L’artifice de l’affect : une critique romanesque de l’émotion naturelle
p. 243-256
Texte intégral
1Un malentendu règne sur la pensée du pathos en littérature. Les formulations aristotéliciennes de la mimêsis semblent fonder une tradition selon laquelle l’émotion esthétique, artificielle et secondaire, prendrait pour modèle des émotions naturelles et premières, issues de l’événement. Ce modèle paraît de prime abord revendiquer que la valeur d’une émotion esthétique est déterminée par son degré de ressemblance avec des émotions « réellement ressenties » en dehors des œuvres. Selon cette interprétation, la tristesse artificielle de Nestor dans L’Iliade aurait été conçue à partir du prototype de la tristesse naturelle d’un Nestor corporel, réel, historique.
2Pourtant la mimêsis aristotélicienne, il faut le rappeler, s’entend comme mimêsis praxeos, c’est-à-dire comme imitation d’une action. Ce qu’exige Aristote, ce n’est pas que les émotions artificielles de l’art se fondent sur les émotions naturelles de l’expérience, mais bien plutôt que des émotions puissantes soient suscitées par des actions convenables au sein de l’agencement tragique : « La tragédie est l’imitation non des hommes, mais de leurs actions1. » Ce n’est jamais l’émotion qui est imitée, mais plutôt la séquence d’actions liées par la causalité, qui, reproduites de façon mimétique, devraient produire une émotion « propre » à cet enchaînement de faits.
3Loin de rester prisonnière d’un modèle représentatif opposant l’artifice à la nature, l’émotion est donc, aux origines de sa formulation aristotélicienne, un produit interne à l’œuvre. Cette distinction cruciale est souvent occultée par le réalisme romanesque du XIXe siècle, qui – chez Zola par exemple – fonde sa quête de mimétisme affectif sur une conception plus simpliste du rapport entre la nature et l’artifice, parce que plus déterministe, et plus proche de l’ancienne règle horatienne : « Si vous voulez que je pleure, commencez de pleurer vous-même2. » Cet espoir d’origine naturelle, empirique ou événementielle, tendu vers l’émotion artificielle, continue de poser de nombreux problèmes. En effet, malgré les efforts de critiques comme T. S. Eliot, visant à trouver un « corrélatif objectif3 » à chaque émotion littéraire dite artificielle, de tels fondements s’avèrent impossibles à cerner de manière définitive. Voilà qui représente un parti pris important de l’approche cognitiviste de l’affect : la conviction que l’émotion littéraire doit être comprise à partir du fonctionnement de l’émotion biologique du corps ressentant4. Les approches cognitivistes de l’affect littéraire soulignent donc souvent une forte continuité, le plus souvent linéaire et hiérarchique, entre l’émotion textuelle et l’émotion corporelle. C’est ce qui donne lieu notamment au fameux « paradoxe de la fiction » : la question de savoir comment des œuvres fictives peuvent engendrer des modifications chimiques et neuronales réelles dans l’homéostasie affective de l’organisme.
4Les romanciers étudiés ici s’inscrivent le sillage de courants de pensées qui remettent en question la notion de nature propre à la tradition philosophique occidentale – en particulier la sophistique d’un Gorgias, le De rerum natura d’un Lucrèce, et surtout la critique des Stoïciens que formule Nietzche dans Par-delà le bien et le mal (Jenseits von Gut und Böse, 1886) sur l’impossibilité de « vivre conformément à la nature5 ». Ces courants ont donné forme, dans les dernières décennies, à la métaphysique « artificialiste » d’un Clément Rosset, ou, dans le domaine de la philosophie écologiste, à la notion d’” écologie sans nature » d’un Timothy Morton. C’est ainsi que Rosset, dans son ouvrage L’Anti-nature, s’en prend au caractère anthropocentrique de la notion de nature :
C’est un référentiel anthropocentrique – ce que l’homme est censé pouvoir ou ne pas pouvoir accomplir – qui décide, dans tous les cas, de cette différence métaphysique entre la nature et l’artifice : ce socle, d’un anthropomorphisme fragile, sert de fondement, avoué ou non, à toutes les représentations naturalistes6.
5Timothy Morton étend ces propos à la conception générale des écosystèmes, et aux nouveaux questionnements autour de ce qui constitue le « vivant » :
L’idée même de « nature », chère à beaucoup, doit dépérir dans un état « écologique » de la société humaine. Aussi étrange que cela puisse paraître, l’idée de nature entrave des formes véritablement écologiques de la culture, la philosophie, la politique et l’art7.
6Le problème tient ainsi à ce que les émotions ne sont pas que des « représentations » du corps : elles sont des « méta-représentations » de celui-ci, et par extension, des « méta-représentations » du sujet percevant lui-même8. Si le lien entre émotion naturelle et artificielle pose problème dans le domaine de la littérature, c’est donc en grande partie parce que cet aspect « méta » de l’affect biologique reste souvent négligé. La philosophie de l’esprit et la neuroscience modernes semblent en effet s’accorder sur un point : sentir, « c’est être conscient que l’on sent » ; se mouvoir, « c’est être conscient d’être ému ». Parce que la conscience et l’émotion sont ainsi imbriquées dans une interaction symbiotique, et que l’émotion même requiert un sujet doué d’une conscience de soi, l’émotion biologique naturelle se présente comme un système qui serait tout aussi réfléchi que l’émotion littéraire. « Je sens que je sens » est donc le stade de « méta-conscience » requis dans toute conception de l’affect, qu’elle soit biologique ou littéraire.
7Peut alors émerger une critique explicite de cette vision naturalisante de l’émotion littéraire. Par une analyse comparée des romans Le Théâtre de Sabbath de Philip Roth (Sabbath’s Theater, 1995) et L’Immortalité de Milan Kundera (Nesmrtelnost, 1990), cet article vise à montrer les périls du modèle qui tente de rationaliser l’émotion littéraire en l’attachant à une origine et à une téléologie naturelles.
Le problème de l’épistémologie émotionnelle : l’artifice inconnaissable
8L’œuvre de Philip Roth, voisine en cela des romans américains de Vladimir Nabokov, met en scène moins la quête de la connaissance de soi des Bildungsromane de Bellow, Mailer ou Kerouac, qu’un espace mental hermétique. Au lieu d’une émotion confrontée au réel, c’est une intériorité affective extrême qui s’affirme, poussée jusqu’à une crise épistémologique de l’affect. Le Théâtre de Sabbath – qui retrace la trajectoire descendante du marionnettiste Mickey Sabbath à la suite de la mort de sa maîtresse Drenka – aborde en effet la question de l’émotion dans un mouvement d’interrogation circulaire, interne. Loin d’être l’aiguille la plus fiable de la boussole subjective, indiquant au personnage une orientation infaillible – l’intensité de la passion étant souvent, chez les auteurs de la génération précédente, la preuve de son authenticité – l’émotion devient alors un lieu d’équivocité échappant à toute connaissance.
9Cette indétermination du pathos n’est certes pas nouvelle. La question de l’émotion aborde toujours, comme l’affirme Jane Thrailkill, « le problème du relativisme, de la stabilité et de la communicabilité de la connaissance9 ». Pour Sabbath, aucun état émotionnel prétendument neutre n’est possible ; aucun degré zéro fixe à partir duquel mesurer et juger ses sentiments. Une épistémologie réductrice, qui poserait que l’émotion de la tristesse mise en scène est bien plus fiable que les objets extérieurs des sens (parce qu’issue de l’intériorité du sujet), est alors exclue. Chez Roth, l’incertitude tient généralement à l’impossibilité qu’ont les héros (ou plutôt les anti-héros) à déterminer le caractère naturel ou artificiel de leurs processus affectifs. C’est particulièrement le cas dans Le Théâtre de Sabbath, où l’on peut lire cette description de l’état émotionnel de Mickey Sabbath :
Obéissant aux lois du dépit, le désobéissant Sabbath se mit à pleurer, et même lui n’aurait pu dire si ces larmes étaient une comédie ou si elles donnaient la mesure de sa douleur. […] Sabbath (qui aimait à se dire qu’en ne croyant jamais à la sincérité de quiconque il s’armait un peu contre la trahison des êtres et des choses) : J’ai même réussi à tromper un fantôme. Mais en même temps qu’il se disait cela – sa tête posée sur la table n’était plus qu’un informe sac de sable agité de sanglots –, il se disait aussi : Et pourtant, comme j’ai envie de pleurer !
Envie ? Arrête. Non, Sabbath ne croyait pas un mot de ce qu’il disait et ça faisait des années qu’il en était ainsi ; plus il essayait de se mettre en état de décrire comment il était parvenu à devenir ce raté-là, et pas un autre, plus il lui semblait qu’il s’éloignait de la vérité. Les autres avaient des vraies vies, du moins c’est ce qu’ils croyaient10.
10Dans ce profond conflit intérieur, Mickey Sabbath occupe un espace émotionnel si ambigu que tout jugement porté sur cette lutte laisse aussitôt place au refus concomitant de sa sincérité. Une véritable dialectique du doute s’instaure ainsi – « La loi de la vie : le va-et-vient. À chaque pensée une contre-pensée, à chaque pulsion une contre-pulsion11 » – en vertu de laquelle les efforts de persuader, au moyen de techniques rhétoriques souvent très fines, de la qualité naturelle d’une émotion particulière, restent des efforts internes que le sujet adresse à un autre aspect de lui-même.
11Ou plutôt, à l’un de ses multiples masques, Sabbath étant – tout comme son premier amour, l’actrice Nikki – un être pour qui « la réalité tangible et immédiate répugne, pour qui seule l’illusion existe réellement12 ». L’imposture est plus explicitement une imposture de soi à soi, qui advient dans une conscience théâtralisée incapable de comprendre quand l’acteur joue l’acteur ou l’un de ses personnages. Tel est donc le paradoxe : l’artifice seul le définit au plus profond de son être. S’il ne joue pas à n’être pas lui-même, il n’est donc pas lui-même. Ce n’est que lorsqu’il porte un masque qu’il avance démasqué.
L’artifice extérieur et la nature intérieure : éléments d’une controverse
12La situation de Sabbath n’est donc pas celle que représente le comédien de Diderot, puisqu’il ne s’agit pas d’une différence de type ou de degré entre imitation extérieure des symptômes des passions et maîtrise intérieur. L’artificialité de l’affect est bien plus profonde encore. Elle ne tient pas non plus à une scission entre intérieur et extérieur, entre expression faussée, théâtralisée, excessive, et magnanimité dite véritable parce qu’intérieure au sujet ressentant ; elle tient à un principe de porosité entre représentation intérieure et présentation extérieure de l’affect.
13Une émotion ne peut plus alors être arrachée au contexte de sa réception – une réception ayant lieu aussi à l’intérieur du sujet. Ce principe de porosité est bien à l’œuvre dans un passage-clé de L’Immortalité de Milan Kundera. Le roman met en scène la relation entre deux sœurs, Agnès et Laura. Après la mort d’Agnès, Laura se substitue à sa sœur, épousant son mari Paul, péripétie qui suscite une réflexion sur l’écart entre l’image et l’apparence, tissée de références à des personnages auteurs tels que Goethe, Rilke, Rolland ou Hemingway. Dans le passage qui nous intéresse, Laura cherche un signe capable de communiquer aux autres la tristesse de son deuil :
Laura, quant à elle, se mit aux lunettes noires au lendemain de sa fausse couche. À l’époque, elle les portait presque constamment, en s’excusant auprès de ses amis : « Ne m’en veuillez pas, les pleurs m’ont défigurée, je ne peux me montrer sans elles. » Dès lors, les lunettes noires signifièrent pour elle le deuil. Elle ne les portait pas pour cacher ses pleurs, mais pour faire savoir qu’elle pleurait. Les lunettes devinrent un succédané des larmes, en offrant sur les larmes réelles l’avantage de ne pas abîmer les paupières, de ne pas faire rougir ni gonfler, et d’être beaucoup plus seyantes13.
14Les lunettes noires ne sont pas un masque artificiel dissimulant un affect naturel. Non seulement elles rendent l’émotion « première » communicable, mais ce sont des outils sémiotiques plus puissants que les larmes : lorsque Laura cesse de pleurer, elles assurent la continuité de leur message émotionnel.
15Bien qu’alors caractérisées comme « un succédané des larmes », les lunettes sont des signifiants plus stables, et donc davantage porteurs de sens, que les larmes inconstantes. Celles-ci sont la manifestation biologique de son émotion mais reflètent son état intérieur de façon intérimaire et imprévisible. Les lunettes artificielles viennent alors remplacer des signifiants plus « naturels » et cependant moins « vrais ». Une équation curieuse s’esquisse ainsi, selon laquelle un artifice (les lunettes) désignent des signes naturels (les larmes) qui peuvent très bien être absents alors que la « véritable » émotion de la tristesse s’y trouve présente.
16Il s’ensuit qu’une distinction entre présentation extérieure artificielle et représentation intérieure naturelle est impossible, non seulement parce que toute émotion est modifiée, voire transformée, par la perspective réelle ou imaginaire de sa présentation, mais parce que tout ici est réception, y compris à l’intérieur d’un seul et même esprit. Il ne s’agit donc pas d’un sujet unifié, dont les émotions seraient ensuite diffractées et brisées lors de leur réception par d’autres sujets, mais d’une diffraction ayant lieu à l’intérieur même d’un esprit pluriel, qui entretient un dialogue constant entre différents états émotionnels contrastants, eux-mêmes en mouvement.
17La division entre artifice extérieur et nature intérieure est donc profondément mise en cause dans ces textes, qui postulent une causalité mutuelle, allant jusqu’à une porosité totale, entre la présentation extérieure (à d’autres personnes) d’un état affectif, et sa représentation intérieure (à soi-même). Nous ne pouvons plus alors concevoir de tristesse « première » qui, existant comme essence dans un espace corporel clos ou isolé, serait plus tard présentée et donc modulée par le monde environnant : car cette tristesse s’apparente d’ores et déjà, de façon interne et intrinsèque, à une présentation de soi devant un autre aspect de soi-même.
« Obéissant aux lois du dépit » : l’émotion partagée et l’exigence des autres
18Sur Sabbath pèse la menace d’un déterminisme social relativiste et quasi nihiliste, la qualité apparemment naturelle de ses émotions étant pour lui le seul fruit de pratiques sociales communes. Sans compter que les « autres », dans sa vision, ignorent entièrement ce caractère construit de leurs vies émotionnelles, qu’ils prennent pour preuve ultime de vérité : « Les autres avaient de vraies vies, du moins c’est ce qu’ils croyaient14. » Ce problème tient donc à l’impossibilité de recourir à l’état prétendument premier de l’émotion, puisqu’elle est présentée par Sabbath comme le produit d’un accord social. La première phrase du premier passage cité plus haut – « Obéissant aux lois du dépit, le désobéissant Sabbath se mit à pleurer15 » – souligne d’emblée une division entre la liberté affective de l’individu et les lois du corps social. Le personnage suit de fait les lois du dépit, qui ont pour principe l’accord général, hypothétique, autour des signes visibles d’une émotion appropriée. Le lecteur se trouve ainsi confronté à la « désobéissance » de Sabbath, qui n’en obéit pas moins aux lois de l’affect.
19Obéir aux lois de l’affect, c’est exprimer une émotion comme « les autres » l’expriment, et l’émotion tend à n’être définie et comprise qu’en fonction de la manière dont la conçoit la majorité et, surtout, la manière dont l’exprime cette majorité. Une démocratisation négative est alors esquissée, selon laquelle pleurer « comme pleure tout le monde16 » est à la fois une libération et un enfermement. La crise épistémologique intérieure s’étend donc rapidement à l’impossibilité de connaître autrui : non parce que les autres ne disent pas la vérité, ou manifestent de faux signes, mais parce qu’eux non plus ne peuvent connaître le caractère artificiel ou naturel de leurs propres sentiments. Il n’est d’ailleurs pas anodin que la quasitotalité des exemples de scepticisme émotionnel du Théâtre de Sabbath mettent en scène des signes affectifs extérieurs récurrents, socialement et linguistiquement codifiés, et presque topologiques :
Elle pleura pendant les six cents mètres de la descente, le corps agité de soubresauts, submergée par la douleur, comme s’il était en train de la descendre dans sa tombe alors qu’elle était encore vivante. « C’est insupportable. Ça fait mal. Je suis si malheureuse. Je ne comprends pas comment une chose pareille a pu m’arriver. » C’était une grande fille, aux secrétions abondantes, et ses larmes ne faisaient pas exception. Il n’avait jamais vu des larmes aussi grosses. Quelqu’un de moins averti aurait pu les prendre pour des vraies17.
20Dans Le Théâtre de Sabbath comme dans L’Immortalité, les scènes de désarroi portent explicitement et presque exclusivement sur les mêmes signes extérieurs (et peut-être corporellement universels) de la souffrance. Mais quand Sabbath s’efforce de déterminer si les larmes de la jeune fille sont vraies ou fausses, il pose une question destinée à demeurer sans réponse, tant on le sait conscient de l’impossibilité de distinguer en lui-même entre une émotion naturelle et son contraire.
21Le geste de Laura comporte également une dimension sociale complexe. En l’absence de tout indice contextuel sur l’événement qui les a suscitées, les larmes peuvent connoter de la douleur physique, ou une souffrance d’un tout autre genre que celle qui est ici sa véritable « source ». Signifiant codifié du deuil (dans ce contexte socioculturel précis), artificiel et donc socialement décodable, les lunettes noires s’inscrivent dans un véritable langage de l’affect. Il ne s’agit pas ainsi d’une tristesse naturelle hypothétique, mais de la manière dont cette émotion, et ses manifestations, sont inéluctablement façonnées par des récepteurs internes et externes, dans un processus quasi rhétorique :
C’est une illusion naïve de croire que notre image est une simple apparence, derrière laquelle se cacherait la vraie substance de notre moi, indépendante du regard du monde. Avec un cynisme radical, les imagologues prouvent que le contraire est vrai : notre moi est une simple apparence, insaisissable, indescriptible, confuse, tandis que la seule réalité, presque trop facile à saisir et à décrire, est notre image dans les yeux des autres18.
22Toute idée d’universalité d’émotions jugées forcément semblables parce que partagées par des corps qui se ressemblent, est remise en cause par l’expérience subjective de Laura et de Sabbath, par leur impression qu’aucun fondement, corporel ou autre, ne peut fournir de substrat certain à ces signes expressifs. La crise de l’affect est donc totale chez ces deux personnages, et leurs manifestations biologiques sont pour eux aussi artificielles, plastiques et modifiables en fonction de diverses intentions productrices et réceptives, que le sont les signes d’un langage. Contemplant leurs émotions, en partie, de l’extérieur, ils sont à la fois les acteurs et les spectateurs de leur propre spectacle émotionnel. Il n’en reste pas moins qu’ils se heurtent tous deux aux exigences d’une norme généralisée de l’affect, à l’aune de laquelle toute émotion individuelle se trouve confrontée, sans pour autant s’y réduire jamais.
Le paradoxe du marionnettiste : une image de l’espace théâtral de l’affect
23Mickey Sabbath était artiste avant son arthrose, mais ce n’était pas un artiste comme les autres : il était, de manière significative, marionnettiste – « puppetmaster ». Le lien renvoyant la marionnette (et ses expressions émotionnelles extérieures) à l’artifice semble aller de soi. N’est-ce pas là un être privé de tout contrôle intérieur sur ses manifestations extérieures de colère, de joie ou de souffrance ? N’est-il pas le jouet de celui qui en tire les ficelles ?
24La question n’en est pas moins complexe. Comme le montre Minsoo Kang, l’association entre la marionnette et l’artificialité est historiquement et socialement spécifique. La pensée romantique introduit, par exemple, une tension souvent insurmontable entre deux images de la marionnette, comme être contrôlé, sans détermination émotionnelle, ou comme être possédé, transfiguré, insufflé par l’animus, ouvrant la voie à une expérience de la transcendance en ce qu’il est un être qui soudain « vit » :
Les romantiques ont hérité de la fin des Lumières l’idée de l’homme-automate en tant qu’image d’une humanité dégradée ; mais dans la vision romantique du monde, l’automate s’apparente à une entité beaucoup plus compliquée, à la fois l’opposé du naturel et, avec sa capacité à s’animer et à vivre, l’instrument ultime du surnaturel19.
25Il ne faut guère insister sur la métaphore puissante et explicite qui relie l’espace théâtral de la marionnette à l’espace intérieur de l’esprit ressentant. Mais si les pantins ne sont responsables ni de leurs émotions, ni de leurs actions – étant placés sous le contrôle de leur « maître » – reste à savoir qui est le maître du maître des marionnettes. « C’est toi la marionnette », se dit Sabbath à lui-même, « c’est toi le bouffon20 ». Peut-on être à la fois marionnette et marionnettiste ?
Il pleurait comme on pleure quand on n’en peut plus. C’étaient des larmes pleines de passion – de terreur, de tristesse immense et de renoncement. Était-ce bien sûr ? Malgré l’arthrose qui lui déformait les doigts, au fond de son cœur ça n’avait pas changé, il était toujours le marionnettiste, grand adorateur du faux-semblant, passé maître dans l’art de la tromperie, de l’artifice et de tout ce qui n’est pas – ça, il ne l’avait pas encore extirpé. Le jour où il n’aurait plus ça, il serait vraiment mort21.
26Les passages qui traitent de la figure de la marionnette dans Le Théâtre de Sabbath peuvent être fructueusement confrontés à un extrait de L’Immortalité où Goethe, ici personnage du roman, raconte son rêve. Le paradoxe de l’émotion naturelle et artificielle revient alors sous la forme du même motif, le théâtre de marionnettes :
Imaginez une petite salle de théâtre de marionnettes. Je suis derrière la scène, je dirige les pantins et récite moi-même le texte. C’est une représentation de Faust. De mon Faust. À propos, savez-vous que Faust n’est nulle part aussi beau qu’au théâtre de marionnettes ? C’est pourquoi j’étais si heureux qu’il n’y eût pas d’acteurs et de pouvoir réciter moi-même les vers qui résonnaient ce jour-là avec plus de beauté que jamais. Et puis, tout à coup, j’ai regardé la salle et j’ai constaté qu’elle était vide. Cela m’a déconcerté. Où sont les spectateurs ? […] Embarrassé, j’ai regardé tout autour de moi et j’ai été frappé de stupeur : je m’attendais à les trouver dans la salle, et ils étaient tous derrière la scène ! Les yeux écarquillés, ils m’observaient avec curiosité. Dès que nos regards se sont rencontrés, ils se sont mis à applaudir. Et j’ai compris que le spectacle qu’ils voulaient voir, ce n’étaient pas les marionnettes, mais moi-même. Non pas Faust, mais Goethe22 !
27Si c’est de prime abord la fascination du public vis-à-vis du créateur d’une œuvre (au lieu de l’œuvre elle-même) qu’illustre ce rêve, il faut aussi comprendre que cette fascination porte bien davantage sur la prétendue origine de ces manifestations émotionnelles que sur ces émotions mêmes. Le spectacle que met en scène le personnage repose donc moins sur les signes extérieurs de ses émotions, que sur son sujet intérieur, dans un état de profond désarroi affectif. L’origine naturelle apparente des émotions des marionnettes artificielles (le marionnettiste) s’avère donc être lui aussi un lieu de division et de désaccord : un autre point fuyant dans une régression infinie vers une « nature » toujours imaginaire. La maîtrise émotionnelle, si souvent associée (chez Diderot lui-même) au principe de connaissance de soi, se trouve alors prise au piège de l’ignorance, et se heurte à une insurmontable barrière épistémologique.
Maître ou marionnette ? L’artifice et le contrôle affectif
28Ces deux visées simultanées, contradictoires – celle d’une émotion naturelle rapprochant le sujet de l’ensemble des hommes, puis celle d’une émotion artificielle qui, par sa plasticité, peut être contrôlée, dominée, impliquant ainsi la liberté et l’indépendance du sujet face à une « moyenne » réductrice – ne cessent de se confronter, jusque dans les moments de passion ou de souffrance les plus intenses :
Hospitalisé. Jusqu’à ce que ce mot soit prononcé, il avait cru que toutes ces larmes n’étaient qu’une comédie facile ; il fut donc considérablement déçu quand il se rendit compte qu’il n’était pas en son pouvoir de les arrêter. […]
S’il n’était pas en train de craquer et si ce n’était que de la simulation, c’était le plus grand numéro d’acteur de toute sa carrière. Alors même que ses dents s’entrechoquaient, alors même qu’il sentait ses joues trembler sous sa barbe ridicule, Sabbath se disait : ça c’est nouveau. Et ce n’est pas fini. Et cela, il fallait peut-être ne pas l’imputer entièrement à la ruse mais aussi au fait que la raison profonde de son existence – quoiqu’elle ait pu être, et peut-être bien la ruse elle-même, d’ailleurs – avait cessé d’exister23.
29Sabbath est d’abord dépité de constater que ses larmes échappent à son contrôle, qu’il ne peut les faire cesser, et qu’elles incarnent donc une manifestation émotionnelle apparemment authentique. Ce n’est pas l’artificialité de ses sentiments qui le déçoit, mais, dans un premier temps, leur caractère visiblement naturel, qui implique leur transcendance et leur emprise sur lui, leur nature incontrôlable et inassimilable.
30Mais tout en contemplant les signes physiques de sa détresse, comme de l’extérieur, du regard étonné d’un spectateur, Sabbath voit dans ses dents qui grincent, dans sa mâchoire qui tremble, que l’on pourrait croire impossibles à recréer par les outils de l’artifice, une nouvelle preuve de la qualité impressionnante de son « jeu ». L’artifice touche donc également à ces manifestations corporelles qui semblent les plus naturelles parce qu’apparemment incontrôlables. Loin de démontrer le caractère naturel du sentiment – comme dans une perspective neurobiologique qui associerait l’effet corporel à une activité mentale et neuronale enregistrable – ses réactions ne sont qu’une strate supplémentaire d’une indécision durable. « [Sabbath] était assez sûr qu’au moins pour moitié cette grande crise n’était qu’une comédie24. » Autrement dit, il serait tout à fait possible de prouver que la détresse de Sabbath est réellement présente dans son cerveau et dans son corps – qu’elle existe empiriquement – sans que cette observation amoindrisse le doute que Sabbath jette sur le caractère naturel de ses propres sentiments.
31Cette indétermination foncière entre la nature et l’artifice permet d’interroger plus largement une hypothèse répandue, selon laquelle l’émotion serait « culturellement conditionnée dans son expression mais pas dans ses substrats biologiques25 ». Chez Roth, la position antinomique de Sabbath apparaît clairement dans toute sa subtilité dans la dernière phrase du passage cité plus haut. En effet, on y voit d’abord le narrateur avancer que ces manifestations sont moins le produit de la fourberie (« guile ») que du fait qu’il a perdu une fois pour toutes « la raison profonde de son existence » ; mais, dans un second temps, il s’avère que cette raison d’être chez Sabbath est l’imposture même ! Ainsi s’instaure un cercle herméneutique clos, fondamentalement paradoxal. Et, dans cette image d’une conscience tiraillée entre des propositions « auto-falsifiantes », d’où naît un affect toujours indéterminé, se dresse le serpent du pathos naturellement faux, faussement naturel, qui se mord éternellement la queue.
32Ce mécanisme, cependant, ne fait pas qu’indiquer la servitude du sujet à l’égard de processus intérieurs qu’il ne contrôle pas – à l’image du sujet-pantin qui ne fait que bondir sur les ficelles du marionnettiste qu’est son corps. Il implique que le sujet puisse être aussi l’origine construite de ses états affectifs ; qu’il peut décider de se mouvoir, au lieu simplement d’être ému. C’est ainsi que, conformément à la description célèbre que Kundera donne de « l’homme sentimental » européen, « Don Quichotte décide d’aimer une certaine dame, Dulcinée, bien qu’il la connaisse à peine26 », et que cet amour naît véritablement, avec toute « la grandeur de [la] passion » codifiée par une tradition précise, sociale ou esthétique.
33Si la décision d’éprouver une émotion peut véritablement créer de l’émotion au sein du sujet, celle-ci a-t-elle pour autant une origine artificielle ? Volonté et artifice vont-ils de pair ? Pour Kundera, ce n’est pas parce qu’un homme imite un sentiment qu’il ne le ressent pas. Dans une vision schématique de Diderot, le romancier dit s’opposer sur ce point au célèbre paradoxe :
L’acteur qui joue le rôle du vieux roi Lear ressent sur scène, face aux spectateurs, l’authentique tristesse d’un homme abandonné et trahi, mais cette tristesse s’évapore au moment même où la représentation s’achève. C’est pourquoi l’homo sentimentalis, aussitôt après nous avoir éblouis par ses grands sentiments, nous déconcerte par son inexplicable indifférence27.
34Cette représentation émotionnelle imitée « s’achève » ainsi. Mais si l’on garde à l’esprit ces situations d’indétermination affective chez Laura et Sabbath, peut-on en effet imaginer l’existence d’une telle fin de la représentation émotionnelle, un instant hypothétique qui ne serait pas d’emblée doué de représentativité, d’emblée chargé d’intention rhétorique face à soi-même et autrui ? Quand il quitte la scène, l’acteur entre dans un autre contexte réceptif, lui-même créateur de nouvelles émotions, qui ne peuvent en aucun cas incarner une origine naturelle distincte du théâtre de leur présentation.
35Le rejet du modèle naturalisant du pathos littéraire présent chez Roth et Kundera a des conséquences importantes sur la pensée de l’émotion en littérature, et en esthétique de manière plus générale. Affranchie des contraintes d’un psychologisme réducteur, l’émotion exige, en effet, d’être soumise à un questionnement rhétorique et sémiotique. La critique de la quête de l’émotion naturelle ne revient pourtant pas à isoler le pathos littéraire en l’arrachant à l’événement. En faisant la parodie du modèle naturaliste, de tels romans insistent sur le fait qu’accepter l’artifice de l’affect est le premier stade de l’assimilation des événements et de la construction du sujet. Valoriser l’artificialité de l’émotion, c’est donc s’écarter d’une approche fondée sur un sujet unifié et unique, sur l’ancrage de l’affect dans des expériences dites réelles ou dans la production de comportements jugés adéquats. C’est ainsi arracher la pensée de l’émotion en littérature à un mimétisme réducteur, à la quête d’une nature originelle imaginaire.
Notes de bas de page
1 Aristote, La Poétique 1450a-b, Dupont-Roc R., Lallot J. (trad. du grec ancien), Paris, Le Seuil, 1980, p. 57.
2 Horace, « Art poétique », in Œuvres complètes, Nisard M. (trad. du latin), Paris, J.-J. Dubochet, 1839, p. 173.
3 Eliot T. S., Essais choisis, Fluchère H. (trad. de l’anglais), Paris, Le Seuil, 1999, p. 168.
4 Voir par exemple Tsur R., Toward a Theory of Cognitive Poetics (2e édition), Brighton, Sussex Academic Press, 2008 ou Gavins J. et Steen G., Cognitive Poetics in Practice, London, Routledge, 2003.
5 Nietzsche F., Par-delà le bien et le mal (Jenseits von Gut und Böse, 1886), Albert H., Sautet M. (trad. de l’allemand), Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 9.
6 Rosset C., L’Anti-nature. Éléments pour une philosophie tragique (1973), Paris, PUF, 2e édition, 1986, p. 10-11.
7 Morton T., Ecology Without Nature: Rethinking Environmental Aesthetics, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2007, p. 1, notre traduction: « The very idea of “nature” which so many hold dear will have to wither away in an “ecological” state of human society. Strange as it may sound, the idea of nature is getting in the way of properly ecological forms of culture, philosophy, politics and art. »
8 Le terme de « méta-représentation » est présent chez le neuroscientifique Antonio Damasio mais avec de tout autres implications. Cf. Damasio A., Looking for Spinoza: Joy, Sorrow, and the Feeling Brain, Londres, Vintage, 2004, p. 86.
9 Thrailkill J. F., Affecting fictions: mind, body, and emotion in American literary realism, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2007, p. 5, notre traduction: « The problem of relativism, the stability and communicability of knowledge. »
10 Roth P., Le Théâtre de Sabbath (Sabbath’s Theater, 1995), Bitoun L. (trad. de l’américain), Paris, Gallimard, 1997, p. 218. (Roth P., Sabbath’s Theater, Londres, Vintage, 1995, p. 143: « Obeying the laws of disappointment, disobedient Sabbath began to cry, and not even he could tell whether the crying was an act or the measure of his misery […] Sabbath (who liked to think that distrusting the sincerity of everyone armed him a little against betrayal by everything): I’ve even fooled a ghost. But while he thought this – his head a lumpish, sobbing sandbag on the table – he also thought, And yet how I crave to cry! Crave ? Please. No, Sabbath didn’t believe a word he said and hadn’t for years; the closer he tried to get to describing how he arrived at becoming this failure rather than another, the further he seemed from the truth. True lives belonged to others, or so others believed. »)
11 Ibid., p. 239. (Ibid., p. 158: « The law of living: fluctuation. For every thought a counterthought, for every urge a counterurge. »)
12 Ibid., p. 353. (Ibid., p. 242: « Someone to whom the tangible and the immediate are repugnant, to whom only the illusion is fully real. »)
13 Kundera M., L’Immortalité (Nesmrtelnost, 1990), Bloch E. (trad. du tchèque), Paris, Gallimard, 1990, p. 142.
14 Roth P., Le Théâtre de Sabbath, op. cit., p. 218.
15 Idem.
16 Notre traduction. Le sens de cette tournure est en effet contourné (donc perdu) dans la traduction française citée. (Roth P., Sabbath’s Theater, Londres, Vintage, 1995, p. 147: « the way anyone cries ».)
17 Roth P., Le Théâtre de Sabbath, op. cit., p. 321-322. (Ibid., p. 232: « All the way down the eighteen hundred feet she wept with her whole body shaking, immersed in pain, as though he were lowering her alive into her grave. “Oh, it’s unbearable. Oh, it hurts. I’m so unhappy. I don’t understand why this is happening to me.” She was a big girl whose production of secretions was considerable, and her tears were no exception. He’d never seen tears so large. Someone less of a connoisseur might have taken them for real. »)
18 Kundera M., L’Immortalité, op. cit., p. 193.
19 Notre traduction. Kang M., Sublime dreams of living machines: the automaton in the European imagination, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2011, p. 211: « The Romantics inherited from the late Enlightenment the notion of the automaton-man as an image of debased humanity, but the automaton becomes a much more complicated entity with their worldview as something that is the very opposite of the natural but at the same time embodying the potential to come alive as the ultimate instrument of the supernatural. This is the source of the anxious uncertainty in response to the uncanny nature of the Romantic automaton. »
20 Roth P., Le Théâtre de Sabbath, op. cit., p. 239. (Roth P., Sabbath’s Theater, op. cit., p. 158: « The puppet is you. The grotesque buffoon is you. »)
21 Ibid., p. 224. (Ibid., p. 147: « He was crying now the way anyone cries who has had it. There was passion in his crying – terror, great sadness, and defeat. /Or was there? Despite the arthritis that disfigured his fingers, in his heart he was the puppeteer still, a lover and master of guile, artifice, and the unreal – this he hadn’t yet torn of out of himself. When that went, he would be dead. »)
22 Kundera M., L’Immortalité, op. cit., p. 129-130.
23 Roth P., Le Théâtre de Sabbath, op. cit., p. 226. (Roth P., Sabbath’s Theater, op. cit., p. 149: « Hospitalized. Until that word was spoken he had believed that all this crying could easily be spurious, and so it was a considerable disappointment to discover that it did not seem within his power to switch it off […] If he was not coming apart but only simulating, then this was the greatest performance of his life. Even as his teeth chattered, even as he could feel his jowels tremble beneath his ridiculous beard Sabbath thought, So, something new. And more to come. And perhaps less of it it to be chalked up to guile than to the fact that the inner reason for his being – whatever the hell that might be, perhaps guile itself – had ceased to exist. »)
24 Ibid., p. 277 (ibid., p. 185: « He was fairly sure that he was half faking the whole collapse. »).
25 Notre traduction. Thrailkill J. F., Affecting fictions, op. cit., p. 16: « culturally conditioned in its expression but not in its biological substrate ».
26 Kundera M., L’Immortalité, op. cit., p. 289.
27 Ibid., p. 291.
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