Artifice : le mot, la notion et le concept
p. 7-38
Texte intégral
Pour Bartholomé Carné, qui aime déjà les outils.
1Les études réunies dans ce volume traitent de l’artifice, sujet choisi en 2010 par les membres du CELLAM qui ont contribué au premier projet de l’axe transversal « littérature et arts », et auxquels se sont joints d’autres chercheurs. Au-delà du succès de l’intelligence artificielle qui a d’ores et déjà modifié nos mœurs et notre culture, au-delà de celui du récent néologisme artificialisme utilisé dans de multiples domaines1, le sujet séduit : en 2009, la revue littéraire Sillages critiques lui consacre son numéro 102 ; pendant une semaine de janvier 2014, une émission de France Culture l’aborde dans des champs aussi divers que la littérature, la drogue, le maquillage, le feu d’artifice ou la voix3.
2À se limiter aux arts et aux lettres comme ce volume en témoigne, l’artifice – le mot autant que ce qu’il désigne – suscite une impression ambivalente de désuétude et d’actualité. Désuet parce que, lié aux beaux-arts dont le système a été fixé au milieu du XVIIIe siècle4, il est emporté par la vague qui les remet en question depuis plusieurs décennies. Actuel, ou plus exactement réactualisé, en raison de cette désuétude : en s’auto-contestant, l’art qui ne veut plus l’être tout en le restant, exalte l’artifice pour le dénoncer. Le postmodernisme, réaction au modernisme (non sans analogie avec le maniérisme, réaction à la Haute Renaissance et le rococo, réaction au classicisme, qui ont outré les formes héritées), en a tiré parti. Ainsi, la célèbre phrase paradoxalement lucide qu’on attribue à Andy Warhol, « Je ne sais pas où s’arrête l’artificiel et où commence le réel5 », entend révéler la fonction altérante et contagieuse de l’artifice.
3Bien que, sans faire partie des mots les plus utilisés – il l’est moins que l’adjectif correspondant – le terme artifice ne présente de prime abord aucune difficulté, son sens en général, et dans les arts en particulier, ne va pas de soi, pour peu qu’on s’essaie à le préciser. Laissons à part sa présence dans l’expression feux d’artifice6 qui correspond à un objet précis (bien que ce sens spécialisé ait pu contaminer les autres acceptions en y renforçant le sème de spectaculaire) pour l’examiner dans ses autres emplois. Longtemps, il n’a qu’un sens général ; selon le Dictionnaire du Moyen Français (voir l’étude de Fabienne Pomel), il présente au Moyen-Âge deux acceptions courantes, de « savoir-faire » et d’« objet fabriqué grâce à lui ». Les dictionnaires de l’âge classique7 (voir l’étude de Daniel Riou) n’attestent que celle d’art ou d’industrie, vieillie vers la fin du XIXe siècle. Le Littré est apparemment le premier à utiliser la périphrase « Habile, industrieuse combinaison de moyens », introduisant ainsi moyen, qui remplace art. Selon le Trésor de la langue française (TLF), le terme signifie au XXe siècle « un moyen habile et ingénieux ». Ce survol fait apparaître une hésitation métonymique entre production et produit : l’artifice concerne l’habileté, un procédé qui se distingue par son habileté, la chose faite avec habileté.
4Mais il y a plus. D’une part, tout au long de son histoire, le terme présente des connotations nettement négatives8 (voir l’étude de Françoise Nicol) : attestées depuis la fin du XVIIIe siècle de façon explicite et régulière, elles découlent de l’acception de ruse ou la déterminent (sans doute en raison de la dévalorisation de la démonologie et des arts mécaniques : voir l’étude de Christine Ferlampin-Acher) ; elles expliquent peut-être aussi pourquoi ce mot ne subit guère les effets de l’évolution sémantique qui concernent art à partir du XVIe siècle et lui auraient fait gagner en précision ou en abstraction. Deux conséquences découlent de ce sens, resté vague ; d’abord, la labilité : le mot couvre des champs divers et correspondant à des objets hétérogènes ; ensuite, le défaut d’un statut de concept : il n’en a pas la rigueur et ne relève pas d’un champ de référence savante – il est d’ailleurs absent des dictionnaires spécialisés de philosophie9.
5D’autre part, à côté de son sens général, son acception spécialisée dans les beaux-arts et les lettres reste problématique. Ce lien privilégié de l’artifice aux arts et aux lettres n’est que récemment attesté : vers la fin du XVIIIe siècle, le Dictionnaire de l’Académie (1787-88) signale son emploi dans la littérature, et vers la fin du siècle suivant, le Littré le fait dans l’éloquence. Il faut attendre le dernier tiers du XXe siècle pour que le TLF propose clairement un sens spécialisé en art, « procédé d’imitation inventé pour créer l’illusion de la réalité », illustré en peinture et au théâtre. Mais cette définition, qui implique une idée restrictive voire erronée de l’artifice et de l’art (un art non imitatif serait-il sans artifice ? l’imitation viserait vraiment l’illusion ?), demeure tributaire des préjugés de son contexte (1971-1994), et de l’aspiration à définir un moyen en lui assignant à l’avance une fin (l’artifice en art serait « destiné à améliorer, à corriger », ou inventé « pour améliorer une technique », etc.).
6À prendre l’artifice comme objet privilégié des arts et des lettres, les études confirment implicitement qu’en effet il n’est pas un concept, mais une notion aux contours flous, caractérisée par une forte capacité à se modifier ; ce trait est sensible si l’on compare par exemple les études de Fabienne Pomel, Jia Zhao, Karine Bénac-Giroux et Émeline Chauvet : ces auteurs commentent la présence et la fonction de l’artifice dans des domaines, des pratiques, des techniques ou des procédés aussi divers que la chair humaine animalisée, le mannequin, la modification de sexe et de genre, le spectacle, le théâtre, la break-dance, la vidéo, le mensonge, le simulacre, l’ironie, l’allégorie, la magie, la fabulation. L’étude d’Emmanuel Buron montre toutefois que la pensée de Du Bartas fait exception : en insérant l’artifice dans une vision du monde étayée sur une métaphysique, le poète établit certaines des conditions nécessaires qui permettraient de l’ériger en concept.
7La lexicographie, qui recense les mots et décrit leurs divers sens, atteste et relance la labilité de la notion ; car en signalant les acceptions que donnent au mot ses emplois dans tous les niveaux de langue, elle leur attribue une autorité fondée sur l’usage. Mais, si l’on veut réfléchir à ce qu’est l’artifice dans le champ précis des arts (lettres comprises) s’impose la nécessité de dépasser la lexicologie (l’étude des définitions de mots) dont l’approche est nécessaire mais insuffisante : l’utilisation du terme ne doit être tenu ni comme repère, ni comme seul repère. Car élaborer une conception de l’artifice suppose de réduire la tendance que présente la notion courante à se dérober : elle correspond à un ensemble d’objets si vaste qu’elle s’y dilue, voire s’y dissout. Là est la difficulté : l’artifice est une notion – une connaissance intuitive aux contours indécis, qui, en l’occurrence, le sont particulièrement – et non un concept – une idée abstraite intégrée à une conception ou liée à un champ de référence.
8Ne pourrait-on pas inverser en atout cette difficulté à la saisir ? Car, si la notion échappe par défaut de précision, elle présente une souplesse qui permet d’envisager des démarches éloignées les unes des autres, et pas forcément cohérentes entre elles. La fin envisagée n’est pas celle d’aboutir à une conciliation « macaronique », mais, au contraire, celle de tirer un enseignement de leur commune capacité à exposer une conception de l’artifice (ou d’autres notions qui lui sont apparentées) ; celle de retenir une leçon des catégories mobilisées et des points de vue éclairant les angles morts, considérés comme autant de chemins d’exploration. En quelque sorte, nous aspirons à ne garder en mémoire ni méthode ni méthodologie, mais une « méthodologisation ».
9En vue d’ébaucher des conditions qui présideraient à des possibilités de ressaisir la notion d’artifice, de la limiter et la renforcer, nous envisageons des voies qui en font un concept (ou pas), que ce soit dans le champ des lettres et des arts (ou non), mais qui, néanmoins, la concernent toutes directement ou indirectement. Elles ont été tracées par des auteurs dont le choix a été partiellement arbitraire – qui déplorera l’absence de tel ou tel autre penseur trouvera la possibilité de l’ajouter au trajet qu’il lui est proposé de parcourir dans cette introduction. Loin de prétendre apporter une réponse complète à cette ambitieuse question, ni même d’y aspirer, mais sans non plus adopter un relativisme absolu, nous proposons de lire ou relire dans cette préface quelques textes écrits par des philosophes, lexicographes, anthropologues, psychanalystes, etc., qui nous aident à réfléchir à l’artifice, comme autant d’exemples à suivre (ou non), et de repères permettant de nous situer, que ce soit en leur faveur, à leur encontre ou dans une autre discipline. Que le lecteur ne s’attende donc pas à trouver une solution toute faite, ni des partis pris, mais des pistes dont il lui appartient de faire des voies.
La définition du mot artifice par Étienne Souriau
10On doit probablement à Étienne Souriau la première définition d’artifice et d’artificiel dans un dictionnaire d’esthétique, termes dont il rédige lui-même les articles10. Nous laissons de côté l’expression feu d’artifice et les « sens techniques spéciaux » de l’adjectif, cas trop singuliers. La courte définition générale du substantif, « moyen ingénieux de produire ce qui n’arriverait pas naturellement », est rapidement suivie de son sens spécialisé « en esthétique et à l’heure actuelle », que Souriau envisage seulement selon les connotations dont chacune est illustrée en littérature, théâtre ou musique. « Facilement péjoratif », le mot désigne des « habiletés techniques qui pallient un défaut » – l’étude de Françoise Nicol en fournit un exemple – ; parfois neutre, il signifie « un moyen nécessairement exceptionnel » ; « plus rarement […] laudatif », il veut dire « l’intervention beaucoup plus grande de l’art que de la nature » – à cet égard, l’étude de Vanessa Mariet-Lesnard étudie un cas d’instabilité : au théâtre, les connotations qui caractérisent le recours à des artifices, de négatives, deviennent positives.
11Certaines remarques exposées dans le cadre des connotations pourraient servir à cerner la dénotation manquante, comme le trait qui voudrait que l’artifice en esthétique soit un moyen « nécessairement exceptionnel », ou la fonction « pallier un défaut », attachée à l’” habileté technique » – dans son étude Carole Benz explique ainsi comment le peintre recourt à l’artifice pour résoudre certaines difficultés intrinsèques à la peinture. Toutefois comme artifice, qui est dépourvu de dénotation spécialisée en esthétique, est seulement doté de connotations, il est difficile de considérer que ce terme possède un sens spécifique à ce domaine. Une démarche ordonnée selon des connotations illustrées ne saurait déboucher sur un bilan érigeant l’artifice en notion esthétique forte. Si elle avait été possible, la double précision – ontologique et fonctionnelle (un moyen exceptionnel à fonction supplétive) – de cette définition aurait présenté l’avantage de ne pas assimiler l’artifice dans le champ des beaux-arts à tout moyen ingénieux. Mais ces traits, fournis seulement à titre d’exemple, ne sont pas donnés pour être étendus à l’ensemble d’un sens esthétique. Pour le sens général, l’extension existe au détriment de la compréhension, et pour le sens spécialisé, qui demeure absent, le privilège accordé aux connotations s’exerce aux dépens d’un éventuel effort dénotatif. De plus, pour la plupart recensées depuis longtemps (la péjorative est signalée dès 1694), les connotations ne caractérisent pas suffisamment le sens esthétique pour le distinguer du sens courant.
12Toutefois, alors que cet aspect de l’article nous aide finalement peu, un autre le fait davantage. En précisant d’emblée le sens général, « moyen ingénieux de produire ce qui n’arriverait pas naturellement », Souriau érige l’opposition de l’artifice à la nature en trait dénotatif majeur. Or, en dépit de son évidence et de son apparence banale, cette indication sur le substantif n’est fournie par aucun dictionnaire antérieur ; c’est pourquoi elle mérite attention. Les trois exemples qui illustrent explicitement la référence à la nature sont paradoxaux ; les deux premiers sont musicaux, le troisième est littéraire.
13Deux cas, pris chez Gluck et Berlioz, montrent que la modification du son d’un instrument de musique par adjonction d’un objet est un artifice (qui rénove sa fonction expressive), par opposition au son de l’instrument non modifié qui, lui, est qualifié de naturel. Qu’en retenir ? Convenons qu’un instrument de musique n’est pas produit par la nature ; l’artifice désigne donc le nouvel ajout d’un objet second à un objet premier, lui-même non naturel. Nature ne désigne pas alors une production étrangère à l’intervention humaine, mais un état relativement permanent pendant une période donnée. Dans ces circonstances, l’artifice est lié à un objet nouveau et intrus : on n’avait jamais joué du cor embouché ni de la clarinette couverte pour suggérer les enfers ou l’éloignement. Il convient donc d’envisager que le terme nature a deux sens, l’un stricto sensu : il désigne ce qui se produit sans aucune intervention humaine, l’autre temporel : il signifie ce qui est habituel. Pascal l’a bien compris et formulé : « La coutume est une seconde nature qui détruit la première11 », et Xavier Lambert le rappelle dans son étude. Simultanément, artifice veut toujours dire, stricto sensu, tout ce que l’homme produit (et qui n’existerait pas du fait de la nature), mais aussi toute nouveauté dont l’écart à l’habitude est assez marqué pour qu’elle soit sentie comme étrange et étrangère ; car les deux exemples donnés suggèrent que ce second sens qui dépend de la durée (temps de l’habitude et de la nouveauté) implique aussi une fonction symbolique spécialisée dans ce qui est non habituel (le lointain et les enfers). Cela pose la question d’une relation privilégiée entre l’artifice et l’effet d’inquiétante étrangeté12.
14Le troisième exemple qui fait intervenir explicitement la nature illustre la supériorité de l’artifice sur la nature en littérature – l’étude de Giovanna Sparacello montre que cette idée, assez ancienne, concerne d’autres arts. Toutefois Souriau, non seulement choisit une citation peu parlante13, mais encore renvoie à l’article artificiel pour compléter l’examen de l’antinomie entre nature et artifice.
15Ses premières lignes répètent, en effet, l’antithèse qui caractérise le sens général d’artifice : artificiel « s’oppose en tous ses sens à naturel14 ». L’opposition des adjectifs antonymes n’a rien de nouveau : elle est retenue dès 1690 par Furetière, et reprise en 1694 par le Dictionnaire de l’Académie. De même qu’il l’a fait dans l’article artifice, Souriau passe rapidement du sens général du qualificatif à son emploi en esthétique ; or, de nouveau, il ne traite pas d’un sens spécialisé (la dénotation est absente) mais d’une combinaison de précisions connotatives et de « problèmes esthétiques ». Ces derniers sont classés en deux grandes catégories selon les deux grands types de connotations15. Dans la connotation laudative, artificiel et artistique sont « réuni(s) » ; dans la connotation péjorative, incomparablement plus importante, l’artificiel, dévalorisé proportionnellement à la valorisation du naturel, désigne l’exagéré et le conventionnel (ce qu’illustre un exemple pris dans le théâtre).
16Les connotations opposées constituent le cadre d’une problématique esthétique qui trouve ses solutions dans trois « attitudes ». La première consiste à « accepter sans discussion les conventions établies, au point qu’on ne les aperçoit même pas » : c’est l’aspect statique de l’opposition ; la deuxième, à valoriser le naturel, ce qui risque de créer « un autre genre d’artifice » : c’est l’aspect dynamique de l’opposition entre artificiel et naturel ; la troisième, à « dédaigner le naturel » : c’est pousser à l’excès l’éloge de l’artifice. Selon nous, et dans une perspective interprétative, ces trois solutions sont assimilables respectivement à trois formes de défenses définies en psychanalyse : le déni, la dénégation et la conversion hystérique. Toutefois, précise Souriau, dans l’histoire, ces attitudes peuvent « se succéder ou s’opposer simultanément », comme le montrent les exemples. Le déni est illustré par le théâtre du XVIIe siècle que Molière dénonce ; la dénégation, par des courants de la peinture du XIXe siècle et du cinéma du XXe siècle qui établissent de nouvelles conventions acceptées ; la conversion hystérique, par le XXe siècle qui loue l’artifice en réaction contre la nostalgie de la nature. Artificiel, comme artifice, ne présente pas de véritable sens spécialisé en esthétique, mais seulement des connotations ; ce double défaut conduit à constater que la spécificité de ces deux mots employés en art relève de l’appréciation.
17Une nuance distingue le substantif de l’adjectif. Le premier relève plutôt de l’artiste qui fabrique son œuvre ; le second de l’effet que celle-ci, une fois achevée, produit sur le spectateur, l’auditeur, le lecteur, etc. : la position esthétique stricto sensu. Les deux termes n’en sont pas pour autant vraiment complémentaires dans la mesure où le sens de l’un est un peu décalé par rapport à celui de l’autre : artificiel est seulement « opposé à naturel », alors qu’artifice est un moyen à la fois non naturel et ingénieux. Cet écart suggère que chaque mot occupe une place différente : ainsi, artificiel ne semble concerner que la frontière externe qui sépare l’artifice de la nature au sens strict ; au contraire, outre cette dernière, artifice paraît en impliquer une autre, interne à la production humaine, entre ce qui est ingénieusement fait et ce qui ne l’est pas. Les connotations d’artifice et d’artificiel ne s’harmonisent pas non plus parfaitement entre elles. Par exemple, la fonction supplétive reconnue à l’artifice (l’habileté technique palliant un défaut) qui est péjorativement connotée, ne provoque pas forcément de l’artificiel, effet péjorativement connoté qui est dû à un excès : aucune détermination réciproque n’existe en effet entre le recours à un moyen ingénieux palliatif et un effet de convention exagérée.
18Quoi qu’il en soit, la frontière externe qui oppose l’artifice à la nature, et que signalent les définitions d’artifice et d’artificiel, n’est pas sans poser difficulté. Nature et artifice ne sont pas, en effet, des notions suffisamment symétriques pour être mises en parallèle16.
19D’ailleurs, dans le Dictionnaire d’esthétique lui-même, l’article nature rédigé par Mikel Dufrenne souligne bien davantage le rapport que le sens de ce terme entretient avec l’imitation artistique, que celui qui le lie à l’artifice. Mais surtout, les notions de nature et d’artifice ne présentent pas la même densité ; souvent pilier d’une conception, la première revêt le statut de concept, alors que la seconde, faible et instable, est rarement utilisée dans le cadre d’une pensée globale17. Mais encore, les deux notions ne partagent pas le même statut. Étant entendu que l’artifice est un « moyen » qu’utilise l’homme, il faudrait que la nature en soit également un : cela demanderait que lui soit attribuée une intentionnalité impliquant d’inscrire l’antithèse entre nature et artifice dans une téléologie et une métaphysique – comme l’expose l’étude de Du Bartas par Emmanuel Buron.
20Selon que la nature dépend ou non d’une instance supérieure et obéit ou pas à une fin, l’artifice s’y inscrit de façon différente. Si est artifice tout moyen humain de produire, comment expliquer que l’homme, quand il est pensé comme un être de nature, produise non naturellement ? Dans ces conditions, comment savoir si la moindre présence d’objets ainsi produits, n’a pas pour effet de dénaturer la nature et l’homme18 ? Plus encore, dans une hypothèse radicale, toute la réalité pourrait être ramenée à un produit de l’artifice puisque la seule présence de l’homme utilisateur de l’artifice, même potentiellement, suffirait à changer la donne ? Ces spéculations, dont certaines conduisent à des impasses – sauf à prendre l’issue de la métaphysique – dissolvent la question spécifique de l’artifice dans celle, vaste, de la place de l’homme dans la nature.
21Ce délicat face-à-face de la nature et de l’artifice est l’un des sujets les plus débattus : la nature, dont l’origine et la définition échappent mal à la fable, suscite de la nostalgie quand elle s’est dénaturée et qu’on la croit perdue. L’artifice qui, omniprésent, produit une seconde nature, contribue à la reconstitution d’une nature alors artificielle. Comme le signale Souriau, l’artificialisation engendre une dynamique de « re-naturalisation » : la nature est représentée par l’artifice, voire ses processus sont reproduits et détournés vers une fin non naturelle, etc. Toutes ces configurations, et d’autres encore, montrent la difficulté d’échapper à la légende ou à la métaphysique pour séparer nature et artifice, ce duo qui prend la réflexion au piège du binarisme. Dans le présent volume, Cédric Corgnet, Timothée Picard, Arnaud Windendaële, Xavier Lambert, Sylvain Louet, Nicholas Manning, Aurélien Bécue et Jhava Chikli ont étudié des questions de ce type, et analysé comment elles conduisent souvent à des impasses.
22Les deux articles de Souriau ont plus d’une vertu : envisageant frontalement les termes artifice et artificiel dans les arts, ils montrent qu’ils n’y possèdent pas de dénotation spécifique, ce qui confirme la labilité de la notion. Inversement, ils mettent en évidence la richesse des connotations des deux mots et la complexité des problèmes qui en découlent, notamment à propos du rapport à la nature. Mais surtout, leur analyse aident à dégager des catégories (place, statut, aspects infectum ou perfectum19, fonction, finalité, etc.) et suggère des axes de réflexions : l’abandon de l’approche métaphysique pour une démarche relevant des sciences humaines, la définition d’une frontière externe (la dichotomie entre artifice et nature) ou interne (le rapport entre production humaine et artifice), le point de vue de l’artiste ou du spectateur, autant de pistes que nous allons à nouveau parcourir.
Artifice et outil
23Comme tout organisme vivant, le corps de l’homme se reproduit partiellement et produit diverses matières, grâce à ses systèmes nutritif, thermorégulateur, etc., voire diverses humeurs ou tumeurs internes. Alors que, produites sans que la volonté n’intervienne, ces substances ne sont pas des artifices, certaines d’entre elles sont consciemment conditionnées par l’homme dans un but utile, comme l’exploitation agricole d’excreta, ou dans un cadre symbolique, comme le traitement des fèces20. Ces objets qui sont naturels par leur provenance physiologique, changent ainsi d’état : ils deviennent artificiels par le traitement humain qu’ils subissent. Choisis à la fois au plus près de l’individu – les productions de ses organes – et au plus près de l’Homme – leur portée anthropologique –, ces exemples généraux montrent qu’un objet n’est pas seulement un objet traité par l’homme grâce à un instrument, mais aussi un objet auquel l’homme donne une fonction et un sens. Tel est le cadre général dans lequel nous situons l’artifice et l’objet artificiel.
24En écrivant que l’artifice est un « moyen ingénieux » de production non naturelle, Souriau suggère qu’il caractérise spécifiquement l’homo faber, qui est moins celui qui fait des outils, que celui qui pense pour les faire et en les faisant. Car contrairement à l’idée courante, Henri Bergson, à qui cette expression reste attachée, l’utilise non pour désigner un stade antérieur à l’homo sapiens, mais pour caractériser « notre espèce » et couvrir l’ensemble de l’évolution humaine. Rappelons le célèbre passage où le philosophe propose de remplacer l’expression d’homo sapiens par celle d’homo faber :
Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens mais Homo faber21.
25Intellectuellement, l’auteur inclut le sapiens dans le faber, mais, pragmatiquement, il prévoit que la substitution proposée ne sera pas adoptée (c’est ce que signifie l’emploi de l’irréel du présent : « si nous pouvions » sous-entend « mais nous ne le pouvons pas22 ») puisqu’elle heurte notre vanité et nos préjugés. L’intérêt du propos que tient le philosophe réside aussi dans la tournure qu’il donne à son questionnement : il s’agit de comprendre la spécificité de l’Homme ; la perspective métaphysique est remplacée par une approche anthropologique.
26Dans cette conception qui fait de l’outil l’expression spécifique de toute l’intelligence humaine, l’artifice, entendu comme moyen ingénieux, a le statut de cas particulier, voire privilégié. C’est pourquoi les réflexions sur la naissance et les caractéristiques de l’un sont utiles à une connaissance de l’autre. L’anthropologie s’intéresse à la frontière externe de l’outil (qui le distingue d’un objet naturel) en se situant notamment au moment de son origine, en concevant l’infectum du point de vue de celui qui fabrique ; d’évidence, elle ne peut proposer que des hypothèses, mais ces conjectures ne sont pas stériles dans le cadre d’une réflexion sur l’artifice et l’objet artificiel.
27L’origine de l’outil fait évidemment débat. Sans entrer dans les détails, deux grands types d’explication s’opposent : la projection et l’incorporation ; l’homme trouve le modèle de l’outil dans son corps, selon la première, dans la réalité extérieure, selon la seconde. André Leroi-Gourhan (1911-1986) soutient la thèse de la projection : dans un célèbre passage, il évoque l’« impression que l’outil est en quelque sorte exsudé par l’homme au cours de son évolution » et la compare à « une impression identique [qui] est suscitée par l’analyse du geste technique, plus forte encore, car on y voit l’outil sourdre littéralement de la dent, de l’ongle du primate sans que rien ne marque dans le geste la rupture décisive23 ». Le propos est complexe et ambigu.
28D’abord, il est ambigu. Il est en effet fortement modalisé : la subjectivité transparaît dans la répétition de impression, l’emploi de métaphores et ses tâtonnements (exsuder et sourdre n’ont pas exactement le même sens24, le premier est organique, le second géologique). Pourtant, et non sans paradoxe, l’adverbe littéralement nie la modalisation métaphorique, alors qu’il n’est pas possible de prendre ces deux verbes au sens propre : l’auteur veut donc dire autre chose.
29Ensuite, le propos est complexe car il a deux significations. Dans la première, l’outil « véritable sécrétion du corps et du cerveau des Anthropiens » dépend de ces deux facteurs qui se modifient corrélativement à l’échelle de l’évolution des espèces : « les techniques paraissent suivre le rythme de l’évolution biologique ». Et dans la mesure où l’évolution des techniques suit « l’évolution phylétique [formation des espèces] », l’auteur en vient à « se demander dans quelle mesure [les techniques] ne sont pas l’exact prolongement du développement général des espèces25 ». En dernière instance, l’outil naît de l’évolution biologique qui, modifiant le corps, change aussi le cerveau. Mais l’auteur reste prudent (il lui « paraît », il se « demande ») et recourt à une autre métaphore, la « sécrétion », plus proche de l’” exsudation » que de la « source ».
30Le propos a une seconde signification. Déterminé par l’évolution biologique, l’outil a le corps pour modèle : on peut « appliquer à un tel organe artificiel [l’outil sécrété par le corps] les normes des organes naturels : il doit répondre à des formes constantes, à un véritable stéréotype26 ». L’alliance de termes « organe artificiel » pour désigner l’outil le rapproche de « organe naturel » et l’en distingue : à l’origine, l’outil relève à la fois du corps et de ce qui ne l’est pas (l’artifice). L’indistinction initiale qui existe dans le champ de la manipulation laisse ensuite la place à la séparation : « L’action manipulatrice des primates dans laquelle geste et outil se confondent, est suivie avec les premiers anthropiens, par celle de la main en motricité directe où l’outil manuel est devenu séparable du geste moteur27. » L’hypothèse de la projection fait donc naître l’outil dans la continuité du corps : son évolution en est le facteur principal et il en fournit le modèle.
31Au contraire, l’hypothèse moins courante de l’incorporation, ou inscription, situe l’origine de l’outil dans l’ingéniosité, le projet intellectuel. François Sigault (1940-2012) explique que l’homme invente l’outil quand il fait l’expérience de la résistance que la matière oppose à son action. La nécessité le conduit à concevoir un objet qui, parce qu’il doit suppléer à ses incapacités corporelles, fonctionne sur un autre modèle que celui du corps : « La main tient et actionne un outil dont le mode d’action diffère radicalement de celui de la main nue : hache, marteau, serpe, etc. […] ce qu[e la plupart de nos outils ordinaires] ont en propre, c’est d’agir d’une façon qui est physiquement impossible pour le corps humain28. » Ces outils, vrais et nécessaires, précèdent les outils prothèses et auxiliaires : c’est seulement après avoir conçu l’idée d’outil qu’est venue à l’homme celle de voir un outil dans des parties de son corps. L’homme a eu besoin du « modèle mental de l’action outillée » pour ensuite, « par une sorte de retournement », l’appliquer à son corps29. La thèse de l’incorporation inverse donc celle de la projection : « les outils ne sont pas une projection de nos organes vers l’extérieur, ce sont au contraire certains fonctionnements du monde extérieur qui viennent s’inscrire dans notre corps30 ».
32Cette thèse repose sur deux idées paradoxales : le complexe précède le simple et la main fonctionne comme un outil. Appliquée à l’artifice, « moyen ingénieux », l’idée d’incorporation conduit à envisager qu’il précède l’outil, moyen simple. Dans l’hypothèse de la projection, l’outil est à l’origine subjectif et corporel, en tant qu’il prolonge le corps et suit son modèle : il précède l’artifice « ingénieux ». Au contraire, dans celle de l’incorporation, l’outil est objectif et non corporel, en tant qu’il naît d’une invention conçue sur un modèle extérieur, de sorte qu’à l’origine, l’outil est un artifice. De plus, cette hypothèse établit une discontinuité initiale entre le corps et l’outil, et une modélisation du premier sur ce dernier, au contraire de l’hypothèse inverse qui inscrit l’outil en continuité avec le corps.
33Notre fin ne vise évidemment pas à choisir une explication de l’origine de l’outil au détriment de l’autre, mais à en retenir des notions et des catégories pour poser des questions permettant de mieux définir ce qu’est l’artifice. Des deux grandes hypothèses évoquées, nous retenons d’abord le problème suivant : comment articuler la filiation (l’outil a-t-il engendré l’artifice ou est-ce l’inverse ?) et la distribution théorique (l’outil est-il ou non le cas général de l’artifice, cas particulier) ? Pour établir un ordre généalogique, il faut se demander lequel des deux (outil ou artifice) a précédé l’autre. Or cet ordre, qui ne peut être qu’hypothétique, ne se répète pas obligatoirement dans un classement des objets pris synchroniquement, car il dépend des critères choisis : si on opte pour la hiérarchie du simple au complexe, l’artifice « ingénieux » est une espèce moins étendue que l’outil qui, n’ayant pas nécessairement cette qualité, est assimilable à un genre. Mais d’autres critères peuvent être sélectionnés. C’est pourquoi, alors que l’existence d’un rapport entre l’artifice et l’outil s’impose – ils relèvent de l’homo faber – leur statut respectif ne va pas de soi et les diverses options ne s’excluent pas forcément. Ainsi, l’artifice est tantôt un cas particulier de l’outil, catégorie plus générale, tantôt un cas privilégié, qui en révèle mieux les traits, sa forme originelle et matricielle, etc. L’étude de Christine Ferlampin-Acher, qui évoque le statut de l’artifice dans les arts mécaniques, contient en germe ces questions.
34Les hypothèses de la projection et de l’incorporation font réfléchir à la relation de l’artifice au corps humain en terme de place et de modèle. Si l’outil naît du corps (du geste ou corps qui manipule), le prolonge et le prend pour modèle, l’artifice en garde-t-il des traces quand il s’en éloigne, les perd-il une fois qu’il en est définitivement détaché ? Cette conception permet de proposer une interprétation : le recours à l’artifice pour la modification du corps humain réactualise partiellement ce stade d’origine où l’outil prolongeant le corps se confond avec lui. À l’opposé, l’idée de l’outil originellement détaché du corps et conçu sur la copie d’un objet extérieur implique que c’est l’artifice qui donne forme au corps. Dans son étude, Anne Tomiche montre comment un artiste questionne l’origine naturelle ou artificielle des formes corporelles en jouant de l’artifice sur son propre corps. Ainsi, l’anthropologie de l’outil invite à considérer que certaines manifestations de l’art, en traitant le rapport du corps à l’artifice, questionnent, dans leur horizon, la naissance de l’homo faber.
Le concept arendtien de monde artificiel
35Alors que l’anthropologie qui réfléchit à la naissance de l’outil s’efforce d’approcher le point où cesse la nature, et de situer ainsi la limite externe de l’artifice, l’« anthropologie philosophique31 » qu’Hanna Arendt expose dans Condition de l’homme moderne (The Human Condition, 1958) présente une pensée générale des activités humaines ainsi que de l’Homme et de la nature. Or, en l’y inscrivant, elle traite l’artifice en concept, cas suffisamment rare pour s’y attarder. Son concept d’artifice est délimité par des frontières externes par rapport à la nature et circonscrit par une frontière interne dans les activités humaines. Là, il est envisagé en tant que perfectum, choix original qui n’empêche pas l’analyse de son infectum : l’artificial world, traduit souvent par « artifice », signifie mot à mot le monde artificiel, le monde constitué par les objets artificiels. Notre position ne consiste pas à partager ou faire partager le propos de la philosophe, d’ailleurs bien connu. Il s’agit pour nous de procéder à une lecture « en écharpe » afin de comprendre comment la philosophe a jugulé la notion floue d’artifice pour élaborer un concept. Nous pourrons en tirer, si ce n’est une leçon définitive, du moins des repères qui aideront à consolider notre questionnement de l’artifice et à en canaliser l’extrême labilité.
36Chez Arendt, l’artifice est un concept fort : sa place, ses fonctions et sa fin s’inscrivent dans une conception d’ensemble des activités humaines. Adoptant l’opposition ancienne entre la vita contemplativa et la vita activa32, la philosophe repère dans celle-ci trois types d’activités qui, dépendant toutes de la condition humaine marquée par la vie et la mort, sont aussi tributaires les unes des autres. Chacune correspond à un aspect de l’Homme : nécessaire, le travail (labor) de l’homo laborans répond aux besoins de la vie ; utile, l’œuvre (work) fabriqué par l’homo faber établit un monde habitable ; libre, l’action (action) menée par l’homme social (le zoon politicon) révèle la liberté de l’Homme33.
37Dans ce trio, si d’un côté, work et action ressemblent au facere et à l’agere sans leur être identiques34, de l’autre, seuls le travail et l’œuvre produisent des objets. Selon la logique de son système, Arendt divise l’ensemble des objets fabriqués en deux classes tout à fait distinctes : les objets nécessaires aux besoins vitaux et les objets utiles, qui forment l’artificial world, monde artificiel ou artifice. Notons d’emblée que deux traits de ce concept le différencient du mot et de la notion : l’aspect et l’extension. L’artifice arendtien se distingue de la définition du substantif que donne Souriau, lexicographe décrivant un état de la langue. Selon lui, en tant que moyen, l’artifice relève du procès de fabrication, l’infectum ; inversement, pour elle, il concerne le résultat, le perfectum (l’accent est mis sur le produit mais le procès n’est pas ignoré, pas plus que la dynamique qui inverse le résultat fabriqué en moyen de fabrication). Mais surtout, alors que dans la langue, le qualificatif artificiel est généralisé selon Souriau à tout objet non naturel, Arendt qui, elle, pense l’Homme, limite l’extension de son concept : loin d’être tout ce que l’homme fabrique, l’artificial world n’inclut que certains objets. En conséquence, le concept d’artifice n’occupe pas du tout la même place que la notion ; celle-ci fait maladroitement pendant à la nature, alors que celui-là n’intervient qu’en second rang dans un classement des objets : pour la philosophe, les objets naturels se distinguent des objets humains, et dans ces derniers, un seul type d’entre eux constitue l’artificial world. Ce recul des objets artificiels au deuxième niveau dans le classement général des objets est essentiel dans l’élaboration du concept car, jugulant l’excessive instabilité de la notion, il empêche l’artifice de se dissoudre dans une opposition bancale à la nature. Arendt ressaisit la notion en concept par son refus du sens courant, trop vague voire insaisissable, et par son insertion dans une conception générale : sous-ensemble dans un ensemble, l’artificial world présente des traits distinctifs nets dans un jeu d’oppositions.
38Le labor et le work produisent des objets ontologiquement différents parce qu’ils sont fabriqués par des agents et des moyens distincts, mais surtout parce que, une fois fabriqués, ils obéissent à des fonctions et une finalité divergentes produisant des effets particuliers. L’agent du labor se livre à une activité qui, restant en contact avec la nature, partage avec elle certains traits. Serviteur de la nature, soumis aux nécessités vitales qu’elle impose et destiné à y répondre, l’animal laborans concerne l’Homme en tant qu’espèce vivante parmi les autres. Serviteur de l’Homme, visant à satisfaire à l’utilité, l’homo faber distingue l’espèce humaine des autres espèces vivantes. L’artifice arendtien est le monde de l’homo faber où l’Homme exerce l’une de ses spécificités.
39Différenciés par leur agent, le travail et l’œuvre s’exercent aussi selon des moyens et des manières dissemblables. L’homo laborans accomplit le travail par la répétition, alors que l’homo faber réalise l’œuvre par la multiplication d’un modèle qui a une existence autonome, celle d’une « image vue par l’œil intérieur, qui a précédé sa venue au monde et qui survit à sa destruction virtuelle ». De plus, dans son travail, l’homo laborans établit une continuité entre son corps et la machine qui engage son corps entier (notamment en ce qu’elle lui impose son rythme), tandis que, dans l’œuvre, l’homo faber a recours à l’outil que seule sa main emploie librement : elle le saisit, le tient pour le guider, puis s’en sépare. Par conséquent, de façon analogue mais non pas identique au processus naturel cyclique qui, sans cesse relancé, ne se distingue pas fondamentalement de son résultat (l’arbre est contenu dans le germe), le produit du travail ne se détache guère de sa fabrication. Tout au contraire, l’œuvre implique la discontinuité : entre l’outil et le corps (elle ne concerne que la main, momentanément), entre l’objet fabriqué et sa fabrication.
40Cette différence de moyens et de manières entre le travail et l’œuvre qui se répercute respectivement sur les objets de consommation et les objets d’usage suppose une redistribution des instruments. Alors que l’on considère couramment les outils comme un seul ensemble, Arendt oppose les machines utilisées dans le travail qui imposent leur rythme à l’homme, aux outils utilisés dans l’œuvre qui suivent le rythme de la main qui les guide. Elle considère par exemple que les produits de l’agriculture ne relèvent pas de l’artificial world ; on peut alors supposer que l’agriculteur est, au sens strict, un animal laborans qui a affaire à des machines et non un homo faber qui utilise des outils. Selon sa conception des activités humaines, les instruments se distribueraient en deux types : d’une part, la machine est en continuité avec le corps et lui impose son propre rythme (elle se prolonge dans l’homme et non le contraire) ; d’autre part, l’outil dépend d’un modèle et est en discontinuité avec le corps. Originale et stimulante en tant qu’elle oblige à repenser des catégories généralement adoptées, dans certains cas cette distinction semble moins tenir à une qualité intrinsèque de l’instrument qu’à son emploi et à la fonction remplie par l’objet fabriqué grâce à eux. Il faut voir dans cette distribution implicite entre la machine et l’outil davantage des tendances que des classes étanches. Retenons qu’Arendt pense conjointement artifice et outil et que, comme pour le premier, l’idée qu’elle se fait du second est restrictive, ce qui fait son intérêt. Fabriqué dans la discontinuité, par l’intermédiaire d’un outil, lui-même objet indépendant de son utilisateur dont la main se saisit et se dessaisit, l’artifice arendtien est un concept discriminant.
41Mais il y a plus. De même que les catégories d’agent et de moyen permettent de différencier les produits du travail des objets de l’œuvre, les critères de fonction et de but aident à déterminer si les objets fabriqués appartiennent à l’artificial world ou pas. Nécessaires, les objets produits par le travail ont pour fonction d’être consommés ; leur consommation obéit à une fin, la survie (le simple maintien en vie). En revanche, les objets qui sont le fruit de l’œuvre et qui constituent l’artifice n’obéissent pas aux exigences du processus naturel ; ils présentent deux fonctions humaines hiérarchisées. Ils sont destinés à être utilisés : ce sont des objets d’usage, non de consommation ; ils ne sont pas nécessaires à la survie de l’animal humain, mais utiles à la vie de l’espèce humaine. Ils ne restent donc pas en prise avec la nature, mais, indépendants d’elles, voire résultant de sa destruction, ils constituent un écran entre elle et l’homo faber : l’utile, sa spécificité, est non naturel. Les objets qui constituent l’artifice sont aussi durables : comme tels, ils forment un monde stable où vit l’Homme. Telle est leur seconde fonction. Ces objets durables se distinguent des autres. Le travail ne produit rien qui dure : s’il est fabriqué pour être consommé, l’objet est détruit en remplissant sa fonction ; quand elle est atteinte, sa finalité (les nécessités naturelles vitales) implique sa disparition. Au contraire, n’étant pas destiné à la consommation mais à l’utilisation, l’objet d’usage dure. Certes, il connaît l’usure voire la destruction, mais elle ne lui est qu’incidente et ne constitue pas sa visée. L’artifice est un monde de la permanence.
42Cette seconde fonction, la stabilité, est fondamentale. Seul, en effet, un monde caractérisé par la durabilité peut héberger l’Homme : la fonction essentielle de l’artificial world que fabrique l’homo faber consiste à offrir une « patrie », un lieu stable où puisse vivre (et non survivre) l’Homme, lui fondamentalement instable en tant qu’il est mortel. Car la fin dernière de l’œuvre est atteinte par son produit, l’artifice : la conscience problématique qu’a l’Homme d’être mortel trouve une solution dans son aspiration à l’immortalité – « désir d’impérissable » et non d’éternité – qui prend forme dans l’artificial world. Paradoxalement, l’homo faber, en fabriquant de l’utile (les objets d’usage), obéit surtout à la conscience que l’Homme a de sa condition. L’artifice arendtien n’est pas seulement l’utile, ce que l’homo faber fait en plus de ce qu’exige la nature, mais surtout ce qu’il fait encore en plus de l’utile en compensant l’instabilité de sa condition d’être vivant (donc mortel) par l’élaboration d’objets stables.
43Transcendant l’homo faber, cette fonction majeure de l’artifice concerne l’Homme en tant qu’espèce spécifiquement dotée de mémoire. Contrairement à la pensée courante, Arendt valorise cette faculté, qui donne la capacité à se souvenir, au détriment de la raison (découlant de « la structure du cerveau humain », la logique s’impose au titre de fonction corporelle) et de l’imagination (la philosophe n’en parle pas). Absente chez les autres animaux, la mémoire qui inscrit le temps dans l’Homme s’appuie sur les objets tangibles du monde artificiel qui contribuent au souvenir par la sauvegarde et le rappel : cette faculté humaine donne à l’artifice sa principale fonction. Le désir d’immortalité correspond en partie à celui, plus particulier, de postérité chez l’artiste, qui, par exemple, est directement traité dans la correspondance entre Diderot et le sculpteur Falconnet35.
44La permanence de l’artifice, nécessaire à la fonction d’utilité, est essentielle à la fonction fondamentale de durabilité ; or elle suppose qu’il soit séparé du corps ; cette séparation présente un double paradoxe. D’un côté, l’artifice est certes fabriqué par l’homo faber, mais il en est détaché. Cette objectivation résulte de deux facteurs. D’abord, leur fabrication : l’outil est séparé de la main qui les utilise ; ensuite leur état achevé : loin de disparaître dès qu’ils sont faits, les objets de l’artifice durent, état qui détermine leurs fonctions d’accueil et de mémoire, liées entre elles. Inscrit dans la durée, l’artifice s’interpose entre la nature et l’Homme ; au contraire, le produit du travail reste tributaire de la nature parce que, répondant aux nécessités vitales qu’elle lui impose, il relève comme elle de l’instant. D’un autre côté, de ce premier paradoxe en découle un second : constituant le milieu où l’Homme vit, l’artifice contribue à le constituer en retour. L’homo faber qui fabrique l’artifice et l’objective est aussi fait par celui-ci ; ils sont l’agent et le résultat l’un de l’autre, mais agent et résultat réciproquement détachés. L’artifice arendtien est un monde, réifié et objectif ; il côtoie la nature et s’instaure contre elle ; il n’est donc pas un simple milieu où vit l’animal humain, mais la seule « patrie » qui accueille l’Homme. Arendt pense son concept d’artifice dans le cadre d’une transcendance sans dieu ni métaphysique.
45Que l’on partage ou non la pensée de la philosophe, que l’examen d’exemples précis soulève ou pas des objections (la philosophe réfléchit elle-même à la confusion récente entre objet de consommation et objet d’usage), il est impossible de ne pas reconnaître la force de son concept d’artifice et ses facteurs : inscription dans une conception plus large, rigueur des catégories de fonction et de finalité, mais aussi originalité qui déplace considérablement les lignes habituelles de démarcation. Rien donc ne condamne l’artifice à rester une notion floue.
46La pensée courante et l’usage de la langue font de l’artifice un moyen non naturel « ingénieux », comme le rappelle Souriau. En tant que tel, qu’il soit chose, geste, idée, etc., il intervient dans tout procès de fabrication. Quand on considère le domaine particulier de l’art, il entre donc aussi en jeu dans l’exercice de l’artiste, avant de laisser sa trace dans l’œuvre d’art qui le dépasse. Le statut de la notion d’artifice est d’être inclus dans l’art, que son procès soit en cours ou achevé. Or la philosophe inverse cette idée courante : c’est l’artificial world qui contient l’œuvre d’art36 ; elle n’en est qu’un cas particulier. Cette position répond à la question de la place respective de l’œuvre d’art et des objets fabriqués. La distribution des arts, quels qu’ils soient, est depuis longtemps débattue, notamment depuis l’établissement du système des beaux-arts, voire de celui des arts du dessin37. Ce sujet nourrit des réflexions complexes selon les époques, comme le montrent les études de Jean-Pierre Montier, Monique Bouquet, Christine Ferlampin-Acher, Jean Alaux et Émilie Piton-Foucault. L’opinion d’Arendt concilie deux idées : l’homo faber produit des objets d’usage et des œuvres d’art, il constitue la catégorie dans laquelle prend place l’artiste (l’artifice, ensemble des objets durables d’usage, inclut l’œuvre d’art) ; mais dans ce cadre, l’artiste et l’œuvre d’art jouissent d’une place et d’une fonction non seulement particulières, mais encore privilégiées.
47L’œuvre d’art, qui résulte de l’alliance de l’homo faber avec le zoon politicon (termes et concepts arendtiens) occupe dans l’artifice une zone limitrophe entre l’action et l’artifice. Cette place correspond à sa fonction spécialisée : l’œuvre d’art donne à l’action la permanence qui lui manque. Le zoon politicon est en effet l’individu qui est aussi membre d’une société, cet homme social qui est en relation avec les autres hommes et dont l’activité (l’action) correspond au champ des actes, des événements, de la parole. Or l’action qui est éphémère disparaît si elle n’est pas gardée ; elle est conservée grâce d’abord à la faculté de la mémoire qui tisse les faits en récit, et ensuite à l’artifice qui fournit au récit un support tangible et durable. Arendt s’en explique dans La Crise de la culture :
[l] es produits de l’action, comme les événements, les actes et les mots, [sont] tous en eux-mêmes si transitoires qu’ils survivraient à peine à l’heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s’ils n’étaient conservés d’abord par la mémoire de l’homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication38.
48L’œuvre d’art est cette part de l’artifice dans laquelle une activité humaine, l’œuvre, se met au service d’une autre, l’action, en la faisant accéder à la permanence.
49Toutefois cette conjonction de ce que fabrique l’homo faber avec ce que fait le zoon politicon ne va pas de soi. D’abord, en effet, l’artifice et l’œuvre d’art semblent opposés : le premier est utile, la seconde, inutile ; le cas général et le cas particulier paraissent contradictoires. Mais Arendt résout cette difficulté : l’utilité n’est qu’un trait secondaire de l’artifice par rapport à son trait essentiel, la durabilité. L’objet d’usage étant avant tout un objet durable, l’œuvre d’art est bien à sa place dans l’artifice. Ensuite, un second paradoxe tient à la tension entre, d’une part, la qualité essentielle de l’œuvre d’art, sa permanence et, d’autre part, sa source, la pensée de l’artiste qui est un flux ininterrompu, un processus permanent : succession continuelle « aussi répétitive que la vie », elle n’a comme elle « ni fin ni but hors de soi39 » et comme elle ne produit aucun objet durable. C’est la tâche de l’artiste de résoudre cette tension ; elle consiste à interrompre cette dynamique perpétuelle à un moment donné et à réifier l’action fugace en la fixant sur un support, objet de l’artifice résultant de l’œuvre. L’œuvre d’art trouve dans cette étape son existence tangible.
50Le statut apparemment paradoxal de l’œuvre d’art et sa fonction spécialisée servent un but propre. Celui-ci n’est ni seulement celui de l’œuvre (l’immortalité) ni seulement celui de l’action (l’expérience de la liberté qui se réalise par les faits, événements et paroles et qui existe exclusivement dans leur espace) mais leur articulation : rendre immortel le sens de l’action qui, en liant les hommes entre eux et en affirmant la singularité de chacun, révèle in fine l’Homme à lui-même. L’artiste, le poète, l’historiographe, le bâtisseur de monuments et l’écrivain rendent permanente l’histoire, ce récit de l’action tissé par la mémoire. L’artiste est cet homo faber qui immortalise l’action du zoon politicon, et l’œuvre d’art, cette part de l’artifice qui témoigne de l’Homme, du sens qu’il se donne par l’action. Doublement humaines puisque permanentes et symboliques, les œuvres d’art sont les objets « les plus intensément du-monde40 » ; à ce titre, elles constituent la part privilégiée de l’artifice. Son lien fort avec l’histoire (mise en récit de l’action par la mémoire) n’implique pas pour autant qu’elle en fasse l’éloge : Anne-Sophie Morel montre comment, quand l’histoire déçoit, la littérature s’en fait le support dénonciateur.
51Arendt conçoit l’œuvre d’art en objet privilégié de l’artifice pour sa qualité paradoxale, sa place limitrophe, sa fonction temporelle et son but signifiant ; le monde artificiel et les œuvres d’art sont donc non seulement étrangers à la nature, mais surtout radicalement antinaturels – instaurés à l’encontre du processus vital répétitif dont la fonction auto-reproductive est dépourvue de finalité. La pensée de la philosophe reste ainsi tributaire d’une idéalisation de l’art, ce qui est banal, et d’une valorisation de l’artifice, ce qui l’est beaucoup moins. L’apport de l’homo faber est en effet décisif : car l’œuvre d’art peut témoigner du sens immortel que l’Homme se donne par l’action seulement si elle en est aussi gardienne, fonction mémorielle spécifiquement humaine qu’elle remplit en tant qu’elle relève de l’artifice. Appartenant à l’ensemble de ces objets dont la fonction fondamentale consiste à durer, la part d’artifice dans l’œuvre d’art est celle qui construit le temps contre l’instant, étire la vie en repoussant la mort, élabore l’immortalité contre la disparition des individus et des générations41. L’œuvre d’art, c’est donc le sens du zoon politicon et le temps de l’homo faber ; et l’artiste, ce dernier au service du premier. Voilà donc l’artifice et l’art, la part intense du monde, sérieusement revigorés, et l’artiste un peu remis à sa place.
Le phénomène transitionnel : une voie pour l’artifice
52La faiblesse notionnelle de l’artifice invite à tâtonner, à tester des perspectives, voire à tenter des écarts. Dans notre recherche de repères qui, jugulant la labilité de la notion, contribueraient à la consolider ou du moins à accentuer la rigueur du questionnement, l’apport du concept arendtien d’artifice qui met l’accent sur le perfectum demande à être contrebalancé par celui d’une conception qui favorise l’infectum ; à ce titre, la piste qu’ouvre le concept de transitionnel élaboré par le psychanalyste Donald W. Winnicott (1896-1971) mérite d’être explorée.
53Au regard de la méthodologie, cette voie est triplement paradoxale. Elle l’est d’abord parce que la psychanalyse s’intéresse à la psyché de l’individu, alors que les disciplines précédemment examinées concernent chacune un objet collectif, le mot en lexicographie esthétique, l’Homme et ses activités en anthropologie philosophique, l’outil en l’anthropologie de la préhistoire. Toutefois, la déviation où nous nous engageons rejoint notre objectif : le concept de transitionnel et la conception de la psyché qui l’accompagne fournissent un cadre assez solide pour avancer une hypothèse de l’artifice. Le chemin que nous empruntons est paradoxal ensuite dans la mesure où Winnicott ne parle pas de l’artifice : à ce titre, sa pensée semble décalée par rapport à celle des autres penseurs qui en traitent, que ce soit directement, comme Souriau et Arendt, ou métonymiquement comme Leroi-Gouran, qui réfléchit seulement à l’outil. Des conjectures aident à combler cet écart supplémentaire. Ce trajet est paradoxal enfin parce que, à la différence des autres auteurs, Winnicott ne se réfère pas non plus à la nature : il ne traite jamais de l’opposition entre la nature et l’artifice, mais toujours du couple coopératif formé par l’individu et son milieu (matériel, affectif, etc.). L’intérêt de se référer à sa pensée réside donc dans le renouvellement des repères qu’elle propose et la promesse d’une perspective qu’elle ouvre à notre visée (restreindre l’instabilité de l’artifice). Reste à éprouver si cela tourne à notre avantage.
54En clinicien, Winnicott observe comment chaque enfant tire un parti singulier de certains objets. En psychanalyste, il étudie comment l’appareil psychique de l’enfant, pour ses volets inconscient et conscient, articule l’expérience perceptive à ses croyances premières. En théoricien, il élabore le concept de transitionnel, l’objet et l’aire inaugurés dans l’enfance, ainsi que le phénomène perdurant à l’âge adulte42. Dans ce cadre, nous proposons une hypothèse définitionnelle et interprétative de l’artifice. Il convient donc de rappeler brièvement de quoi il s’agit, tout en supposant connues son fondement : la pensée de Sigmund Freud et celle de Mélanie Klein.
55Alors qu’avant lui, la psychanalyse oppose deux réalités, interne (ou psychique) et externe, D. Winnicott constate qu’entre elles, il en existe une troisième qu’il qualifie de transitionnelle43 : irréductible aux deux autres, elle est précisément intermédiaire, ni interne ni externe. Elle a pour fin de résoudre l’une des premières difficultés rencontrées par l’enfant : accepter la réalité – tâche à renouveler toute la vie durant. Par conséquent, sa fonction consiste à articuler le « subjectivement conçu » à l’« objectivement perçu », respectivement le sein de la mère que l’enfant conçoit comme une partie de lui à la mère réelle, soit la « créativité primaire » à « l’épreuve de réalité ». Or cette tâche est singulièrement ardue puisque l’enfant doit inventer une articulation entre ces deux réalités qui s’excluent réciproquement ; il doit faire coopérer ces deux pôles en eux-mêmes incompatibles, alors que leur incompatibilité est justement la question à résoudre. En conciliant l’inconciliable, l’enfant fait ce qui ne peut pas être fait : on mesure donc l’intensité de son investissement psychique et l’ingéniosité dont il lui faut faire preuve.
56Chez l’enfant, le transitionnel est constitué d’un objet, d’un espace et d’une activité, tout aussi paradoxaux que sa finalité et sa fonction. L’objet transitionnel qui n’est ni un objet interne sous contrôle magique, ni un objet externe hors de contrôle, change de statut selon le point de vue choisi. Pour l’observateur, c’est un objet du monde que l’enfant a adopté et détourné de sa fin, mais pour l’enfant, c’est un objet qu’il crée. Cette « création » inaugure un espace spécifique, l’aire transitionnelle, caractérisée elle aussi autant par la double exclusion (ni dans le moi et ses extensions, ni dans le milieu avec ses objets et ses phénomènes) que par la double contribution de ces mêmes dedans et dehors, subjectif et objectif.
57Dans l’aire et avec l’objet transitionnels, l’enfant se livre à une activité spécifique, l’experiencing qui précède l’épreuve de réalité : il y vit entre l’incapacité à accepter la réalité et la capacité future à le faire. Cette activité transitionnelle n’est ni la première de l’enfant, ni sa première création, mais elle est son premier faire. Elle dépend de deux conditions. Elle se fonde en partie sur l’illusion qu’a eue l’enfant de créer la réalité extérieure en concevant les extensions du moi. Pourtant, cette illusion n’est pas du tout suffisante au transitionnel. Pour le devenir, elle doit changer d’objet en se déplaçant du continu au contigu : au sein maternel, premier objet créé du point de vue de l’enfant en continuité avec lui-même, se substituent les objets environnementaux perçus par les expériences corporelles. L’enfant opère ce remplacement si la mère a été assez fiable pour lui donner un sentiment de confiance dans l’environnement qui lui permette de supporter son absence. L’activité transitionnelle qui vise à combiner le conçu au perçu en alliant le désir et le faire est le jeu, qui mobilise une profonde concentration de l’enfant.
58Dans l’experiencing, en effet, l’enfant se livre à trois exercices simultanés : choisir, manipuler, investir. Parmi les objets et les phénomènes qui l’entourent, il en prélève certains et les rassemble ; alors qu’aux yeux de l’observateur, il emprunte ces fragments à la réalité extérieure, à ses propres yeux il les crée. La sélection de l’objet est immédiatement suivie de sa manipulation ; l’enfant n’en reste pas au simple contact perceptif : il touche, tient, maintient, déplace l’objet réel ; en éprouvant ainsi sa résistance et sa plasticité, il passe du contrôle magique au contrôle musculaire ; dans l’experiencing, mais sans que cela s’y réduise, il apprend avec plaisir à faire fonctionner son corps en rapport avec les choses. En manipulant l’objet choisi, il le fait exister par lui mais aussi pour lui : il l’investit. Il lui confère en effet une signification personnelle, qui relève de sa réalité intérieure ; selon l’expression de Winnicott, « il les met au service du rêve44 ». Par cette confection d’un symbole, l’enfant se livre à son premier investissement symbolique. Dans l’experiencing, le faire créatif ne consiste pas à fabriquer un objet, mais à donner un sens individuel à un objet existant45.
59Avec le temps, l’enfant désinvestit cette première possession d’un objet non-moi, concomitante de la première expérience de jeu ainsi que du premier usage du symbole ; l’objet transitionnel se métamorphose en phénomène transitionnel chez l’adulte : à certaines occasions, il réactualise cette aire, qui n’est pas un stade à dépasser. Sa finalité demeure identique à celle de l’objet transitionnel : pour l’individu, accepter la réalité est une tâche qui n’est jamais terminée. Sa fonction lui est seulement analogue car pour l’adulte, il s’agit toujours de joindre les réalités externe et interne mais aussi de renouveler les solutions antérieurement apportées à cette difficulté. Inaugurée dans l’enfance mais d’étendue et de potentialité inégales d’un individu à l’autre, notamment en fonction de l’environnement affectif d’origine, l’aire transitionnelle constitue le seul espace d’expérience créative.
60Alors que l’objet transitionnel de l’enfant correspond à une chose précise de son environnement immédiat (Winnicott donne l’exemple d’une ficelle), chez l’adulte, le phénomène transitionnel s’en distingue par deux traits : loin de se fixer à un objet concret, il se diffuse sur des nébuleuses d’objets concrets et abstraits, et, loin d’appartenir au milieu proche, il s’exerce dans tout le champ de la culture – mais exclusivement en lui. C’est pourquoi il intervient de façon déterminante dans la vie de l’adulte : ce descendant direct du jeu y étaie la vie culturelle au sens large (arts, religion, vie imaginaire, travail scientifique, etc.). Précisons que le transitionnel n’est pas la sublimation qui, en tant que défense, concerne la seule pulsion, et dont la fonction consiste à dévier celle-ci de son but. De même que le jeu de l’enfant exige le maintien d’un équilibre précaire entre l’expérience et le pulsionnel, le phénomène transitionnel chez l’adulte est annulé si le pulsionnel l’envahit. Telle est la lecture qui peut être faite du cas développé par l’étude d’Asako Muraishi.
61La raison pour laquelle la culture est moins le domaine privilégié du phénomène transitionnel chez l’adulte que son seul champ, tient à deux traits communs que partagent le mode de fonctionnement de la première et la fonction du second. Le transitionnel, en effet, relie des réalités qui ne sont pas reliées (intérieur et extérieur), de même que la culture établit une continuité entre les trois états du temps (passé, présent, futur). Plus encore, l’action combinée et réciproque entre deux éléments incompatibles qui constitue le jeu de l’enfant et préside à l’invention est le mode de fonctionnement qui régit l’activité culturelle de l’adulte s’exerçant entre l’originalité et la tradition. Dans les deux cas, l’individu qui crée ne répète pas à l’identique, ni ne produit ex nihilo, mais rapproche des pôles antagonistes et les fait coopérer. L’étude de Philippe Rabaté donne l’exemple d’un auteur qui œuvre à lier ce qui est séparé.
62Le phénomène transitionnel chez l’adulte concerne la vie culturelle au sens large mais présente une caractéristique remarquable quand il s’exerce dans l’art. Dans ce domaine, tel du moins qu’il est pensé en Occident depuis le Moyen Âge, il est d’usage de distinguer fortement l’artiste qui produit l’œuvre de son spectateur46, ou auditeur, ou lecteur, etc., qui s’y intéresse – au point d’ailleurs que l’analyse de chaque activité donne lieu à une démarche particulière : la poétique pour l’une (la fabrique de l’œuvre) et l’esthétique pour l’autre (la perception de l’œuvre). Chaque approche implique qu’un aspect du procès global soit favorisé, infectum pour la première, perfectum pour la seconde. La distinction habituelle entre ces deux pôles de l’art s’efface si on adopte le point de vue exclusivement subjectif qu’implique le fonctionnement du transitionnel. L’un des apports spécifiques de ce concept consiste à considérer que l’activité psychique de l’artiste et celle du spectateur (ou auditeur, lecteur, etc.) sont identiques dans la mesure où elles sont envisagées toutes deux en tant qu’actualisation de l’aire transitionnelle inaugurée dans l’enfance par le jeu. D’un point de vue extérieur, Winnicott assimile le spectateur (ou auditeur, lecteur, etc.) à l’artiste, mais, dans l’optique qui est la sienne, seul existe l’individu dans l’aire transitionnelle. Ainsi, de même que, subjectivement, l’enfant crée son objet transitionnel (mais objectivement le trouve), de même, subjectivement, le spectateur tout comme l’artiste crée le phénomène transitionnel. Daniel Riou et Richard Saint-Gelais montrent la porosité de ces deux pôles qui peut aller jusqu’à la dilution de l’auteur. Dans cette conception dynamique et subjective, où « la création artistique et le goût pour l’art47 » sont équivalents, la culture est ce que nous faisons de ce champ prédéfini. Reste que cette création subjective qu’implique le transitionnel exclut les individus qui, artistes ou spectateurs, etc., s’en tiennent à la répétition et n’exercent aucune inventivité.
63Mais cela mérite explication, d’autant que le phénomène vécu de l’intérieur peut être désigné, décrit et analysé de l’extérieur. Mutatis mutandis, à la manière de l’enfant qui, manipulant un objet trouvé, l’investit d’une signification toute personnelle venue de sa vie interne, l’adulte n’a pas à fabriquer un objet original culturellement reconnu pour faire de même. Dans la perspective subjective de la psychanalyse, la création réside dans la signification symbolique qui, résultant d’opérations interprétatives, vaut pour celui qui la donne ; écouter de la musique, regarder des tableaux, lire, mais aussi faire du sport, etc., tout cela prolonge directement la situation de « l’enfant assis par terre, qui s’amuse avec ses jouets sous le regard attentif de sa mère48 ». La part dite créative n’a pas encore de statut collectivement reconnu ou ne l’aura jamais, mais elle est ainsi qualifiée dans la mesure où la culture, générale et artistique pour ce qui nous occupe, n’est pas seulement une tradition acquise par héritage, mais surtout la signification personnelle donnée dans et par le transitionnel (et non réductible à une simple déviation défensive pulsionnelle). L’adulte, en phase transitionnelle, se trouve dans un état d’intense attention qui lui procure un plaisir très élaboré, mais qui n’est en aucun cas assimilable à l’illusion.
64Dans le domaine particulier de l’art que nous examinons, si nous souhaitons décrire au mieux les choses du point de vue de l’observateur, et bien qu’il ne s’agisse que d’un moyen formel d’exposition, il est commode de recourir à la polarisation courante en distinguant le cas de l’artiste de celui du spectateur (ou auditeur, etc.) Chez ce dernier, l’objet rencontré et transitionnellement investi n’est pas quelconque mais déjà artistique – collectivement reconnu comme tel.
65Entrant en contact perceptif avec une œuvre d’art, le spectateur, ou ses équivalents, se livre à une activité interprétative personnelle qui est autonome par rapport à toute appréciation ou jugement de valeur, mais qui ne l’exclut ni ensuite ni par ailleurs, et qui n’est pas obligatoirement verbalisée. Quand elle l’est et qu’elle s’inscrit dans un cadre généralisant, elle peut devenir une réalité culturelle socialement reconnue : la critique. Pour l’artiste qui, lui, fait feu de tout bois, l’objet de départ est unique ou pluriel, artistique ou pas : la manipulation concrète n’est pas exclue, et, quand elle intervient, ressemble directement à l’experiencing. Certes, l’aire transitionnelle accueille la fabrication « créative » et les opérations psychiques pourvoyeuses d’une signification personnelle la soutiennent, mais l’artiste se livre aussi à diverses élaborations (transformation, intégration, déplacement, etc.) qui contribuent à donner spécifiquement à son œuvre une facture et une portée partageables par d’autres, de façon à ce qu’elle soit reconnue collectivement comme une création. Romain Courapied et Olivier Lumbroso ont montré comment un artiste intègre à une dynamique créative collectivement reconnue, un procédé existant, un signe connu, un motif traité, etc. ; en contre-exemple, Daniel Dauvois réfléchit au cas d’un art où la seule réalité s’impose.
66Croiser la notion d’artifice, restreinte au domaine de l’art, avec le concept de transitionnel ouvre la voie d’une conjecture dont l’intérêt réside dans l’effacement des deux distinctions habituelles, entre l’artiste et le spectateur, et entre la fabrication et l’objet fabriqué. De là, nous avançons une hypothèse : ne pourrait-on pas nommer artifice l’objet d’art que l’adulte investit transitionnellement, intègre dans son aire transitionnelle et sur lequel il exerce des activités psychiques, voire corporelles ? Cette proposition ne se rapporte pas au phénomène transitionnel adulte en général qui est diffus, mais elle y isole le cas particulier où il concerne un objet artistique. Mutatis mutandis, cette spéculation ferait de l’artifice l’équivalent chez l’adulte en art, de l’objet transitionnel spécifique de l’enfant. L’artifice y garderait la labilité qui le caractérise (chose ou pas, objet socialement reconnu ou pas, plus ou moins brut ou élaboré, etc.). Pris dans ce sens, le terme artifice aurait toujours une extension large puisqu’il engloberait le vaste ensemble des choses concrètes et des réalités abstraites, couvrant l’art existant et potentiel (ce qui est pris sous un regard « artialisant » ou « artialisé49 »). Cela du moins pour l’artiste, car pour l’auditeur, etc., il ne s’agirait que d’une œuvre d’art.
67Mais, inversement, la chose et le mot y gagneraient des traits restrictifs que lui imposerait son implication dans le transitionnel. Car si notre hypothèse concerne une classe d’objets étendue pour l’artiste, restreinte à l’art pour le spectateur, elle n’en régule pas moins l’instabilité de l’artifice en le resserrant à une condition : que l’objet soit pris dans un phénomène transitionnel, circonstance subjective qui correspond à un statut limité. Échappant à la distribution courante dans le procès de fabrication ou dans son résultat, l’artifice serait alors paradoxal : ni fini (contrairement au résultat d’un procès achevé, détachable et autonome), ni non plus non fini (contrairement à l’objet en cours d’élaboration qui existe dans la perspective d’un modèle et d’un résultat, fussent-ils non conscients). Il serait un objet fait tant qu’il est en train d’être fait : infectum et perfectum y seraient simultanément présents ; il serait ce que l’individu en fait (fini) au moment où il le fait (non fini). Dans ce sens hypothétique, l’artifice serait un objet fini en tant qu’il serait symboliquement investi pour remplir une fonction et viser un but ; sa finitude tiendrait à la signification individuelle qui lui serait donnée, indépendamment de celle qu’il a par ailleurs. Mais ce statut de symbole subjectif ne durerait qu’autant que l’individu demeurerait dans l’aire transitionnelle. Car une fois qu’il en serait sorti, tout serait à recommencer. Temporaire, il serait donc aussi individuel (sa signification ne valant que pour l’individu livré aux opérations psychiques du transitionnel) et précaire (il ne se maintient qu’au prix d’une attention extrême, s’exerçant notamment contre l’invasion du pulsionnel, génératrice d’angoisse). Mais il serait cet objet sur lequel et tout à la fois au moyen duquel l’adulte, qu’il soit artiste ou spectateur, exerce son ingéniosité (habileté et inventivité), terme de Souriau à prendre au sens fort.
68Si l’artifice était cet objet dont la rencontre est intensément vécue par l’auditeur absorbé50 dans l’écoute d’une musique, le spectateur dans la contemplation d’un tableau ou d’une sculpture, etc., cela pourrait expliquer non seulement l’attrait mais aussi l’énigme de ces situations. De même, si l’artifice était aussi cet objet que l’artiste trouve et transforme dans son travail, cela éclairerait l’intérêt que suscitent les dessins préparatoires, les ébauches, les brouillons, etc. Les deux cas laissent entrevoir cet état de concentration créative que, par expérience, nous connaissons plus ou moins, mais souvent assez pour en savoir l’intensité.
69De cette hypothèse et de l’apport du transitionnel, il convient donc de retenir avant tout la possibilité de supprimer et de déplacer certaines lignes ; de les supprimer comme c’est le cas entre l’infectum et le perfectum, ou entre l’artiste et le spectateur ; de les déplacer, comme cela se passe quand on ne cherche plus à définir l’artifice comme une classe d’objets déterminés par des traits qui lui sont propres, mais comme l’utilisation « créative » et symbolique d’un objet lié à l’art (effectivement ou potentiellement) par et pour un individu.
Épilogue
70Les auteurs que nous avons évoqués nous enseignent d’abord une généralité : la notion d’artifice, trop labile dans son emploi courant, se précise et se renforce si elle est intégrée à une conception qui la dépasse. De façon plus précise, dans le but non de définir le mot dont les sens sont déterminés par l’usage, mais de ressaisir la notion grâce à des repères et d’en ébaucher quelques conséquences dans le domaine de l’art, les pensées que nous avons évoquées conduisent à légèrement décentrer la problématique courante. Ce déplacement s’opère, d’une part, en éloignant, sans la marginaliser, la question des connotations et celle de l’opposition entre artifice et nature (à laquelle se substitue celle entre artifice et milieu) ; d’autre part, en privilégiant, sans en exclure d’autres, trois catégories que l’analyse oblige à séparer mais qui sont logiquement liées entre elles : le modèle, le procès et la fonction.
71Dans l’approche de la notion ou du concept d’artifice (ou de notions apparentées) que mènent les auteurs consultés, le modèle fondateur est pensé par rapport au corps selon trois modalités. L’artifice peut prendre modèle sur le corps : il le prolonge en l’imitant, telle est la thèse de la projection qui rend ainsi compte de la naissance de l’outil. L’explication inverse place le modèle de l’outil dans l’environnement dont il reproduit un mécanisme (le corps ensuite copie l’outil) : cette idée fonde la thèse de l’incorporation. La troisième modalité est combinatoire et paradoxale ; l’artifice s’élabore sur un modèle qui articule un corps imaginaire à un corps perçu. Trois relations sont donc envisagées entre l’artifice et le modèle corporel : la continuité, la discontinuité et la liaison entre continuité et discontinuité. Réfléchir à la relation que l’artifice en général entretient avec le modèle corporel n’est pas sans retombées sur l’approche de cette notion limitée au champ de l’art : cela conduit notamment à considérer la distance (réelle et imaginaire) à laquelle se situe non l’œuvre, mais ce qui y est à l’œuvre, que ce soit pour l’artiste, ou pour l’auditeur, etc. Cette place détermine le statut de l’artifice, subjectif et dépendant quand il est inventé en prolongement du corps, objectif et autonome quand il est emprunté et détaché de la main.
72Le procès constitue une catégorie déterminante puisque selon l’aspect sous lequel il est envisagé, l’artifice apparaît sous deux jours distincts. À considérer la fabrication de l’œuvre d’art, l’artifice intervient comme élément d’une dynamique (à titre de moyen si on limite la notion à la définition du mot, mais, si on l’en distingue, à d’autres éléments plus précis, comme par exemple à celui de support) son existence n’est alors effective (suivie d’effets) que pendant la durée du procès. Si, au contraire, l’accent est mis sur le procès achevé, l’artifice correspond à son résultat socialement reconnu : il est alors l’œuvre d’art, non dans la totalité de ses statuts, mais seulement dans celui qui est inassimilable à celui d’objet d’usage (quand il remplit un besoin) et d’objet d’échange (quand il est pris dans le marché de l’art) ; car les valeurs d’usage et d’échange, qui peuvent lui être extérieurement liées, sont intrinsèquement indifférentes à l’artifice. Cette part de l’œuvre qui porte une autre valeur, qualifiable de purement artistique, ouvre un champ étranger au besoin et au quantifiable. L’artiste serait alors un homo faber qui ne fait pas de l’utile.
73Inutile donc, et exclusivement qualitatif, l’artifice-perfectum n’en est pas pour autant dépourvu de fonctions de même que l’artifice-infectum. L’artifice en général remplit une fonction majeure : il établit un rapport de l’homme à son environnement, il relie le moi au monde. Il convient néanmoins de préciser en quoi consiste cette relation dans le champ de l’art. La fonction de maîtrise s’impose d’abord à l’esprit. Que l’artifice en art intervienne dans l’élaboration en cours, ou que son résultat soit écouté ou contemplé et examiné, il est difficile de ne pas voir dans cette activité humaine dont il est inséparable, l’actualisation de ce tâtonnement ancestral, qui est le berceau de l’ingéniosité (l’habileté unie à l’imagination) et auquel doit se livrer l’être humain, dépourvu ou peu pourvu d’instinct. Car non seulement l’art est bien ce domaine où la solution n’est jamais toute faite, où il s’agit de l’inventer, mais encore cette part d’invention qui est l’un des critères majeurs de l’art, est obligatoirement de l’artifice.
74Toutefois cette répétition à distance de l’exercice de contrôle du monde ne constitue qu’une fonction de l’artifice en art. Il en existe au moins une autre qui est peut-être la première si l’on admet qu’avant d’être un homo faber, l’homme est un fabriquant de sens : c’est sa fonction symbolique. À cela, deux raisons. D’une part, le domaine de l’art et de l’œuvre pose avec force la question de leur propre sens et de celui de tout ce qui s’y rapporte – et pour être difficile, la question ne doit pas être éludée. D’autre part, prise dans celle de l’art et de l’œuvre, la fonction symbolique de l’artifice ne s’y réduit pas puisque dans l’œuvre, il est la part inventée de l’art, qui est, lui, un ensemble de règles. Que l’on partage ou pas telle ou telle autre conception, que l’on se forge ou non telle ou telle autre idée, les catégories de modèle, procès et fonction, recueillies dans nos lectures, ne constituent pas un apport mineur au questionnement de l’artifice en art – ne serait-ce pour l’effort qu’elles demandent.
75Les études sur l’artifice qui ont été rassemblées dans ce volume proposent des solutions ingénieuses qui visent moins à faire le tour de la question qu’à prendre la mesure de sa pertinence. Le dire est privilège du seuil.
76Bien qu’ils soient d’usage courant, les termes artifice et artificiel ont un sens peu précis en général, et dans les lettres et les arts en particulier. C’est à ces notions qui semblent aller de soi mais qui prennent des significations multiples et des formes plurielles que l’axe transversal « littérature et arts » du CELLAM (Centre d’études des langues et littératures anciennes et modernes de l’université Rennes 2) a consacré son premier programme de recherche.
77Les études, qui couvrent une longue période (de la Grèce antique à nos jours) et concernent divers genres littéraires (récit, théâtre, poésie, essai, portrait, mémoires, roman, critique d’art), de nombreux arts (peinture, opéra, danse, musique, photographie, cinéma), et des domaines variés (rhétorique, esthétique, technologie, tactique militaire, pornographie), abordent l’artifice selon quatre questions.
78La première est celle des origines : pour expliquer l’artifice à sa naissance, on a imaginé des fables ; mais les fonctions qu’elles remplissent ont été mises en cause, en particulier quand elles traitent du corps à une époque récente. La deuxième concerne la relation dialectique que l’artifice entretient avec la nature : s’instaurant en contre-nature, ce dernier détermine une seconde nature, qui fonde l’Homme dans son environnement. L’usage de l’artifice dans les arts, quels qu’ils soient, pose la question de la spécificité des beaux-arts non seulement en bousculant les classements et les systèmes, mais encore en obligeant à prendre en considération la techné. De ce troisième volet découle le dernier : envisager l’artifice dans les arts et les lettres conduit à porter son attention sur ce qui relève en eux de la fabrication. Or il est patent que d’un art à l’autre, ou d’un art aux lettres, les artifices circulent, et que leur usage constitue un sujet que la littérature traite depuis longtemps.
79C’est donc à une meilleure compréhension lexicologique, axiologique et généalogique de la notion d’artifice que ce volume souhaite apporter sa contribution.
Notes de bas de page
1 Apparemment inventé au début du XXe siècle, le terme artificialisme désigne un courant artistique représenté par les peintres J. Stysky (1899-1942) et Toyen (M. Čermínová, 1902-1980) dans les années 1920 à Prague : voir Budik A. (éd. et présentation), La Poésie surréaliste tchèque et slovaque, Bruxelles, Éditions Gradiva, 1973 ; une conception économique et sociale (voir Micaëlli J.-P. et Forest J., Artificialisme – Introduction à une théorie de la conception, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2003) ; une réalité psychologique (une croyance de l’enfant, voir Legendre-Bergeron M.-F., Lexique de la psychologie du développement de Jean Piaget, Chicoutimi, Québec, Gaëtan Morin, 1980).
2 Ce numéro a été dirigé par Elisabeth Angel-Perez et Pierre Iselin (Paris, PUPS).
3 Il s’agit de l’émission « Pas la peine de crier » de Marie Richeux.
4 Sur l’histoire du système des beaux-arts, voir Kristeller P. O., « The Modern System of the Arts: A Study in the History of Aesthetics », Journal of the History of Ideas, 1951-1952, vol. XII et XIII, p. 496-527 et 17-46 ; traduction et édition françaises, Han B. (trad.), Le Système moderne des beaux-arts, Nîmes, Éd. Jacqueline Chambon, 1999.
5 Berg G. J., « Rien à perdre », interview d’Andy Warhol, Cahiers du cinéma « Quatre Américains, Shirley Clarke, John Cassavetes, Robert Kramer, Andy Warholl », no 205, oct. 1968, p. 40-46.
6 À partir du XVIIIe siècle, artificier ne désigne que la personne qui s’occupe des feux d’artifice, puis, à partir du XIXe siècle, le terme désigne aussi un soldat spécialisé dans la mise à feux des pièces d’artillerie. La pyrotechnie est utilisée dans des fêtes en France dès le XVIIe siècle, voir l’ouvrage d’Adrianus Romanus (1561-1612), Pyrotechnia, hoc est, De ignibvs festivis, iocosis, artificialibvs et seriis, variisqve eorum structuris, libri dvo. Ex scriptoribus latinis, italis, et germanis collecti, & in methodum succinctam redacti. In gratiam eorum, qui hisce artibus iucundi spectaculi caussa delectantu, Prostat in Officina Paltheniana, 1611, réédité en 1614 et 1640, ainsi que celui de François de Malte (16??-1658), Traité des feux artificiels pour la guerre et pour la récréation…, Paris, P. Guillemot, 1629, réédité en 1632, 1640, puis sous le titre de Pratique de la guerre…, en 1646, 1650, 1668 et 1672. Cette acception, proposée à l’analyse dès le début du projet, est étudiée par Amélie Piton-Foucault.
7 Le Furetière, le Trévoux, le Dictionnaire de l’Académie Française, quelles que soient leurs éditions. Pour un panorama de l’évolution et la polysémie de art, voir l’article de Dominique Château dans le Dictionnaire européen des philosophies, Cassin B. (dir.), Paris, Le Seuil, Le Robert, 2004 ; article consulté sur le site [http://robert.bvdep.com/public/vep/accueil.html].
8 Par exemple, dans son Dictionnaire critique de la langue française (1787-1788), Jean-François Féraud remarque : « En morale, il se prend toujours en mauvaise part ; dans la littérature, il peut se prendre en bonne part ; mais souvent le mot d’art, qui a le même sens, est plus convenable. »
9 On ne la trouve ni dans le Dictionnaire rationnel des mots les plus usités en sciences, en philosophie, en politique, en morale et en religion de Louis de Potter (1859) qui ne retient que art et beaux-arts, ni dans Le Vocabulaire philosophique d’Edmond Goblot (1901) qui réserve une entrée à arts-libéraux, ni dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande (1926) qui se contente de art.
10 Dans son Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, édition posthume en 1990, rééd. en 2004 et 2010.
11 Pascal B., Pensées (1657-1662), fragments nos 92 et 93 de l’éd. Brunschvicg, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, p. 78.
12 L’expression renvoie au célèbre article de S. Freud, « Das Unheimliche » de 1919, traduit pour la première fois en 1933 par M. Bonaparte et E. Mary.
13 Souriau n’indique pas le titre de l’ouvrage d’Abel Hermant (1862-1950) dont la citation est extraite (« une image ensemble naïve et d’un merveilleux artifice ») et que nous n’avons pas retrouvé. Toutefois il est étonnant que l’auteur du Vocabulaire fasse référence à un romancier et dramaturge, voire un moraliste, qui ne semble pas avoir traité d’esthétique. De plus, dans la mesure où la citation n’est pas contextualisée, nous ne pouvons pas comprendre de quelle image il s’agit. Pour des informations sur cet auteur oublié, académicien destitué, voir le site de l’Académie française.
14 Contrairement à son absence dans la définition du substantif.
15 Nous laissons de côté les sens que Souriau dit « techniques » concernant le matériau et la lumière, trop particuliers pour notre propos.
16 Sur les deux grandes conceptions de la nature et donc de l’artifice qui, en philosophie, s’opposent depuis l’Antiquité (appelées artificialisme et naturalisme) voir Rosset C., L’Anti-nature : éléments pour une philosophie tragique, Paris, PUF, 1973. Pour ce qui concerne notre propos, voir en particulier les pages où l’auteur traite de « l’esthétique de l’artifice » et de Baltasar Gracián. Sur la question de l’artifice spécifiquement au XVIIIe siècle, voir Starobinski J., Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989.
17 Dans le champ des beaux-arts, l’opposition de l’artifice à la nature est bancale : l’artifice y est un moyen, ce qui n’est pas précisément le cas de la nature, dont l’utilisation est toujours médiatisée (elle a le statut de modèle, de matériau, etc.)
18 Pour une approche problématisée de la nature, lire l’essai de J.-C. Ameisen, « Nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses » La Mort et la sculpture du vivant, XXIXe Conférence Marc Bloch, 12 juin 2007 à l’EHESS, site [http://cmb.ehess.fr/233]. Je remercie Michèle Ignazi de m’avoir signalé cette conférence.
19 Nous empruntons à la grammaire les termes d’infectum et de perfectum ; ils désignent respectivement deux aspects du procès, celui de l’action qui est en train de se dérouler, et celui de l’action qui est achevée. Nous les utilisons pour signifier les deux façons d’envisager l’artifice, celle où il est le moyen d’une fabrication qui est en train de se dérouler, et celle où il est intégré à l’objet fini.
20 La dépouille mortelle, qui n’est pas le produit de l’organisme vivant, mais l’organisme luimême qui n’est plus vivant, est aussi traité matériellement et symboliquement. Pour une approche psychanalytique de la valeur symbolique des fèces, voir l’article de S. Freud, « Über Triebumsetzungen, insbesondere der Analerotik », 1917, traduit pour la première fois par Édouard Pichon et Henri Hoesli, « Sur la transposition des pulsions particulièrement dans l’érotisme anal », Revue Française de Psychanalyse, tome II, no 4, Éd. Doin et Cie, 1928, p. 609-616.
21 L’Évolution créatrice (1907), citation extraite de l’édition de Paris, PUF, 1962, p. 140.
22 François Sigault analyse certains aspects du contre-sens qui a été fait du propos de Bergson dans son article « Les outils et le corps », Communications 81 « Corps et technique », 2007, p. 9-30 ; voir notamment les pages 9-10.
23 Leroi-Gourhan A., Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1965, t. 2, p. 40. Dans le t. 1 (1964) Leroi-Gourhan emploie déjà le verbe exsuder : « Nous percevons notre intelligence comme un bloc et nos outils comme le noble fruit de notre pensée ; l’australanthrope, lui, paraît bien avoir possédé ses outils comme des griffes. Il semble les avoir acquis non pas par une sorte d’éclair génial qui lui aurait fait un jour saisir un caillou coupant pour armer son poing (hypothèse puérile mais favorite de bien des ouvrages de vulgarisation) mais comme si son cerveau et son corps les exsudaient progressivement » (p. 151).
24 Le verbe sourdre désigne l’action de l’eau qui sort de terre, et exsuder, l’émission d’un liquide à l’extérieur du corps ou d’un organe.
25 Leroi-Gourhan A., op. cit., t. 1 (1964), p. 132 pour la première citation et p. 152 pour les suivantes.
26 Ibid., t. 1, p. 132.
27 Ibid., t. 2, p. 41.
28 Sigault F., « Les outils et le corps », op. cit., p. 18.
29 Sigault F., Comment Homo devint faber, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 97.
30 Sigault F., « Les outils et le corps », op. cit., p. 21.
31 Paul Ricœur désigne ainsi la démarche de la philosophe. Voir Arendt H., Condition de l’homme moderne (The Human Condition, 1958), Fradier G. (trad.), Ricoeur P. (préf.), Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 14.
32 Pour cette opposition, voir par exemple, Aristote, Éthique, I, 3 et X, 7 ; Thomas d’Aquin, Somme théologique, livre I, question 18, article 2. Elle est encore vivace à la fin du XVIe siècle puisqu’elle apparaît dans l’Iconologia de Cesare Ripa (1593), accompagnée de la comparaison de Marthe à Marie, dans le texte de présentation.
33 Évidemment, aucun des mots désignant les concepts arendtiens n’est à prendre dans son sens courant.
34 Sur la distinction entre agere et facere, voir Varron, De la langue latine (De lingua latina), livre VI, chap. VI, § 41-42 ainsi que sur la distinction hiérarchique entre cogitare d’une part, et d’autre part dicere et facere ; sur la distinction entre facere, agere et gerere, voir livre VI, chap. VIII, § 77-78. La différence entre agere, facere et gerere est reprise par Jean-Baptiste Gardin du Mesnil dans Synonymes latins, et leurs différentes significations…, (1777, p. 259).
35 Diderot D. et Falconnet É., Le Pour et le Contre, Œuvres complètes, tome XV, D. P. V., Paris, Hermann, 1986.
36 L’expression œuvre d’art est à prendre dans son sens courant.
37 Pour le système des beaux-arts voir la note 3 ; pour la théorie des arts du dess(e)in, voir Vasari G., Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (Le Vite de’più eccellenti pittori, scultori e architettori, 1550 et 1568), Chastel A. (dir. et trad.), 12 vol. , Paris, Berger-Levrault, 1981-1989, vol. I, p. 62-63.
38 Arendt H., La Crise de la culture (Between Past and Future, New York et Londres, 1961), Lévy P. (éd.), Paris, Gallimard, 1972 réédité en 1989, p. 267.
39 Arendt H., Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 226 pour les deux citations.
40 Ibid., p. 223. Le monde-artifice, qui comprend les objets d’usage, englobe aussi les objets artistiques et les connaissances sciences : « les résultats scientifiques produits au moyen de la cognition s’ajoutent à l’artifice humain comme les autres objets », ibid., p. 227.
41 Pour cette raison, la philosophe s’inquiète de voir les objets d’usage devenir des objets de consommation. Dans cette optique, l’intérêt pour l’art et une forme de conservation sans sélection peuvent être interprétés comme des réactions à cette confusion et comme tentatives de compensation à la diminution de permanence qu’entraîne le recul des objets d’usage.
42 Winnicott D. W., Jeu et réalité (Playing and Reality, Londres, 1971), Monod C. et Pontalis J. -B. (trad.), Paris, Gallimard, 1975. Toutes les citations qui suivent renvoient à cette édition.
43 Je remercie Heitor de Macedo, spécialiste de Winnicott, d’avoir accepté de relire ce passage et de m’avoir en particulier expliqué la différence entre objet transitionnel et phénomène transitionnel, ce qui m’a permis d’envisager l’hypothèse de l’artifice transitionnel que je propose plus loin.
44 Winnicott D. W., op. cit., p. 105.
45 La réflexion du psychanalyste rencontre ainsi d’un côté, l’artifice arendtien (le milieu où vivent l’enfant puis l’adulte est, pour une large part, l’artificial world) ; de l’autre, et seulement pour le volet concernant l’enfant, à l’anthropologie de la préhistoire, suivant le principe qui veut que l’ontogénèse reproduise la phylogénèse ; d’un autre encore, à la définition de Souriau selon laquelle l’artifice est avant tout un moyen intervenant dans l’infectum de la fabrication.
46 Pour désigner ce pôle, les termes de consommateur et de récepteur, qui auraient pu sembler plus commodes, ne rendent pas compte de l’extrême activité intérieure de la personne en situation.
47 Winnicott D. W., op. cit., p. 35.
48 Ibid., p. 195.
49 Nous utilisons ce mot par commodité, sans référence précise aux différentes conceptions de l’artialisation. Ainsi, Alain Roger, qui emprunte le terme à Montaigne (Essais, III, 5) l’utilise dans son Court traité du paysage (Paris, Gallimard, 1997) ; mais Gérard Chouquer en fait la critique dans « À propos d’un contresens partiel sur « Pays » et « Paysage » dans le Court Traité du Paysage d’Alain Roger », Études rurales, 161-162, 2002, p. 275-288.
50 Pour le spectateur absorbé, voir Démoris R., « Chardin et la nature morte : pouvoirs illégitimes ? », Pouvoirs de l’Image, Topique, n° 53, 1994, Dunod, p. 29-40, et Fried M., La Place du spectateur (Absorption and theatricality, Berkely, 1980), Paris, Gallimard, 1990.
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