Lancelot d’Anjou et Guillaume Fierabras, construits à partir de divers modèles et inscrits dans l’histoire contemporaine. Deux caractéristiques de la suite, l’amplification du comique et l’affirmation idéologique, sont enfin soulignées.
Texte intégral
1La Bibliothèque nationale de France conserve trois manuscrits qui contiennent chacun tout ou partie d’une continuation du XVe siècle d’Artus de Bretagne : BnF fr. 19163, BnF Nouv. acq. fr. 20000 et BnF fr. 12549. Le succès de cette continuation est relatif mais son existence montre en elle-même la vitalité du premier roman. L’histoire du manuscrit BnF fr. 19163 est intéressante à cet égard. Le volume porte, sur son premier folio, le nom de Philippe Desportes, lecteur de la chambre du roi et abbé commanditaire de l’abbaye de Bonport. À côté de manuscrits et de livres antiques et italiens, Philippe Desportes conservait plusieurs romans arthuriens sous forme d’éditions, dont deux sont encore conservés par la Bibliothèque nationale de France : il s’agit des éditions Bonfons de Gyron le Courtois (BnF, Rés., Y2.54) et d’Ysaïe le triste (BnF, Rés., Y2.563). Si le roman arthurien n’a pas inspiré directement l’œuvre de Philippe Desportes, sa bibliothèque porte la trace de la vogue de la littérature arthurienne et il est difficile de savoir dans quelle mesure il a lu ces textes. En ce qui concerne cette version, dont le début a fait l’objet d’un travail d’édition1, elle constitue un exemple intéressant de roman arthurien tardif, à un moment où la production s’épuise, mais où un certain lectorat s’est néanmoins développé hors de l’aristocratie : le manuscrit BnF fr. 19163 est un volume modeste, sur papier, copié à longues lignes et pauvrement décoré2.
2Le récit contenu par le manuscrit BnF fr. 19163 commence trois jours après le mariage d’Artus et de Florence et donne la version longue des aventures du héros3, qui s’inscrit dans la continuité de celle qui est représentée par les manuscrits du XIVe siècles (A, T et C4) : à partir du tournoi escamoté sur lequel se terminent A, C et T, le roman a soit une suite de type biographique, qui conduit le héros à la tombe, soit une suite qui poursuit le récit et l’ouvre sur de nouveaux personnages et de nombreuses aventures. Dans le premier Artus de Bretagne, au début de ses aventures, le héros apparaît comme un fils de famille noble et bien élevé. Après quatre ans passés avec Jeannette qu’il aime, il entend montrer sa force et sa prouesse en partant en « aventures5 ». En dormant, il rêve d’un pays étranger et comprend, grâce à Hector son cousin et à Gouvernau son maître qu’il est temps pour lui de partir. Il finira par épouser la princesse de Sorelois, Florence, conformément à son rêve prémonitoire et devra, pour atteindre ce but, accomplir des exploits, en particulier au Château de la Porte Noire. La fée Proserpine a exprimé des vœux devant le berceau de la jeune Florence avec trois autres reines fées. Après les vœux de beauté et de grâce de la première fée et les dons de Proserpine, qui accorde à la demoiselle d’être son sosie et de posséder le château de la Porte Noire, la troisième prononce le souhait « que li miexdres chevaliers ait ceste femme espousee6 ». Dans la version longue, dont la trame, très touffue, multiplie les aventures7, Artus, aussitôt revenu de la guerre contre l’empereur d’Inde, organise à nouveau son départ, pour la plus grande tristesse de Florence, tout comme dans la première version il avait dû abandonner Jeannette. Après de nombreuses aventures, ce récit, plus continuation que suite, restera sans dénouement8. Artus, pour garder l’amour de Florence doit, de manière paradoxale, se qualifier en continu et être absent. Et cette absence, nous le verrons, implique, tout aussi paradoxalement, que l’espace du texte soit occupé par d’autres héros, qui auront tendance à lui voler la vedette, tout en évitant que le récit ne sombre dans la répétition.
3Dans son article « The Fourteenth Century : Context, Text and Intertext », Jane H. M. Taylor rappelle que « the patrons and readers of the later Middle Ages remained devoted to the Arthurian literature9 » et elle cite pour appuyer son propos plusieurs exemples d’emprunts. Le continuateur d’Artus de Bretagne trouve selon elle dans le roman arthurien « a medium ready provided with a reserve of themes, motifs, characters and structures wich could be redeployed to attract the reader and save labour for the provident writer ». Dans ce jeu de réécriture, la suite doit trouver sa place par rapport au roman initial10, elle doit continuer à en exploiter la matière pour intéresser les lecteurs qui ont aimé la première partie, mais la retravailler aussi assez pour ne pas les lasser11. Comment dépasser cette double difficulté ? Comment prolonger un récit en conservant certains traits du premier roman tout en plaisant à des lecteurs dont les goûts ont évolué ? Si la séduction nostalgique du monde arthurien est à l’œuvre et s’appuie sur des reprises finalement assez ténues, allusives, l’auteur s’est aussi livré à un travail de renouvellement du texte, des motifs et des personnages, en combinant de nombreux modèles littéraires, ce qui laisse supposer, si ceux-ci étaient reconnus par les lecteurs (ce qui n’était peut-être pas toujours le cas) que ces derniers avaient une certaine culture arthurienne.
Une suite par imitatio
Artus, un nouveau roi Arthur
4Dans le premier épisode, celui de la deuxième guerre contre l’empereur d’Inde, Artus n’est pas le personnage central comme il l’est dans la version courte. Le roman raconte la fin du tournoi d’Argence qui se déroule lors du mariage d’Artus et de Florence puis le retour de chaque invité dans ses terres. Apparaissent alors deux nouveaux personnages dont le roman prend les aventures en charge : Guillaume, cousin d’Hector, comte de Blois, et Lancelot Fierabras, qui appartient à la famille du comte de Champagne. Artus reste cependant la référence en termes de prouesse et de courtoisie. Il est aussi le référent temporel, géographique et romanesque des aventures. Guillaume apparaît au f° 7 v°, de manière abrupte : « et lairons cy d’Artus et de tous les autres et dirons de Guillaume d’Angiers qui estoit en Angleterre ». Lancelot et ses compagnons entrent dans le récit au f° 81 v°, lors du tournoi de Vienne. Aucune explication n’est donnée de leur présence. Le Dauphin apprécie leurs qualités et les emmène avec lui rejoindre l’armée d’Artus. Guillaume disparaît avec l’arrivée à la cour d’Artus d’un envoyé du roi de France au f° 102 v° : il doit épouser la fille du roi de France et devenir comte d’Anjou. Les aventures de la guerre contre l’empereur d’Inde ne sont plus les aventures d’Artus, doublé par deux nouveaux héros.
5En fait, Artus, fils du duc de Bretagne, est rapproché du roi Arthur, dont il a le nom (et d’après le nom duquel il a été baptisé, comme l’indiquent les premiers mots du roman du XIVe siècle). Ce roi est, depuis Chrétien de Troyes en particulier, un souverain généreux, qui sait s’entourer d’une cour brillante et qui séjourne dans les nombreux châteaux ou cités qui lui appartiennent. De même Artus est désormais – ce qu’il n’était pas dans la partie initiale de l’œuvre – le roi de Sorelois (il hérite de la couronne du père de Florence), de qui Guillaume d’Anjou, son cousin, et Lancelot Fierabras, cousin germain du duc de Champagne, attendent l’adoubement, à l’exclusion de tout autre. Tous les deux sont très généreusement dotés par le roi et la reine. Artus est devenu un roi qui veille à la bonne marche de son royaume : il réunit des conseils et des cours plénières, pendant lesquels les débats mènent aux décisions importantes. Il défend les plus faibles, comme la dame de Caillon. Il incarne un idéal à la fois royal et chevaleresque : il aime accomplir ou voir accomplir des prouesses guerrières, il pratique l’honneur, la vertu, le pardon et est, pour cela, apprécié et renommé. Artus est moins chevalier que roi : il dirige le royaume et conduit l’armée mais il combat peu. Il en va pour lui comme pour le roi Arthur, qui ne combat pas mais est surtout une référence pour les chevaliers. Le modèle du roi Arthur de Chrétien de Troyes donne donc son unité à l’épisode de la guerre contre l’empereur d’Inde et le nom propre commun, Artus, contribue à tirer le héros, devenu roi à la fin de la version initiale, vers le modèle du grand roi de Bretagne12. À la fin de la guerre cependant, Artus repart en aventures et redevient le chevalier qu’il était dans la version courte : il entreprend alors d’achever les aventures de la Forêt Périlleuse et de la Tour Horrible.
Redoublements et démultiplications
6Le récit relate des aventures et des événements qui ne sont pas annoncés dans la version courte, qui conclut : « Artus, Hector, Gouvernau, et le Maistre s’entretindrent si bien et en si grand’amour, que nul n’osa entreprendre contr’eux, et si userent leurs vies en grand’amour et union d’eux et de leurs hommes tant qu’ils vesquirent et que nul ne meut guerre contr’eux, et regna Artus en prosperité, craint de tout le monde et fist de beaux faictz, longuement13. »
7Cependant, de la version courte à la version longue, c’est plus un doublement des premières aventures qui s’opère, qu’une suite qui réorienterait et renouvellerait le récit. La dame de Caillon, en sollicitant l’aide d’Artus dans le conflit qui l’oppose au duc de Burs (12)14, informe Guillaume du jeu de la Muse en Inde et déclenche une nouvelle guerre contre le nouvel empereur d’Inde. Le vide laissé par la fin rapide de la version courte est rempli par un doublement des aventures : l’inventio est pratiquée sur le mode de l’imitatio. Le roman du XVe siècle présente d’assez nombreux exemples de dédoublement, qui lui permettent de décliner le même récit, les mêmes situations, les mêmes lieux et les mêmes personnages. Il s’agit à nouveau des aventures d’un jeune homme mais au lieu qu’il n’y ait qu’un héros, comme dans la version initiale, désormais ils sont deux : Guillaume d’Anjou et Lancelot Fierabras. Si l’empereur d’Inde est l’ennemi dans la première version, les félons sont maintenant deux : Poinsonnet et Jacotet, tous deux désignés par des diminutifs qui les disqualifient. La guerre entre le Sorrolois et l’Inde convoque deux armées et deux campements. Le roi Artus combat à nouveau l’empereur d’Inde mais ici, l’Inde est représentée par le père et sa fille, Porrus et Yollent. Les personnages féminins sont plus nombreux. La figure de Florence est elle aussi démultipliée : Yollent veut l’imiter en tout comme reine, Florete est une femme aimante. Grâce à ce procédé, qui permet d’étoffer le personnel romanesque, les chevaliers de la cour d’Artus qui n’avaient pas trouvé d’épouse dans la version courte sont ici mariés.
8Malgré ces redoublements et ces démultiplications, le récit est organisé de manière assez claire même si la linéarité des événements est contrariée par l’abondance des faits, des descriptions, des personnages et des lieux. La narration est régulièrement interrompue pour se diviser en deux lieux habités simultanément, ce que la narration tente de prendre en compte par des expressions stéréotypées, qui reproduisent les formules d’entrelacement dont les proses du XIIIe siècle sont si friandes et dont la présence, dans la version d’Artus du XIVe, est discrète : par exemple, au f° 9 v° on lit : « Et lairons de Hector et Guillaume jusques atant que soit temps de retourner a eulx. » Malgré l’éparpillement des aventures, le récit s’organise alors assez simplement selon une double structure : les mariages de Florete et Yollent rejouent celui d’Artus et Florence ; les aventures de Guillaume d’Anjou et de Lancelot Fierabras, celles d’Artus.
Lancelot d’Anjou, un nouveau personnage
9Le réseau des personnages dans la version longue, en particulier dans l’épisode de la guerre contre l’Inde, reprend celui de la version initiale, tout en le renouvelant. La cour d’Artus est devenue celle du roi de Sorrolois depuis son mariage avec Florence. Certains personnages sont les mêmes que dans la version courte : Artus, son maître Gouvernau, son cousin Hector de Blois. On retrouve les noms des Français : Brisebarre, le comte de Montbéliard, le dauphin de Vienne, le seigneur de la Lande, Dagoubert, Morant, Angeliers, Bertrand, Rolland de Bigorre, Milles, le sénéchal de Bretagne, Olivier de Yrac, Bertrand le duc, Cliçon et Perdicas… La cour de Florence est aussi intégrée, après le mariage, à celle d’Artus : Maître Étienne, le roi Alexandre, Philippe, les rois de Valfondée et d’Ismaélite font désormais partie de cette dernière. Cependant quelques nouvelles figures apparaissent.
10Le personnage principal de la guerre contre l’empereur est Guillaume d’Anjou ; ce sont ses aventures qui sont racontées : comment il arrive à la cour d’Artus, comment il vient au secours de la dame de Caillon avec Hector, comment il se qualifie comme chevalier et devient amoureux de Florete, la cousine de Yolent. Il apparaît comme le personnage pivot de ce début. Quand la guerre contre l’Inde mobilise toutes les troupes d’Artus, Guillaume apparaît de moins en moins alors que la figure d’un nouveau venu, Lancelot Fierabras, occupe le premier plan, au point de le remplacer et dans le récit et dans le cœur de Florete. Guillaume d’Anjou disparaît alors. Le narrateur lui invente un mariage qui l’éloigne opportunément d’Inde et de Bretagne.
11Guillaume est d’abord présenté dans l’absolu : « Et Guillaume estoit filz au conte d’Anjou, si acoucha sa mere en Angleterre, qui estoit allee veoir la comtesse de Liencestre, et demoura Guillaume avecques le conte de Liencestre tans qu’il eut bien. XX. ans » (f° 7 v°). Dans le même folio se révèle son envie d’aller « en Sorrolois veoir son cousin », ce qui suggère un lien de parenté, qui est confirmé quand Guillaume se présente à Artus :
« Monseigneur, je suis filz de votre oncle le duc d’Anjou, qui fu né en Angleterre quant Madame votre seur y alla, que madame ma mere alla avec elle et ay tousjours demouré en Angleterre jusques atant que j’ay ouy nouvelles de vous et de monseigneur Hector qui la est. »
12La version courte précisait au moment où elle introduisait le duc Jean de Bretagne, père d’Artus : « Iceluy duc eut haute et notable dame a femme de bonne et saincte vie, laquelle estoit fille au conte de Lancastre en Angleterre15. » La présentation de Guillaume pose donc un problème généalogique : Artus, à qui Guillaume s’adresse, est fils unique et n’a pas de sœur. Il faut alors sans doute comprendre : « madame votre mère » et corriger le texte du manuscrit BnF fr. 19163. Le duc de Bretagne et le duc (ou comte) d’Anjou sont parents ; Artus, Guillaume et Hector sont cousins. La ressemblance entre Hector et Guillaume est soulignée ; elle confirme le lien lignager : Guillaume « estoit moult beau homs et bien ressembloit a Hector » (f° 13 v°). Il ressemble aussi à Artus, avec qui il a en partage de porter un nom arthurien : « si fut en chief si fres et si blons comme miel et il fut long et droit et sembloit d’Artus » (f° 52 v°). Le redoublement spéculaire et les liens de parenté permettent de camper, sans rupture et en lui donnant une relative nécessité, un nouveau personnage.
13Ces cousinages, qui permettent à peu de frais d’étoffer le personnel romanesque en lui donnant une certaine cohérente, peuvent aussi avoir une réalité historique (ce qui pourrait autoriser des hypothèses quant à la date de composition de l’œuvre, en supposant que la fiction reflète au moins en partie les liens politiques et familiaux de l’époque). Le roman tardif aime ancrer la fiction, même féerique, dans un cadre (géographique ou lignager) qui évoque au lecteur la réalité contemporaine ou le passé.
14On trouve sans difficulté des relations entre les trois familles (Anjou, Bretagne, Angleterre), sans cependant pouvoir établir d’équivalences précises. Plusieurs fils et filles des trois lignages se sont mariés jusqu’à ce qu’en 1204, le roi Philippe Auguste confisque le comté d’Anjou au roi d’Angleterre devenu trop puissant. Les comtes de Blois et d’Anjou sont bien cousins depuis le mariage, en 1128, de Mathilde, cousine d’Étienne de Blois, tous deux petits-enfants de Guillaume le Conquérant, avec Geoffroi V d’Anjou, le Plantagenêt. On relève que le texte parle indifféremment du « conte » et du « duc » d’Anjou à quelques folios d’intervalle. Or le comté d’Anjou a été érigé en duché en 1360. La mention du titre de « duc » permet de penser que la version longue est postérieure à 1360, mais la coexistence des deux titres rappelle la version du XIVe siècle, qui notait régulièrement « comte », et jamais « duc » : le continuateur adapte souvent, mais pas systématiquement cependant, les personnages et les lignages dont il hérite à l’actualité de son époque.
15Le lien historique le plus intéressant est à trouver avec les Valois. On sait que Charles était comte de Valois et d’Anjou en 1290, ses descendants sont rois de France : or quand, dans le roman du XVe siècle, Guillaume quitte Artus, c’est pour se marier avec la fille du roi de France et devenir comte d’Anjou et comte de Valois. Les personnages doivent donc être situés par rapport aux relations politiques contemporaines entre la Bretagne et la France. La mort sans enfant de Jean II le Bon, en 1341, plonge la Bretagne dans une guerre de succession : Jeanne de Penthièvre, mariée à Jean de Montfort, et Jeanne de Flandre, mariée à Charles de Blois, revendiquent le duché et se placent sous l’autorité, la première, d’Edouard III d’Angleterre, la seconde, de Philippe VI de France, oncle de son mari. Les Français capturent Jean de Montfort et installent Charles de Blois à la tête du duché en 1341 mais Edouard III intervient en 1342. Une trêve est signée en 1343 quand Jean de Montfort est incarcéré et que Jeanne de Flandre devient folle. En 1365, Jeanne de Penthièvre renonce au duché en faveur de son fils Jean IV. À cause de la position du nouveau duc, favorable au roi d’Angleterre, Charles V de France s’empare du duché pour le réunir à la couronne. Jean IV reprend le duché en 1379. De sa troisième femme, il a huit enfants. L’aîné, Pierre, devint duc sous le nom de Jean V. Le cadet le devint à son tour, sous le nom d’Arthur III. Le quatrième fils, Richard, comte d’Étampes (ville dont Guillaume est originaire) est le père du duc François II. Les filles épousèrent des aristocrates français. François Ier, fils de Jean V, épousa Yolande d’Anjou en 1431. François II est le père d’Anne de Bretagne qui, deux fois reine de France, amena définitivement la Bretagne dans le monde français. Il est tout à fait vraisemblable que la suite a été composée dans ce contexte.
16Il est cependant tout aussi remarquable que ces cousinages permettent à l’auteur de créer des effets de perspective narrative et de nouer des liens qui par ailleurs pourraient sembler artificiels. La relation entre oncle et cousin est importante au Moyen Âge et elle est particulièrement fréquente dans les textes arthuriens : Gauvain, Agravain, Guerrehet et Gaheriet, Mordret sont les neveux d’Arthur, Tristan, celui du roi Marc, Iseut est la nièce du Morholt. Le lignage est un moyen économique pour étoffer le personnel romanesque.
17Le personnage de Guillaume, s’il pouvait évoquer au lecteur du XVe siècle la situation contemporaine, entre aussi, et surtout, en résonance avec des modèles littéraires. Le rapprochement avec le Perceval du Conte du Graal de Chrétien de Troyes semble particulièrement pertinent. Guillaume se présente au début du récit comme un nouveau Perceval, « nice » par la faute de sa mère. Guillaume est ébloui par les chevaliers qui se présentent à lui, il est resté longtemps en Angleterre, plus occupé à chasser loin du monde qu’à mener des actions guerrières ou à s’éduquer à la cour. Comme Perceval (et comme tous les nobles), c’est un chasseur : quand Hector le rencontre pour la première fois, « il vit venir l’enffant qui chevauchoit sur la riviere et portait ung espervier sur son poing » (f° 8 v°). Comme dans le cas du jeune Perceval de Chrétien de Troyes, la première rencontre avec le monde extérieur est difficile : son cousin Hector le met en difficulté en interdisant à ses compagnons de lui répondre et lui-même se moque de Guillaume en nommant « pic » son épervier (f° 9 v°). Tout comme Perceval, Guillaume ne peut donner son identité : ses parents qui l’ont accueilli sans surprise et en regrettant même son retour tardif, lui interdisent de se nommer.
18Le modèle de Perceval le nice semble avoir été très apprécié des romanciers de la fin du Moyen Âge. Comme le montre A. Delamaire, on le retrouve aussi dans Perceforest, qui est conservé dans des témoins du XVe siècle, à peu près contemporains de la version longue d’Artus16. Dans le cas de Guillaume, l’auteur s’est contenté d’utiliser le modèle de Perceval, sans pour autant l’intégrer en profondeur à la trame de son récit, contrairement à l’auteur de Perceforest qui dote son personnage Excillé d’un passé suffisamment dense pour que le modèle de Perceval soit complètement fondu au reste du récit : en ce qui concerne Guillaume, au contraire, on ne saura par exemple jamais vraiment pourquoi le jeune chevalier est resté ainsi isolé. Les reproches de son père quand il apprend la volonté de son fils de rejoindre son cousin Artus en Sorrolois n’expliquent pas pourquoi le jeune homme a été tenu à l’écart de la guerre contre l’empereur d’Inde (« Et Dieu me gard, Guillaume, si vous y fussiez allé, il m’eust bien pleu, mais maintenant si vous y allez quant ilz sont a repoux et les guerres sont faillies, il sembleroit que ce seroit truandise pour eulx demander terres ou leurs biens faiz et ne me plaist point que vous y allez » f° 8 r°). Dans Artus il s’agit surtout de reprendre un motif à succès, l’arrivée dans une cour fameuse d’un ignorant qui doit apprendre vite, ce qui permet de mettre en valeur ses qualités chevaleresques. Guillaume doit en effet se qualifier par sa seule vaillance en un temps très court. On notera cependant que dans la version la plus ancienne d’Artus le héros éponyme, sans remplir complètement ce scénario, était déjà retenu loin des aventures par une mère possessive : Artus s’ennuyait ferme à la cour de Bretagne avant de décider, contre le gré maternel, de partir en aventures. Guillaume rejoue Artus, au moins partiellement. Le jeu intertextuel est doublé par une spécularité interne.
19La suite recycle d’autres motifs romanesques. Les aventures de Guillaume en Inde se déroulent en deux temps. D’abord, il représente le roi Artus auprès de la dame de Caillon pour relever le défi du duc de Burs, qui accuse Artus d’avoir tué par traîtrise l’empereur d’Inde à la Blanche Porte. Ensuite, il se rend en Inde pour participer au jeu de la Muse et conquérir Florete. C’est dans le second épisode que les reprises sont les plus nombreuses. En particulier le motif de l’incognito se révèle très productif. Guillaume dissimule son identité à Hector, à Florete et à Yollent. Quand il rencontre Hector, il prétend venir d’Etampes et être le fils d’un vavasseur. Il reste modeste et demande « service entour eulx » (f° 9 v°). En échange, Hector lui donne des vêtements et des chevaux. Quand il prend la route de l’Inde (f° 12), il garde encore son identité secrète : il entre dans la cité de La Ferté et gagne l’épreuve de la quintaine à la grande admiration de tous. À la Marche de Fontenay, Guillaume sauve Flotès, le sénéchal de Florete, mais il prétend être un « chevalier né d’Escosse17 ». Sa rencontre avec Florete, pourtant attendue par Guillaume, se fait dans l’anonymat. Quand il rencontre l’empereur d’Inde et sa fille Yollent, il se présente comme un « chevalier né de Gaulle […] venu en ce païs pour cognoistre les gentilz hommes » (f° 46 v°). Il rappelle alors Tristan : les raisons qui le poussent à cacher son identité (il ne peut révéler son nom en terre ennemie) sont certes banales dans les romans arthuriens, mais l’importance de l’amour, à deux reprises, suggère un modèle tristanien : « Madame, loiaulx amans souffrent moult de paine pour jouir de ce qu’ilz ayment, et tous ceulx ont ennemis mortelz qui oster veullent aux amans ce qu’ilz ayment, et n’en blasmez pas le gentil chevalier qui deffendit sa vie car par Dieu, amours lui firent faire […]. Madame, loial cueur qui ayme ne peut souffrir le meschief de s’amie doulce, non fist le gentil Artus » ; « Madame, dist Guillaume, aussi m’aïst Dieux, que de moy ne peut il challoir, se je estoie mort et vous m’avez rendu la vie, et de Dieu et de vous je la tiens, vous la m’ousterez quand vous vouldrez car toute votre vollenté me plaist ou de mort ou de vie. Veez ci le col, ferez quant il vous plaira » (f° 45 v°). Le modèle tristanien, à peine suggéré dans le cas de l’incognito et de l’amour, qui sont des motifs très généraux, est en revanche plus affirmé lorsque Guillaume combat un lion et un « serpent » au château du Lis. Ce « serpent » est un dragon : « lors gecta le serpent une si grande fumee et si grant famble18 que le gentil homs en fut tout envenimé et tout brulé » (f° 47 v°). Guillaume prend la moitié de la langue du monstre, puis il souffle dans un cor, mais son corps enfle à cause de la fumée envenimée que crache le serpent. Il revient, blessé et à demi mort à La Déserte, où Yollent reconnaît en lui le vainqueur du château du Lis grâce au cor et à la patte du lion accrochée à son écu. En le soignant, elle trouve les lettres de Florete et la moitié de la langue du serpent. Au f° 48 v°, Guillaume rit dans son bain ; Yollent prend son épée et reconnaît Clairebrune, l’épée de son oncle, l’empereur d’Inde. Le combat contre le dragon, le poison, la langue du monstre, le bain rappellent l’histoire de Tristan, en particulier telle que le Tristan en prose la raconte dans la version donnée par le manuscrit BnF fr. 103, vraisemblablement à partir de la version de Thomas, aujourd’hui mutilée19. Le geste de Yollent rejoue celui d’Iseult. Alors qu’Iseut l’a soigné, Tristan est dans un bain et sourit ; Iseut pense alors que c’est parce qu’elle a oublié de nettoyer ses armes envenimées du sang du dragon. Elle prend donc l’épée de Tristan et reconnaît l’arme qui a tué son oncle, le Morholt. Le geste de Yollent est incompréhensible sans la connaissance du modèle tristanien. Cependant l’auteur mêle plusieurs personnages, et au moment où il retravaille le plus précisément le modèle de Tristan, il combine celui-ci à d’autres figures : le combat contre le lion et la patte de lion accrochée à l’écu rappellent Yvain20, le cor étant un motif très banal, qui peut évoquer, entre autres, Erec et Enide. La fin de l’épisode, avec le château du Lis, introduit par ailleurs un toponyme bien connu de la première continuation du Conte du Graal21, qui rapproche Guillaume de Gauvain. L’épisode du cor au château de Lis rejoue cependant surtout un épisode tristanien, issu des versions en vers et en particulier de Thomas et repris, malgré des différences, dans le Tristan en prose du manuscrit BnF fr. 10322 (on le retrouve ensuite dans les imprimés et chez Jean Maugin), qui raconte comment, alors que Tristan est évanoui à cause du venin du serpent, le sénéchal Aguynguerron a trouvé le cadavre du monstre, lui a coupé la tête et l’a rapportée au roi en se faisant passer pour le vainqueur, ce qu’Iseult refuse de croire : Tristan, guéri par la reine, prouve l’imposture du sénéchal grâce à la langue ; le félon est mis à mort23. Dans Artus, ce traître, qui prétend avoir donné le cor à une abbaye alors que Guillaume le porte au cou, a apporté la tête du serpent et se présente comme son vainqueur, tandis que Guillaume montre son écu avec la patte du lion et la moitié de la langue qui s’adapte à la tête. Guillaume propose un combat pour que la vérité triomphe : il gagne. Voilà qui rejoue l’aventure de Tristan, à une différence : le félon n’est pas un vil sénéchal, qu’on condamne à mort, mais un chevalier qu’on épargne avec générosité et qui réintègre ensuite la cour24, ce qui renforce le prestige de Guillaume, d’autant qu’il offre à son adversaire malheureux le château de Lis, que l’empereur lui a proposé : « Ainsi m’aïst Dieux, ce me poise moult, il a bien achapté le chastel du Lis ! Pour Dieux, sire, donez lui et je lui en donne mon droit » (f° 55 r°). Faut-il penser que l’auteur de la suite d’Artus a eu à sa disposition le manuscrit BnF fr. 103, daté de la fin du XVe siècle, ou un manuscrit donnant la même interpolation et aujourd’hui perdu (par exemple le manuscrit, qu’on suppose ne pas être le BnF fr. 103, qui a servi de base aux imprimés)25 ? Il est impossible de conclure, mais cet épisode de la suite d’Artus est la preuve qu’audelà de sa familiarité avec une matière chevaleresque générale, l’auteur avait une connaissance précise de la matière tristanienne.
20Ainsi, Tristan, Perceval, voire Gauvain, sont combinés pour former un personnage nommé Guillaume, portant un nom fréquent, aussi bien dans la réalité que dans la littérature, romanesque (Guillaume de Dole, Guillaume d’Angleterre, Guillaume de Palerne…) ou épique (Guillaume d’Orange). Cependant Guillaume sort du récit, remplacé par Lancelot. Apparaît alors un personnage, au nom romanesque et arthurien, construit à partir de nombreuses références épiques à première vue seulement.
Lancelot Fierabras
21L’auteur épuise assez vite ses héros et enchaîne les motifs et les emprunts, sans développer, sur le mode de l’allusion expéditive. Une telle écriture fait prendre au texte le risque que son épaisseur intertextuelle ne soit pas reconnue par le lecteur. L’amour de Florete, la faveur d’Artus et de sa cour bénéficient finalement à ce nouveau venu même s’il ne semble guère le mériter de prime abord : Lancelot Fierabras est en effet présenté comme un chef de bande à la forte carrure, qui apparaît dans un tournoi à Vienne :
Si eut nom l’un des trois, Lancelot Fierabras, frere germain du conte de Champaigne. Icellui est grand, gros et fier de cueur qu’i ne doubtoit nul homme, tant estoit redoubté et vigoureux. L’autre a nom Ogier et fut nez en Angleterre. Icellui estoit grant et espaullu, fel et crueux, et trop estoit a doubter en son couroux car il n’espargnoit nul homme. Le tiers eut nom Pierre Boutefeu et fut nez de Bouville. Il estoit grant et cuissu et fort a desmesure et avoit une regardeure si espouvantable qu’i faisoit tout fremir en son courroux. Ces trois compagnons estoient d’armes fiancez et toute la fleur des gentilz hommes de Champaigne (f° 82 r°).
22La taille de ces personnages est supérieure à la moyenne et leur aspect est redoutable. On retrouve peut-être là les vigoureux chevaliers que la version du XIVe siècle du roman mettait en valeur26 et qui témoignerait d’une nostalgie pour une chevalerie ancienne et authentique, à une époque où celle-ci devient ludique et spectaculaire. Les origines des noms de Fierabras et d’Ogier sont évidentes : Fierabras est le héros d’une chanson de geste du XIIe siècle27 et sous le nom de Guillaume Fierabras, il est un des personnages de la Geste de Guillaume28 ; Ogier apparaît dès la Chanson de Roland, se retrouve dans divers textes épiques et son succès est durable29. Cependant, malgré ces interférences épiques30, le nom de Lancelot n’a semble-t-il pas perdu toute résonance arthurienne : dans la tradition Lancelot est dit « du lac » et ici Lancelot est de Lausanne, cité réputée pour son lac, en particulier dans la Suite Vulgate du Roman de Merlin qui y place le monstrueux Chapalu. Sans oublier que le nom de Lancelot était à la mode à la fin du Moyen Âge et que de nombreuses familles, de toutes les classes sociales, l’ont choisi pour leurs enfants31.
Amplification du comique et affirmation idéologique
23Deux autres caractéristiques peuvent être mises en évidence : le goût pour le comique et l’orientation favorable à la France. Sans qu’il soit possible de développer dans le cadre de ce travail, nous suggérerons quelques pistes.
24La suite d’Artus n’est pas avare en épisodes à tonalité comique. Certes il n’est pas rare que les récits arthuriens fassent sourire32 et déjà dans la version du XIVe siècle les enchantements d’Estienne ou les déguisements d’Artus et de ses compagnons, en particulier en Sarrasins33, donnaient lieu à des épisodes plaisants. Cependant, dans la version tardive, les interventions de Maître Étienne qui multiplie les tours (vol de « braies », forgerons et ânes qui font un bruit de charivari, rivières qui emportent tout, incendies…)34 et la scène des ambassades où les chevaliers d’Artus rivalisent de trivialité pour s’inventer une condition sociale des plus basses, donnent au comique une ampleur nouvelle.
25Le roi Artus a envoyé ses chevaliers vérifier au camp de l’empereur que ses intentions sont toujours défavorables à sa fille Yollent. L’empereur est isolé dans son camp que gardent Le Ban et ses hommes. Maître Estienne, en tant que messager du roi Artus, somme l’empereur de rendre ses terres à Yollent. Il dénonce les mauvais conseils du roi Joffart et demande que soient reconnus tous ceux qui ont bien conseillé l’empereur. Le discours d’Estienne est alors proche des proses officielles et imite leur emploi des structures binaires : « Le fort roy Artus te mande et commande que tu, sans sejour et sans respit, delivres et face delivrer […]. Aprés, que tu rendes et delivres a son homme le bon roy Brandalus, qui la est, son royaume, et puis si viens a lui crier mercy de ytant seullement que tu as pensé d’aller sur lui » (f° 138 r°). Le récit enchaîne sur un défi que Maître Étienne lance à l’empereur au nom d’Artus : « Et si tu ne le vieulx faire, il te deffie et te fera mourir a grant haste ». Ce défi adopte un tour carnavalesque, dans la tradition des gabs épiques, Estienne prenant une fausse identité, en décalage total avec la sienne35. Chacun des chevaliers qui l’accompagnent fait de même et invente deux noms : le sien et celui de son père, ce qui crée un effet de liste comique, où s’entrechoquent réminiscences épiques et surnoms plaisants à tonalité populaire (« fils Tostain Panssuart » et « Ragnier » pour Maître Étienne, « filz de Barrognier Passeroute » et « Fromont » pour Hector, « Perruche, la femme Guagnibont » et « Gillebert » pour Lancelot, « Regnout Panse Route » et « Hue Couppe Gorges » pour Pierre Boutefeu, « Hardoin le Remusé » et « Ourry Machebran » pour le Dauphin de Vienne, « Maudisné » étant le père d’Ogier). Chacun de ces nouveaux personnages s’invente un métier qu’il est supposé exercer à la cour d’Artus : Ragnier sert « de frommaige a escaciez », Hector a pour office de « chacier les mouches de la cuisine d’Artus », Pierre Boutefeu est « chappellain aux botelles ». Certains de ces offices sont les plus bas de la société : « qui vent l’uille et le suif par denrees », « carreleux », « si cure les chambres coies ». La veine burlesque de cet « Artus travesti », nourrie de réminiscences épiques, annonce certainement l’Enfer d’Epistémon chez Rabelais.
26Ce goût pour le comique, et particulièrement le burlesque, est combiné à une coloration idéologique marquée. Si le début du premier Artus de Bretagne, en particulier pour ce qui est des origines du personnage, tient la balance égale entre France et Angleterre (le duc de Bretagne est très proche du roi de France, mais Artus n’est pas éduqué à la cour de celui-ci et sa mère est apparentée à la couronne anglaise), la fin des aventures du XIVe siècle, écrite peut-être postérieurement, est nettement plus pro-française (avec la mention, récurrente, de « nos françois »)36. La version du XVe siècle affiche elle aussi fortement son engagement en célébrant régulièrement les Français, en particulier par la bouche de Lancelot : « Hé, terre de France, tu sois la benoite quant telz gens nourriz ! » (f° 121) et en en accordant une place importante à Guillaume d’Anjou, nouveau venu dans le récit. Même si les aventures se déroulent dans un cadre plutôt oriental et fictif, le texte est semé de toponymes évoquant l’espace français, en particulier lorsqu’il s’agit de marquer l’origine (réelle ou fictive) des personnages : Guillaume se dit d’Etampes (f° 9 v°) ; Boutefeu est de Bouville (f° 82). Il est aussi question de Gui d’Artois (f° 110), du comte de l’Estoille (qui évoque L’Etoile, en Franche-Comté f° 207), de Pierre le Limousin (f° 175 v°). La Champagne, que ne mentionnait jamais la version du XIVe siècle, est valorisée, en particulier lorsqu’au tournoi de Vienne arrivent « trois damoiseaulx et XIIII chevaliers de la terre de Champaigne » (f° 82), dont Lancelot Fierabras, qui est frère du comte de Champagne. La cité de La Ferté, invention de la version longue, porte un nom qui évoque plusieurs cités françaises.
27La continuation d’Artus de Bretagne est donc un texte nostalgique du roman arthurien dont il reprend les personnages, les techniques narratives, les motifs et les intentions : elle renouvelle cependant la première histoire d’Artus de Bretagne en introduisant de nouveaux personnages, en développant les épisodes comiques et en proposant une actualisation historique et politique. Avec trois témoins, cette suite, même si elle n’a pas eu la postérité de la version qui s’arrête à la mort des héros et qui sert de base aux nombreux imprimés, n’a pas été sans succès. Elle constitue un jalon intéressant et encore trop méconnu dans l’histoire du roman.
Notes de bas de page
1 Cet article s’appuie sur la thèse soutenue par F. Mabriez-Robin, à l’université Rennes 2, sur Les versions du XVe siècle d’Artus de Bretagne : édition et étude littéraire, en 2011, thèse qui édite et étudie le début du manuscrit BnF fr. 19163 (f°s 1-229 v°).
2 Voir la présentation du manuscrit et de la tradition à l’intérieur de laquelle il s’insère dans l’introduction de l’éd. de C. Ferlampin-Acher, à paraître, Paris, Champion, 2016.
3 Cette version n’a guère été étudiée en dehors de la thèse citée note 1. Elle correspond à la version longue mise en évidence par S. Spilsbury, An Edition of the first Part of Artus de Bretagne, thèse dactylographiée, université d’Aberdeen, 1969 et « On the Date and Authorship of Artus de Bretagne », Romania, no 94, 1973, p. 505-522. Sur la version longue, voir C. Ferlampin-Acher, « Artus de Bretagne : une histoire sans fin », Clore le récit : recherche sur les dénouements romanesques, PRIS-MA, no XV, Poitiers, 1999, p. 53-68 ; « Essoufflement et renouvellement du merveilleux dans les suites d’Artus de Bretagne au XVe siècle », J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M.-C. Thomine (dir.), Devis d’Amitié. Mélanges de Littérature en l’honneur de Nicole Cazauran, Paris, Champion, 2002, p. 87-102 ; « Artus de Bretagne aux XIVe et XVe siècles : du rythme solaire à l’horloge faee, le temps des clercs et celui des chevaliers », F. Pomel (dir.), Cloches et horloges dans les textes médiévaux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 221-240 et « Grandeur et décadence du clerc Estienne dans Artus de Bretagne », Le clerc au Moyen Âge, Senefiance, no 37, Aix-en-Provence, 1995, p. 167-195.
4 Sur les versions d’Artus, voir l’article de C. Ferlampin-Acher dans le présent volume et l’introduction à l’édition à paraître, Paris, Champion, 2016.
5 Voir Artus de Bretagne, éd. citée C. Ferlampin-Acher, Paris, Champion, § 14,68 : « Je m’en irai aus aventures ». On retrouve le terme « aventures » dans le titre du chapitre XV de l’édition de 1584 : « Comme Artus demanda congé au Duc son père et la Duchesse sa mere d’aller jouer hors du pays : car il voulait aller cercher adventures, pour monstrer sa force et sa prouësse », Artus de Bretagne, fac-similé de l’édition de Paris Nicolas Bonfons 1584, présenté par N. Cazauran et C. Ferlampin-Acher, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1996, p. 19.
6 § 31,20 du texte médiéval, ce qui correspond au chap. XVIII, p. 25 de la version de 1584 citée.
7 Pour une analyse de ce récit très touffu, voir la thèse citée, p. 21-30.
8 Sur la différence entre suite et continuation, voir G. Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1982, p. 181-232.
9 Dans N. J. Lacy, D. Kelly et K. Busby (dir.), The Legacy of Chrétien de Troyes, Amsterdam, Rodopi, coll. « Faux Titre », t. 1, 1987, p. 267-332.
10 Nonobstant que la présentation du manuscrit ne permet pas de dire dans quelle mesure les lecteurs pouvaient lire le roman initial et sa suite successivement, car aucun témoin ne donne intégralement à la suite sans rupture les deux récits dans un même volume.
11 La tolérance des lecteurs médiévaux n’est cependant pas à évaluer à l’aune du lecteur moderne. Étant donné l’importance des réécritures et des reprises dans les romans médiévaux, il semble que l’on supportait avec plus de plaisir la répétition au Moyen Âge que de nos jours (nonobstant qu’il faut pour l’époque contemporaine distinguer un lectorat revendiquant une culture et une littérature exigeantes, des pratiques plus consuméristes, qui de séries en séries, apprécient des reprises largement aussi – si ce n’est plus – répétitives que ce que l’on trouve dans les textes arthuriens du Moyen Âge).
12 Le rapprochement entre ces figures est à mettre en relation avec la confusion entre les deux, fréquente et parfois volontaire (voir par ex. C. Ferlampin-Acher, « Le blason du Petit Artus de Bretagne : héraldique et réception arthurienne à la fin du Moyen Âge », C. Girbea, L. Hablot, R. Radulescu [dir.], Marqueurs d’identité dans la littérature médiévale : mettre en signe l’individu et la famille [XIIe-XVe siècles], Turnhout, Brepols, 2014, p. 93-108).
13 Fac-similé cité, p. 25, ce qui correspond à la fin donnée par ce que S. Spilsbury définit comme la version « commune » du roman.
14 Les références de la version longue du ms BnF fr. 19163 sont données d’après l’éd. de F. Mabriez-Robin (thèse citée note 1).
15 Fac-similé cité, p. 1 et 2.
16 « Une histoire de nice : Excillé dans le Perceforest », A. Delamaire, D. Hüe et C. Ferlampin-Acher (dir.), Actes du 22e congrès de la Société Internationale Arthurienne, http://www.uhb.fr/alc/ias/actes/index/htm.
17 L’épisode est évoqué par le narrateur et par Florete (f° 42 v°).
18 Forme de « flamme ».
19 Voir E. Löseth, Le roman en prose de Tristan, le Roman de Palamède et la compilation de Rusticien de Pise. Analyse critique d’après les manuscrits de Paris, Paris, Bouillon, Bibliothèque de l’École des hautes études, § 33. Voir J. Bédier, Le roman de Tristan par Thomas, tome II, Paris, 1905, p. 133-134.
20 Sur le succès de cet épisode et ses reprises, dès le Lancelot en prose, voir E. Baumgartner, « Le lion et sa peau, ou les aventures d’Yvain dans le Lancelot en prose », PRIS-MA, no 3, 1987, p. 93-102, et, en particulier dans Perceforest, C. Ferlampin-Acher, Merveilles et topique merveilleuse dans les romans médiévaux, Paris, Champion, 2003, p. 294-305.
21 Voir P. Gallais, « Gauvain et la Pucelle de Lis », Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à M. Maurice Delbouille, professeur à l’université de Liège, Gembloux, Duculot, 1964, t. 2, p. 207-229.
22 Voir E. Baumgartner, Le Tristan en prose. Essai d’interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, p. 77sqq. et en particulier p. 79-80.
23 Voir E. Löseth, op. cit., § 32, note 2.
24 Voir dans ce volume l’art. de C. Denoyelle.
25 Ibid., p. 77.
26 Voir l’article de J. Taylor dans le présent volume.
27 Fierabras, chanson de geste du XIIe siècle, M. Le Person (éd.), Paris, Champion, 2003.
28 Son succès est attesté au XVe siècle, comme en témoigne la version en prose du Fierabras de Jean Bagnyon imprimée en 1478 à Genève sous le titre Le Roman de Charlemagne, et de nombreuses fois réimprimée ensuite.
29 E. Poulain-Gautret (La tradition littéraire d’Ogier le Danois après le XIIIe siècle. Permanence et renouvellement du genre épique médiéval, Paris, Champion, 2005) note le vif succès de La Chevalerie d’Ogier de Dannemarche et des versions qui l’ont suivie.
30 Sur cette notion, voir R. Trachsler, Disjointures-conjointures. Étude sur l’interférence des matières narratives dans la littérature française du Moyen Âge, Tübingen et Basel, Francke, 2000. Déjà la version du XIVe siècle présentait de nombreuses interférences entre les matières de Bretagne et de France : voir C. Ferlampin-Acher, « La présence des chansons de geste dans Artus de Bretagne, entre réminiscence et récriture », M. Ott (dir.), Le souffle épique. Mélanges Bernard Guidot, Orléans, Paradigme, 2010, p. 407-414.
31 Voir M. Pastoureau, Une Histoire symbolique du Moyen Âge occidental, « Jouer au roi Arthur », Paris, Le Seuil, 2004, p. 330-345.
32 Voir C. Ferlampin-Acher, « Comique et merveilleux », K. Busby (dir.), Arthurian Literature, no 19, 2002, p. 17-47.
33 Ibid., « La présence des chansons de geste… », art. cité.
34 Ibid., « Épreuves, pièges et plaies dans Artus de Bretagne : le sourire du clerc et la violence du chevalier », dans La violence au Moyen Âge, Senefiance, no 36, Aix-en-Provence, 1994, p. 201-218.
35 Ce traitement plaisant du personnage d’Estienne contraste avec la coloration diabolique et inquiétante du personnage ailleurs dans le récit, qui correspond à la diabolisation de plus en plus systématique de la magie à la fin du Moyen Âge (voir C. Ferlampin-Acher, art. cité : « Grandeur et décadence du clerc Estienne dans Artus de Bretagne » et « Artus de Bretagne aux XIVe et XVe siècles : du rythme solaire à l’horloge faee, le temps des clercs et celui des chevaliers »).
36 Sur cette hypothèse que le texte conservé dans les témoins du XIVe siècle est constitué d’une première version, inachevée, et d’une suite, qui raconte les conflits, épiques, du siège de la Blanche Tour, voir l’article de C. Ferlampin-Acher dans le présent volume.
Auteurs
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2007