La photographie, entre le « sans artifice » et le « sans art »
p. 285-295
Texte intégral
[Ma grand-mère] eût aimé que j’eusse dans ma chambre des photographies des monuments ou des paysages les plus beaux. Mais au moment d’en faire l’emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l’utilité reprenaient trop vite leur place dans le mode mécanique de représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et, sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d’y substituer, pour la plus grande partie, de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d’art : au lieu de photographies de la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art de plus. Mais si le photographe avait été écarté de la représentation du chef-d’œuvre ou de la nature et remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette interprétation même1.
1Nous nous appuierons sur la citation de Proust mise en exergue, car elle est significative à plus d’un titre des problèmes spécifiquement posés par la photographie au regard de la notion d’artifice. Cet extrait de Du côté de chez Swann (1913) est d’abord un témoignage sur la réception historique de cette image ou ce procédé. Le parallèle entre peinture et photographie est quelque peu biaisé du seul fait qu’il s’agit non pas de les envisager comme objets à exposer en public, mais seulement comme éléments décorant la chambre de Marcel, et qu’on imagine mal sa grand-mère, tout attachée qu’elle fût à donner ce qu’elle estimait de meilleur à son petit-fils, faire pour lui l’emplette d’un « vrai » Turner ! La grand-mère tient à cantonner les ambitions artistiques de la photographie au domaine de la reproduction du tableau, qui, elle, est perçue comme une « interprétation », ce que la photo n’est pas véritablement. C’est pourquoi une photographie est vulgaire et commerciale lorsqu’elle prétend rivaliser avec la peinture dans la restitution des beautés monumentales ou naturelles, mais accède à la dignité s’il ne s’agit que de reproduire les peintures que Corot, Robert ou Turner en ont faites.
2Toutefois, ce passage dit-il le dernier mot de Marcel Proust sur la distinction entre peinture et photographie ? Il se prolonge par :
Il faut dire que le résultat de cette manière de comprendre l’art de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. L’idée que je pris de Venise d’après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup moins exacte que celle que m’eussent donné de simples photographies2.
3Il est possible que, sous le masque de l’humour, Proust y esquisse une théorie esthétique rompant avec l’idée selon laquelle la littérature, ou son antique sœur et ennemie, la peinture3, n’ont d’autre but que de reproduire le seul monde visuel. Car, après tout, ce que l’on dédaigne, sous l’appellation de « mode mécanique de représentation, la photographie », rend peut-être accessibles d’autres réalités que celles que se donnaient pour but de restituer la « grande » peinture ou la « grande » littérature. De même, la lecture de François le Champi de George Sand, par-delà « les procédés de narration destinés à susciter la curiosité et l’attendrissement », donnait en réalité à Marcel « la nostalgie d’impossibles voyages dans le temps4 ». Tout comme ce roman pour le jeune public, la « simple photographie » de Venise intéresse Proust autant que le dessin du Titien. Tandis que son aïeule croit en des « épaisseurs d’art » (ce pour quoi elle préfère encore une gravure à une photographie), lui se concentre sur les épaisseurs de temps auxquelles donnent accès – mieux parfois que les plus grands chefs-d’œuvre – aussi bien les seuls noms de pays ou de famille que ces objets humbles que sont les photographies, que, tel son maître Ruskin, Proust collectionne avec délices5.
Les questions posées par l’artifice photographie
4L’on peut proposer une double lecture du texte de Proust. La première, « techniciste », emboîte le pas de la traditionnelle querelle des arts (renvoyant à la vieille distinction entre arts mécaniques et libéraux), propose une voie moyenne, grâce aux notions d’épaisseur ou de degré d’art, qui expriment clairement l’idée d’une hiérarchie ou d’une échelle allant des objets marqués du sceau de l’industrie qui les a produits, à ceux sur lesquels cette marque n’apparaît plus. On le sait, certaines esthétiques tant classiques que romantiques ou symbolistes requièrent, en première analyse du moins, l’effacement ou la disparition du moindre artifice, de toute trace de la facture de l’œuvre, sous son « fini » et grâce à la dynamique transcendantale qu’il est censé favoriser. Dans le texte de Proust, Swann représente justement cet expert en esthétique auquel la grand-mère fait appel afin d’éviter au jeune narrateur d’entrer dans une relation incomplète ou médiocre avec ces chefs-d’œuvre que sont la cathédrale de Chartres, les Fontaines de Saint-Cloud ou des phénomènes naturels comme le Vésuve. Mais jusqu’à quel point Proust lui-même partage-t-il le jugement émis par la grand-mère du narrateur, selon lequel les photographies de ces monuments, si précieuses soient-elles pour se les remémorer, ne transmettent cependant rien d’essentiel, à raison justement du degré d’artifice technique dont ces images portent la marque, supposément gommée au contraire par les Corot, Robert ou Turner ? Et quand bien même ce « degré d’art de moins » serait-il incontestable devant des images trop peu élaborées pour être autre chose que des documents, Proust doit-il renoncer à y recourir dès lors qu’il conçoit lui-même son projet littéraire comme relevant d’une forme inédite de réalisme, qui envisage non la choséité du réel mais, comme avec un « télescope6 », ses métamorphoses « dans le Temps » (ultima verba du roman) ?
5Une deuxième lecture me paraît plus proprement proustienne, balayant la question des techniques, considérant que tous les produits mimétiques reposent nécessairement sur l’emploi d’artifices et que l’objet de la mimêsis qui intéresse Proust n’est pas l’espace mais le temps. Alors une photographie de Venise vaut absolument un Turner ou un Titien : en termes de mimétique visuelle, sans doute est-elle une image dont les artifices sautent aux yeux, tandis que la peinture les efface ou a su habituer son public à la façon dont elle les occulte ; mais en termes de temps c’est le contraire : Titien ne montre pas Venise, il ne montre que du Titien, tandis que la plus « simple photographie » est grosse de quelque chose de vrai quant à Venise dans le temps.
6Avant d’aller plus loin, posons ces deux idées :
71. Dès ses origines et pour longtemps, l’image issue du procédé photographique apparaît, aux yeux de ce que Baudelaire encore appelait le « public moderne », inextricablement mêlée de technique, incapable de s’extraire de la gangue industrielle d’où elle est née, ni d’effacer tout à fait les artifices chimiques et optiques qui l’ont engendrée. Peut-être parce que, contrairement au cinéma (qui est pourtant bien davantage une industrie), elle est à peine narrative. Bourdieu, en 1965, parle encore d’un « art moyen », appellation qui rappelle les « degrés d’art » de l’aïeule de Marcel, sans que l’on sache si l’appréciation est celle seulement du public ou finalement celle aussi du sociologue qui l’étudie7.
82. Cependant, cette impossibilité à apparaître comme une image pure, cette réticence à l’idéalité, cette irréductible discordance avec la visée ontologique posée par l’esthétique en particulier romantique8, bref tous ces handicaps natifs ont permis à la photographie de jouer, tant envers la peinture que la littérature, un rôle d’opérateur de décentrement, de décalage. Tout l’intérêt de la photographie est justement d’incarner un mode de représentation inassimilable à une certaine conception de la mimêsis classique, et en tout cas d’en déporter les enjeux.
9En fait, l’apparition de la photographie parmi les techniques permettant de produire des images équivalant à celles de la peinture et du dessin, ou les remplaçant, se fit paradoxalement sous le signe de la suppression des artifices auxquels peinture et dessin avaient recours jusqu’alors pour restituer le visible. L’image engendrée par la seule « nature » allait accomplir l’idéal d’une mimêsis parfaite, car « achéropoiète », sans intervention de la main humaine, recréant au passage tout un imaginaire de la « véronique », la vraie icône9. Si les théories de la photographie comme « véronique » datent du XXe siècle, elles n’en courent pas moins au fil du XIXe, et sont d’autant plus prégnantes qu’elles prennent leur origine bien avant l’invention elle-même. On trouve ainsi dans Giphantie, un roman de Tiphaigne de la Roche paru en 1760, l’histoire d’un naufragé se retrouvant dans une île africaine où l’on a construit un palais dont les fenêtres présentent des tableaux réels aux yeux de ceux qui les fixent, grâce à des verres ayant le pouvoir de miroirs sachant conserver les images passagères. L’hôte qui les présente au voyageur lui dit : « Vous avez un tableau d’autant plus précieux qu’aucun art ne peut en imiter la vérité10. » Il s’agit de bien plus qu’un simple trompe-l’œil, c’est-à-dire d’un type de mimêsis dont on admire précisément l’artifice permettant de faire disparaître toute trace d’art : en effet, il est dit de cette image/miroir qu’elle a été obtenue sine manu facta, sans tekhnê, sans art, ni travail, ni artifice, qu’elle ne saurait mentir, qu’elle est naturelle et accomplit l’idéal d’une illusion sans leurre, garante de vérité littérale et non plus seulement de vraisemblance. La formule de Jules Janin, en 1839, selon laquelle on aurait enfin découvert le « miroir qui garde toutes les empreintes », est un héritage de cette utopie11. Niepce et Arago ne font que reprendre (sans le savoir probablement) ce mythe fondateur, le premier en insistant sur la « spontanéité » de l’action de la lumière, le second en comparant le daguerréotype aux dessins de la Description de l’Égypte (initiée par Kléber, et parue entre 1809 et 1828), dévaluant les « hiéroglyphes fictifs » des dessinateurs pour mieux souligner que le procédé de Niepce aurait fourni, lui, des « hiéroglyphes réels12 ».
10Cette illusion d’une parfaite adéquation avec l’objet visuel à reproduire fut vigoureusement dénoncée par Baudelaire (« Ils croient cela, les insensés ! ») dans son Salon de 1859. Il n’empêche : une bonne part de l’histoire de la photographie et du dialogue vif – et le plus souvent conflictuel13 – qu’elle allait connaître avec les arts mimétiques reconnus (peinture, sculpture et littérature), tourne autour de ces questions lovées les unes aux autres : si la photographie, étant en contact direct avec la nature, se substitue à l’art, comment peut-elle prétendre dans le même temps lui appartenir ? Dans quelles conditions peut-elle participer d’une certaine mimêsis et de quel ordre est-elle ? Jusqu’où est-elle sans artifice, et finalement sans art ? Si elle est sans art, pourquoi craindre qu’elle remplace la peinture ou la littérature ? Si elle doit coexister avec elles, doit-on redouter qu’elle puisse contaminer les mimêsis littéraire et picturale, les entraîner à leur tour en direction de la nature brute, infra-mimétique, donc en direction du « sans art » abhorré des esthètes mais adulé par le public des « nouveaux adorateurs du soleil » que conspue Baudelaire ? Voici, en germes, les problèmes qui sont posés jusqu’au XXe siècle par les esthétiques du document, de l’art dit « brut ».
L’artifice photographique selon les photographes, les peintres et les écrivains
11Les conséquences de cet ensemble de questions sont très diverses, selon que l’on considère les photographes, les peintres ou les écrivains.
12Les photographes réagissent en empruntant deux directions opposées, soit en aggravant soit en gommant les discordances avec la doxa esthétique. Francis Wey, dans La Lumière, l’un des premiers journaux consacrés à la photographie dont il fut le cofondateur, cherche à poser les conditions de possibilité d’un style personnel par-delà le caractère anonyme : en effet, si cette image exclut tout artifice dès lors qu’elle élude l’intervention du photographe (accessoire parmi d’autres), se pose fondamentalement la question de son attribution, de savoir qui l’a faite : comme le laisse plaisamment entendre William Henry Fox Talbot dans The Pencil of Nature (1844)14, ne sont-ce pas la meule de foin, la fougère ou le paysage de Paris qui se sont en quelque sorte auto-dessinés ? Certains pointent en revanche la nouveauté radicale du regard que le procédé permet, et soulignent qu’il s’agit d’une image à nulle autre pareille, capable de transformer celui qui la regarde et porteuse de ce qu’on appellera plus tard « un inconscient optique ». Comme celui-ci serait en même temps un « inconscient technique », cela mènerait par conséquent à valoriser l’artifice pour lui-même, donc à rompre avec la tradition de la mimêsis pour emprunter la direction d’un autre type de plaisir, moins magique mais plus « moderne », moins illusionniste mais plus immanent.
13En revanche, les Pictorialistes (comme par exemple Robert Demachy) s’acharnent à démontrer que le procédé n’est pas si mécanique qu’on lui en fait le reproche, que l’œil et la main interviennent, que les manipulations liées au développement et au tirage sont la part essentielle dans laquelle sont réinvestis un style individuel, une vision personnelle, et qu’il est aussi licite de signer une photographie qu’un tableau. Refermer la césure ou la fracture introduite par la photographie dans l’histoire de la reproduction mimétique, la réconcilier en somme avec la peinture, en usant de la retouche systématique, de diverses gommes, pinceaux, pigments, encres, etc., représente l’objectif commun des divers mouvements pictorialistes. Une bonne partie de leur argumentation tourne autour de la question du traitement du détail, du fini et du flou. C’est Delacroix qui, en 1859, a fourni les arguments décisifs à la réflexion sur la question du style en photographie, en justifiant l’apport d’artifices permettant l’élimination de ce que le vocabulaire des peintres nommait des détails, c’est-à-dire l’intraitable quantité d’informations que contient inévitablement toute image mécanique, dès lors qu’elle est une ponction de réel brut :
Les photographies, écrit-il, qui saisissent davantage sont celles où l’imperfection même du procédé pour rendre d’une manière absolue, laisse certaines lacunes, certains repos pour l’œil qui lui permettent de ne se fixer que sur un petit nombre d’objets. Si l’œil avait la perfection d’un verre grossissant, la photographie serait insupportable : on verrait toutes les feuilles d’un arbre, toutes les tuiles d’un toit et sur ces tuiles, les mousses, les insectes, etc.15.
14Avec la théorie dite « des sacrifices », avec les repos ou les lacunes ménagées à l’œil du spectateur, Delacroix valorise l’imperfection ou les failles du procédé – au contraire évidemment de Niepce et Arago – afin de réintroduire la part d’artifice indispensable à la compatibilité avec l’art en tant qu’il est « synthétique », de rendre possible le raccord entre les arts mimétiques traditionnels et la nouvelle technique. Immédiatement Gustave Le Gray s’empare de l’argument pour écrire à son tour :
À mon point de vue, la beauté artistique d’une épreuve photographique consiste au contraire presque toujours dans le sacrifice de certains détails, de manière à produire une mise à l’effet qui va quelquefois jusqu’au sublime de l’art.
15Vers 1855-1856, en effet, Le Gray photographiait la forêt de Fontainebleau, un sujet commun avec les peintres, en évitant de prétendre restituer une vérité trop crue, grâce au calotype et au papier ciré sec qui permettent de « rendre la finesse de la végétation tout en conservant ce soupçon de flou, ce moelleux qui laisse le regard s’imprégner de l’image tout entière sans être fatigué ni distrait par l’excès de détail16 ».
16Il conviendrait évidemment d’aller au-delà du seul Delacroix pour décliner ce que furent les positions des peintres par rapport à cette image qui les fascine ou les contrarie. Il est probable que le réalisme pratiqué par Ingres notamment fut une réponse, sur le mode de la virtuosité, au défi lancé par le caractère très littéral du rapport que la photographie pose avec le réel. Très vite des peintres utilisent des photographies comme substitut aux séances de pose de leurs modèles, voire pour la peinture de paysages (Fromentin, par exemple). Mais l’effet majeur de la photographie est sans doute de faire sortir les peintres de leur atelier. Apparaît un clivage entre ceux qui continuent à y peindre et ceux qui désormais vont à la recherche du « motif ». Ceux, d’un côté, qui peignent en atelier d’après modèle éventuellement photographique, et ceux qui, de l’autre, relèvent le défi de la nouvelle image en sortant inventer un nouveau rapport au réel. Maupassant, dans La Vie d’un paysagiste, un somptueux texte en forme de lettre supposée écrite d’Étretat, et publié dans Gil Blas le 28 septembre 1886, décrit parfaitement ce clivage en évoquant dédaigneusement les peintres qui n’ont pas encore compris qu’il leur fallait quitter leur atelier et aller exercer leur art à la lumière, pour peindre les choses sous le signe de cette lumière, changeante et soumise au temps. Maupassant livre pratiquement la théorie esthétique impliquée par cette mutation :
Parfois, je m’arrête, stupéfait d’observer tout à coup des choses éclatantes dont je ne m’étais jamais douté ! Regarde les arbres et l’herbe en plein soleil, et essaie de les peindre. Tu essaieras. Tout le monde a fait du paysage au soleil, parce que tout le monde est aveugle. Mon cher, les feuilles, l’herbe, tout ce que le soleil frappe en plein n’est plus coloré, mais luisant, et d’un luisant tel que rien ne le peut rendre. Or on ne saurait peindre ce qui brille ; on ne saurait même en donner l’illusion. L’an dernier, en ce même pays, j’ai souvent suivi Claude Monet à la recherche d’impressions. Ce n’était plus un peintre, en vérité, mais un chasseur. Il allait, suivi d’enfants qui portaient ses toiles, cinq ou six toiles représentant le même sujet à des heures diverses et avec des effets différents. Il les prenait et les quittait tour à tour, suivant les changements du ciel. Et le peintre, en face du sujet, attendait, guettait le soleil et les ombres, cueillait en quelques coups de pinceau le rayon qui tombe ou le nuage qui passe, et, dédaigneux du faux et du convenu, les posait sur sa toile avec rapidité.
17Ce que fait Claude Monet d’après Maupassant consiste bien, pour le peintre « moderne », à s’affranchir des anciens artifices picturaux, à restituer un nouveau type d’illusion, et à répondre au défi photographique sur son terrain, face au réel et aux « impressions » qui en émanent, c’est-à-dire à inventer une mimêsis orientée vers la restitution temporelle qui exige du peintre (comme le fait déjà le photographe, comme le fera aussi Elstir chez Proust) qu’il attende, guette le soleil et les ombres, cueille le rayon qui tombe avec rapidité, etc.
18Les écrivains sont quant à eux partagés. Nerval rejette vigoureusement l’appareil qu’il avait emporté lors de son voyage en Orient, l’estimant profondément incompatible avec son imaginaire (une position qu’on retrouve jusqu’à Barthes, évoquant la photographie comme « interdite d’imaginaire »)17. Inversement, Hugo reprend l’idée émise par Talbot d’un prolongement de la création divine par l’intermédiaire du « crayon de la nature » et parle d’une « collaboration avec le soleil18 », rendant finalement homogènes la production humaine et la Création divine, l’action des rayons et l’intervention de la main – ce qui est logique si l’on considère sa propre production plastique, elle-même orientée vers la dialectique des rayons et des ombres, vers la voyance et le rêve, plutôt qu’en direction d’une restitution réaliste des paysages19. Là encore, les clivages qui opposent entre eux les romantiques (dont Nerval et Hugo ne sont que deux exemples, bien entendu) sont présentés comme esthétiques, tout en étant largement surdéterminés par leurs options politiques et métaphysiques.
19Ce positionnement schématique ne tient cependant que jusqu’à l’arrivée des avant-gardes littéraires et artistiques, vers 1915, lesquelles s’emparent au contraire de la photographie en tant qu’elle est justement ce procédé mécanique, physique et chimique excluant la subjectivité, ou en tout cas permettant de développer une tout autre idée du sujet écrivant ou dessinant. Pour les Surréalistes, l’automaticité, le caractère anonyme, collectif et inconscient de la production littéraire sont largement pensés sous les auspices de l’image photographique, au point que, dans leur recherche de « grands ancêtres », la valorisation d’Eugène Atget (qui réalisait des photographies destinées aux peintres d’atelier) n’est pas moins importante que la fervente déférence envers Lautréamont (lequel, du reste, leur fournit un paradigme d’image investie de technique avec la célèbre métaphore de la rencontre fortuite sur une « table de dissection »). La commune référence à la mécanique érotique sadienne permet à Éluard et Man Ray de collaborer pour l’édition de Facile (1935), et de faire en somme le pont entre l’âge classique de la représentation et la nouvelle poétique que l’ère industrielle requiert20. Le handicap dont la photographie souffrait depuis son origine face à la peinture est désormais balayé, inversé. C’est le paradigme du « sans art » qui se met à prévaloir, si bien que la défaillance native de la photographie devient sa qualité première. La réduction à néant des artifices et des conventions littéraires convient évidemment à des Surréalistes qui, au moins initialement, sont d’abord nihilistes et s’appuient sur la photographie en tant qu’elle est rétive ou inapte à l’art honni, étant toute d’artifices déclarés. Là où Baudelaire percevait un symptôme de décadence, les Surréalistes voient un levier pour la déconstruction du sujet inspiré dont ils rêvent.
20Paradoxalement, ce sont les photographes mêmes avec lesquels les Surréalistes collaborent, et dont leurs revues contribuent à faire connaître les œuvres, qui, tout en utilisant le drapeau de l’avant-garde, réintroduisent dans le traitement de leurs images des formes d’artifices et de subjectivité qui les rendent parfaitement compatibles avec l’idée d’une mimêsis, fût-elle en effet davantage temporelle que spatiale. Comment ? En associant étroitement la composition géométrique avec la saisie du mouvement instantané (Cartier-Bresson en est le meilleur exemple21) ; en imposant l’idée que la photographie est ce que Deleuze nomme plus tard une « image-temps », et qu’elle produit un traitement de la durée qui lui est spécifique22 ; en soulignant que, dans l’image photographique, le référent n’est plus un « modèle » mais un « imprégnant » dont la présence rémanente peut être traitée comme un effet de réel ou d’aura particulier23. Il faut attendre la parution d’analyses plus distanciées et le milieu du XXe siècle pour qu’on sorte de la plate antinomie entre peinture et photographie, pour qu’on les envisage selon une logique relationnelle plus subtile et sur un plus large empan historique, pour qu’on souligne notamment que le procédé utilisant des lentilles pour l’objectif était lui-même un lointain héritier du système perspectiviste, donc d’artifices et de conventions utilisés depuis longtemps en peinture (sans même évoquer l’histoire des techniques de transfert d’images : camera lucida, skiagraphie, etc.), et pour qu’on reconnaisse qu’après tout le clivage introduit par la photographie au sein du système mimétique ne faisait peut-être que donner écho à un autre clivage, bien plus ancien, propre à la notion même d’image et à ses ambivalences, oscillant entre empreinte et projection, entre trace et imitation24.
21Cet aperçu met en exergue combien a été constante la difficulté à intégrer la photographie au sein des pensées du sujet artiste et de l’objet esthétique. Si l’on ne peut éviter de la réduire à sa dimension technique parce que, indubitablement, elle est toute d’artifices flagrants, ne laisse qu’une faible marge d’interprétation à ses praticiens (quelque biais qu’ils inventent pour contourner cette donnée brute), alors la photographie voisine plutôt avec la science, la sociologie, la communication, au risque pour ses adeptes de découvrir qu’elle est du côté sombre de la société du spectacle25. En revanche, si l’on pointe le rôle majeur qu’indubitablement elle a joué à l’égard de la peinture, envers et contre la littérature aussi, ce même rôle « d’opérateur de décentrement, de décalage » dont nous parlions plus haut, alors il faut convenir que la photographie n’a pu le jouer qu’en tant qu’elle oscille entre l’art et le « sans art26 ». Ce qui n’est pas synonyme de « non art », d’absence d’art (au sens d’aptitude à générer les émois ou les jugements associés à l’expérience esthétique), mais qui ne fait qu’énoncer autrement ce que plus haut nous disions à propos de Proust : qu’avec la photographie, probablement, émerge la possibilité d’un mode de mimêsis davantage temporel que visuel, que les artifices dont ces modèles usent ne sont pas entièrement compatibles, si proches qu’ils soient par ailleurs dans leur commun objectif de restituer une expérience (de l’espace et/ou du temps) et la donner à partager.
22La question du « sans art » mérite donc en soi considération, dans la mesure où cette expression est un double marqueur : celui du rejet hors de la sphère de l’art, mais aussi, justement, celui de l’artifice, entendu comme ce que tout art véritable sait masquer tout en y recourant évidemment. Si la photographie eut cette importance dans la culture visuelle et littéraire – esthète, savante ou populaire – c’est parce qu’elle fut, et demeure, cet objet parfaitement contradictoire, oscillant entre la pure nature – y compris comme ce flux photonique ayant causé l’ombre d’une échelle dans une image de Talbot et sur une photo prise à Hiroshima27 – et la technique accomplie – celle de Cartier-Bresson dansant au rythme des choses et des êtres devant lesquels il s’efface –, et relevant donc aussi bien de l’art que du sans art. Mais alors, lorsque le « sans art » ne pointe pas l’adresse de l’artiste parvenant à naturaliser ce qu’il produit, il recouvre les matériaux bruts, non encore exploités, aptes à servir à l’invention de formes nouvelles (on songe par exemple à l’emploi des photos de famille ou de documents historiques dénués d’intention artistique dans de nouvelles conceptions de l’autobiographie ou du traitement de la mémoire collective, chez Perec, Ernaux, Volodine, etc). Le sans art est un opérateur de transactions, ce qui, formé sans être encore informé, est en attente de trouver sens.
Notes de bas de page
1 Proust M., À la Recherche du Temps perdu, Clarac P. (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, tome I, p. 40.
2 Ibid., p. 40-41.
3 Nous songeons à la question du « paragone », posée par Léonard de Vinci. Voir Lichtenstein J. (dir.), La Peinture, Paris, Larousse, coll. « Textes essentiels », 1995, chap. VII, p. 385-388.
4 Proust M., À la Recherche du Temps perdu, p. 41.
5 Voir nos deux articles sur Proust et la photographie dans Proust et les images, Cléder J. et Montier J.-P., Rennes, PUR, 2003 (« La photographie dans le temps : de Proust à Barthes et réciproquement », p. 69-114 et « Un photographe lecteur de Proust : Brassaï », p. 139-183).
6 Proust M., À la Recherche du Temps perdu, op. cit., tome III, p. 900 : « Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au “microscope”, quand je m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. »
7 Bourdieu P. (dir.), Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1965.
8 Voir Schaeffer J.-M., L’Art de l’âge moderne : l’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1992.
9 Voir Mondzain M.-J., Image, icône, économie, Paris, Le Seuil, 1996.
10 Voir Mélon M.-E., « Mimèsis et esthétique du détail dans la photographie du XIXe siècle », Lenain T. et Lories D. (dir.), Mimèsis. Approches actuelles, Bruxelles, La lettre volée, coll. « Essais », 2007, p. 193-241.
11 Sur la métaphore du miroir et ses enjeux métaphysiques, voir l’article d’Éric Michaud : Michaud É., « Daguerre, un Prométhée chrétien », Études photographiques, no 2, mai 1997, p. 45-59.
12 Voir Mc Cauley A., « Arago, l’invention de la photographie et le politique », Études photographiques, ibid., p. 7-43.
13 Voir Edwards P., Je hais les photographes, Paris, Anabet, 1996.
14 Les textes accompagnant les photographies de The Pencil of Nature (Londres, 1844) sont disponibles en ligne sur : [http://www.thepencilofnature.com].
15 C’est Quatremère de Quincy qui, dans son Essai sur l’idéal dans ses applications pratiques aux œuvres de l’imitation propres aux arts du dessin (1837), a jeté les bases de la théorie dite « des sacrifices » que propose Delacroix.
16 Voir Aubenas S., [http://expositions.bnf.fr/legray/arret_sur/1/index1e.htm].
17 Voir Roubert P.-L., « Nerval et l’expérience du daguerréotype », Études photographiques, no 4, mai 1998, p. 7-26. Voir aussi le livre classique de Barthes R., La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Cahiers de la photographie, Gallimard, Le Seuil, 1979.
18 L’expression est reprise en titre du catalogue d’exposition dirigé par Françoise Heilbrun : Heilbrun F. (dir.), En Collaboration avec le soleil, Paris, RMN, 1998.
19 Voir Georgel P., Les Dessins de Victor Hugo pour Les Travailleurs de la mer, Paris, Herscher, 1985.
20 Voir Montier J.-P., « Facile, ou le livre photographique comme scène érotique », consultable sur [http://phlit.org/press/?p=496].
21 Voir Montier J.-P., L’Art sans art : Henri Cartier-Bresson, Paris, Flammarion, coll. « Idées et Recherches », 1995. Cartier-Bresson a porté la conviction que la véritable philosophie de la photographie était tout entière énoncée dans le livre de Herrigel E., L’Art chevaleresque du tir à l’arc zen, que lui avait fait connaître Braque. Le « sans art » renvoie alors non pas au système occidental des Beaux-Arts mais à l’esthétique chinoise.
22 Voir Deleuze G., L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, et Dagognet F., Étienne-Jules Marey, Paris, Hazan, 1992.
23 Dubois P., L’Acte photographique, Paris, Nathan-Labor, 1985. La notion d’aura est développée dès les années trente par Walter Benjamin : voir Sur l’art et la photographie, Paris, Carré, 1997. André Bazin la reprend à son tour dans les années cinquante dans « Ontologie de la photographie », republié dans Qu’est-ce que le cinéma ? (1958-1962), Paris, Éditions du Cerf, 1994, p. 9-17.
24 Voir Schaeffer J.-M., L’Image précaire, Paris, Le Seuil, 1987, et Mondzain M.-J., Image, icône, économie, op. cit.
25 Voir Flusser V., Philosophie de la photographie, Belval, Circé, 1996.
26 L’idée du « sans art » est exposée par Jean-Pierre Montier dans Montier J.-P., L’Art sans art : Henri Cartier-Bresson, op. cit. ; elle se voit développée peu après et autrement dans Soulages F., Esthétique de la photographie, Paris, Nathan, 1997.
27 Voir Bailly J.-C., L’Instant et son ombre, Paris, Le Seuil, 2008.
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