L’artifice et l’autoréflexion de l’art chez Echenoz1
p. 455-468
Texte intégral
1Dans l’esprit commun, la notion d’artifice est opposée à celle de nature. La nature est ce qui est authentique, elle suppose la concordance entre l’apparence et la vérité : ce que l’on montre est exactement ce que l’on est. À l’inverse, l’artifice implique un certain décalage entre l’être et le paraître. Il s’ouvre à deux possibilités : soit l’apparence est trompeuse, ce que l’on fait semblant d’être n’est pas ce que l’on est réellement, et c’est le principe de l’authenticité qui est violé ici ; soit l’apparence ne se réfère pas à une quelconque vérité et, l’essence étant absente, l’apparence devient la fin en soi. Dans ce cas, c’est la vision de la profondeur qui est menacée.
2Ces deux orientations peuvent produire deux modes de représentations. D’une part, l’apparence trompeuse conduit à une « représentation mensonge », c’est-à-dire que ce que le texte représente ne concorde pas avec la réalité. Si le réalisme et le lyrisme appartiennent à la représentation du premier degré dans la mesure où le réalisme vise à représenter la réalité telle qu’elle est et le lyrisme exprime directement le sentiment spontané de l’auteur, la représentation artifice typique serait le trope, dans la mesure où une telle représentation invite à percer le sens propre pour atteindre le sens caché, différent de ce premier. D’autre part, l’apparence pure et simple qui récuse toute profondeur conduit à une « représentation simulacre ». Une telle représentation ne se réfère pas à une réalité qui se cacherait derrière elle, le simulacre n’est pas le simulacre de la réalité : il est cet univers fictif en soi récusant tout principe supérieur. L’apparence n’est pas à percer mais à contempler, le sens n’est pas à chercher mais à produire. Le plaisir du texte ne réside pas dans la reconstruction du signifié, mais plutôt dans le jeu de signes.
3L’œuvre d’Echenoz relève de la « représentation artifice ». Elle rassemble à la fois l’allégorie et l’ironie. Allégorie, car son texte n’est pas à lire au premier degré, l’histoire ingénieuse tissée n’est pas une simple reprise du roman policier ou du roman d’aventure : le récit tend en effet un miroir à l’écriture de l’écrivain, ce qui fait du roman echenozien une œuvre typiquement spéculaire. Ironie, car la visée de l’écriture echenozienne n’est ni la reconstitution de la réalité contemporaine ni la construction d’un univers romanesque. Elle réside dans la « différance » indéfinie du sens et le jeu de cache-cache avec le lecteur qui se lance dans une course frénétique derrière ce même sens. Les ressorts du romanesque chez Echenoz, à savoir le mensonge, le simulacre et le « spectacle », constituent autant de moyens pour l’autoréflexion d’un art qui se veut à la fois mystificateur et démystificateur. Nous prendrons comme exemple, dans les pages qui suivent, les deux premiers romans d’Echenoz, Le Méridien de Greenwich (1979) et Cherokee (1983), afin d’étudier en détail le fonctionnement de l’artifice dans l’œuvre de cet écrivain.
Le mensonge et la fiction
4Le Méridien de Greenwich emprunte la structure du thriller. Il présente des personnages qui s’intéressent pour une raison ou une autre à la nouvelle machine qu’invente Caine sur une commande de Haas, patron d’une grande entreprise d’invention. Toute une troupe est mobilisée pour poursuivre Caine, chacun ayant son propre intérêt. Tout le monde ou presque est tué dans le drame qui a lieu sur l’île du méridien de Greenwich. Il s’avère à la fin que tout est prémédité et orchestré par Haas, qui veut se débarrasser de Caine, l’inventeur devenu stérile. Le roman peut se lire au moins à deux niveaux : niveau diégétique avec l’histoire des enquêtes et des poursuites autour du projet Prestidge ; niveau métafictionnel dans la mesure où l’histoire apparente sert à tisser tout un discours métaphorique de l’esthétique de l’auteur.
5Les personnages principaux du Méridien de Greenwich ont un goût prononcé pour le mensonge, soit par tricherie, soit par esprit de jeu. Par exemple, Selmer, un des tueurs engagés par Haas, travaillait comme traducteur. Or, le métier de traducteur consiste à laisser « les mots entrer par ses oreilles et ressortir transposés par sa bouche, en assurant un minimum de distorsion et de faux-sens, mécaniquement, comme on surveille un moteur2 ». Ici, on est en présence d’une métaphore de l’écriture au premier degré qui transpose la réalité telle qu’elle est dans un discours qui se veut le plus fidèle possible à la réalité. Lassé d’un tel discours, Selmer quitte son travail pour travailler comme tueur. Ce personnage a un goût prononcé pour l’extravagant, l’insolite et l’imprévisible, c’est-à-dire tout ce qui est opposé à l’ordinaire et au naturel. Il écoute Lafont, qui lui explique la mission, « la réponse péchait par son côté conventionnel, par une sorte d’absence excessive d’inattendu. Peut-être aussi Selmer avait-il eu d’emblée la conviction que Lafont ne pourrait lui fournir qu’une réponse vague, et sans doute fausse. Il ne lui en voulut pas d’avoir menti, d’ailleurs il attendait un peu de lui qu’il mente3 ». Le mensonge, dans ce cas, est inextricablement lié aux aventures, aventure de la vie et aventure du langage ; autrement dit, il se réfère à une sorte de discours relevant de l’artifice et de la mystification, qui ne peut se lire au premier degré.
6Paul, l’autre tueur engagé par Haas, est tout aussi enclin au mensonge. « Tu racontes toujours des mensonges4 », dit Véronique à Paul. « Oui, dit Paul, j’aime ça5. » À l’instar de Selmer, le mensonge chez Paul n’est pas animé par un désir de gain personnel, il relève plutôt d’un goût de la séduction. La grande passion de Paul est de conter, cela fait partie du charme de ce personnage. Sa façon de séduire Véronique est de lui raconter des histoires amusantes. Dans la figure de Paul, le goût du mensonge et la passion de la fiction vont côte à côte, ils deviennent quasiment synonymes. Paul se présente comme le double du romancier qui séduit par la fiction.
7Si Paul et Selmer appartiennent à la catégorie de ceux qui aiment raconter ou se faire raconter quelque chose pour le simple plaisir de la fiction, le mensonge de Carrier n’est pas véritablement innocent. Carrier sert d’intermédiaire entre Haas, le grand patron, et les tueurs employés. C’est lui qui explique à chacun sa mission. Lorsqu’il veut obtenir des informations auprès d’Abel, il essaie de convaincre Abel qu’il veut simplement se lier d’amitié avec lui et qu’il est complètement désintéressé. À cet effet, Carrier fabrique soigneusement des discours sans faille avec beaucoup de subtilité :
il prenait soin de placer ça et là, dans une conversation généralement collée au quotidien et vouée à des sujets d’ordre général, quelque aveu retenu, quelque allusion intime à peine camouflée, quelque lambeau de jardin secret, qui étaient comme autant de portes entrebâillées par inadvertance au fil de son discours et sitôt refermées, mais avec assez d’ostentation pour qu’Abel fût tenté de les franchir et de s’abandonner lui-même à la confiance et à la confidence, dans l’ensoleillement d’une amitié naissante6.
8Le mensonge simule la sincérité, la spontanéité et la confidence. L’artifice est le principe de la construction des mensonges. Le discours est soigneusement tissé d’artifices, mais l’effet produit est on ne peut plus naturel. Le comble de l’artifice, c’est en effet la simulation du naturel. L’artifice est agencé d’une telle manière qu’il se donne un air tout à fait innocent et fortuit. Il se sert de la nature pour se mettre en scène avec la plus grande efficacité.
9Or, malgré l’habileté avec laquelle Carrier construit son discours, il provoque certains doutes chez Abel par trop de coïncidences dans son discours :
Sa voix sonnait naturellement, il avait l’air peiné maintenant d’avoir irrité Abel, il offrait ses excuses ; Abel les accepta. Que croire. Cette fois encore, Carrier n’avait rien dit de plus que ce qu’on peut dire par hasard, rien n’outrepassait les bornes du hasard. Certes, l’accumulation de ces hasards convergents avait quelque chose d’accablant, mais de tout cela n’émergeait aucun indice réel du dispositif persécuteur qu’il venait de pressentir, tout pouvait encore être fortuit. Tout pouvait encore être mis sur le compte du malheureux hasard7.
10Le mensonge joue sur la frontière du naturel et de l’artificiel, du vrai et du faux, de la confiance et du doute. Il ne prend pas clairement position, et joue le jeu de lumière et d’ombre : c’est cela qui fait son ressort.
11Le fonctionnement du mensonge est éclairci par un propos de Carrier lorsqu’il explique à Selmer pourquoi il devait s’adresser à lui par l’intermédiaire de Lafont :
La différence entre Lafont et moi, c’est que je suis plus au courant que lui du travail que nous menons actuellement, et pour lequel nous avons besoin de vous. Lafont constitue entre nous deux un stade intermédiaire, une sorte de filtre. Je lui ai donné des informations pour qu’il vous les communique aujourd’hui. Si je vous les communiquais moi-même, l’absence de ce filtre dans le dispositif pourrait perturber l’ensemble du système. Vous finiriez par en savoir trop, ou alors pas assez8.
12Le système de diffusion d’informations est rigoureux. Lafont ou Carrier ne sont que des diffuseurs situés à un niveau déterminé : ils ne savent pas plus que ce qu’il faut. Derrière l’image d’un système de mensonge complexe se laisse deviner la métaphore d’une écriture qui fonctionne à plusieurs niveaux. Dans une représentation qui se refuse d’être transparente, le romancier se garde de nommer l’objet du discours directement. De même que le mensonge sert de filtre à la vérité, de même la fiction est-elle une manière de montrer la réalité en l’organisant par l’artifice du langage. Le processus d’écriture équivaut à envelopper l’objet de représentation de fictions les unes sur les autres, alors que celui de la lecture consiste à défaire ces mêmes fictions pour accéder à l’objet de représentation.
13La relative autonomie de la fiction est illustrée par le propos de Russel, tueur aveugle. Il a l’habitude de demander la couleur de chaque objet. Gutman lui demande pourquoi il tient à connaître la couleur alors qu’il n’a jamais vu de couleurs de sa vie. Russel répond :
mais ce sont surtout leurs noms qui ont de l’importance. Ce sont des mots supplémentaires, disponibles. J’y mets ce que je veux et je les accroche aux choses que je rencontre, qui ne sont elles aussi que des mots, la plupart du temps. Les noms des couleurs ne m’apprennent rien, ils me donnent simplement des idées […] Tout le monde fait ça, dit Gutman. Les choses qu’on ne peut pas atteindre, on se dédommage en les nommant9.
14Voilà bel et bien une métaphore de la fiction en acte. La fiction constitue un monde des mots qui se réfère au monde réel. Ce monde des mots finit par se dégager quelque peu du monde réel pour devenir un monde indépendant qui fonctionne selon sa propre logique, tout en faisant allusion au monde réel. Le mensonge et la fiction ont ici le même mécanisme : il s’agit d’une représentation relevant de l’artifice, d’une réalité distanciée, d’une vérité retardée. L’artifice voile les règles d’or de l’authenticité et de la transparence mais, dans le monde de la fiction, il relève plutôt de l’art – l’art du discours et du spectacle – que de la tricherie. On assiste ici à une sorte de revendication de la valeur de la fiction considérée comme mensongère, dans son rapport particulier avec la réalité.
L’écriture simulacre et l’écriture différée
15Le rapport entre la fiction et la réalité, le mensonge et la vérité, prend la forme de deux écritures différentes dans Le Méridien de Greenwich : l’écriture simulacre et l’écriture différée. L’écriture simulacre est métaphorisée par la machine de Caine. Cette machine est « un rassemblement d’éléments hétéroclites, un contenant purement formel et vide, qui ne sert à rien10 ». Or, c’est justement cette machine loufoque qui fascine tout le monde. Le narrateur la décrit ainsi :
Tout espoir de compréhension, d’abord encouragé par la reconnaissance au sein de ce fatras de quelques unités mécaniques conventionnelles, se diluait ensuite, s’éparpillait et renonçait enfin à suivre cette accumulation de relais hétéroclites, d’accouplement techniques contre nature, si l’on peut dire, d’apparents contresens d’objets11.
16La machine relève de l’artifice. Elle est un leurre, et attire l’attention en raison de sa nature ambiguë : son apparence insolite et complexe invite à mille interprétations. On ne peut pas ne pas y prêter attention, on ne peut pas ne pas avoir envie de percer son secret. Au bout du compte, qu’une telle machine puisse ne receler aucun mystère choque l’intellect. Or, son secret réside justement dans l’absence de secret. Elle est une pure apparence qui ne se réfère à aucun mystère. C’est cette ambiguïté qui la rend tellement fascinante.
17L’écriture simulacre d’Echenoz ne procède pas autrement. Il s’agit d’une écriture qui rassemble un grand nombre d’éléments hétéroclites pour produire un effet loufoque. Il est vain de vouloir sonder la profondeur d’une telle écriture, il n’y a pas de sens caché à chercher derrière le texte. La combinaison insolite des mots ainsi que l’effet loufoque qu’elle crée est l’essence même d’un tel texte. Toutes les tentatives d’attribuer un sens extérieur au texte sont peine perdue. L’écriture simulacre est cette ironie « baroque12 » qui se construit dans l’excès du jeu langagier, au sens où l’entend Barthes. Dans ce contexte, l’artifice ne fait pas signe en direction d’un sens caché, il est dépouillé de cette visée « transcendante ». Son apparence est la seule vérité : il atteint le lecteur non pas par ce que le secret pourrait avoir d’attirant, mais par le jeu étourdissant des apparences.
18L’écriture différée est quant à elle représentée par le personnage de Carrier. Contrairement à la machine de Caine, le discours de Carrier n’est pas vide de sens. Or, le sens caché de son discours échappe sans cesse à son interlocuteur. On ne peut jamais saisir ce qu’il veut dire exactement. Les images en ce sens ne manquent pas. Selmer écoute Carrier lui expliquer sa tâche :
Cela semblait obscur à première vue, mais Théo se garda de poser des questions ; il pressentait que ses questions ne feraient qu’ouvrir la voie à d’autres questions, puis à d’autres encore, et qu’il risquait ainsi à déclencher un processus questionneur sans fin, pouvant aboutir à certaines interrogations extrêmes sur lesquelles il avait pris parti de ne jamais s’attarder13.
19Les questions s’enchaînant jusqu’à l’infini, la difficulté d’interprétation ne vient pas de l’incompétence de l’interlocuteur, mais plutôt de la nature déroutante d’un discours mystificateur. Abel perçoit la polysémie du discours de Carrier, il a
[u]ne sensation floue, comme si les propos de Carrier, en dépit de leur ton érudit et désintéressé, recelaient un message informulé et encore indéchiffrable, comme s’il eût fallu les décoder, et comprendre à travers eux un discours latent, tout différent, qui ne concernait qu’eux-mêmes, que lui et lui devant leurs bières. Abel tenta d’accoster ce second, ou troisième, ou dixième degré de compréhension, mais, n’éprouvant en retour qu’une espère de vertige psychique, il s’en tint au discours manifeste14.
20Il s’agit d’une écriture dont le sens est sans cesse différé, et ce, jusqu’à l’infini : une question en appelle une autre, une interprétation débouche sur une autre interprétation, un sens en appelle un second, puis un troisième, etc. Plus le lecteur avance dans sa recherche du sens, plus, confronté à un labyrinthe, il s’enfonce dans la perplexité. Une situation proche de la « différance », que Derrida explique ces termes :
La différance, c’est ce qui fait que le mouvement de la signification n’est possible que si chaque élément dit « présent », apparaissant sur la scène de la présence, se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur, la trace ne se rapportant pas moins à ce qu’on appelle le futur qu’à ce qu’on appelle le passé, et constituant ce qu’on appelle le présent par ce rapport même à ce qui n’est pas lui15…
21À ce stade, ce qui fait avancer le discours ou le récit, c’est justement le secret. L’important n’est plus la révélation du secret, mais la production des interprétations autour du secret. Tant que le secret demeure, le récit avance, et inversement : « il faut préserver le secret, pas tellement d’ailleurs pour ne pas le dévoiler, mais pour qu’il continue à produire ». Carrier théorise :
Le secret n’est pas le dernier voile qui dissimule un certain objet au bout d’un certain parcours, il est ce qui anime la totalité de ce parcours. La ruse du secret, c’est de vous faire croire qu’il n’est qu’un masque, alors qu’il est un moteur. Et c’est ce moteur qu’il faut entretenir parce qu’il vous fait marcher16.
22Le secret est l’artifice que ménage volontairement le romancier pour faire avancer le récit. Echenoz emprunte au roman policer le ressort de l’énigme autour de laquelle l’histoire se déroule. L’artifice consiste à faire de l’énigme un trompe-l’œil.
23L’écriture d’Echenoz est une écriture différée dans laquelle un rapport de prédominance attendu se trouve renversé : ici, le sens ultime du récit est dans le cheminement perpétuel, et non dans la révélation d’un sens caché. Au demeurant, on assiste au même renversement dans le cas de l’écriture simulacre. Dans celle-ci, c’est l’apparence qui est le seul sens, il n’y pas d’autres sens derrière elle ; alors que dans l’écriture différée, c’est le processus de production qui prédomine sur la révélation du sens. Dans l’un ou l’autre cas, l’artifice l’emporte sur la nature : la hiérarchie entre l’être et le paraître, le signifié et le signifiant est renversée. On touche là ce que Baudrillard appelle « la stratégie des apparences », qui s’exerce contre « la puissance de l’être et du réel » : « Rien ne sert, écrit-il, de jouer l’être contre l’être, la vérité contre la vérité : c’est là le piège d’une subversion des fondements, alors qu’il suffit d’une légère manipulation des apparences17. »
24En un sens, les deux écritures d’Echenoz sont identiques, car d’une part, le sens échappant sans cesse équivaut au manque de sens (à un moment donné, on peut se demander s’il y a vraiment un sens derrière l’apparence) ; d’autre part, l’écriture simulacre participe également au même processus de l’« inachèvement achevé » que l’écriture différée, qui trouve sa meilleure illustration dans la machine loufoque de Caine :
cet inachèvement était si flagrant, si insistant, si parfait en tant qu’inachèvement, que l’on pouvait penser qu’il constituait le principe même de la machine, qu’il en était la fin en soi ; et, dans ces conditions, la perfection de son inachèvement rendant l’objet achevé puisque inachevé, on pouvait le supposer fini, prêt à fonctionner, fonctionnant peut-être déjà ; on pouvait considérer que dès lors toute amélioration que l’on apporterait à la machine ne saurait plus consister qu’en un perfectionnement de son inachèvement même18.
25La machine inachevée dans son achèvement renvoie au roman d’Echenoz, dont le seul but semble être de progresser sans cesse, mais sans parvenir à une conclusion définitive. La prédominance de l’apparence et les devinettes à l’infini renvoient à cette sorte d’artifice qui séduit par l’excès d’apparence et s’ouvre vers un sens toujours dérobé. Son apparence sophistiquée n’attend pas d’être déchiffrée et son ressort réside justement dans le retardement infini du déchiffrement. En un sens, l’artifice devient un effet de rapport entre l’auteur et le lecteur : l’un invite et s’esquive, l’autre participe et se dénie. Le jeu de cache-cache entre les deux instances de la communication littéraire constitue le nœud de la représentation artifice postmoderne.
La mise en scène du « spectacle »
26Le mensonge présuppose un hiatus entre l’apparence et la réalité, alors que le simulacre pousse à l’extrême la logique de l’apparence. Lorsque le mensonge et le simulacre se combinent, on assiste à des « spectacles » au sens que Guy Debord donne à ce terme :
Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation19.
27Debord avance ainsi que « le spectacle est l’affirmation de l’apparence et l’affirmation de toute vie humaine, c’est-à-dire sociale, comme simple apparence20 ». Le « spectacle » relève du mensonge dans la mesure où l’apparence ainsi construite n’est pas la vie ; il est en même temps de l’ordre du simulacre car l’apparence ne vise pas à déformer la vie, mais à devenir la vie même. L’artifice est au cœur du « spectacle » : rien n’étant véritablement vécu avec profondeur et intensité, le vécu se retire dans une représentation au premier degré. Le « spectacle » s’immisce dans la vie, tandis que la vie se calque sur le modèle du « spectacle », de sorte que la frontière entre la vie et la fiction s’efface.
28La logique du « spectacle » imprègne l’univers fictif echenozien. Cherokee, le second roman d’Echenoz, mobilise un carrousel de personnages autour d’une affaire de secte, orchestrée par un certain Fred, manipulateur qui cherche à collecter de l’argent. Fin connaisseur de l’univers du spectacle, Fred monte des scènes en formes de « trompe-l’œil » pour abuser tous ceux qui sont tombés sous son emprise. Pour attirer son cousin Georges dans cette affaire, il organise la rencontre « par hasard » de Jenny Weltman avec Georges dans la bibliothèque. Georges est effectivement attiré par la jeune femme, et sa seule préoccupation est de la retrouver. Un jour, Georges est kidnappé par une bande et, dans la salle aménagée exprès par Fred, revoit Jenny Weltman. La logique du « spectacle » atteint son apogée dans le passage où, étonné de retrouver la jeune femme recherchée, Georges la contemple à travers la fenêtre :
Ému, Georges se dresse gauchement, avec un effort et avec comme un petit retard sur cet effort. Il lui sembla marcher lentement, en occupant trop d’espace latéral, mais il parvint jusqu’à la fenêtre et en effet Jenny Weltman était là, derrière la fenêtre d’en face, vêtue comme l’autre jour de sa robe noire dont il ne pouvait distinguer, dans le rectangle sombre et luisant, les petits détails bleu-gris. Elle se tenait tellement immobile qu’il crut un instant que ce n’était qu’une image d’elle, un mannequin, mais ils étaient juste assez proches l’un de l’autre pour qu’il vît alors battre ses cils. Il voulut sourire, faire un geste, mais il ne pouvait pas ; un abîme les séparait, un gouffre au fond duquel traînaient des poubelles, de vieux jouets cassés, des plantes vertes mortes, un téléviseur implosé, la roue veuve d’un vélo.
Un dernier temps, et Jenny Weltman posa un doigt sur ses lèvres, ce qui pouvait signifier plusieurs choses, puis elle disparut. Georges resta en arrêt devant le cadre vide de la fenêtre, comme en face d’un écran redevenu blanc. Il se retourna ; Barrymore s’était rassis. Georges regagna son fauteuil, s’y plongea avec un grand soulagement, une grande satisfaction mêlée à une grande lassitude21.
29Par la description du jeu simulé par l’actrice, et l’évocation des émotions suscitées chez le personnage, l’auteur indique comment le spectacle est fabriqué et promu au rang de réalité. Tout relève de la mise en scène, tout indique le caractère artificiel. Georges est mis dans la position du spectateur, séparé de la scène par la fenêtre. La jeune femme entre si parfaitement dans son rôle que le héros doute de sa réalité : l’effet de brouillage entre réel et fictionnel est amorcé. Ensuite, la caractéristique du spectacle fait qu’il semble réel et proche du spectateur, mais qu’en même temps il impose une grande distance par rapport à lui, créant ainsi un effet de réalité familière et pourtant intangible. Si bien que le spectacle déroute finalement par l’ambiguïté du contenu et l’évanouissement du sens. Plus il reste énigmatique, plus le spectateur est à la fois envoûté et désespéré. L’artifice qui se confond avec la réalité engendre à la fois l’excitation et la fatigue. Ces émotions inhibent la faculté de réflexion du spectateur : malgré le caractère artificiel si évident de ce qui lui est donné à voir, le protagoniste est néanmoins complètement séduit.
30Non seulement Fred monte un spectacle, mais encore le met-il en scène. Dans les scènes de cérémonie au sein de la secte, ce n’est plus simplement l’intérêt matériel qui est en jeu, mais aussi et surtout la jubilation de faire se confondre le faux et le vrai au cours d’un spectacle caricatural qui ne peut que provoquer le rire. Dans ce contexte, l’intention de Fred n’est plus tant de tricher que de s’amuser :
il s’ouvrit d’un coup, comme la page se déchire, dévoilant l’appareil scénique habituel : un lit où reposait un corps dissimulé, un petit orgue Farfisa, deux trépieds supportant la marmite et le seau derrière lesquels se tenaient le masseur et le masque. Rayon majeur, invoqua le masque. Rayon septième.
George reconnut la voix de Fred.
Passe le soleil vers nous, répondit en chœur l’assemblée.
Loués soient les sept noms, proféra un incontrôlé. Baxter, Deshnoke.
Tout à l’heure, tout à l’heure, fit le masque avec un geste. Plus tard.
Abercombie, Severinsen, Crabol, s’obstinait le zélote.
Martini, Dascalopoulos, acheva le masque d’une patiente. Loués soient-ils, ils sont parfaits. Nous y reviendrons.
Par les trous pratiqués dans le masque, Georges n’arrivait pas à distinguer les yeux de Fred.
Frères et sœurs, poursuivit celui-ci, c’est un jour pour nos cœurs et nos fronts. Voici le huitième nom prévu par les sept autres. il va se manifester. L’instant est fort. À cette occasion, nous sacrifierons un volontaire, ajouta-t-il en pointant un doigt vers Georges. Quand le rayon viendra sur nous, poursuivit le doigt en se tournant vers le rond de ciel, nous restituerons cette poussière à l’ultraviolet lointain. Qu’il paraisse, s’exalta-t-il soudain, qu’il se lève au zénith et se couche au nadir. Qu’il paraisse, qu’il paraisse, réclamèrent furieusement les dévots22.
31Dans cette scène, le simulateur est parfaitement conscient du caractère artificiel de son jeu. Au lieu de camoufler l’artifice du spectacle, il pousse la logique de l’artifice jusqu’à la caricature. Fred est à la fois metteur en scène et acteur. Tout en feignant le sérieux d’un vrai chef de secte, il prend le malin plaisir de miner exprès la crédibilité de son jeu en l’exagérant jusqu’à la caricature. Les noms bizarres de pure invention, le recours aux termes scientifiques, l’émotion expressément exaltante constituent autant de moyens pour caricaturer la cérémonie. Or, l’effet comique ici ne vient pas de la maladresse du personnage inconscient de son comique. Au contraire, c’est le rire d’un meneur de jeu qui rit sous cape devant des personnages qui sont dupés par son spectacle, un rire partagé par le lecteur complice de l’ironie. Il parodie à plaisir tout ce qui peut fasciner les spectateurs, ce qui ne manque pas d’évoquer la parodie ironique du romancier jouant avec les différents genres. De plus, cette scène peut être considérée comme véhiculant une ironie implicite envers la « société du spectacle » qui manipule par la simulation. Mais cette critique est obtenue par un effet de miroirs : le jeu du personnage est une mise en abyme du jeu du romancier, tandis que la simulation du romancier est une façon détournée de montrer l’ensemble du grand jeu de simulation de la société.
32Le personnage de Fred est à juste titre le double fictif d’un auteur qui se plaît à manier le trompe-l’œil en confondant volontairement la réalité et la fiction. La manipulation de Fred tend un miroir au jeu du romancier, qui crée du spectacle pour s’en détourner. On trouve dans Cherokee de nombreux passages, souvent situés en début de chapitre, où une scène est présentée puis déniée tout de suite après. Ainsi débute par exemple le chapitre 4 :
Voici donc Fred. Fred est assis. Sous ses yeux, deux hommes torturent sauvagement un troisième homme, le dépècent et plongent ses restes dans une baignoire pleine d’acide. C’est l’esprit de lucre qui guide leur bras. Ils seront punis. Autour de Fred, assis comme lui dans l’ombre, quelques spectateurs ricanent, d’autres se bouchent les yeux23.
33Et voici comment s’ouvre le chapitre 24 :
Les deux hommes se tenaient face à face, dans une attitude de défi. L’un portait un habit militaire vert et blanc fin XVIIIe, avec une fourragère et une ceinture dorées. Il tenait une main sur sa hanche, de l’autre un sabre en position de parade. Ses cheveux noirs tombaient sur ses épaules. Il pointait un menton arrogant vers son vis-à-vis, un Chinois. Le Chinois portait un bleu de chauffe entièrement boutonné, avec une casquette marquée d’une étoile rouge. Il souriait. – Je prends celui-là, dit Bock. Deux gros doigts jaunes de nicotine saisirent le soldat vert et blanc par la tête et le retirèrent de la vitrine24.
34Dans les exemples qui précèdent, le chapitre s’ouvre à chaque fois sur une scène qui, avec sa disposition et sa représentation des personnages en conflit, semble mettre en branle les intrigues nourrissant le romanesque. En l’absence de toute indication de la part du narrateur, le lecteur suppose à bon droit qu’il doit s’agir d’une scène appartenant à la diégèse du roman. Mais lorsque la véracité du spectacle est établie, le récit se dénie et ouvre brusquement une brèche dans le régime de crédibilité : le narrateur exhibe soudain l’artifice de la scène, et l’on apprend alors qu’il s’agit d’un film dans le premier cas et d’une miniature dans le second. À chaque fois, le romancier crée d’abord un spectacle et fait en sorte que le lecteur croie en la véracité de ce spectacle, en le poussant à le confondre avec l’histoire de la fiction. Mais une fois que l’illusion a été solidement créée en tant que réalité, le romancier revient finalement sur ses pas pour en annoncer ouvertement le caractère artificiel. Avec une ironie piquante, Echenoz joue donc avec l’artifice comme Fred avec le théâtre. Fred rit sous cape et Echenoz peut-être aussi, s’amusant avec le lecteur lorsqu’il rompt tout à coup l’illusion installée. L’artifice est volontairement mystifié pour être sitôt démystifié dans un fin sourire. L’artifice du spectacle fait partie de l’artifice inhérent au caractère autoréflexif du roman. La fiction peut être considérée comme faisant partie du « spectacle » dans la mesure où elle essaie de créer un univers irréel qui risque pourtant de se confondre avec le réel. Par le jeu de l’autoréflexion, la fiction se dénie en tant que réalité en montrant sa nature de « spectacle ».
35Dans la société dite postmoderne, nous assistons à un retour de la valorisation de l’apparence, considéré par Deleuze comme le renversement du monde platonique, celui-ci étant basé sur la distinction entre le monde des essences et le monde des apparences. La simulation renverse le platonisme en faisant « tomber sous la puissance du faux (phantasme) le Même et le Semblable, le modèle et la copie25 ». Au lieu d’être considérée comme l’imitation ou l’ombre de l’essence, l’apparence acquiert son autonomie en ne se référant point à un quelconque sens profond. Avec la dichotomie être – paraître, tombent aussi « le modèle freudien du latent et du manifeste, […] le modèle existentiel d’authenticité et d’inauthenticité, […] la grande opposition sémiotique entre signifiant et signifié26 ». Que ce soit « la simulation » et le « simulacre27 » chez Baudrillard, le « spectacle » chez Debord, la « surface28 » chez Deleuze, on n’entend dans les discours postmodernes que le triomphe de l’apparence, celui-ci résultant de la perte de l’« Origine » ou du « Sens », signe de la crise que connaîtrait la « vieille métaphysique29 ».
36La « puissance du faux » est la puissance de l’artifice si l’on peut définir l’artifice comme la simulation de la nature, montrée exprès comme telle. L’esthétique qui lui correspond est une esthétique de la surface : elle se détourne volontairement de la recherche de la vérité, de la profondeur et du sens. Les jeux du langage, l’échange des signes, le surenchérissement de l’apparence, la polysémie, l’hétéroclite et l’indécision sont valorisés. Le questionnement du langage par le langage encourage l’autoréflexion en l’art. Au lieu de se livrer à l’ivresse de l’apparence, le texte conserve une certaine distance par rapport à lui-même. L’auteur reste vigilant contre toute illusion de la représentation transparente en se construisant et se déconstruisant tout à la fois. L’euphorie dans le maniement de l’artifice en même temps qu’une certaine prudence préservée à son encontre constituent la position paradoxale de l’esthétique postmoderne.
37Chez Echenoz, l’artifice et l’autoréflexion de l’art sont inséparables. L’artifice est tout d’abord ce procédé ingénieux qui consiste à construire un discours fictif qui, par effet spéculaire, se réfère au discours du récit lui-même. Dans ce cas, l’allégorie et l’écriture au second degré apparaissent comme des moyens privilégiés de l’artifice. L’écriture propre à Echenoz est ensuite une écriture d’artifice qui participe à l’éloge de l’apparence propre à la postmodernité : l’écriture simulacre crée un monde fictif de mirage dont la substance est vide ; l’écriture différée retarde l’avènement du sens dans l’artifice du langage. De nombreuses figures de joueurs et de manipulateurs mis en scène dans l’univers fictif d’Echenoz renvoient alors à la figure du romancier lui-même, qui jongle avec l’artifice. En définitive, certains artifices du romancier qui visent apparemment à mystifier s’avèrent être au bout du compte des ressorts pour tromper l’illusion du « spectacle » – en l’occurrence de la fiction. L’artifice et l’autoréflexion créent ensemble un univers spécifiquement echenozien qui oscille entre le plein et le vide, la réalité et la fiction, le sens et le non-sens.
Notes de bas de page
1 Le présent article est soutenu par le Fonds national des sciences sociales de Chine (国家社科基金 14CWW018) et le Fonds « Qianjiang » de la province du Zhejiang, Chine (浙江省 “钱江 人才 ̋ 计划 QJC1402006).
2 Echenoz J., Le Méridien de Greenwich, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 46.
3 Ibid., p. 52.
4 Ibid., p. 56.
5 Idem.
6 Ibid., p. 172.
7 Ibid., p. 182.
8 Ibid., p. 69.
9 Ibid., p. 137.
10 Ibid., p. 160.
11 Ibid., p. 99.
12 Barthes définit l’ironie baroque par opposition à l’ironie voltairienne. Barthes R., Critique et vérité, Paris, Le Seuil, 1966, p. 81 : l’ironie baroque « joue des formes et non des êtres, parce qu’elle épanouit le langage au lieu de le rétrécir ».
13 Ibid., p. 86.
14 Ibid., p. 178.
15 Derrida J., « La différance », dans Marges de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « critique », 1972, p. 13.
16 Echenoz J., Le Méridien de Greenwich, op. cit., p. 116.
17 Baudrillard J., De la séduction, Paris, Denoël, 1979, p. 22.
18 Ibid., p. 100.
19 Debord G., La Société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, 1992, p. 3.
20 Ibid., p. 6.
21 Echenoz J., Cherokee, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 87-88. C’est nous qui soulignons.
22 Ibid., p. 206-207.
23 Ibid., p. 22.
24 Ibid., p. 182.
25 Deleuze G., Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, « Simulacre et philosophie antique », p. 292-307. Pour la présente citation, p. 303.
26 Jameson F., Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (Postmodernism or the cultural logic of late capitalism, Duke University Press, 1991) Noveltry F. (trad. de l’américain), Les Éditions Beaux-Arts de Paris, 2007, p. 50-51.
27 Baudrillard J., Simulacres et simulation, Paris, Éditions Galilée, 1981.
28 Deleuze G., « Dix-neuvième série de l’humour », Logique du sens, op. cit., p. 159-166.
29 Lyotard J.-F., La Condition postmoderne, rapport sur le savoir, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 7 : « En simplifiant à l’extrême, on tient pour “postmoderne” l’incrédulité à l’égard des métarécits. Celle-ci est sans doute un effet du progrès des sciences ; mais ce progrès à son tour la suppose. À la désuétude du dispositif métanarratif de légitimation correspond notamment la crise de la philosophie métaphysique… »
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