« They’re invisible but they’re real ! »
Steps, ou les artifices de la théorie
p. 345-355
Texte intégral
1Avec Steps (1987), le cinéaste d’origine polonaise Zbigniew Rybczynski – surnommé « Zbig » – réalise de manière éclatante ce qu’Emmanuel Siety a nommé le « fantasme d’incorporation1 », c’est-à-dire le désir de franchir le seuil des images. Steps désigne, en effet, le titre de l’œuvre, mais également celui d’un projet intradiégétique, présenté comme la visite guidée d’une scène mémorable de l’histoire du cinéma, extraite du Cuirassé Potemkine (S. M. Eisenstein, 1925). Un échantillon de touristes américains a été spécialement sélectionné pour participer à cette expérience, par ailleurs décrite comme une collaboration entre l’URSS et les États-Unis. Sans être nommé, le procédé à l’origine de la performance – l’incrustation vidéo – est introduit sur un mode spectaculaire, dès les premières minutes. Le chef de projet grimpe sur des marches invisibles, devant un fond bleu, sous les regards médusés du groupe. À sa suite, un petit garçon rampe à quatre pattes puis un vieil homme hasarde un pas, attestant ainsi la présence tangible des marches. L’explication fort succincte donnée pendant la démonstration n’a rien de scientifique, elle relève au contraire du pur boniment illusionniste : « This is steps. They are real. They’re invisible but they’re real ! »
2Ce procédé qui a rendu Rybczynski mondialement célèbre appartient, en effet, au hors-cadre2. Les principes techniques de l’incrustation vidéo restent soigneusement ignorés au profit d’une croyance aux altérations littérales du visible. En d’autres termes, la manipulation des paramètres de l’image est exploitée pour ce qu’elle offre de manifestations phénoménologiques à l’intérieur de la fiction. En tant que personnages doués d’un corps, les touristes et le chef de projet peuvent uniquement faire l’expérience sensible immédiate des opérations effectuées par une régie vidéo hors-cadre, celle dans laquelle le cinéaste Rybczynski a tout orchestré et qui ne sera jamais dévoilée. L’image truquée est donc vécue par les personnages comme étant « le » réel. Un réel sensiblement modifié par quelque truc mais néanmoins assis sur des bases solides : en apparence, les personnages peuvent bel et bien grimper sur ces marches invisibles. Il faut donc supposer que la technique – fictive – employée par l’équipe du projet Steps permet tout simplement de projeter des images sur des supports tridimensionnels. Des marches invisibles de studio sur lesquelles sont projetées celles des escaliers d’Odessa, voilà l’attraction présentée aux Américains. Un dispositif de projection totale, recouvrant le studio entier (« all around space projection3 »).
3Cet épisode inaugural permet d’installer une opposition claire, diversement déclinée dans la suite de l’œuvre, entre l’artificiel et le naturel, sur base d’une distinction d’ordre énonciatif. Ce que le spectateur analysera comme éminemment artificiel car résultant de procédures techniques complexes – l’incrustation de touristes américains des années 1980, en couleurs, dans un film soviétique, noir et blanc, de 1925 – sera vécu par les personnages de manière tout à fait naturelle, sur le mode de la contiguïté sensible. Le « grand imagier4 » responsable des incrustations, dont quelques relais intradiégétiques sont aperçus dès les premières secondes (dont Rybczynski en personne), à l’intérieur d’une régie (la « Control room »), présente aux spectateurs des situations artificielles dans lesquelles se débattent naturellement c’est-à-dire, selon des modalités qui tendent à résorber l’artificialité de l’expérience, les personnages. Le naturel désigne ici la qualité « subsumante » d’une relation réunissant des êtres complètement hétérogènes (à la fois en termes de temps, d’espace, de texture, de couleurs, d’origine, de culture, etc.) sous les mêmes lois physiques.
4L’enjeu de cette étude est d’identifier les conséquences théoriques des principales confrontations entre le naturel et l’artificiel à l’intérieur de Steps. Il s’agira, pour l’essentiel, de décrire les effets perceptifs produits par l’exploration naturelle d’un espace artificiel, en relevant notamment quelques figures de passage significatives. Les derniers développements évalueront brièvement la portée réflexive d’un tel dispositif, au regard d’une décennie dominée par la question de l’« entre-images5 ».
5Une remarque : Steps prend place aux marges d’un corpus d’œuvres qui, comme l’a écrit Philippe Dubois, « ont tenté l’aventure du montage des supports6 ». Des années 1970 aux années 1980, plusieurs cinéastes (Godard, Wenders, Coppola, Antonioni, etc.) ont, en effet, expérimenté diverses combinaisons entre techniques cinématographiques et techniques électroniques, aboutissant à des effets variables. L’important ici est de rappeler que « la vidéo » (cette entité aux contours flous) constituait alors généralement un objet d’altérité, interrogeant de manière aiguë la singularité du cinéma. Steps ressortit donc à une « pratique discursive » (au sens foucaldien), qui prend corps notamment dans la presse cinématographique, et qui, dans le film de Rybczynski, rend possible la création de métaphores (et significativement, on le verra plus loin, celle du nouveau-né).
Espace cinématographique, espace géographique
6Le chef de projet commande à la control room d’envoyer le titre, puis le groupe se retrouve transporté à l’intérieur du film d’Eisenstein, et plus particulièrement à l’intérieur de la scène des escaliers d’Odessa. Les touristes parcourent alors les marches, emmenés par le Russe transformé en « tour director ». À ce stade du film, on pourrait formuler une première série de remarques, hypothétiques : la visite pourrait paraître d’autant mieux guidée que l’espace parcouru se compose de fragments dont l’enchaînement est supposément délimité dans le temps. Les touristes, en effet, sont censés se promener à l’intérieur d’une scène montée, constituée de plans qui en balisent le parcours. L’espace géographique serait donc ici un espace proprement cinématographique. Les touristes peuvent même anticiper les images à venir grâce au guide « plan par plan », qui a remplacé la carte et la boussole. Les plans d’Eisenstein seraient donc supposément « pré-vus » et leur succession attendue. Une telle configuration, évacuant manifestement toute possibilité de surprise, tisse un lien métaphorique avec la vidéo-surveillance à champ restreint. La scène des escaliers est, en effet, inscrite dans l’histoire du cinéma sous une forme tout à fait précise, elle est fixée dans le temps ; les caméras de surveillance, quant à elles, couvrent une portion déterminée, elles sont fixées dans l’espace. Il y a un immobilisme caractéristique de la vidéo-surveillance présent ici dans l’idée de projeter du déjà connu, du réglé d’avance.
7Cependant – et c’est ici que se lit une modification majeure – les plans d’Eisenstein ne se succèdent pas comme dans le montage de 1925 et, de plus, ils se subdivisent en fonction des points de vue attribués aux touristes. Les interactions entre touristes à l’intérieur des plans recomposent en effet un volume spatial cohérent, à l’intérieur d’une image originellement plate. Certains plans du Cuirassé deviennent ainsi des toiles de fond devant lesquelles les touristes s’interpellent, se croisent, s’étreignent, etc. Un tel éclatement des regards renouvelle nécessairement la scène originale. Si Steps peut être analysé comme une œuvre d’animation, c’est en premier lieu sous cet angle : Zbig réanime une scène figée dans l’histoire du cinéma, il en contrarie de l’intérieur la mécanique minutieusement réglée, afin de produire un nouvel espace d’échanges.
8Un travail d’étagement des plans, au sens que revêt ce mot en peinture, joue également dans la mise en place d’une nouvelle profondeur. En effet, grâce aux possibilités techniques de la vidéo, Rybczynski « détoure » des personnages en plans rapprochés ou gros plans (un bébé, un enfant, des figurants) qu’il place ensuite au bord du cadre, devant certaines images des escaliers, pour composer des agencements inédits7. Le cinéaste puise dans cette scène comme dans une « banque de données8 » afin d’en recréer le hors-champ fictif.
Les attractions du montage
9Chaque changement de plan dans le montage d’Eisenstein est accompagné d’une légère saute résultant d’une collure maladroite. Or, dans la mesure où la scène est devenue un parcours, la saute est vécue par les touristes comme une secousse sismique. L’incongruité d’un tel phénomène confronte la facticité du montage – produit d’un assemblage, donc par définition, discontinu – à l’expérience sensible comme écoulement continu. Ici, peu importe que le montage procède formellement par continuité ou discontinuité selon une logique de raccords ou non, c’est le simple fait de coller deux plans bout à bout qui secoue les lieux et surprend les touristes. La collure renvoie à une pratique concrète du montage comme juxtaposition de fragments de celluloïd, une pratique dont la technique peut se dévoiler par des dépôts malheureux. Le montage numérique, effectué sur ordinateur à partir d’images vidéo ou de film argentique numérisé, fera disparaître ces rebuts pour offrir des enchaînements tout à fait transparents. Le passage du cinéma à la vidéo devient ici l’occasion de faire un retour sur l’histoire des techniques sous la forme d’une visite guidée. En un sens assez particulier, la vidéo de Zbig travaille la problématique du cinéma exposé sur un mode spectaculaire : la scène, visitée de intérieur, devient une expérience de réalité virtuelle. De la même manière que certains logiciels (type « Google Art Project ») permettent de déambuler virtuellement à l’intérieur de musées célèbres (Orsay, Le Louvre, le MoMa, etc.), le projet Steps permet de déambuler effectivement dans une célèbre scène de l’histoire du cinéma.
10Un autre phénomène vécu physiquement par les touristes est celui des changements d’échelle à vue, à l’intérieur d’un même fragment de montage. Ici pointe l’un des aspects les plus complexes des modifications effectuées dans la mesure où cette désolidarisation, cette « non congruence9 » dirait Eisenstein, empêche le spectateur d’appréhender l’espace de manière tout à fait cohérente. En effet, les touristes conservent leur taille respective quand les personnages eisensteiniens, outils dans la dramaturgie du metteur en scène, sont soumis aux fluctuations des échelles de plans. Le corps des touristes devient l’étalon à partir duquel se mesurent les personnages du Cuirassé. Cette variation des échelles dans le travail original ne conserve son efficace qu’en référence au modèle théorique de la salle obscure. L’immobilité relative du spectateur assis dans le noir joue, en effet, une part active dans cette dramaturgie, la succession d’échelles variées créant à elle seule du mouvement. Le groupe, au beau milieu de l’action, fait donc l’expérience physique directe de variations pensées pour leur efficience psychologique. C’est ainsi que le guide peut passer entre les bottes de soldats démesurés et que le visage de la mère foudroyée sous les tirs peut quasiment atteindre la taille du corps d’un touriste.
Un spectacle vivant
11Le projet Steps se situe au croisement de la culture foraine et de la nouveauté scientifique. L’épisode inaugural des marches invisibles croise ces deux lignées, spectacle et science, dans la mesure où le système mis au point – dernier cri en matière de technologie, annonce-t-on – n’est pas expliqué scientifiquement mais exhibé telle une attraction sensationnelle. La démonstration – autres « premiers pas de l’homme dans le vide » pour citer un article de Jean-Paul Fargier10 – ressemble plus précisément à un numéro d’illusionnisme.
12Le danger est également une composante essentielle de l’expérience. Le guide établit une série de règles à respecter pour le bon déroulement de la performance : « no smoking », « no interference with actors », « no touching or standing in the way », etc. Une telle précaution contribue à entretenir l’illusion du direct et par conséquent, à déplacer le cinéma vers le théâtre et la télévision.
13C’est l’évidence : le spectateur des salles obscures ne peut interférer avec le film projeté. L’œuvre est fixée une fois pour toutes, enregistrée sous sa forme définitive, sans variations possibles. Elle est le produit d’une série d’opérations qui chacune ont atteint leur point d’aboutissement idéal : tournage, montage, postproduction, etc. Quand le film est consommé à domicile, les seules interférences possibles concernent l’ordre de lecture des scènes : le spectateur peut sauter certaines scènes, répéter plusieurs fois un même instant ou faire un arrêt sur image. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun spectateur que la manière de se conduire devant l’écran puisse influer sur l’attitude des acteurs derrière l’écran. L’interactivité se heurtant à l’enregistrement, le film est rigoureusement cloisonné. Or, ici, il n’y a plus la frontière de l’écran. La scène semble être rejouée hic et nunc et les acteurs peuvent même entendre ce que disent les touristes. Le guide veille à bien huiler les roues du célèbre landau pour que la descente prévue s’effectue sans problème ; il vérifie la machinerie avant la représentation afin d’éviter les mauvaises surprises. Car si le landau reste immobile, le clou du spectacle sera évidemment fichu. L’entretien des roues souligne précisément l’aspect mécanique de la performance. En effet, bien que la scène se joue en direct, il ne semble pas y avoir de place pour l’improvisation. Les acteurs rejouent ce qu’Eisentein a fixé une fois pour toutes. Comme au théâtre, il faut supposer qu’il y a un texte et des indications d’un côté puis, de l’autre côté, une exécution chaque fois singulière11. Dans un futur proche cependant, d’après le tour director, le bébé au landau sera capable de rire, ce qui suppose une forme d’évolution insolite de ces êtres de celluloïd et peut-être de prise d’autonomie par rapport au « texte » fixé.
14Le guide rappelle donc qu’il ne faut pas interagir avec les acteurs c’est-à-dire, ne pas contrarier leur performance. Cette dernière indication est intéressante dans la mesure où elle confronte deux modèles de consommation des images. En effet, bien que le spectateur vive cette scène de l’intérieur, il doit retrouver le comportement du spectateur en salle et prendre acte d’une séparation entre lui et le film. Le cloisonnement que l’enregistrement engendre naturellement doit être reproduit conventionnellement par le comportement des touristes.
De l’interactivité
15En dépit des règles énoncées, les touristes confrontés aux mouvements de la foule et à la répression des soldats s’affolent et partent en tous sens. D’abord, le touriste cinéphile, fort de sa culture, prévient le groupe paniqué qu’il n’y rien à craindre. Or, ne s’agissant plus ici d’images inscrites dans la mémoire cinéphilique mais d’une expérience physique – les deux brancardiers arrivés trop tôt sont bien là pour en témoigner –, l’homme chute, bousculé par les Odessites, et les touristes effrayés courent en suivant le flot. L’action dramatique a donc une répercussion physique immédiate sur les touristes. Il ne s’agit plus d’une image projetée ou diffusée, bien localisée derrière un écran et à laquelle chaque spectateur peut s’identifier de manière variable. Ici, l’image est un environnement immersif, un milieu qui agit sur les sens – au moins trois d’entre eux : l’ouïe, la vue, le toucher – et sollicite le corps entier.
16Le premier personnage eisensteinien présenté permet d’appréhender le type de contact possible entre un homme et un être de celluloïd. Décrit comme la fierté de l’équipe, le bébé au landau bouge de manière assez heurtée. À y regarder de plus près, un fragment de mouvement a été monté en boucle : le bébé ne cesse de se balancer et d’agiter les mains, reproduisant toujours la même ligne chorégraphique. La question posée par une journaliste est révélatrice de la facticité de ce comportement : « Can he do something else ? » Est-il possible, en d’autres termes, de sortir de la boucle mécanique ? Le guide joue avec le nouveau-né, le grattouillant du bout des doigts. L’illusion du contact est due à un télescopage superposant le bras gauche du nourrisson à la main gauche du guide. L’homme place sa main de manière à ce que, selon un certain axe et sous un certain angle, le toucher soit plausible. Ce jeu d’incidence angulaire évoque ici l’anamorphose. L’interaction ressemble à un jeu de remplissage artificiel – un jeu d’incrustation, à la lettre.
17En occupant l’espace vide dans les plans d’Eisenstein et en imitant ce qu’ils voient avec quelques variations, ou encore en se glissant entre un champ et un contrechamp, les touristes vont donner l’illusion d’établir un contact tangible avec les personnages. Par exemple, l’un des gamins du groupe tire avec un pistolet factice en direction de la mère blessée et le raccord crée l’illusion d’un impact effectif. De manière générale, l’interaction avec les Odessites est montrée comme une complicité avec les soldats. À noter également des coïncidences de parcours. Le touriste dont les soldats ont brisé le Ghetto-blaster12 remonte les marches aux côtés de celle dont les soldats ont tué le fils, en se plaignant ouvertement du dommage causé. La perte d’un enfant est ici placée au même niveau – spatial et moral – que celle d’un objet emblématique de la culture hip-hop13.
Ouvrir l’image
18Mais l’interaction n’est pas qu’une affaire de remplissage ou de coïncidence. En effet, à plusieurs reprises, les images cinématographiques dépassent leur statut d’ombres lumineuses pour gagner en organicité. Quelques indices établissent un dialogue singulier entre la surface et la profondeur, donnant aux silhouettes de celluloïd un « espace intérieur » c’est-à-dire, une troisième dimension. L’indice le plus remarquable est évidemment la présence de sang. Quand un villageois est fendu de plusieurs coups de sabre, du sang noir éclabousse copieusement le visage d’une touriste. Puis, quand la mère est criblée de balles, la même touriste palpe la plaie abdominale de la victime en justifiant son acte de manière assez énigmatique : elle a lu dans le journal que toucher du sang portait chance. À la suite de ce contact direct – le sang noir macule les doigts gantés de blanc – la fascination se lit sur le visage des touristes qui, toutes griffes dehors, avancent lentement vers la mère tels des zombies littéralement assoiffés de sang.
19L’incongruité de ce mouvement de prédateur est à la mesure de l’intrusion de la matière visqueuse dans l’image. En effet, grâce à cet écoulement organique, l’image gagne un caractère tactile. Le toucher renouvelle alors singulièrement l’expérience cinématographique. Le travail d’animation ou de réanimation passe donc ici par une sollicitation de la main. Si l’idée de circulation sanguine accroît le réalisme et par la même, le naturel de la performance, en offrant à la mère un surplus de vie, il est une chose qui, en revanche, en affirme la facticité : le noir du sang. Cependant, il est bien évident qu’à l’intérieur d’un milieu où toute chose revêt l’aspect du film argentique noir et blanc, le sang ne saurait être rouge. Faire visiter une scène de l’histoire du cinéma suppose, en effet, d’en conserver l’apparence d’origine. La matière originale est donc renouvelée dans les limites des données de base. Un sang rouge deviendrait dans le gris de cet environnement un indice tout à fait artificiel. Il n’en reste pas moins une nouveauté fondamentale, c’est que l’image peut se trouer et libérer une matière qui ne s’y trouvait pas visiblement. Une matière en attente, cloisonnée derrière une pellicule (au double sens argentique et dermique), qu’une déchirure – un coup de sabre, un tir de fusil – permet de mettre au jour. Plus généralement, cette matière tangible se donne comme le signe d’un au-delà du visible ou, pour employer un terme proprement cinématographique, d’un hors-champ14.
Un retournement dialectique
20L’animation de la scène du Cuirassé consiste à la transformer en une expérience sensible élargie : les touristes arpentent les escaliers au milieu des Odessites et se tachent du sang des victimes. Mais la fin de l’expérience, à la grande surprise du tour director, rejoint une définition plus étroitement théologique du métier d’animateur : donner la vie.
21Une fois le massacre accompli, à l’heure où les soldats sont pris en photos, l’une des touristes découvre, en effet, un bébé sous le landau renversé. En couleurs, le nourrisson présente le même aspect propre et lisse – vidéographique – que les autres touristes. Par opposition au bébé de celluloïd, celui-ci se meut de manière autonome et naturelle. Aucune boucle de mouvement n’est perceptible. La première question, relayée par les exclamations massives des touristes, porte bien entendu sur les conditions de possibilité d’un tel prodige.
22Il faut noter en premier lieu que le bébé apparaît en sortant du hors-champ. La touriste est d’abord alertée par des pleurs qui l’amènent à retourner le landau et à découvrir ce qu’il cachait. Un accessoire doit donc être déplacé pour révéler le nourrisson : la naissance s’est produite dans le creux de l’image. Un tel événement va à l’encontre de l’idée de surveillance et de prévision. En effet, ce bébé est précisément ce qui n’a pas été « pré-vu » et cela, en un sens tout littéral. Retourner le landau c’est alors prendre acte d’un retournement dialectique. Incruster, en termes benjaminiens, le « Maintenant » – naturel – dans l’« Autrefois » – artificiel – s’avère, en effet, une méthode prodigieusement féconde15.
23Quand le tour director grimé en soldat aperçoit le nourrisson et en revendique impérativement la propriété exclusive, la voix de Kane – ce touriste au nom évocateur, mort sous le coup de l’émotion pendant la descente des escaliers – l’interpelle depuis la control room en lui demandant de le rejoindre. Le guide s’exécute, il quitte la scène des escaliers, traverse le studio et constate que plus personne ne contrôle la régie : les locaux sont désertés. Kane se prend alors d’un grand éclat de rire devant la stupeur du guide. Celui-ci retourne dans le studio et découvre que la projection a été interrompue, les touristes ont disparu, seul reste le nouveau bébé assis devant le fond bleu. Le dialogue s’établit alors entre la voix de Kane et le guide affolé : « Are you usptairs ? » interroge le premier, « A sort of » répond l’autre. Le guide scrute le plafond étoilé de projecteurs comme pour y apercevoir son interlocuteur. La réponse énigmatique de Kane suggère assez clairement l’idée d’une control room comme destination métaphysique, la communication verticale (contre-plongée et regard dirigé vers le haut) désignant de surcroît le ciel, derrière le plafond visible, comme lieu post mortem. La salle de contrôle n’est plus celle dans laquelle un technicien tout-puissant manipule les images – et les êtres d’images – ou en surveille le déroulement attendu, elle redevient un lieu mythique. Le terme de « contrôle » se débarrasse ici de ses connotations philosophiques (Foucault, Deleuze) pour retrouver le sens religieux du Destin. Ce dernier déplacement décline une nouvelle fois la confusion entre le réel et l’image exemplifiée par l’épisode des marches invisibles. La surveillance des images a été abandonnée et de l’imprévu – une naissance – est advenu. Cet épisode pose une distinction entre cinéma et vidéo sur base du cycle de la vie16. Kane est mort, un bébé sur fond bleu est né : le cinéma se meurt, un art nouveau prend le relais.
24L’opposition entre naturel et artificiel constitue le fondement du scénario de Steps : des touristes parcourent une scène de cinéma et se retrouvent physiquement confrontés aux personnages enregistrés. Cependant, il est bien évident que le projet de Rybczynski dépasse le simple prétexte narratif. Le remploi des images du Cuirassé invite, en effet, à repenser – en 1987 – le devenir du cinéma. C’est bien la signification de la naissance finale, que n’a pas manqué de souligner Fargier : le nouveau-né vidéographique a surgi des décombres de la tuerie cinématographique.
25Par ailleurs, Steps met en jeu l’efficacité théorique de cette figure disruptive qu’est l’incrustation. Les plans soigneusement construits par Eisenstein sont effectivement parasités par les touristes qui, en interagissant avec les Odessites, mettent au jour des combinaisons formelles singulières, affectées d’un nouveau potentiel critique. Employée comme outil de déconstruction, l’incrustation permettrait, par hypothèse, d’accéder à cette « lisibilité » historique dont parlait Walter Benjamin, ce seuil d’intelligibilité furtif né d’une conjonction anachronique17. Peut-être Eisenstein, en cette fin de décennie 1980, ne serait-il lisible, en effet, qu’au prix des déflagrations provoquées par Zbig ?
26L’artifice de Steps peut donc s’entendre in fine sous une double acception. Il réfère d’abord à une attraction spectaculaire, à l’origine d’effets saisissants, dans la tradition des films de magie (Méliès en tête). Il réfère ensuite à un procédé d’écriture par chocs (terme eisensteinien s’il en est), au service d’une fable théorique.
27Sous un dehors semblable donc, le premier « artifice » cache les ficelles de l’illusionniste alors que le second recèle plutôt la poudre de l’artificier.
Notes de bas de page
1 Siety E., Fictions d’images. Essai sur l’attribution de propriétés fictives aux images de films, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2009, p. 55.
2 À ne pas confondre avec le hors-champ, le hors-cadre désigne « cet espace de la production du film, où se déploie et où joue tout l’appareillage technique, tout le travail de réalisation, et métaphoriquement tout le travail d’écriture », Aumont J., Bergala A., Marie M., Vernet M., Esthétique du film, Paris, Armand Colin, coll. « Armand Colin Cinéma », 2008, p. 19.
3 Ainsi résumé, ce procédé n’est guère éloigné de la technique du mapping à ceci près que les supports de projection – les marches – sont ici, comme par magie, parfaitement invisibles.
4 Gaudreault A. et Jost F., Cinéma et Récit – II. Le Récit cinématographique, Paris, Nathan, coll. « Nathan Université », 1990, p. 45.
5 Ce terme célèbre, forgé par Raymond Bellour, désigne « l’espace de tous [les] passages. Un lieu, physique et mental, multiple. À la fois très visible et secrètement immergé dans les œuvres remodelant notre corps intérieur pour lui prescrire de nouvelles positions, il opère entre les images, au sens très général et toujours singulier du terme. Flottant entre deux photogrammes, comme entre deux écrans, entre deux épaisseurs de matière comme entre deux vitesses, il est peu assignable : il est la variation et la dispersion même », Bellour R., « L’Entre-Images », L’Entre-Images 1. Photo. Cinéma. Vidéo., Paris, Éditions de la Différence, coll. « Les Essais », 2002, p. 14 [1re édition 1990].
6 Dubois P. (avec Mélon M.-E. et Dubois C.), « Cinéma et vidéo. Correspondances, montage, incorporations » [1986-1987], La Question vidéo. Entre cinéma et art contemporain, Crisnée, Yellow Now, coll. « Côté Cinéma », 2011, p. 139.
7 Cette pratique est appelée digital compositing. Pour plus de précision, voir Manovich L., « Les Opérations », Le Langage des Nouveaux Médias, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Perceptions », 2010, p. 267.
8 Fargier J.-P., « Comme un Polonais », Cahiers du cinéma, no 405, mars 1988, p. 37.
9 Eisenstein S. M., « Stuttgart » (1929), dans Albera F., Eisenstein et le constructivisme russe, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1990, p. 31-54.
10 Fargier J.-P., « Premiers pas de l’homme dans le vide », Fargier J.-P. (dir.), Où va la vidéo ?, Paris, Éditions de l’Étoile, Cahiers du cinéma, 1986, p. 15-21.
11 Le projet Steps s’inscrit, en ce sens, dans ce que le philosophe Nelson Goodman nomme une logique allographique. Voir Goodman N., Langages de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, coll. « Rayon art », 1990.
12 Radiocassette volumineux typique des années 1980.
13 Pour une analyse détaillée de cet exemple, je renvoie à mon texte « Incrustation vidéo et cinéma d’animation. Ou comment ne pas résoudre les conflits : Steps, Zbigniew Rybczynski, 1987 » paru dans la revue en ligne Débordements : [http://debordements.fr/spip.php?article53]. Dernière consultation : 19 juin 2015.
14 Peut-être vaudrait-il mieux employer le terme de « hors-vue », plus précis, pour désigner cette portion d’espace en attente. Voir Vernet M., Figures de l’absence, Paris, Éditions de l’Étoile, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 1988.
15 Voir Benjamin W., « Réflexions théoriques sur la connaissance, théorie du progrès », Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Le Cerf, coll. « Passages », 1989, p. 478-479.
16 Fargier commente cette passation comme ceci : « Sur la fin du Cinéma, Zbigniew Rybczinski [sic] a réalisé une fable tonitruante, Steps, qui met peut-être un peu trop les points sur les i, mais qui a le mérite de brûler derrière elle tous ses arrières. Pas de regret, finie la nostalgie, le culte. Rien de moins kitch que l’attitude de Rybczinski. Pas de pastiche, d’hommage. Rien que des dommages et intérêts. » (Fargier J.-P., art. cité, p. 37.)
17 Benjamin W., op. cit., p. 479.
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