Dédale et Icare du xiie au xve siècle : artifice et arts mécaniques au Moyen Âge
p. 273-284
Texte intégral
1Les ailes artificielles de Dédale et Icare soulèvent, tout au long du Moyen Âge, le problème de l’artifice fabriqué par les humains et imitant la nature. Si la thématique antique de l’homme victime de son hybris pouvait être lue d’un point de vue chrétien, condamnant l’homme qui se veut créateur à l’égal de Dieu, Dédale et Icare suscitent des lectures beaucoup plus variées que ce que ce cadre moral laisse présager : un rapide parcours atteste d’une part, du succès de Dédale et Icare au Moyen Âge et, d’autre part, de la diversité de leur valorisation1. Transmises par Ovide ou par les lectures qu’en donnent Servius à la fin du IVe siècle et les mythographes latins du XIIe siècle, les ailes artificielles de Dédale et Icare sont au cœur de relectures nombreuses et diverses au Moyen Âge2.
2Qu’en est-il dans Perceforest, cette vaste somme romanesque, qui, conservée dans des manuscrits du XVe siècle, invente une préhistoire au monde arthurien ? Arthur, le grand roi des Bretons serait, d’après cette pseudo-chronique en six livres, le descendant d’Alexandre le Conquérant3. Pour ancrer sa fiction, dont l’enjeu serait la glorification du monde bourguignon de Philippe le Bon (1396-1467) pour qui David Aubert a rédigé en 1459-1460 la version aujourd’hui conservée à la Bibliothèque de l’Arsenal, l’auteur de Perceforest commence par traduire une partie de l’Historia Regum Britaniae de Geoffroy de Monmouth, la chronique fondatrice de la matière arthurienne, rédigée entre 1135 et 11384. Dans la chronique latine en vers de Geoffroy comme dans la traduction qu’en donne plus tard Perceforest, la fabrication des ailes artificielles par Dédale et le vol fatal d’Icare servent de modèles à la figure de Bladud, l’homme volant. L’épisode centré sur ce personnage, dans la version de David Aubert, montre que l’utilisation et la fabrication des ailes artificielles de Dédale sont désormais imaginées sur le modèle de la construction navale, ce qui renvoie à la navigatio, l’un des arts mécaniques5. Ceux-ci, depuis leur mention dans le commentaire donné au IXe siècle par le théologien irlandais Jean Scot Erigène des Noces de Philologie et Mercure de Martianus Capella et la liste qu’en propose Hugues de Saint-Victor vers 1125 dans son Didascalicon, sont au nombre de sept (architecture, agriculture, navigation, chasse, tissage, théâtre, médecine) et s’opposent aux sept arts libéraux qui constituent la base de l’enseignement antique puis médiéval6. Définis comme imitation de la nature, ces arts mécaniques sont qualifiés d’adultérins par Hugues de Saint-Victor7. Contrairement aux arts libéraux, ils n’exigent pas un esprit libre et sont souvent peu valorisés, même si cette dévaluation n’est pas systématique : le travail manuel, pour Roger Bacon (1214-1294) ou Raymond Lulle (vers 1232-1315), est estimable car il contribue à la perfection de l’être. Par ailleurs, l’opposition entre art et artisanat, peu pertinente au début du Moyen Âge, tend à s’affirmer progressivement, contribuant à une nouvelle organisation des pratiques et à l’intégration du travail manuel dans la représentation des savoirs : les arts mécaniques peuvent ainsi se trouver revalorisés, au moins partiellement8.
3La constatation selon laquelle, contrairement à d’autres figures antiques, Dédale et Icare, malgré leur succès au Moyen Âge, sont quasiment évacués de Perceforest gagne à être éclairée par une réflexion sur l’artifice et ses rapports avec les arts mécaniques9. En cet « automne du Moyen Âge », les ailes d’Icare, artisanales et utilitaires, s’effacent dans Perceforest devant d’autres artifices, en particulier ceux que mettent en œuvre les déesses qui volent sur les scènes théâtrales10.
Icare et Dédale : un mythe productif
4Quelques exemples attestent du succès de Dédale et Icare tout au long du Moyen Âge, et de la diversité des lectures qui sont faites de ces figures.
5Plus présent qu’Icare, Dédale représente souvent le génie architectural, la démesure de l’homo faber, mais aussi l’homme souffrant, le prisonnier – dans le labyrinthe – comme chez Charles d’Orléans (1394-1465) où il incarne la mélancolie typique de cette fin de Moyen Âge11 :
C’est la prison Dedalus,
Que de ma merencolie,
Quant je la cuide faillie,
J’y rentre de plus en plus.
Aucunes foiz je conclus
D’y bouter Plaisance lie12.
6Cette diversité des lectures signale un éclatement de la figure : l’artiste et l’ingénieur qui se confondaient dans la figure antique, lorsque le même Dédale fabriquait des ailes volantes et décorait le temple qu’il avait fondé en Sicile, tendent à se désolidariser ; Dédale peut incarner le peintre poète, ou l’ingénieur, mais en général dans des contextes différents.
7D’un côté, l’opprobre contre le vol audacieux, que met en scène le troubadour Rigaut de Barbezieux (vers 1140-1163), qui insiste sur la démesure sacrilège du vol, et que retiendront les recueils d’emblèmes du XVIe siècle13 :
Ben sai qu’Amors es tan granz
Que leu me pot pardonar
S’eu falhi per sobramar
Ni renhei com Ycarus
Que dis qu’il era Jhesus
E vole volar al cel outracuidanz14 ?
8De l’autre, les Pères de l’Église ou l’Ovide Moralisé qui donnent du vol d’Icare et Dédale une lecture chrétienne valorisante et y voient une image de l’âme15. Dans l’Ovide moralisé Dédale est en effet
Li bons fevres, li charpentiers,
Li trouverez de tous mestiers,
Li bons mestres, c’est Diex meïsmes,
Qui fist enfer et les abismes,
Si charpenta le firmament,
Et fist par son sens sagement
Le ciel, l’air et la terre et l’onde16.
9Dédale est alors le charpentier divin, qui peut être rapproché de Joseph (Matthieu, 13-55). Les deux ailes, loin de n’être que des artifices vains, reçoivent dans l’Ovide moralisé, malgré le peu d’efficacité que leur reconnaît le mythe, une lecture très valorisante car elles permettent d’atteindre le royaume des Cieux17.
10À cette lecture chrétienne, s’oppose, dans une perspective qui témoigne de la plasticité du mythe au Moyen Âge, le discours de Raison dans le Roman de la Rose. Cette figure allégorique décrit les différentes sortes d’amour, dont l’amour des richesses. C’est à cette occasion que Jean de Meung (XIIIe siècle) introduit sa première fable mythologique, autour de Dédale, accordant une place stratégique à l’histoire d’Icare : l’homme de bien fait voler l’argent en chevauchant la figure allégorique de Monnaie, comme Dédale fait voler Icare18. Comme dans la parabole des talents, très connue au Moyen Âge, dont elle serait une version profane, l’histoire de Dédale et Icare permet l’éloge de celui qui fait circuler l’argent19. L’analogie saute de la chevauchée au vol ; n’en soyons pas surpris, dans la mesure où le vol d’Icare peut aussi être rapproché de la navigation : plus que le medium, c’est le déplacement qui compte dans la représentation20.
11L’histoire de Dédale et Icare est donc bien connue tout au long du Moyen Âge : elle n’est pas bridée par une lecture consensuelle, elle n’est pas non plus topique. Présents dans Flamenca, dans Athis et Prophilias, Berinus ou les Vœux du Paon, de l’allusion au résumé, dans des emplois d’autant plus variés que les divers aspects du mythe antique sont décomposés, isolés, Dédale et Icare étaient à la portée de l’auteur de Perceforest et ce d’autant plus qu’il aime construire des figures ambiguës et composites – il ne craint pas de mettre en scène un Zéphir des plus complexes, qui tient de Génius, d’Amour, du luiton épique et de l’ange gardien – et que les textes à partir desquels il travaille (le cycle narratif des Vœux du Paon et le Roman de la Rose en particulier) font référence à Dédale et Icare21. Pourquoi l’auteur de Perceforest ne s’est-il pas à son tour saisi de ce mythe ? Pourquoi Bladud, l’homme volant, n’est-il pas devenu une figure matricielle dans Perceforest ? Cette absence est aussi significative que les mentions que nous venons de relever et permet de mettre en évidence, à la fin du Moyen Âge, trois siècles après Hugues de Saint-Victor, un traitement différencié des arts mécaniques et de l’artifice.
L’artifice dans Perceforest : navigationem et theatricam
12Le mythe d’Icare et Dédale est très peu présent dans Perceforest alors même que l’auteur fait preuve d’un intérêt pour la mythologie très « pré-renaissant ». Cette discrétion, alors que le Moyen Âge a été particulièrement intéressé par les ailes artificielles de ces deux personnages, est étonnante : elle renseigne, en creux, sur les représentations de l’artifice mécanique et sur les réticences qu’il peut susciter.
13Une première cause permettant d’expliquer cette absence dans Perceforest nous semble être que la figure de Dédale (comme celle d’Icare) serait entrée en concurrence avec Zéphir, le luiton, qui est un personnage clé dans Perceforest. Comme nous avons tenté de le montrer dans notre livre Perceforest et Zéphir (voir infra), cette fascinante créature a été inventée, entre autres, à partir du Génius ailé du Roman de la Rose (qui doit beaucoup à Cupidon), du Zéphyre d’Amour et Psyché et de l’ange gardien : on le voit souvent voler, transporter ses protégés vers un sabbat, un lit accueillant ou une mare fétide, etc. Or, si l’on observe les représentations iconographiques des anges, de Cupidon, de Génius et d’Icare, on remarque qu’elles se confondent : toutes ont de grandes ailes d’oiseau, qui ne sont pas représentées de dos, ce qui évite l’épineux problème de l’attache de ces appendices. Les armatures de bois des ailes d’Icare et Dédale ne sont pas figurées : si le texte de l’Ovide moralisé faisant intervenir le charpentier divin ne les néglige pas, les miniatures au contraire les escamotent, comme si le modèle surplombant de l’ange s’était imposé pour toutes les figures anthropomorphiques et ailées, qu’il s’agisse de Génius, de Dédale ou d’Amour. C’est ainsi que sont représentés sur le même modèle Génius dans le manuscrit BnF fr. 380 du Roman de la Rose (f. 125), Dédale dans le manuscrit BnF fr. 137 qui donne une traduction anonyme des Métamorphoses d’Ovide (contemporaine de Perceforest et originaire de la même zone, f. 106), Amour (dans le Roman de la Rose du XIVe siècle donné par le manuscrit BnF fr. 380, f. 8 ou f. 17 v°22). Sous le nom de Cupidon, on retrouve un personnage similaire dans le manuscrit BnF fr. 606 qui donne vers 1406 l’Epître Othea de Christine de Pizan (f. 23). Le modèle iconographique commun est celui de l’ange, tel que le représente par exemple le manuscrit BnF fr. 186 au f. 36 : l’ange gardien, tel qu’il est figuré dans le Livre des Anges de François Eximenez, est le prototype à la fois d’Amour (Cupidon), Génius et Dédale23. L’auteur de Perceforest, dont l’invention s’appuie sur les textes, mais aussi sur les images, n’a peut-être pas pu développer les personnages de Dédale et d’Icare parce qu’ils manquaient d’autonomie, de lisibilité, et que figurés comme Amour et Génius, ils risquaient de faire doublon avec Zéphir24.
14D’autre part, Perceforest réserve les airs aux créatures surnaturelles : un homme comme Dédale n’y est pas à sa place. Mis à part le fugitif Bladud imposé par Geoffroy de Monmouth, l’auteur fait surtout voler les mauvais esprits (il prend appui sur les représentations folkloriques de la Mesnie Hellequin) et en particulier Zéphir25. Les sorcières qui sont peintes à l’occasion du sabbat ne volent pas sur des balais, mais sur des esprits diaboliques. La Pucelle aux Deux Dragons, qui se déplace dans les airs, vraisemblablement inspirée par Médée (une figure positive en cette fin de Moyen Âge et particulièrement appréciée en milieu bourguignon), n’est pas une mortelle banale : elle est la petite-fille de Sebille, une enchanteresse. Quant au chevalier Galafur à qui on promet dans le livre V que Vénus (en fait une jeune parente de Morgue, qui se fait passer pour la déesse) viendra le rejoindre de son « paradis » en « avolant », il est simplement victime d’une mise en scène26. Les humain (e) s ne volent pas de leurs propres ailes : les airs sont réservés aux créatures surnaturelles, en particulier aux anges déchus, comme l’explique Zéphir à Estonné27. On comprend dès lors pourquoi notre texte ne fait aucune allusion à la traditionnelle exploration du ciel par Alexandre le Grand, alors qu’il réserve une place à son exploration sous-marine28. Dédale et Icare, malgré les promesses de Bladud, n’avaient donc pas leur place dans Perceforest du fait de la concurrence exercée par d’autres figures, d’autres motifs, d’autres épisodes.
15Cependant avec la variante introduite par David Aubert au texte de Geoffroy de Monmouth, qui renvoie la fabrication des ailes artificielles à la construction navale, une autre cause se laisse identifier : la dévalorisation des artes mechanicae au Moyen Âge. La fabrication des ailes par Dédale n’est en effet pas seule à être mise à l’écart : d’autres activités comparables sont ostensiblement éliminées du récit. Sans qu’il soit possible de mener une étude exhaustive, trois exemples illustrent particulièrement la mise à l’écart, dans Perceforest, des arts mécaniques que sont la navigatio, la fusteria (la construction) et la ferreria (la forge) : Alexandre et son tonneau sous-marin, Sébille et son four à chaux, Gloriande et son automate de métal29. Nous ne développerons que le premier, parce qu’il rejoint la fabrication des ailes volantes, dans la mesure où, dans les deux cas, il s’agit en quelque sorte de construction navale (l’aile mécanique est construite comme un navire, le tonneau est une sorte de bathyscaphe).
16Reprenant la tradition, l’auteur de Perceforest décrit l’artifice qui permit au Conquérant d’explorer les fonds marins :
il s’estoit fait enclorre en ung tonnel de voirre si soubtillement que eaue ne pouoit entrer dedens et sy avoit air par buses, puis se fist avaler par dedens mer et mener a cordes par une nef aval la mer, car il vouloit sçavoir des merveilles qui sont dedens et comment les poissons se maintenoient30.
17Par rapport à la tradition fixée dans les versions en vers du Roman d’Alexandre, Perceforest ajoute un élément qui témoigne d’un souci technique : les buses. Ce terme désigne un conduit pour l’écoulement des eaux. Dans le Dictionnaire du Moyen Français (qui ignore l’occurrence de notre texte), deux attestations sont relevées en ce sens31. Dans le dictionnaire de Godefroy, est cité un cas où buse désigne un trou dans un mur32. Il s’agit d’un terme technique, qui existe encore de nos jours. Cependant, malgré cette précision prometteuse, l’auteur de Perceforest focalise son bref résumé sur l’exploration et ne raconte pas la fabrication du bathyscaphe. En cela il est différent de son quasi contemporain, Jean Wauquelin, qui dans Les faicts et les conquestes d’Alexandre le Grand, insiste sur la fabrication du tonneau : l’artisan verrier est mentionné, les caractéristiques du produit sont précisées (taille du verre, transparence, étanchéité33). La fin du Moyen Âge a développé un goût très marqué pour les verres : ce tonneau, quoique remontant à une longue tradition, prend en ce xve siècle où l’Europe apprend des maîtres italiens un art du verre raffiné, une résonance particulière. Le tonneau décrit par Wauquelin est la pièce de verre, irréalisable, dont rêve tout artisan et dont l’iconographie médiévale s’empare à partir de 1450, comme l’a montré Michel Stanesco, en représentant volontiers de grosses boules de verre34. L’auteur de Perceforest, s’il ajoute le détail technique de la buse, reste indifférent à la prouesse artisanale que constitue ce tonneau : son but est de motiver l’invention par Alexandre des tournois (inspirés par les combats des poissons chevaliers vus lors de l’exploration sous-marine35). Que le tonneau soit tout à fait secondaire est confirmé par le deuxième épisode où il est question des poissons chevaliers : Bethidès les rencontre, sur un rivage marin ; il n’est plus besoin d’un tonneau puisque le chevalier se trouve sur la terre ferme36.
18Perceforest escamote donc les descriptions susceptibles de renvoyer à un savoir artisanal, mécanique. La navigatio, à travers la fabrication des ailes d’Icare (décrite, en particulier dans la variante de David Aubert, comme relevant de la charpenterie de marine), l’art du verre (mais aussi la construction navale) dans le cas du tonneau d’Alexandre, ne l’intéressent pas plus que la forge ou la maçonnerie.
19Il n’en va pas de même du théâtre, mentionné parmi les arts mécaniques par Hugues de Saint-Victor37. Décrit en terme d’illusions et d’enchantements, d’engin et de faerie, le théâtre des fées et des diables est omniprésent dans Perceforest. Les mises en scène féeriques, qu’il s’agisse des banquets et de leurs entremets, des entrées royales, des fantasmagories établies par la Reine Fée ou par Aroés l’enchanteur, sont nombreuses, où merveilleux et théâtralité vont de pair38. Les dispositifs concrets appuyant la magie sont rarement décrits, sauf dans le cas de l’enchanteur Aroés, diabolique (qui se pose en rival de Dieu et finit emporté par des démons) ou dans celui du Chastel Desvoyé39. Dans ces deux épisodes, le dispositif est optique : possédant un anneau qui lui permet d’échapper aux enchantements et qui fait de lui l’égal du narrateur omniscient, Gadifer ne succombe pas à l’illusion établie par Aroés et en voit, au contraire, les causes optiques et mécaniques, des « fioles toutes plaines d’eaues » sur lesquelles se reflète la lumière, « un cercle de fer de merveilleuse grandeur » que l’enchanteur peut manipuler du doigt pour faire tourner la salle, des « ampoulles de voirre » où joue la flamme des « torsis40 ». L’ambiguïté merveilleuse est maintenue, car ces explications optiques n’excluent pas la magie noire : les ampoules sont « toutes plaines de merveilleuses eaues faittes par art mauvais41 ». Un dispositif comparable permet au Chastel Desvoyé de devenir invisible42. Ces manifestations, qui ont pour but de tromper, et sont plus ou moins inquiétantes même lorsqu’elles sont mises en scène par la Reine Fée, renvoient les arts mécaniques du côté de la magie et de la rivalité entre l’homme et Dieu. Aroés fait croire à ses sujets qu’il est un dieu et prétend leur montrer leurs proches en Enfer et au Paradis43. Les nièces de Morgane ont décidé de construire un « engin » en se faisant passer pour Vénus afin de sélectionner le meilleur chevalier pour en avoir un enfant : elles trompent les chevaliers de passage en prétendant que Vénus viendra de son paradis, comme on montrerait au théâtre un ange surgissant du ciel grâce aux « secrez » (qui sont les effets spéciaux de l’époque). Ces machines, ces engins, ne sont que des machinations, qui abusent les sens et l’entendement. Elles sont le reflet d’une société de spectacles, celle de la Bourgogne de Philippe le Bon, placée sous le signe du jeu, de l’artifice, de la fête, entre les automates et les jeux d’eau du Parc d’Hesdin, et les entremets des Vœux du Faisan. Objets d’évocations nourries (contrairement à Icare, escamoté), elles n’en partagent pas moins la dévalorisation commune à tous les arts mécaniques, car ce sont des « déceptions », des illusions.
20Malgré le succès qu’ils connurent au Moyen Âge, d’une part parce qu’ils exprimaient un rêve profondément ancré en l’homme, d’autre part parce que le mythe, conservant sa plasticité, n’avait pas été enfermé dans une lecture topique et univoque, Icare et Dédale, tirés par David Aubert du côté de la navigation et des arts mécaniques, n’avaient donc aucune chance de devenir des figures matricielles dans ce vaste roman qu’est Perceforest. La figure de Dédale-Bladud entrant en concurrence avec Zéphir et n’étant appuyée par aucune représentation spécifique sur le plan iconographique, resta confinée aux marges du récit, dans la traduction de l’Historia regum Britaniae de Geoffroy de Monmouth. Plus profondément, les ailes d’Icare ne pouvaient qu’être marginales car Perceforest tient à l’écart les arts mécaniques dans leur ensemble, comme l’a montré l’exemple du tonneau de verre. Seul le théâtre échappe à cette réticence mais, quoique fort présent, il n’en est pas pour autant valorisé en tant que savoir-faire mécanique, puisqu’il est systématiquement tiré du côté de la magie, de l’enchantement et de l’illusion optique. Dans cette société curiale de la seconde moitié du XVe siècle, consommatrice de spectacles et de produits manufacturés, Perceforest semble donc marqué par le préjugé, à la fois nobiliaire et clérical, d’arts mécaniques méprisables, à une époque où l’artiste tend à se différencier de l’artisan. Dédale l’ingénieur, pas plus que l’artisan, le forgeron ou le fabricant de bateau, ne pouvait devenir chevalier et intégrer un roman ; un opticien, un maître verrier fabriquant des fioles comme Aroès, ne pouvait être clerc. L’artifice, qu’il soit artisanal ou artistique, est dévalorisé : parce qu’il est du côté de la matière et du corps, et non de l’esprit, parce qu’il rivalise avec Dieu et fait courir le risque de l’illusion diabolique. Cependant derrière cette commune dévalorisation, apparaissent deux statuts littéraires bien différents : l’artisanat est exclu du récit romanesque (la fabrication du tonneau donne lieu à une ellipse), l’illusion théâtrale, malgré les inquiétudes qu’elle suscite, au contraire l’envahit, peut-être parce que le goût de l’aristocratie bourguignonne, avide de spectacles, et l’intérêt du poète pour la fiction se rejoignent.
Notes de bas de page
1 Du point de vue chrétien, Saint Augustin fait de la métamorphose une simple illusion des sens qui n’affecte pas la création divine ; voir Harf-lancner L., « La métamorphose illusoire : des théories chrétiennes de la métamorphose aux images médiévales du loup-garou », Annales, Économies, Sociétés, Civilisation, 1985, t. 40, p. 208-226.
2 Voir Ovide, Les Métamorphoses, VIII, v. 183-235 ; et, par exemple, les textes conservés à la Bibliothèque du Vatican, dont on trouvera la traduction de Philipe Dain dans Mythographe du Vatican I, Annales Littéraires de la Faculté de Besançon, 1995, Mythographe du Vatican II, Presses Universitaires Franc-comtoises, 2000 et Mythographe du Vatican III, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2005.
3 La datation de ce roman est l’objet de discussions. Pour Gilles Roussineau, qui édite l’œuvre, le Perceforest que nous conservons serait la réécriture au XVe siècle d’un texte du XIVe siècle. Nous pensons que, s’il y a eu un témoin du XIVe siècle, celui-ci est tellement différent du texte conservé qu’on ne peut considérer qu’il s’agisse de la même œuvre. Voir notre ouvrage, Perceforest et Zéphir, propositions autour d’un récit arthurien bourguignon, Genève, Droz, 2010, en particulier les conclusions p. 251-256 et 409-430.
4 La part de David Aubert (copiste, remanieur, compilateur, auteur ?) reste objet de discussions, en relation avec la datation de l’œuvre.
5 Le point de départ de cette réflexion est un travail réalisé dans le cadre du séminaire du Centre d’Études des Textes Médiévaux-CELLAM de Rennes 2. Voir notre article « Les ailes volantes dans Perceforest : Dédale, Icare, Phaéton et Elie », dans Engins et machines. L’imaginaire mécanique dans les textes médiévaux, Pomel F. (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015. Le texte concernant Bladud est cité d’après Perceforest. Première partie, Roussineau G. (éd.), Genève, Droz, t. 1, 2007, p. 36-37.
6 Les Noces de Philologie et Mercure est un texte allégorique en latin, de la fin du Ve siècle, qui raconte le mariage du dieu Mercure et d’une mortelle, Philologie, incarnant le savoir. Voir Didascalion, II, 20-27 (Migne J.-P., Patrologie Latine, Paris, 1854, t. 176, col. 760-763). Les sept arts libéraux sont constitués du trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) et du quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie).
7 Il emploie le terme adulterina dans une acception originale, qu’il explique par le fait que ces arts s’occupent des œuvres humaines. Voir Giard L., « Logique et système du savoir selon Hugues de Saint-Victor », Thales, 1983, t. 36, p. 3-32.
8 Pour une synthèse sur les arts mécaniques, voir Les Arts mécaniques au Moyen Âge, Cahiers d’études médiévales, Allard G. H. et Lusignan S. (éd.), no 7, Montréal, Bellarmin et Paris, Vrin, 1982, en particulier la première partie, due à G. Allard, qui situe les arts mécaniques dans leur contexte idéologique.
9 Il s’agit là de la conclusion de l’article cité, note 5.
10 L’expression « automne du Moyen Âge » est empruntée à J. Huizinga (Huizinga J., L’Automne du Moyen Âge, Paris, Payot, 2002).
11 Pour Dédale et Icare, voir Dancourt M., Dédale et Icare : métamorphose d’un mythe, Paris, CNRS, 2002, p. 30.
12 Charles d’Orléans, Poésies, Champion P. (éd.), Paris, Éditions Honoré Champion, 1re éd. 1923-1927, rééd. 2010, rondeau CCCCXI, v. 1-6. On retrouve dans la Ballade contre les ennemis de la France de Villon, qui s’en prend aux Bourguignons, une allusion à la « prison en la tour Dedalus », voir Thiry Cl. (éd.), Paris, Lettres Gothiques, 1991, p. 271. L’allusion est vague, le labyrinthe semblant être confondu avec la tour d’où s’élancent le père et le fils pour prendre les airs. Jason et Dédale sont présents en contexte, ce qui est logique puisqu’il est question des Bourguignons, dont Jason est l’une des figures emblématiques. Le rapprochement entre Jason et Dédale provoque une confusion entre Icare et Jason lorsque dans la Ballade de Fortune (ibid., p. 305, v. 22) on lit : « En mer noyay Jazon en ung boullon. »
13 Dancourt M., Dédale et Icare : métamorphose d’un mythe, op. cit., p. 41.
14 Les Chansons du troubadour Rigaud de Barbezieux, Anglade J. (éd.), Montpellier, Société des Langues Romanes, 1919, p. 61. La tradition dénonçant la presompcion du vol d’Icare, dont les ailes fondent au soleil, est vivace : Christine de Pizan (1364-vers 1430) l’exploite quand elle évoque sa montée aux cieux dans le Chemin de Longue Étude (1403), voir Tarnowski A. (éd.), Paris, Lettres Gothiques, 2000, v. 1725 sqq.
15 Saint Ambroise évoque l’ascension vers Dieu : « Le mouvement porteur des ailes, ce n’est pas l’assemblage matériel des plumes, mais la succession continue des bonnes actions. Loin des honneurs de la vie militaire, loin des passions brûlantes de ce monde, que la cire fondue sous la chaleur brûlante du soleil, n’aille pas, comme le rapportent les mythes, abandonner les vols icariens, qui y perdraient leurs plumes » (De Virginitate, XVIII, 115-116). Saint Augustin fait aussi du vol d’Icare une image de l’âme (Contra academicos, III, 2,3). Ces exemples sont cités par Dancourt M., Dédale et Icare : métamorphose d’un mythe, op. cit., p. 29. On remarquera que Dédale et Icare sont absents chez le grand passeur de mythes antiques qu’est Fulgence. Saint Augustin fait référence à Dédale, non pour en faire un symbole de l’âme, mais comme exemple pour appuyer une réflexion sur la fable, qui ne peut être que fiction. Pour étayer cette idée, il aurait pu utiliser n’importe quel mythe. Le choix de Dédale est cependant particulièrement pertinent dans la mesure où il permet d’associer les ailes artificielles et la fiction : « La fable du vol de Dédale ne peut être vraie que s’il est faux que Dédale ait volé » (Soliloquium, II, X, 18). Voir l’analyse de R. Dragonetti dans La Musique et les lettres. Études de littérature médiévale, Genève, Droz, 1984, p. 13.
16 Ovide moralisé (XIVe s.), l. VIII, v. 1767-1773.
17 Ibid., l. VIII, v. 1819-1824.
18 Le Roman de la Rose, Strubel A. (éd.), Paris, Lettres Gothiques, 1992, p. 303, v. 5217 sqq.
19 Pour la parabole des talents, voir Évangile selon Matthieu, XXV, 14-30.
20 Voir notre article « Les ailes volantes dans Perceforest : Dédale, Icare, Phaéton et Elie », art. cité.
21 Flamenca (XIIIe s.), Porter M. E. (éd.), Princeton, Princeton University Press, 1962, p. 62. Le luiton est une créature surnaturelle et métamorphique, présent en particulier dans des chansons de geste, comme Huon de Bordeaux (XIIIe s.). Athis et Prophilias et Berinus ou les Vœux du Paon, respectivement XIIIe et XIVe s.
22 Le manuscrit BnF fr. 137 date des années 1450-1500 et a été réalisé dans les Flandres. La rubrique indique : « comment Dedalus et son filz s’envolerent par l’air et comment le filz se noya en la mer par outrecuidance ».
23 Le Livre des Anges est un manuscrit contemporain de Perceforest (vers 1475-1500) ; réalisé à Bruges, il appartient à la même aire culturelle. Toutes ces miniatures sont reproduites sur le site Mandragore de la Bibliothèque nationale de France ([http://mandragore.bnf.fr], consulté le 3 décembre 2011).
24 Par exemple, l’auteur de Perceforest utilise le modèle de la tour dans laquelle se trouvent une femme et une créature ailée pour agglomérer l’Annonciation à Marie, Amour et Psyché, la naissance de Merlin et la reprise de celle-ci par Baudouin Butor (XIIIe s.).
25 Voir Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 278 sqq. La Mesnie Hellequin, une troupe de revenants, souvent aérienne, bruyante et nocturne, est l’objet d’une croyance largement attestée au Moyen Âge, qui sert de modèle dans Perceforest aux vols diaboliques : voir Ueltschi K., La Mesnie Hellequin en conte et en rime. Mémoire mythique et poétique de la recomposition, Paris, Éditions Honoré Champion, 2008, p. 536-538 sur Perceforest.
26 Ibid., p. 156.
27 Perceforest, op. cit., l. II, t. 1, p. 73.
28 Sur la tradition de ces deux vols, voir notre introduction dans Le Roman d’Alexandre en prose du manuscrit Royal 15 E VI de la British Library, Ferlampin-Acher C., Otaka Y. et Fukui H. (éd.), Tokyo-Osaka, centre de la Recherche interculturelle à l’université Otemae, 2003 (trad. japonaise 2008), p. 37-39 ; et Millet G., « L’ascension d’Alexandre », Syria, t. IV, 1923, p. 85-133. Sur l’exploitation de l’exploration sous-marine dans Perceforest, voir notre livre Fées, bestes et luitons, Paris, Presses de l’université Paris Sorbonne, 2002, p. 299 sqq.
29 La liste des arts mécaniques connaît de nombreuses variantes au Moyen Âge et peine à rendre compte de la diversité des productions humaines quand elle est bridée par le chiffre 7. Fusteria et ferreria sont mentionnées par R. Lulle dans son Llibre de la Contemplacio (Voir Llinares A., « Le travail manuel et les arts mécaniques chez Raymond Lulle », Raymond Lulle et le pays d’Oc, Cahiers de Fanjeaux, no 22, 1987, p. 169-189). Sebille est une fée bâtisseuse, comme Mélusine, mais on ne la voit pas à l’œuvre, et ce qui est retenu de son activité, c’est la fumée dégagée par les fours, qui enveloppe sa demeure d’un brouillard merveilleux. Voir notre livre Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 60. Sur Gloriande, qui invente des automates sans que sa pratique soit décrite, voir notre article « Gloriande dans Perceforest : entre effacement et fascination, une fée à la mode bourguignonne ? », Les Relations entre les hommes et les femmes dans la chanson de geste, Füg-Pierreville C. (dir.), à paraître.
30 Perceforest, op. cit., l. I, t. 1, § 150.
31 Dictionnaire en ligne, consultable sur le site [www.atilf.fr/dmf/].
32 Godefroy F., Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, Paris, F. Vieweg, Émile Bouillon, 10 tomes, 1881-1902.
33 Les faicts et les conquestes d’Alexandre le Grand, Hériché S. (éd.), Genève, Droz, 2000, l. II, chap. LX, § 218, p. 456, et note p. 626.
34 Les miniatures qui illustrent la fabrication du verre rendent bien compte de la petite taille des objets à l’époque de Perceforest : par exemple le Livre des simples médecines, BnF fr. 12319, f. 316 (France du Nord, vers 1475). Des illustrations tout à fait similaires se retrouvent régulièrement pour cet ouvrage (Livre des simples médecines, BnF fr. 19081, f. 202, Flandres, milieu XVe s.) ou pour d’autres œuvres qui traitent le même sujet, comme le Tractatus de herbis (BnF Latin 6822, f. 132, manuscrit du xve s.) Voir Stanesco M., « Une merveille bien énigmatique : le chevalier dans un tonneau de verre », Le Monde et l’autre monde, Ferlampin-Acher C. et Hüe D. (dir.), Orléans, Paradigme, 2002, p. 359-368. M. Stanesco s’intéresse à la multiplication des cages et boules de verre vers 1450 dans l’iconographie, phénomène déjà noté par J. Baltrusaitis (Baltrusaitis J., Le Moyen Âge fantastique. Antiquités et exotismes dans l’art gothique (1955), rééd. Paris, Flammarion, 1981, p. 194-202).
35 Sur cette invention, voir notre livre Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 97 sqq.
36 Perceforest, op. cit., l. III, t. 2, p. 273 sqq.
37 Le théâtre est exclu des arts mécaniques par Lulle. Hugues de Saint-Victor relève au contraire la theatrica scientia, tout comme Vincent de Beauvais (XIIIe s.) dans son Speculum Majus.
38 Les entremets sont des spectacles présentés lors des banquets entre les différents mets. Ils sont particulièrement développés et somptueux à la fin du Moyen Âge et Perceforest transpose ses représentations sous forme de manifestations magiques, à la cour de la Reine Fée (voir notre ouvrage Perceforest et Zéphir, op. cit., p. 126-135).
39 Voir Delcourt D., « Magie, fiction et phantasme dans le Roman de Perceforest : pour une poétique de l’illusion au Moyen Âge », Romanic Review, t. 85, 1994, p. 167-178 ; Taylor J., « Aroès the enchanter : an episode of the Roman de Perceforest and its sources », Medium Aevum, t. 47, 1978, p. 30-39 ; et notre livre Fées, bestes et luitons, op. cit., p. 184 sqq.
40 Gadifer, roi d’Écosse, est confronté au cours d’une aventure au diabolique enchanteur Aroés, qui grâce à une mise en scène à la fois théâtrale et magique se fait passer pour un dieu ; sur cet épisode, voir Ferlampin-Acher C., « Aroés, l’opticien du diable », Fées, bestes et luitons. Croyances et merveilles, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2002, p. 184-192.
41 Perceforest, op. cit., l. III, t. 1, p. 81 sqq.
42 Voir notre article, « Les déceptions dans Perceforest : du fantosme au fantasme », Félonie, trahison, reniements au Moyen Âge, actes du troisième colloque international de Montpellier. université Paul Valéry (24-26 novembre 1995), Montpellier, Publications de l’université Paul-Valéry, coll. « Les Cahiers du CRISIMA », 3, 1997, p. 423 sqq.
43 Voir notre livre, Fées, bestes et luitons, op. cit., chap. : « Aroès dans Perceforest : l’opticien du diable », p. 184 sqq.
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