Artifice, modernité et kitsch
(Lecture de : Céleste Olalquiaga, The Artificial Kingdom – A Treasury of The Kitsch Experience, 1998)
p. 491-513
Texte intégral
1L’essai de Céleste Olalquiaga intitulé Royaume de l’artifice, L’émergence du kitsch au XIXe siècle (The Artificial Kingdom – A Treasury of The Kitsch Experience, 1998) donne à notre présentation chronologique des contributions de ce volume une opportune et passionnante unité de lecture, explicitement inspirée de la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin. Son objet central est certes le processus très particulier d’artificialisation qu’a supposé la possibilité nouvelle, donnée par le progrès technique propre au XIXe siècle, d’une reproduction en masse d’un certain nombre d’objets ; en effet, ceux-ci ont été dès lors engagés par la société de l’époque dans des dispositifs culturels de vaste échelle qui, à l’en croire, les ont soumis à la dialectique de kitsch – entre perpétuation et perte d’une aura conjuguée sur le mode du passé antérieur, associée à des temps mythifiés où nature et culture auraient été unies par un lien étroit. Mais autour de ce point de basculement qu’elle juge paradigmatique, Olalquiaga recompose surtout de manière très convaincante, sur la longue durée, l’histoire des conceptions et représentations évolutives que notre culture a construites de l’artifice, et de la place tantôt favorable tantôt négative qu’elle lui a concédée, depuis les reliques médiévales jusqu’à la théorie du simulacre formulée par Baudrillard à l’heure de la société de consommation dite postmoderne. C’est à ce titre que nous souhaitions terminer ce volume par une présentation synthétique des différentes thèses et propositions avancées dans cet ouvrage, formant un autre de ces récits possibles dont l’artifice serait le héros.
2Céleste Olalquiaga part donc ce rapport étrange – marqué par la pulsion de collection mais aussi le voyeurisme – que l’homme de l’époque se met à engager avec un certain type d’objet que les progrès techniques ont rendu reproductibles, et donc accessibles au plus grand nombre : cartes postales, animaux empaillés, fossiles, bijoux végétaux, aquariums, presse-papiers, etc., le plus souvent mis en valeur par une vitrine qui les protège, les isole et les exhibe. À partir de ce lien particulier marqué d’affects, tel qu’il peut se manifester dans les intérieurs bourgeois (le salon), des lieux de commerce en plein essor (les passages), certaines pratiques sociales ou de nouvelles formes de divertissements (panoramas, palais d’exposition, collections d’histoire naturelle), elle tente de décoder les fantasmes et les hantises qui traversent l’inconscient collectif du XIXe siècle, à l’heure où les traits constitutifs de ce que l’on se met à appeler modernité opèrent un bouleversement sans précédent dans le rapport que l’individu et la société engagent avec le monde.
3À première vue, un tel processus semble exalter la nouveauté par opposition à la tradition. On célèbre dans l’objet en question une marchandise de premier ordre. Le fait qu’il s’inscrive dans un processus de reproduction en série caractéristique de l’ère industrielle ne paraît pas problématique. Au contraire, en tant que « signe d’une modernité et d’un cosmopolitisme qui remplacent les valeurs de l’ancienneté et de l’authenticité par celles du neuf et de la quantité1 », il est même valorisé. Pourtant, quelque chose d’ambivalent et peut-être même de révélateur demeure dans ce mouvement qui consiste, pour la recherche scientifique et les acteurs de l’industrialisation, à vouloir reconstruire le monde en recourant à des techniques d’appropriation et de reproduction artificielle de la nature. Comme si le geste démiurgique qui en est l’implicite se parait de culpabilité et de nostalgie, et qu’il s’agissait donc de perpétuer sous une autre forme ce que l’on s’emploie précisément à faire disparaître.
4Du côté du collectionneur, une même ambivalence se fait sentir, que l’on saisit mieux si l’on dissocie ce qui fait l’unicité de l’objet de ce qui fonde son authenticité. En effet, la copie est par définition ce qui est privé d’authenticité, attribut dont seul l’original peut se prévaloir. À ce dernier seulement, unique et fondateur, on peut associer une essence et une signification pleine et définitive. La copie n’en conserverait que l’apparence, et sa signification serait de ce fait faussée et pervertie. Cette donnée – ou croyance – explique la forme de fétichisation dont l’original se met peu à peu à faire l’objet, complément et envers inéluctable du processus de modernisation. Ce qui confère en revanche à l’objet – même copié – son unicité tient à la façon dont le sujet peut se l’approprier en l’associant à des expériences personnelles. Il s’extirpe ainsi de sa banalité première pour gagner une valeur d’usage – déconnectée de sa valeur marchande puisqu’elle est d’ordre sentimental. La collection populaire en plein essor a donc un effet doublement paradoxal : elle pousse l’individu à investir activement les objets de significations personnelles, alors que l’objet authentique lui imposait d’une certaine manière d’être le récepteur passif d’expériences préalablement définies ; ainsi, la production en série permet aussi de réaffirmer l’unicité des objets qualifiés d’authentiques, ceux que l’on considère comme porteurs d’« aura ».
5Très évidemment influencée par Walter Benjamin, l’essayiste reprend en effet cette célèbre catégorie désignant le « halo métaphysique », l’« éclat invisible » dont certaines choses se trouvent parées en raison du lien direct qu’elles entretiennent avec la tradition et leur mode de production : les mains qui leur ont donné naissance et dont elles gardent l’empreinte. Un fantasme plus encore qu’une réalité, car cette idéalisation se place essentiellement sous le signe de la perte : « l’aura, explique Olalquiaga, est un phénomène précapitaliste dont la faiblesse marchande est revendiquée comme valeur primordiale, substrat d’une authenticité que l’on retrouve avec nostalgie ou bien dont on rêve avec mélancolie2 ». Car avec l’essor de la reproduction en série, l’aura ne se trouve plus attachée à un objet unique et authentique, mais se brise et s’éparpille. Les objets s’en font alors les vestiges. Ce phénomène de la « trace auratique », corollaire de l’industrialisation, permet de comprendre pourquoi les produits fabriqués en série, dans la résistance de fait qu’ils opposent à l’authenticité et, en même temps, la glorification qu’ils en font de biais, sont accusés d’en être la version dégradée – celle, précisément, que l’on moque sous le qualificatif péjoratif de kitsch. Or, comme elle l’analyse très justement, la culture de masse dont il est question n’est en réalité placée ni du côté de l’authenticité, ni de sa négation ; son souci est seulement d’adapter l’authenticité à la modernité : l’aura demeurant à l’état résiduel, le sentiment de sa perte se manifeste de manière compensatoire, par une esthétique de la saturation, de l’artifice et de la mélancolie.
6Les fameuses galeries marchandes appelées passages revêtiraient à cet égard un caractère exemplaire. Grâce au verre qui les recouvre et dont les devantures sont faites, la flânerie s’invente, en même temps que le lèche-vitrine. L’éclairage au gaz et les panoramas apportent respectivement confort et divertissement, tous deux mis au service du plaisir des yeux. Ces lieux deviennent en effet le symbole et la métonymie d’une ville qui se reconfigure tout entière en lieu de loisir et de spectacle permanent, où la frontière entre extérieur et intérieur devient poreuse, où vies publique et privée échangent leurs prérogatives. Rapidement comparés à des bazars orientaux, ils sont « les nouveaux temples célébrant l’enfant chéri du capitalisme en plein essor et de l’industrialisation : le bien de consommation3 ». En termes d’imaginaire économique, la culture de la tradition et de la conservation, de nature cyclique, cède la place à la dynamique vectorisée d’un perpétuel bond en avant : une « ivresse de la modernité4 » dont le moteur insatiable est l’écoulement accéléré des marchandises. Celles-ci font alors l’objet d’un attachement à caractère fétichiste : elles cristallisent les désirs et les rêves, deviennent les allégories des espoirs et des utopies, délivrent une promesse d’éternité.
7Pourtant, le passage cède peu à peu la place au grand magasin, les panoramas au cinéma, le gaz à l’électricité. Les allées de la nouveauté sont à présent investies par la poussière ; elles se parent de la beauté trouble des splendeurs déchues. Ces « images de désir » que représentaient les marchandises dans les vitrines se transforment désormais en « images dialectiques5 ». Une image dialectique, explique Olalquiaga, remet en question l’idée que le temps historique est linéaire, que le présent est le résultat causal de ce qui a eu lieu : elle renverse le lien entre passé et présent en montrant que « la disparition d’un phénomène est parfois plus révélatrice que son existence même6 ». Dans le cas présent, elle souligne l’aspect transitoire de toute chose, mais aussi le fait que le passé dégradé peut être porteur de signification dans le présent, alors même que la modernité supposait pourtant rupture et éradication. Sous sa forme décadente, le passage, qui est un lieu de transit où, pourtant, le temps s’est arrêté, devient dialectique ; tout comme l’est sa matière phare, le verre, émanation par excellence d’un monde nouveau – du moins dans les formats et usages inédits qu’il prend désormais –, mais qui exerce en même temps une fonction conservatoire sur les vestiges d’un monde qui n’est plus. En ce sens, la modernité ne ferait pas autre chose que reproduire les valeurs monarchiques et aristocratiques qu’elle est précisément en train de remettre en question.
8Dans ce cadre, l’intérêt de l’essai de Céleste Olquiaga consiste à redéployer la logique du kitsch en en faisant un phénomène plus complexe et peut-être moins digne de mépris que ce qu’il paraît être de prime abord. En suivant son raisonnement, on comprend en effet que le kitsch est bien autre chose que la seule transformation simpliste d’une marchandise en image de désir. Certes, en dévoilant l’existence d’un espace refuge comme miraculeusement préservé, en donnant l’impression d’entrouvrir le royaume du mythe et de l’utopie, il délivre à l’individu le sentiment fugace d’une plénitude et à la collectivité l’illusion d’une fusion retrouvées. Mais, en tant que résidu témoignant de ce qui n’est plus, en tant qu’« image virtuelle qui n’existe que par l’impossibilité d’être à part entière7 », il se situe davantage du côté de l’image dialectique. On sait que le temps perdu n’est retrouvé que sur le mausolée de morts répétées ; lui-même sait qu’il n’est que « pure intensité fondée sur l’inexistence8 ». La dialectique du kitsch réside dans la contradiction entre un désir et son épanouissement impossible, « entre un passé irrécupérable et un présent fragmentaire, avec pour seule certitude une incapacité à être9 ».
9Avec ses spécificités propres, le célèbre Crystal Palace de Londres, palais des expositions glorifiant une architecture monumentale de verre et de fer sous laquelle le commerce et le loisir font bon ménage, reproduit à une tout autre échelle la logique du passage. Victime de la faillite et des flammes après avoir connu un long règne de gloire, il retrouve également sur le plan symbolique son caractère dialectique. Ce lieu, qui intègre à tous les niveaux l’idéal de la vitrine permettant d’observer un objet à distance, en sécurité, et sous anonymat, consacre tout d’abord cet exercice du voyeurisme caractéristique de la modernité. À cet égard, l’objet manufacturé a certes perdu son authenticité, mais le traitement spectaculaire qu’induit la mise sous verre joue tout de même un rôle compensatoire ; bien qu’emprisonné et offert au regard, il suscite pourtant le désir et la convoitise, transformant le spectateur en consommateur potentiel.
10Parmi ces objets, certains se caractérisent par leur bizarrerie. On les achète moins pour les consommer que pour les collectionner, et c’est un autre pan de l’imaginaire de l’époque qu’ils révèlent, complémentaire du premier. Leur caractéristique, qui leur vaut de tomber sous le couperet du dénominatif de kitsch, est qu’ils témoignent d’un désir d’imiter la nature. Ils sont les contemporains de cet engouement pour le mobilier ou les vêtements intégrant des fragments d’animaux, pour une faune empaillée formant des saynètes de la comédie humaine, etc. Dans ces objets, l’organique et le mécanique scellent des noces étranges et croisées, l’ornement change de statut, glissant de l’extériorité décorative qui était jusqu’alors la sienne pour devenir leur essence même. Ils sont absolument représentatifs de ce paradoxe évoqué plus haut consistant à faire comme si l’objet en question était un produit de la nature et non de la fabrication humaine. Ou plutôt : comme si la nature et la technique continuaient d’entretenir des liens harmonieux, antérieurs à toutes ces formes de rupture qu’implique la modernité. De cette manière, ils matérialisent une nostalgie, ils ont pour fonction de conjurer une peur. L’objet qui imite la nature a pour visée de perpétuer chez son propriétaire le sentiment qu’il appartient à l’ordre de la nature, d’où le vivant tirerait sa signification. Mais cette nature artificielle révèle à quel point les contemporains transforme en icône cette nature réelle qui semble s’éloigner. Ainsi, la conception théologique traditionnelle d’une nature qui confère à la culture un sens symbolique cède la place à une conception moderne qui la détruit mais en même temps la reformule en vertu de principes émanant des domaines de la science et des techniques : par là, la modernité chercherait à retrouver ce qu’elle a contribué à défaire.
11Le dispositif et la problématique du passage et du palais d’exposition se retrouvent sous une forme miniaturisée à l’intérieur des appartements privés : ce sont ces vases clos contenant des plantes vivantes nommés caisses wardiennes, ou ces presse-papiers en forme de boules de verre enserrant des fleurs séchées appelés millefiori. Les premières sont symptomatiques de la passion qui se répand à l’époque, à mi-chemin de l’instruction et du divertissement, pour les grottes, coquillages et autres aquariums domestiques. Deux entités en représentent le clou, du fait même de leur hybridité fascinante : les anémones, mixte d’animal et de végétal, et le corail, au croisement de l’animal et du minéral. L’arrachement au contexte et à la fonction d’origine sanctionne la transformation de ces créatures en marchandises et, en effet, le déracinement que supposent de tels dispositifs serait selon Olalquiaga caractéristique de la culture consumériste naissante. Les voilà donc replacées dans un habitat artificiel qui permet à la pulsion scopique de s’accomplir ; ce faisant, le verre qui protège de la poussière et semble conjurer une forme de périssabilité crée aussi un effet d’écran, sur lequel viennent se projeter désirs et angoisses d’époque. Changement instructif de paradigme : la promotion de ces créatures au rang de reliques ne tient pas au fait qu’elles entretiennent un lien symbolique avec la transcendance, comme le faisaient les restes des saints, mais à leur simple statut d’être vivant.
12De leur côté, les presse-papiers seraient également des objets hybrides mais, cette fois, parce qu’ils sont à cheval entre deux époques. Ils se placent en effet à l’exacte intersection entre l’ère du travail artisanal, dont ils exigent le haut niveau de compétence manuelle, et celle de l’industrialisation, caractérisée par la production en série. Selon Olalquiaga, les millefiori, qui donnent à la beauté éphémère des fleurs la possibilité de l’éternité au prix d’un emprisonnement qui exhibe cette fragilité plus qu’elle ne la dément, nous diraient quelque chose de l’intensité et de la vulnérabilité des émotions humaines. C’est que ces objets matérialisent on ne peut plus clairement un désir de capturer le temps qui devient d’autant plus obsédant que la modernité paraît en accélérer le déroulement, et le rendre toujours plus impalpable. Les fleurs semblent flotter en suspension, pareilles aux souvenirs et, pour éviter qu’ils ne s’envolent, le verre fixe les fleurs comme le presse-papier retient les feuilles. Paysages, camées, et photographies remplacent parfois les fleurs, dessinant pour le maître des lieux toute une « géographie sentimentale10 ». Quant à cet avatar du presse-papier qu’est la boule de neige – ce globe rempli de liquide qui, retourné, laisse flotter de simili flocons –, il semble reproduire « le stade amorphe de la demi-conscience11 » : cet univers du présymbolique où, dans l’inconscient, « les événements s’organisent et s’articulent en un langage non verbal, sensible aux subtilités émotionnelles les plus ténues12 ».
13Le kitsch entretient un rapport particulier avec l’expérience de la déréliction temporelle comme anticipation de la mort. C’est pourquoi il a autant partie liée avec le souvenir. Proche de Benjamin lecteur de Proust, Céleste Olalquiaga distingue en réalité deux modes de souvenirs : une conduite consciente, qui mène à la remémoration ; une démarche inconsciente, qui n’est autre que le simple souvenir. La caractéristique du premier processus est qu’il tend à censurer ce qui a trait à la mort, ce qui pourrait en évoquer ou en rappeler l’existence : filtré, édulcoré de sa violence éphémère, et reconstruit pour s’adapter au continuum temporel qui donne son armature à la conscience, l’événement y devient une sorte de « “fossile culturel”, empreinte statique et idéalisée d’une expérience13 » que l’on peut enfouir, ressortir et répéter à loisir, et qui, par là, ouvre la voie au kitsch. L’état d’âme qui en est le corollaire est la nostalgie.
14En revanche, dans la perception inconsciente donc anachronique, les sensations pénibles qui font l’intensité du moment vécu sont conservées sous une forme intemporelle, mythique : tel est le souvenir, qui peut aller jusqu’à garder la trace, sous l’événement immédiat, de la dimension profonde qui le sous-tend. Dans ce cadre, le sentiment de la fugacité et de la perte joue un rôle primordial ; c’est pourquoi il a pour état d’âme conjoint la mélancolie, le spleen. Si caractéristique du XIXe siècle, ce dernier est la résultante du désir inhérent au souvenir inconscient de retrouver le temps perdu sous la forme d’un présent pur, donnée qui n’est envisageable qu’à partir du moment où l’industrialisation, projetée en avant par la flèche de la modernité, a remis en question le temps cyclique de la tradition. Le spleen permet de faire la différence entre le souvenir et la remémoration en ceci qu’il représente ce « sentiment tangible de temporalité éphémère auquel aspire le souvenir et que la remémoration évite à tout prix14 ».
15C’est pour ne pas être gagnés à leur tour par la déréliction que les souvenirs inconscients se cristallisent en objets souvenirs, se transforment en objets de consommation. Ils deviennent alors les restes mortels de souvenirs vivants, seul et paradoxal moyen pour eux d’accéder à une durée d’existence relative, au prix d’une seconde mort. Leur fonctionnement est celui d’une métonymie : ces objets symbolisent et représentent des événements liés au passé d’un individu spécifique qui leur attribuent une vie propre et, à ce titre, fait d’eux des fétiches. En tant que tels, ces objets reflètent l’inconscient, avec ses craintes et ses désirs latents, qui attendent la moindre stimulation pour réapparaître. Peu importe que le levier mettant en branle cette dernière relève du cliché : l’investissement personnel de l’objet par les consommateurs se surimpose à l’image de désir préfabriqué que véhiculait originellement la marchandise. Toutefois, pour un même objet, les modes de réception peuvent différer, entraînant, selon les besoins des consommateurs et du marché, des types de fétiches eux-mêmes divers. Il peut même arriver que le désir préfabriqué et le cliché trop visible fassent entrave, empêchant l’investissement personnel qui transforme la marchandise en objet souvenir, et contrecarrant par conséquent la possibilité de ressusciter le temps perdu.
16C’est en ce sens que la différence entre le souvenir et la remémoration joue pleinement. De l’un à l’autre, un degré supplémentaire de dégradation intervient, qui est l’entrée en scène du kitsch. En effet, si l’objet souvenir est déjà une forme réifiée du souvenir, alors le kitsch est cet objet souvenir devenu marchandise par le jeu de la remémoration : « en figeant le souvenir en tant que matière susceptible d’évocation, explique Olalquiaga, on le dénature davantage : ayant sacrifié la puissance mnémonique (sa valeur d’usage chargée de significations différentes selon celui qui se souvient) au caractère iconique (sa valeur d’échange investie des données consensuelles de la publicité), l’objet se retrouve dans une impasse15 ».
17Avant l’époque moderne, les souvenirs produisaient des « cadavres culturels16 » nettement caractérisés : les reliques. La mort, alors, n’était pas qu’apparente : les reliques avaient en effet pour fonction de la maintenir en quelque sorte vivante en esprit ; elles remettaient certes en question l’illusion de l’éternité mythique, puisqu’elles étaient les témoins de temps révolus, mais, ce faisant, elles préservaient l’assentiment au sacré, en faisant de cette distance le gage d’une charge mythique à vénérer. Avec le XIXe siècle, les souvenirs transformés en objets souvenirs sont en revanche des objets morts une seconde, puis une troisième fois : car entretemps, la charge mythique s’est épuisée, la dimension mystique s’est effacée ; puis la reproduction mécanique de l’objet a entraîné l’éparpillement de son aura, et la ventilation de ses débris dans le kitsch.
18Fort heureusement, sa nature foncièrement dialectique sauve ce processus de l’asphyxie. On a vu en effet que deux propensions contradictoires intervenaient dans ce fétichisme dont la marchandise fait l’objet : si la modernité suppose l’éloge de la nouveauté et le rejet de la culture traditionnelle, elle repose aussi paradoxalement sur la glorification implicite de ce qui a été perdu – ce dont l’aura dotée d’une valeur métaphysique est le signe le plus manifeste. De même, la conception traditionnelle de l’histoire, de type cyclique, ne disparaît pas entièrement derrière la conception moderne, d’ordre linéaire et progressif : la preuve en est donnée par la promotion progressive, au sein du romantisme puis de la modernité, d’une conception autonomiste de l’art, affranchi du réel et du quotidien. Celle-ci aurait été impensable dans le cadre d’une conception traditionnelle du monde. Or, en attribuant ainsi à l’art la place de l’aura, la modernité manifeste une nostalgie pour un état de complétude désormais impossible. Ainsi, la production en série d’objets souvenirs participe d’un côté au culte de la nouveauté faisant table rase du passé mais, en même temps, elle vise d’un autre côté à retenir en le figeant un peu de ce halo enchanté synonyme de temps mythique. Jusqu’à ce qu’il finisse par exploser. Car c’est précisément cela, le kitsch, « les débris éparpillés de cette aura, des traces d’images de rêve détachées de leur matrice17 ». La prolifération de ces débris est certes la marque d’un désir vain et d’un échec palpable : elle est « le signe de la volonté de combler un vide laissé par l’effondrement de l’aura et par l’échec de la modernité à livrer sa promesse d’un avenir radieux18 ». Ce faisant, elle offre à chacun la possibilité de s’approprier tel objet, tel fragment, de manière à « vivre personnellement l’expérience fétichisée de la perte19 ». Elle permet aussi à la collectivité de se constituer comme telle, car si les termes de cette expérience sont différents, l’aspiration à rejoindre le temps mythique est quant à elle partagée par tous. Ainsi, le kitsch est dialectique en ceci qu’il est à la fois « le reste des rêves de transcendance de la modernité, un vestige chargé de l’espoir » et « l’impossibilité de sa réalisation, une ruine20 ».
19L’intérieur bourgeois, envahi de bibelots sur lesquels se dépose la poussière, nous dit cela autrement. Par l’entremise de chacun de ses objets, il fait entrer le monde extérieur dans l’espace privé tout en reproduisant le dispositif d’observation distanciée qui est, on l’a vu, non seulement le propre de la galerie marchande mais encore de chaque objet lui-même. Leur multiplication est une façon maladroite mais révélatrice de meubler ce vide laissé par la tradition disparue. Et l’exposition qui les sacralise vise à faire contrepoids au sentiment qu’a la société d’abondance de produire des objets qui n’ont plus de nécessité, de caractère vital : il s’agit en somme de conjurer la « mort culturelle perpétrée par la marchandisation21 » en faisant de ces objets des reliques et de l’appartement, un sanctuaire. Mais l’éclat terni par la poussière est comme l’image de cette dévitalisation, et la poussière elle-même comme le résidu désenchanté des rêves d’autrefois. La façon dont elle revient implacablement se poser sur l’objet et l’emprisonne peu à peu signale un processus foncièrement mortifère : le renouvellement perpétuel exalté par la modernité n’est qu’une illusion ; le nouveau est toujours le même, l’objet immobile ne peut connaître aucune transformation. Ce faisant, la poussière elle-même induit un fonctionnement dialectique, précisément parce que, si elle entérine la déchéance de l’aura, elle en est aussi l’ultime trace. Par ailleurs, elle est également ce qui permet, à chaque époussetage, d’attirer l’attention sur l’objet, et donc de renouer avec l’expérience personnelle qui lui est constitutive. Enfin, la poussière est certes le résultat d’une décomposition, celle du passé, mais en tant que telle, elle ajoute à l’objet une nouvelle strate de sens – vie et mort sont indissolublement mêlées. Transformant l’objet en « fantôme opaque », en « copie déformée ou ombre brillante d’un original22 », elle contribue paradoxalement à le renouveler, en en proposant la démultiplication potentielle. Tout comme le fait le kitsch.
20Mais, parce que le charme ineffable du kitsch est le corollaire inextricable de ce processus morbide, il ne faut pas minorer ce qui fait sa valeur sentimentale et son enchantement propres. Son image par excellence est celle de la malle aux trésors sans fond d’une chambre d’enfant réinventée dans un demi-sourire de nostalgie émue : « Le kitsch, écrit Olalquiaga, est le monde tel qu’on l’imagine et non tel qu’il est ; il capture dans la matière sentiments ineffables et émotions tendres. Chant de sirène qui nous attire dans un voyage vide de repères temporels, il permet de fuir le présent23. » Il est donc cette grotte merveilleuse où gisent des richesses inconnues ; il est la possibilité de s’aventurer dans une image et de s’y perdre ; il est dans ce détail anodin qui, pour l’élu, se révèle être la porte d’entrée vers un monde parallèle – pièce dérobée, jardin ravissant, caverne féerique, ou ville illuminée ; il est ce signal discret qui « nous avertit d’une présence aimée avant que celle-ci ne disparaisse dans le va-et-vient des vagues et des marées qui bouscule les objets et les gens tels des gadgets traînant dans un magasin endormi24 » ; il est encore et toujours dans ces sanctuaires inviolés que l’on découvre au coin d’une rue, et dans ses bazars minuscules qui semblent avoir été épargnés par le monde trépidant de la modernité. En un mot, il est ce qui donne l’illusion que la vie peut être un flot ininterrompu de récits exaltants et d’images chatoyantes, triomphant de toutes les formes de morcellement et de frustration. Comme le résume joliment l’essayiste, « sauveteur des fantasmes abandonnés, le kitsch est le tapis volant sur lequel nous glissons vers des régions mythiques25 ».
21Parmi ces dernières, il en est une qui retrouve une place centrale dans l’imaginaire du XIXe siècle : c’est l’Atlantide, paradigme du monde englouti dont on fantasme la redécouverte. Cette figure de microcosme parfait concilie, notons-le, l’enchantement sous-marin de l’aquarium d’appartement, et le gigantisme du palais des expositions. Pour autant, l’homme contemporain abandonne vite l’évocation de sa splendeur glorieuse pour concentrer son attention sur l’image fascinante de son anéantissement, anticipation de la catastrophe universelle marquée par la mauvaise conscience et le retour du refoulé. L’Atlantide lui permet en effet de se représenter en esprit le châtiment qui ne manquera pas de s’abattre sur la société de consommation étouffant sous ses richesses matérielles, et de punir les ambitions prométhéennes de la science ou, plus généralement, les prétentions progressistes et rationalistes de l’époque – ce continent positiviste que les flots de l’inconscient ne manqueront pas de recouvrir un jour. En effet, avant même la naissance de la psychanalyse, l’époque a trouvé le moyen de donner une matérialité à ses contradictions en induisant un rapport dialectique entre la surface apparente qui circonscrit l’instabilité de l’élément océanique, le rationnel, et cet inconnu dissimulé dans les profondeurs, dont le dévoilement soudain effraie autant qu’il ravit, l’irrationnel. Si, avant la modernité, l’Atlantide symbolisait l’utopie, les qualités saturniennes dont elle se pare désormais la transforment en son antidote désenchanté. Pour autant, l’Atlantide ne figure pas seulement le deuil de l’utopie ; le sentiment de la perte qui l’exhausse en fétiche en fait aussi un principe actif, lui confère le rôle d’une « mémoire mythique sous-jacente26 ». Comme l’explique Céleste Olalquiaga, « liée à un passé mort mais vivant grâce à la transformation de ses vestiges, l’Atlantide est une ruine qui tient le rôle de “mémoire vitale27” ». Simplement, la transvaluation éthique et esthétique qui caractérise l’époque fait que ce qui pouvait être considéré jusqu’alors comme « sans valeur et abject28 », comme par exemple ce qui est de l’ordre du résiduel et de l’excessif, devient désormais le principal véhicule du sens.
22Notons que le regain d’intérêt que connaît le mythe de l’Atlantide se manifeste souvent dans l’imaginaire qui nourrit les expéditions scientifiques de l’époque, elles-mêmes relevant par ailleurs parfois d’une forme plus ou moins dissimulée de néocolonialisme. Réciproquement, on constate une propension – a priori étrange – consistant à vouloir légitimer l’Atlantide par la recherche scientifique. Mais c’est que, ne pouvant doter la modernisation technique de vertus transcendantales, le XIXe siècle est allé chercher celles-ci dans des pans de l’existence collective en voie d’apparente péremption : la nature, la tradition, le mythe, etc. – comme si cet éloignement renforçait leur consistance. De l’Atlantide, il est alors possible de faire un symbole nourrissant le kitsch nostalgique, ou au contraire une allégorie invitant au kitsch mélancolique.
23Dans le premier cas, l’Atlantide est dotée d’une essence, et symbolise l’âge d’or de la culture occidentale et sa fin apocalyptique. Toutefois, une représentation de plus en plus figée de cette dernière, complaisamment esthétisée et finalement gratifiante, tend à édulcorer la dimension véritablement dramatique de la catastrophe, et la façon dont l’expérience personnelle peut l’investir. L’Atlantide peut dès lors « être récupérée comme marchandise propre à accéder au temps mythique29 », et devenir par exemple le nom d’une station balnéaire. Dans le kitsch mélancolique, au contraire, c’est la question de la fugacité du temps et de la labilité de l’existence qui joue un rôle essentiel. Or l’allégorie, explique Olalquiaga, a pour caractéristique qu’elle « élabore un récit sur la base de sa destruction30 ». D’abord utopie, l’Atlantide s’est donc ensuite « reconstruite à partir de ses fragments comme figure de destruction et de perte31 » pour devenir allégorie. En quoi elle a suivi une mutation similaire à celle de l’objet souvenir qui, renvoyant au souvenir cristallisé qui lui a donné naissance, « est désintégré en tant que tel et réintégré en tant qu’objet de consommation32 ».
24Ainsi, en passant du mythe à l’histoire et, plus précisément, du mythe de l’origine à l’histoire marquée par la déréliction temporelle, l’Atlantide a changé de sens pour devenir un « artefact culturel tangible33 ». En reliant l’individu non plus à l’origine mais à l’histoire, l’allégorie démystifie les symboles de telle sorte qu’elle en fait potentiellement des images dialectiques caractéristiques du kitsch mélancolique, aptes à aimanter les souvenirs inconscients et à les investir de significations nouvelles. Plus mobile que le symbole, capable de signifier le transitoire, marquée par les sentiments de la perte et de la reconquête impossible, l’allégorie jouit pour cette raison d’un statut privilégié lors des périodes de profonds bouleversements culturels. Et si l’allégorie entretient un lien privilégié avec l’imaginaire des ruines, c’est, comme on peut le déduire, qu’elles en rendent « visibles et tangibles le processus de perte34 ». Elles en sont des figurations à la fois dans le temps – elles transcrivent un processus de décadence – et dans l’espace – qu’elles investissent en tant que vestiges. Mais, comme toutes les formes de résidus envisagés jusqu’à présent, les ruines sont des entités dialectiques : si elles représentent la perte, elles sont également ce qui perdure, reliant le passé et le présent dans lequel, malgré l’injonction moderniste de faire rupture, elles continuent d’affleurer. Le paradoxe de la modernité est en effet que tout en prétendant couper le présent des époques antérieures, elle s’impose de faire appel aux « rebuts de l’histoire35 » pour construire ses représentations.
25Ces ruines au fonctionnement allégorique, on les retrouve dans ces jardins de fantaisie dissimulant des grottes artificielles que, depuis l’époque romantique, les aristocrates épris de culture baroque ont pris goût de se faire construire – imités ensuite par la bourgeoisie, puis par les concepteurs de parcs publics. Contre la pureté stable des formes classiques, une telle esthétique rocaille rendrait compte d’une conception de la nature qui postule que sa permanence s’exprime à travers sa constante métamorphose. L’étonnant, dans ces créations, est que la célébration de la nature s’effectue par l’entremise d’un étrange alliage à plusieurs strates d’artifices tantôt montrés tantôt dissimulés. Les coquillages imitent la roche, les ruines forment des grottes, etc. l’objet change de statut, le matériau, d’apparence, mais toujours ils imitent une certaine idée de la nature ; ils se présentent comme une seconde nature. Pour Céleste Olalquiaga, cette artificialisation particulièrement élaborée de la nature serait la conséquence de l’éloignement apparent de cette dernière et, avec lui, de la déperdition de cette sacralité que l’Église et les cultures populaires lui prêtaient jusqu’alors. Une fois que cet attribut magique a trouvé refuge dans l’allégorie, une telle nature, qui n’exprime donc plus la volonté divine, et qui se voit en outre figée et découpée par une science désireuse de classifications, serait devenue « l’emblème défunt de son sens initial » : « une représentation vide36 ». Signe manifeste de l’angoisse provoquée par la découverte soudaine de son insignifiante matérialité, et de la nostalgie engendrée par la perte de cette transcendance qui la faisait jusqu’alors surnaturelle, le romantisme la reconnaît au même moment en tant qu’entité autonome, lui attachant une qualité métaphysique jusqu’alors inédite.
26Cette sophistication rappelle combien la perception que l’homme a de la nature ne saurait être autre chose que culturelle, combien il lui faut la traduire en termes symboliques pour qu’elle accède au sens et devienne le théâtre de son action. Il est toutefois vrai que, dans ces microcosmes synthétisant la civilisation que sont les jardins psychologiques avec fausses ruines, la nature a tendance à se transformer en marchandise et la culture en icône d’elle-même. Seuls moyens peut-être pour que l’esprit, se donnant l’illusion de vagabonder parmi les symboles monumentaux d’une grandeur déclinante, puisse accéder à la forme transcendante de la civilisation par l’entremise paradoxale de ses vestiges. Car il s’agit certes de rendre ainsi hommage à la civilisation occidentale, mais encore et surtout de redire combien sa valeur et sa signification symboliques sont toujours effectives pour l’homme du XIXe siècle. Le fait – non exempt d’ironie – que ces fausses ruines soient elles-mêmes périssables introduit cependant un effet de mise à distance par lequel ce geste se double en réalité de la formulation d’angoisses culturelles sous-jacentes. La différence qui séparent alors les ruines véritables des fausses ruines est que les premières continuent à exprimer une transcendance perdue persistant au cœur même de l’apparence mortifère, tandis que les secondes, exclusivement artificielles, mettent en scène en termes culturels le seul processus de déréliction naturelle, engendrant ainsi une mélancolie que rien ne vient plus contrebalancer.
27Quant aux aquariums dont les reliefs artificiels dessinent pour le plaisir de tous grottes, décombres, et palais sous-marins, ils rendent explicite jusqu’à la redondance le lien étroit qu’engagent la ruine et l’Atlantide en tant qu’allégorie : les ruines y sont non seulement ruines, mais encore fausses et artificielles, offrant ainsi « un condensé de tous les motifs (catastrophes, disparition, dommages irréparables) qui forment les ruines “réelles” hors de tout contexte historique37 ». Cette construction pléonastique qui fait dès lors de l’artifice une seconde nature entièrement intégrée à la culture, et dans lequel nature et culture ne font plus qu’un, transforme la perte en véritable style d’époque. Mais si, plus haut, les objets souvenirs condensaient toute une expérience en une seule image, les aquariums figurent pour leur part une « scénographie narrative » qui n’est pas sans rapport avec les « caprices fluctuants de l’inconscient38 ». De ce lieu qui métaphorise un territoire psychologique encore inconnu, on aspire à faire remonter des trésors, tels ces anémones et autres coraux qui confondent les ordres de l’animal, du végétal et du minéral, et basculent donc aisément dans le monde de l’artifice ; ou – envers horrifique – les épaves et cadavres laissés par les naufrages, comme autant de ruines que l’action des fonds sous-marins rendent bientôt pareilles à des roches.
28Trésors ou épaves, l’hypothèse d’une fusion nouvelle et intense de la nature et de la culture se laisse donc caresser dans les deux cas, au moment précis où l’une et l’autre semblent justement en train de se disjoindre de manière irrémédiable. Cette permutabilité rend possible la conversion allégorique qui transforme « le plancher océanique en un royaume artificiel39 » dont l’aquarium ne ferait rien d’autre qu’emprisonner un fragment enchanté : « résidu de l’aura rayonnant encore de sa brillance mythique », mais réifié et transformé en marchandise, il serait dès lors cette « hyperréalité qui prend forme une fois les symboles morts et restaurés comme icônes40 » et, à ce titre, permet d’apprécier cette seconde nature dans toute son amplitude.
29Dans ce cadre, l’artifice doit être pris au sérieux et même vanté comme ce qui permet la métamorphose de la réalité en formes jusqu’alors encore inconnues, matérialise l’impensable, et étend ainsi le champ des possibles. Le spectacle baroque des anémones et des coraux est celui des émotions prenant « la forme d’une nature pétrifiée qui ne cesse de muer, métaphore d’elle-même41 ». Le kitsch serait dès lors cette capacité à atteindre le superficiel au-delà de l’essentiel, « à créer un paysage imaginaire par l’accumulation et le camouflage, et à cristalliser le mouvement perpétuel de la vie dans l’artifice42 ».
30Si l’aquarium recrée par l’artifice un fragment d’océan fantasmé qu’il dépose au cœur de l’appartement bourgeois, le Nautilus de Jules Verne propose le cas de figure inverse, puisque c’est cette fois l’appartement bourgeois, métonymie de toute la culture, qui est reconstitué et projeté vingt mille lieues sous les mers. Le déracinement que s’impose Nemo est symétrique de celui que connaissent les anémones et les coraux dans leur aquarium ; toutefois, l’incapacité dont fait preuve le légendaire capitaine à fixer son habitacle trahit sa quête inachevée d’un foyer idéal, dont le vaisseau sous-marin ne ferait que rassembler les vestiges – comme autant de fétiches transformés en ornements, qui lui permettent néanmoins de garder contact avec son identité perdue. Par là, Nemo montre son incapacité à saisir la vie directement, carence qu’il contourne en essayant de la retrouver dans les traces matérielles qu’elle a laissées. Olalquiaga nomme ce syndrome celui de l’homme meublé, caractéristique selon elle des périodes hautement culturelles43.
31Points de contact entre les mondes de la nature et de la culture, flottant comme des morts-vivants dans les limbes de l’indétermination, le capitaine et son vaisseau sont marqués par l’ambivalence ; et d’abord parce que Nemo, exilé volontaire d’un monde de culture dont il critique l’évolution, en reproduit pourtant dans son nouveau royaume toutes les caractéristiques – y compris celle de l’exploitation. Pour lui, l’océan semble moins représenter une altérité que l’extension narcissique de son imaginaire ; les abysses qu’il explore sont avant tout les siennes ; et, plutôt que de le considérer comme une alternative salutaire, il préfère y reproduire l’art de vivre occidental, et en étendre l’empire à la vie sous-marine tout entière. Ainsi, à bord du Nautilus, les prérogatives des chefs-d’œuvre de la culture et celles des plus beaux spécimens de la nature se mêlent et se confondent, quasi fossiles soumis à la même compulsion voyeuriste et fétichiste de la part du capitaine solitaire. Quant au spectacle qu’ils offrent à l’intérieur de ce sous-marin transformé en musée, il n’est que le reflet de celui que capte à l’extérieur l’œil du Nautilus – où l’océan se fait à la fois aquarium et scène de théâtre. Comme tous ses contemporains peuplant les grandes capitales terrestres, Nemo n’a au fond pas d’autre ambition que « d’imiter et de soumettre le monde naturel, de le transformer et le rendre en un langage culturel symbolique compatible avec les désirs humains44 ». La façon dont Nemo demande à ses cuisiniers de masquer la nature des aliments pour leur donner au moyen d’artifices divers une traduction acceptable dans l’ordre de la culture, est à cet égard symptomatique.
32C’est aussi qu’en tant qu’homme représentatif de son temps, Nemo semble hésiter entre deux modèles historiques : une société qui évoluerait de manière organique, ne perdant rien de son lien vital avec la nature ; un modèle mécanisé, qui remplacerait et détruirait le précédent et qui, par définition, invaliderait tout désir et toute possibilité d’enracinement organique. Cette ambivalence anthropologique se retrouve également sur le plan socioéconomique, car le geste radical d’exil opéré par Nemo doit certes être compris comme une réaction contre le sentiment d’aliénation produit par une société capitaliste qui rend l’homme étranger à ses actes ; toutefois, le désir de vengeance qui sous-tend ce geste l’amène à créer un royaume où il règne en seigneur et maître, servi par un équipage anonyme et dévoué. Par cet « individualisme patriarcal fondé sur le travail invisible et un agressif esprit de conquête45 », il reproduit donc ce qu’il était censé dénoncer.
33En cela, Nemo est représentatif des contradictions de son époque : d’un côté, aliéné par l’industrialisation, il tente de retrouver « un paradis personnel, présocial, dans la virginité des fonds sous-marins », et manifeste ainsi un rapport nostalgique à la tradition ; d’un autre, en contractant les noces des « icônes artistiques et organiques de son héritage culturel » et de « la technologie qui finira par les reléguer à un statut secondaire », il s’investit du projet moderniste consistant à « substituer le progrès à la tradition46 ». C’est pour surmonter cette contradiction que, peut-être, il a fait le choix de s’affranchir de l’autorité symbolique exercée en surface, et de rejoindre la profondeur de l’élément marin, qui métaphorise au contraire par sa mouvance perpétuelle l’univers présymbolique de l’imagination. Et qui laisse donc entrevoir la possibilité d’une fusion retrouvée avec la mère nature dont, en tant que fils de la société industrielle, il souffre d’être chaque jour qui passe davantage séparé. À cet égard, la vision du cadavre en décomposition d’une jeune femme flottant entre deux eaux avec son enfant dans les bras lui rappelle moins la perte traumatisante de sa propre famille, qu’il ne matérialise cette pulsion autodestructrice qui l’amène à prendre des risques de plus en plus inconsidérés, qu’il s’engage témérairement dans la prison de glace qui faillit bien transformer le Nautilus en millefiori, ou dans le maelström dans lequel on le pense finalement englouti.
34Trésors enchâssés dans les chambres d’un musée mobile, les collections de Nemo s’inscrivent dans le prolongement d’une longue tradition, tout en reflétant une évolution inexorable : celle qui sanctionne la séparation progressive de l’ordre de la culture et du monde organique. D’abord considérées comme les réceptacles des énigmes de la création, les merveilles de la nature ont peu à peu gagné en autonomie ; puis le discours scientifique rationnel est intervenu, les vidant en partie de leur magie, et les soumettant à des critères de classification nouveaux, où la bizarrerie n’est plus miraculeuse, et où le spectaculaire n’est pas valeur en soi. À mi-parcours entre les ères de la théologie et de la science, les reliques ont à cet égard joué un rôle essentiel. Exhibés lors de rares moments consacrés qui exaltaient la pulsion voyeuriste pour provoquer le sentiment de sublime, ces mirabilia étaient l’essentiel du temps contenus dans des reliquaires constitués certes d’artificialia (peintures, orfèvrerie, etc.), mais aussi de naturalia (venus pour une bonne part de l’océan, et enrichis par les grandes découvertes). Du fait de leur proximité avec les reliques, ceux-ci se changeaient en objets culturels et gagnaient par contiguïté une forme de sacralité auratique, tout en se préparant à une autonomisation qui allait les transformer à la fois en objets de spéculations scientifiques et en marchandises. Au cours de l’époque moderne, les naturalia perdirent donc progressivement en étrangeté pour devenir simplement des objets de curiosité nourrissant les collections, et des représentants de l’histoire naturelle destinés à être disséqués et classifiés.
35Les mirabilia ont suivi une évolution parallèle. Les reliques engendrant des miracles et, plus largement, toutes les formes de merveilleux ont suscité un attrait tel qu’elles ont fini par échapper à l’Église – malgré ses efforts pour donner à cette articulation entre l’extraordinaire et le banal une logique évidente : la nature étant la manifestation de Dieu, le merveilleux ne peut être que le signe de sa volonté. C’est qu’à l’encontre de ce postulat, l’époque moderne a imposé peu à peu une conception artificialiste qui a débarrassé la nature de composantes religieuses pour en faire une construction culturelle caractérisée par la complexité et engendrant la fascination – le symbolique se retirant donc derrière le spectaculaire.
36Les princes se mettent à convoiter les reliques pour leurs collections mais, en croyant renforcer ainsi le caractère divin de leur fonction, ils ne font en réalité qu’accélérer un double processus de laïcisation des reliques et de sacralisation des objets. Dans ces collections, ce sont les critères de l’artifice et de la fantaisie qui ont la primauté. Les naturalia sont alors considérés comme les fragments d’une totalité inconnue qu’il s’agit de reconstituer non pas selon les principes du réalisme ou de la vraisemblance, mais en vertu de désirs portés par la puissance de l’imagination, seul critère valide conférant à l’objet sa valeur – quitte à produire pour cela de véritables chimères, alliances improbable du naturel et du fabriqué sur lesquelles s’accumulent les anecdotes d’un récit en constante expansion. Mais, peu à peu, la distinction entre naturalia et artificialia s’établit, les classifications de l’histoire naturelle mettent fin aux collections composées selon un critère émotif ou esthétique. L’ère qui s’ouvre est celle d’un certain désenchantement, dont l’objet moderne hérite tout en essayant de lui faire contrepoids.
37Parmi ces naturalia, il en est qui sont particulièrement prisés : les fossiles. Mais c’est aussi que, renvoyant à la question sensible des origines de la terre, ceux-ci ont été régulièrement l’objet de polémiques. À chaque nouvelle découverte scientifique, l’Église et les croyances populaires ont tenté de préserver la part de merveilleux qu’elles leur attribuaient au départ en greffant des variations toujours plus farfelues à leurs récits fondateurs. Mais, avec le basculement d’une conception mystique à une conception scientifique de la nature, toute la part vitale que leur origine sacrée conférait aux fossiles semble se retirer peu à peu pour ne laisser finalement qu’une « compilation de fragments morts47 ». Pour autant, si ces fragments n’engagent plus de lien signifiant avec l’univers, on s’accorde à dire que l’expérience organique qui leur est liée a été malgré tout sauvegardée à travers ses restes, que l’on érige en fétiches en les investissant d’attributs métaphysiques.
38Cette évolution de la perception, qui glisse du mode symbolique privilégiant le contenu (la vie), au registre allégorique accordant la primauté au contenant, pourrait être extrapolée. La nature n’est alors plus perçue comme une force vivante à laquelle on accède par l’expérience ; elle devient une mémoire, au sein de laquelle la vie se montre latente et non pas manifeste. Dès lors, les fossiles comme tous les naturalia intègrent les collections, où ils se mêlent aux artificialia, opérant une fusion croissante entre la nature et l’art, dont l’effet est de transformer la première en artifice et de faire du second son extension. Après les chambres des merveilles et autres cabinets de curiosité, voici les collections encyclopédiques, puis les collections d’histoire naturelle où, passant de l’aristocratie à la bourgeoisie, les valeurs prédominantes ne sont plus l’extraordinaire et l’unique, mais le banal exposé en série. À la fin du XVIIIe siècle, les naturalia ont perdu toute forme de sacré et basculé dans le domaine profane. Du moins chez les élites, pour lesquelles leur valeur s’est dépréciée au profit des collections d’art et de la science. Car, du côté d’une culture plus populaire, on a continué de les apprécier, persistant à voir en elles des sortes de reliques – non plus cette fois de quelque nature perdue mais au contraire de toute l’histoire culturelle qui leur a été associée, et qui se serait déposée sur elle strate après strate. C’est pourquoi « ces ruines organiques, transformées en débris d’aura par l’histoire naturelle, furent collectées obsessionnellement par le XIXe siècle48 ».
39D’autres anomalies de la nature parmi les plus frappantes suivent le même processus de sécularisation : les monstres. Signes autrefois des mystères du divin inspirant la terreur sacrée, entremêlant les registres de la science et de la fantasy, les monstres ont eu pendant longtemps la fonction d’assurer la connexion entre le naturel et l’artificiel. Mais peu à peu, ils deviennent des attractions profanes, des objets de curiosité pour la science, ou des formes d’exotisme culturel mâtiné de relents néocolonialistes, lorsqu’il s’agit par exemple d’exhibition d’étrangers dans le cadre d’expositions. Les sirènes représentent à cet égard un cas de figure particulièrement exemplaire, elles qui sont caractérisées par une double nature – humaine et animale, matérielle et spirituelle, etc. – insupportable pour le monde moderne. Elles sont l’objet de témoignages oculaires édifiants et d’expositions sous la forme d’artefacts faits d’assemblages hétéroclites. Peu à peu défaites du halo magique propre aux figures mythiques, elles se dégradent en une forme sublimée d’horreur : « comme tout processus allégorique – explique Olalquiaga –, au lieu d’exprimer la vitalité de l’inconscient, les fausses sirènes représentent la perte de la vie, étoffe des cauchemars49 ». Son hypothèse est que, dès lors, la copie devient la ruine de l’original.
40Le couple formé par la copie et l’original représente un avatar moderne du jeu d’oppositions traditionnel entre apparence et essence, allégorie et symbole, vide ou extériorité et plein ou intériorité. La copie, caractéristique de la modernité, ne doit pas être confondue avec le simulacre, propre à la postmodernité, et qui, lui, n’a pas d’original. La copie possède un antécédent auquel elle essaie de se substituer ; sa prolifération à l’époque de l’industrialisation vise à compenser par la quantité la perte de l’original associé à la qualité. Mais l’accumulation produit alors l’effet contraire au sentiment de vide – qu’il n’efface pas entièrement : celui de saturation. Et la conséquence importante de cette surcharge est l’éviction partielle du symbole : « un nouveau paysage signifiant » apparaît en effet, « où le sens symbolique est superflu50 ». La nouveauté, dans un tel contexte, est que le sens ne s’oppose plus à l’apparence ; au contraire, qu’elle soit allégorie, artifice, copie ou simulacre, la seconde devient constitutive du premier, lui ajoutant une dimension matérielle « qui multiplie son potentiel au lieu de le réduire51 ». L’époque se caractérise donc par une subversion majeure, puisque, si l’organique cède la place au mécanique, ce faisant, le spirituel marque le pas sur le matériel : « Dans ce contexte, écrit Céleste Olalquiaga, le monde matériel passe avant le monde métaphysique qu’il avait jusqu’alors représenté. Le corporel et l’aspect “superficiel” des choses, relégués à un rang secondaire, deviennent primordiaux52. »
41Aux côtés des bibelots évoqués plus haut, on pouvait aussi trouver dans les salons bourgeois des fossiles, des spécimens naturels morts, ou encore des reliques de proches disparus enchâssés dans des bijoux. Pour Olalquiaga, cette façon de sacraliser les objets et cet imaginaire funéraire révèlent combien, du fait des transformations qu’elle subissait, les contemporains pouvaient considérer leur vie quotidienne comme « létale53 ». Pour eux, loin de retenir la vie, la modernité mécanisée ne faisait en réalité que se substituer toujours davantage à elle. Si bien que, sommés de faire contrepoids à cette accélération du temps, les objets consacrés se sont finalement trouvés condamnés à flotter dans un espace-temps indéterminé, « à la fois dans le passé et dans le présent sans appartenir ni à l’un ni à l’autre54 ».
42Pourtant, ces symptômes auraient dû être des antidotes : les appartements étaient en effet conçus comme des refuges où l’on pouvait se retirer loin d’une sphère publique jugée envahissante. De cette dernière, on goûtait certes les attraits, mais médiatisés par toutes sortes de filtres. L’inutilité décorative de ces agencements roboratifs d’objets invitant à la rêverie désintéressée, et dont le sens caché n’était connu et compréhensible que pour les maîtres des lieux, se justifiait ainsi. Mais voilà : manipulés avec précaution et même vénération, soustraits au temps, les objets se sont pourtant mis à incarner celui-ci de manière exemplaire : plongés dans la pénombre, attrapant la poussière, et dégageant une odeur de moisi, ils ont libéré une image de la mort au moment même où le regard leur redonnait vie. Ce trait est la résultante d’un processus qui, déracinant le présent du passé, fit de celui-ci une abstraction suspendue dans le vide, immobile, pareil à un fossile. D’où l’on peut conclure que « la modernité configura le temps dans un arrangement méticuleux des choses fossilisées, paysage pétrifié fait d’objets55 ».
43Dans le chapitre conclusif de son essai, Céleste Olalquiaga en réarticule les notions clefs de manière à dégager la logique apparente du kitsch dans sa globalité, mais aussi ses déboires et, ce faisant, son fonctionnement véritable. Elle prend donc de nouveau comme point de départ l’objet kitsch, dont la principale fonction serait de renouer avec l’intensité perdue d’une expérience passée de manière à tenter de la rendre à nouveau présente : une mission fatalement vouée à l’échec, et qui en ferait un bien de consommation raté s’il n’avait, du fait de cet infini mouvement de va-et-vient entre reconquête et perte qui le caractérise, la possibilité de se transformer en image dialectique. Le kitsch est en effet de l’ordre du résidu auratique, manifestant un processus de déréliction tout autant qu’il maintient vivante l’image de ce qui est en train de disparaître. De ce fait, le kitsch, territoire des rêves brisés, serait condamné à l’oubli, s’il n’offrait justement la possibilité de continuer à les caresser en pensée, à les aimer au travers de leurs ruines.
44Du fait d’une intensité qui bouscule le continuum temporel structurant la conscience, la mémoire involontaire conserve un souvenir fragmentaire de l’expérience passée. L’objet souvenir en est la matérialisation et la transcription commerciale. Il peut servir de levier au souvenir mais, une fois pris dans le processus de la reproduction de masse et soumis à l’interprétation des consommateurs, il peut aussi s’en écarter : pour le souvenir, cela signifie donc une seconde mort, une nouvelle perte, qui imprègnent l’objet d’un surcroît de mélancolie. Le kitsch nostalgique, qui évacue tout ce qui fait la violente irréductibilité du moment en question et – surtout – édulcore le processus de perte qui lui est attaché comme anticipation de la mort, représente un moyen fallacieux de s’en prémunir. La charge mythique qui sous-tend la raison d’être du souvenir est occultée, si bien que, de l’expérience et du souvenir, il ne reste alors plus qu’un emblème et un fossile culturel – un fétiche reconstruit qui renvoie à une origine utopique fantasmée, et qu’il est en outre incapable de ressusciter dans le présent. En simplifiant à outrance l’événement complexe auquel il doit son existence, le kitsch nostalgique perd tout fonctionnement dialectique : tout uniment passéiste, à l’inverse du kitsch mélancolique, il n’est à ce titre rien d’autre qu’une impasse.
45Cela étant, la répartition entre nostalgie et mélancolie est moins le fait de la mémoire en tant que telle que de la façon dont l’expérience passée est reconstituée : selon que le processus cognitif mis en œuvre la traduit dans l’ordre du symbole ou de l’allégorie. Quand l’allégorie manifeste dans son morcellement même un passé qui se dégrade, le symbole donne de son côté l’illusion trompeuse de le maintenir intact en provoquant sa fossilisation. La nostalgie suscite en effet une image essentiellement abstraite du passé : à la fois dans le temps, puisqu’elle privilégie dans l’événement passé non pas son intensité mais ce qui peut l’inscrire dans un continuum, et hors du temps, dans la mesure où elle le prive de cette irréductibilité qui pourrait lui donner un contexte. Ainsi pétrifié, le mythe symbolique recréé par la nostalgie peut être reproduit à l’infini, et, avec lui, les valeurs traditionnelles qu’il prend en charge.
46À l’inverse, la traduction de l’événement passé en souvenir par le biais de l’allégorie engage un processus autre : l’accent est alors porté non sur la forme abstraite et décantée de l’expérience passée, son intemporalité symbolique, mais sur son intensité et son immanence propres, son irréductibilité vivante, en même temps que sa fragilité et sa labilité intrinsèques. Sans l’escamoter, l’allégorie rend ainsi compte dans sa structure même du vain désir de ressaisir ce qui est unique, gage de vie, mais évanescent par définition. C’est aussi qu’en tant qu’expérience vivante exposée à l’oubli en amont, et qu’objet soumis à la sénescence et à la dégradation en aval, l’allégorie est grandement soumise aux effets de la déréliction temporelle – quand le symbole lui demeure imperméable – et, à ce titre, elle est substantiellement nourrie de l’imaginaire de la décadence. Le kitsch mélancolique tire sa substance des souvenirs, afin de mieux se confronter à l’expérience de la perte qui le sous-tend, alors que le kitsch nostalgique suscite au contraire des réminiscences pour mieux la censurer. Dans l’allégorie, la mélancolie réinvente le souvenir et lui donne plusieurs vies, alors que dans le symbole, la nostalgie le fixe définitivement au moyen d’une unique réminiscence aisément convocable.
47Ainsi, la nostalgie « traditionnelle, symbolique et totalisante, utilise la mémoire pour compléter conceptuellement les événements en les protégeant de la décomposition du temps par une parure de glace » ; tandis que la mélancolie, « moderne, allégorique et fragmentaire, glorifie ses aspects périssables en cherchant dans leur souvenir dégradé et défaillant la confirmation de sa dislocation dans la durée. » En somme, l’une et l’autre « représentent deux perceptions radicalement opposées des expériences et des sensibilités culturelles ». Si, dans ce cadre, la mélancolie apparaît comme l’état d’âme le plus représentatif de l’homme moderne, c’est que l’opposition à toute totalité qu’il induit par son morcellement duplique la déchirure que la modernité inflige à la tradition en prétendant rompre avec le passé. Entre le passé confisqué et le futur inconnu, la production moderne évolue dans un espace incertain procurateur d’angoisses : « le kitsch mélancolique est une expérience qui dépend d’une absence, fuite continuelle de ces moments que les souvenirs ne cessent de rappeler56 ».
Notes de bas de page
1 Olalquiaga C., Royaume de l’artifice, L’émergence du kitsch au XIXe siècle (The Artificial Kingdom – A Treasury of The Kitsch Experience, 1998), Cohen-Solal G. et Veubret M. (trad. de l’anglais), Paris, Éditions Fage, 2008, p. 17.
2 Ibid., p. 19.
3 Ibid., p. 23.
4 Ibid., p. 24.
5 Ibid., p. 25.
6 Idem.
7 Ibid., p. 27.
8 Idem.
9 Idem.
10 Ibid., p. 58.
11 Ibid., p. 60.
12 Idem.
13 Ibid., p. 68.
14 Ibid., p. 70.
15 Ibid., p. 77.
16 Idem.
17 Ibid., p. 79.
18 Idem.
19 Idem.
20 Idem.
21 Ibid., p. 85.
22 Idem.
23 Ibid., p. 89.
24 Ibid., p. 90.
25 Idem.
26 Ibid., p. 103.
27 Idem.
28 Idem.
29 Ibid., p. 106.
30 Ibid., p. 107.
31 Idem.
32 Idem.
33 Idem.
34 Ibid., p. 110.
35 Ibid., p. 111.
36 Ibid., p. 119.
37 Ibid., p. 143.
38 Idem.
39 Ibid., p. 154.
40 Idem.
41 Idem.
42 Idem.
43 Ibid., p. 164.
44 Ibid., p. 163.
45 Ibid., p. 166.
46 Ibid., p. 167.
47 Ibid., p. 194.
48 Ibid., p. 195.
49 Ibid., p. 218.
50 Ibid., p. 226.
51 Idem.
52 Ibid., p. 229.
53 Ibid., p. 235.
54 Idem.
55 Ibid., p. 238.
56 Ibid., p. 244.
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