Les solidarités locales en phase ou opposées aux solidarités internationales
p. 289-304
Texte intégral
1À l’heure des forums sociaux mondiaux il y a lieu de s’interroger sur les convergences ou oppositions entre les différentes formes de solidarités locales et internationales. En dehors de ces forums un grand nombre des manifestations de ces solidarités s’exerce dans le cadre d’une conception du développement basée sur la croissance. Croissance et progrès technique doivent apporter le confort et le bonheur à toutes les populations.
2Cependant les inégalités entre « pays riches » et « pays pauvres » et au sein d’un même pays vont se creuser. Une prise de conscience plus importante des nuisances de la conception actuelle du développement sur le plan social et environnemental va aboutir à l’approche d’actions dans le cadre du développement durable. Il s’agit de mener des actions pour éliminer ces nuisances sans remettre en cause la conception du développement. Les pauvres seront aidés. Il y aura toujours des solidarités locales en direction des salariés en situation de précarité ou d’exclusion et des solidarités internationales en direction des populations de « pays sous développés ».
3Par ailleurs, un grand nombre de manifestations de solidarité ont en commun d’être plus l’expression d’institutions internationales et nationales ou d’organisations (ONGs, associations et syndicats) que de comportements spontanés notamment au niveau des « pays développés ». Si elles constituent une avancée par rapport à l’individualisme et l’indifférence, il est nécessaire de s’interroger sur leurs caractéristiques et leurs limites. Ont-elles pour objet d’éliminer certains aspects les plus insupportables de la misère et de l’exclusion, ou au contraire d’éradiquer l’ensemble de ces fléaux en s’attaquant à leurs causes ?
4Ceci étant, il ne faut pas mésestimer les difficultés rencontrées par l’ensemble des acteurs (syndicaux ou associatifs) de la solidarité. Elles ont sans doute des causes internes au fonctionnement des différentes organisations. Mais, ce n’est pas l’objet de ce chapitre plus préoccupé par les difficultés externes communes à toutes ces organisations. Celles-ci sont toutes confrontées à proposer des solutions collectives dans un contexte où les populations ont de plus en plus de problèmes individuels et parfois moins de réflexes collectifs.
5C’est cependant avec ces acteurs que des solutions alternatives se mettront en place dans une économie plus respectueuse des besoins essentiels de tous que des envies sans limite d’une minorité comme c’est le cas actuellement. Si tant est que ces alternatives nécessaires soient encore en cours d’élaboration, il reste que nous pouvons dès aujourd’hui proposer d’autres types de solidarités.
6Les solidarités locales et internationales sont souvent en opposition mais demain elles peuvent être en phase et se compléter. Il est possible de remplacer « l’aidant » et « l’aidé » par une solidarité échange d’égal à égal, une solidarité qui ait le visage de la fraternité. Les échanges entre les organisations du Sud et du Nord ont largement contribué à construire ce type de solidarité. Les soutiens aux populations du Sud et de leurs organisations ont permis l’émergence d’une conception de la solidarité qui s’appuie sur plus de justice sociale, une défense des droits humains qui repose sur une citoyenneté internationale.
7Il s’agit d’un progrès significatif mais qui risque de rester limité notamment au niveau des populations et organisations du Nord. En effet, si les acteurs sociaux et les citoyens doivent adhérer à ces nouvelles solidarités, il faut qu’ils y soient intéressés ce qui nécessite une prise de conscience que ces actions leur sont aussi utiles ou profitables que pour les populations concernées.
Contradictions et oppositions entre les différentes formes de solidarité
8La nature même des solidarités est façonnée par notre conception du développement où les dogmes de la compétitivité vont transformer les différents « nous » par une infinité de « je » et construire des formes de solidarité en opposition entre elles. Une prise de conscience des dégâts provoqués par ce type de développement ne va pas remettre ces dogmes en cause. Il ne s’agira que de remédier aux inconvénients. Les contradictions entre les différentes solidarités vont donc persister.
Des solidarités institutionnalisées, façonnées par notre vision du développement
9Les solidarités ont commencé par recouvrir des rapports familiaux et villageois. Puis elles se sont institutionnalisées pour accompagner une conception du développement où la croissance doit produire toujours plus de richesses. Cette solidarité basée sur la croyance au bonheur individuel va freiner l’ensemble des solidarités et produire des oppositions entre elles.
De l’aide et du partage aux solidarités institutionnalisées
10Pour les premières populations de la planète, la recherche de l’enrichissement personnel n’existe pas, pas de superflu mais une solidarité échange au niveau familial et villageois, une solidarité utile à chacun. Il s’agit de manifestations d’aide et de partage entre des hommes qui, pour vivre, se suffisent du nécessaire.
11Avec l’émergence des rapports marchands ces formes d’entraides spontanées vont disparaître progressivement. Il y aura une nouvelle classe voulant posséder le superflu et parallèlement des vagabonds qui vont apparaître dans les villes. L’institution religieuse va prendre en main le sort de ces mendiants en proposant aux riches de sauver leurs âmes en aidant les pauvres. Quelques siècles plus tard, l’État va prendre la relève d’une solidarité devenue institutionnalisée1.
12À partir du XIXe siècle vont apparaître d’autres organisations, d’autres formes institutionnalisées de la solidarité au travers des syndicats et associations. De cette période jusqu’à nos jours, le caractère institutionnel ne va que se développer. Les syndicats de salariés vont se structurer. Il y aura des responsables régionaux et nationaux spécialisés sur des questions de solidarités locales et internationales. Les associations vont également se professionnaliser, de nombreux salariés possédant une solide formation à la solidarité internationale seront engagés.
13L’entraide et le partage vont disparaître petit à petit. La plus importante forme de colonisation des « pays sous développés » consistera à éliminer progressivement les différentes formes d’entraides pour imposer le modèle de développement occidental basé sur la croissance2.
14Après la Seconde guerre mondiale, beaucoup de petits agriculteurs vont disparaître et laisser place à l’agriculture intensive. Ces anciens agriculteurs rejoignent les villes où les syndicats revendiquent l’augmentation du pouvoir d’achat. Selon bien des messages publicitaires. La libération de la femme devient possible au prix de l’acquisition d’appareils électroménagers. À la période faste des « trente glorieuses » vont succéder des années plus difficiles avec une augmentation des inégalités, du chômage et de l’exclusion. Mais, les conceptions de la solidarité sont solidement ancrées dans les esprits. Le développement doit donner du travail à tous et toutes.
Des solidarités locales privilégiant le pouvoir d’achat aux actions contre les inégalités
15Toujours dans la période d’après la Seconde guerre mondiale une grande partie des solidarités locales concerne principalement la population salariée. La revendication d’augmentation des salaires s’exprime souvent en pourcentage et accompagne le dénominateur commun, celui de l’augmentation du pouvoir d’achat.
16Ces solidarités locales s’institutionnalisent de plus en plus. Beaucoup d’entreprises privées adoptent une taille requise pour éviter l’obligation légale de la représentation syndicale. Même si le droit du travail fait des avancées dans la protection des syndicats, leur présence se limite souvent aux grandes entreprises publiques nationalisées ou privées. De plus, pour éviter l’expression de la solidarité au sein des équipes de salariés, il y a des pressions de toutes sortes pour que le droit syndical partagé par plusieurs représentants soit confié à un seul permanent. Celui-ci devient l’interlocuteur de l’employeur mais a de moins en moins de temps pour échanger avec ses collègues de travail.
17Faute d’alternatives au développement actuel qui produit des fermetures d’usine, de la sous-traitance locale ou des délocalisations, les solidarités ont du mal à s’exprimer. Il en résulte une syndicalisation rendue encore plus difficile par la précarité des emplois et le nombre de chômeurs. Tout ceci produit une spécialisation des différents acteurs syndicaux qui ont maintenant une charge de travail ne leur permettant pas de sortir des impératifs de l’entreprise. Des associations vont se spécialiser dans les actions contre la précarité et l’exclusion, d’autres contre les inégalités entre « pays riches » et « pays pauvres ».
18C’est un contexte où le syndicalisme est traversé par un courant estimant que la roue de la croissance tourne dans le bon sens. Elle doit continuer et les salariés qui n’en bénéficient pas autant que les autres devront rattraper les écarts actuels. Cela se traduit par des actions défensives pour le maintien des avantages acquis. Ces conceptions obligent à faire de ces luttes la priorité voire l’exclusivité du combat social. Pour les tenants de cette approche raisonner autrement serait cautionner un « nivellement par le bas ». Il s’agit de ne pas se laisser dépouiller des droits que l’on a acquis au cours des luttes antérieures. La croissance continue doit profiter à tous et « le bas doit rejoindre le haut ». Quelques décennies plus tard, l’aggravation des inégalités a démenti cette conception.
19Entre les solidarités générées par ces conceptions et le corporatisme, il existe un espace très réduit. Ceci explique les contradictions et surtout les oppositions entre les différents types de solidarité.
Les solidarités internationales privilégient le modèle de développement occidental
20Les solidarités internationales relèvent souvent de la même approche que celle des solidarités locales : le développement basé sur la croissance doit faire son chemin et les « pays sous-développés » doivent adopter les méthodes de développement des « pays riches ». Pour cela bien des actions sont mises en œuvre.
21D’abord des « aides » venant des institutions financières internationales (Banque Mondiale et Fonds Monétaire International) ont été créées. Elles sont en grande partie gérées par les pays les plus riches. Ces aides aux « pays en développement » ne sont pas gratuites. En contrepartie ces pays auront obligation de diminuer leurs dépenses publiques notamment au niveau de l’enseignement, de la santé, de l’eau,, de l’électricité qui vont être confiés à des multinationales. Des milliers de travailleurs sont licenciés et les besoins essentiels, notamment en matière d’éducation et de santé, deviennent de plus en plus inaccessibles.
22Il y a aussi « des actions d’aide au développement » de plusieurs ONG occidentales qui sont pour grande partie financées selon des critères retenus par des institutions locales, régionales, nationales voire européennes ou onusiennes. Il s’agit de programmes plus ou moins importants de construction d’écoles, de dispensaires, d’aide à l’agriculture… Des actions qui, bien souvent, suppléent aux carences des obligations des États. Des projets qui veulent transposer nos conceptions du développement aux populations des « pays sous développés ».
23De même, les nombreuses actions de commerce équitable peinent à ne pas se faire récupérer par le pouvoir économique. Plus généralement, il en est de même pour l’ensemble des actions dans le cadre du développement durable où bien des indices montrent que le marché, les multinationales s’en emparent pour, sur la majorité de leurs activités…, continuer un développement qui ne respecte pas les droits de l’homme et de son environnement. Ainsi des chaînes de supermarchés affichent quelques produits équitables tout en vendant plus de 95 % de produits qui n’ont vraiment rien d’équitable.
Des formes de solidarités qui ont marqué l’histoire et qui sont riches d’enseignements
24Le marxisme accorde une très grande confiance au progrès mais ne remet pas en question le développement basé sur la croissance. Par contre c’est le principe de l’exploitation des travailleurs pour enrichir une minorité qui a créé quelque chose de nouveau, une solidarité entre tous les ouvriers qui devaient s’émanciper de la tutelle d’une minorité dominatrice.
25Ainsi un espoir d’émancipation a suscité une formidable mobilisation, des élans de solidarité et de fraternité. Mais, l’idéal communiste de milliers de militants s’est soldé par des préoccupations de changements de pouvoir politique laissant de côté la nécessaire construction d’autres types d’échanges entre les hommes pour remettre en cause une croissance qui ne réclame que des solidarités institutionnalisées.
26Des solidarités sans doute louables qu’expriment aujourd’hui encore nombre de militants qui s’opposent au développement actuel et réclament des changements de responsables politiques ou économiques mais qui ne se préoccupent guère de la nécessité de changement de comportements au sein de la société civile.
27Ceci explique les difficultés à sortir du carcan des solidarités institutionnalisées. Ainsi, les initiatives et investissements de milliers de militants restent très fragiles d’autant qu’il y a des contradictions et oppositions entre les différentes formes de solidarités.
Des contradictions et oppositions entre les différents types de solidarités
28Des oppositions existent tant au sein des solidarités locales et internationales qu’entre ces deux catégories de solidarité. Même si les organisations qui les représentent cherchent à y remédier, le fait que les principes et valeurs du développement actuel ne soient pas remis en cause ne permet pas de pallier aux contradictions et dysfonctionnements actuels.
Les oppositions au sein de plusieurs types de solidarités
29Même au sein des solidarités locales, il y a des oppositions entre les solidarités qui visent à lutter contre les inégalités et celles qui mettent à l’écart ces actions pour prioriser celles du maintien des acquis dans l’entreprise. L’ancrage syndical dans les grandes entreprises publiques ou privées n’a pas pu bénéficier aux entreprises de sous-traitance, aux petites et moyennes entreprises.
30Il y a ainsi des oppositions au niveau de l’ensemble des salariés puisque les solidarités s’expriment d’abord au niveau des branches professionnelles. Quant aux personnes en situation de précarité, de chômage ou d’exclusion, la solidarité se fait sous forme d’aides, elle passe après les autres expressions de la solidarité locale. L’État comble les vides et remplace l’institution religieuse. L’impôt du contribuable, à défaut de sauver son âme, va soulager sa conscience. Pas toujours, car il lui arrive de frauder.
31De même, les solidarités internationales passent derrière les solidarités locales. En effet, l’idéal est de posséder toujours plus et pour cela d’avoir un meilleur salaire pour acheter plus à moins cher. Le salarié devient d’abord consommateur et se préoccupe du rapport qualité prix mais pas des conditions sociales de fabrication de ce qu’il achète.
32Il y a aussi opposition parce que les formes d’expressions actuelles des solidarités se rapprochent de prestations de service où chaque organisation de solidarité a sa clientèle. Ainsi chaque catégorie de solidarité devient plus une expression d’une organisation qu’un patrimoine collectif ayant vocation à appartenir à une population toujours plus importante.
33Faute de s’attaquer aux causes profondes des inégalités et des entraves à l’accès aux droits essentiels des populations, les diverses formes de solidarités sont souvent en opposition.
Les efforts des différents acteurs de la solidarité laissent des contradictions en l’état
34Ces dernières années de plus en plus de personnes ont pris conscience que le développement actuel basé sur l’industrialisation et sur une croissance qui épuise les ressources de la planète, ne permet plus à une population toujours plus importante d’avoir accès à ses besoins essentiels (eau, nourriture, logement…).
35C’est pourquoi, plusieurs acteurs de la solidarité locale et internationale ont engagé des actions dans le cadre du développement durable. Cette approche a permis un certain nombre d’avancées. Des syndicalistes s’investissent dans des actions de sensibilisation sur le commerce équitable et éthique, de responsabilité sociale des entreprises… Parallèlement, des ONG de solidarité internationale participent aux actions locales au niveau environnemental et social. Ces expériences encore trop isolées constituent une avancée.
36Beaucoup de ces efforts entre les différents acteurs de la solidarité pour se mettre en phase sont certes à saluer. Mais, il n’est pas possible de passer sous silence les limites de ces initiatives. En effet, il ne s’agit ici que d’être moins dépendant du développement basé sur la croissance et d’en éliminer ses inconvénients. Comme un fumeur qui prend la décision de fumer des cigarettes avec des filtres.
37Cela va se traduire par des formes de solidarité consistant à « consommer autrement ». À l’image de produits alimentaires avec 0 % de matière grasse, il est toujours possible de manger autant sans en avoir les inconvénients. Il y aura toujours des actions de solidarité en direction d’une population mais pas de solidarité échange où nos conceptions du développement pourraient être remises en cause. Le terme de développement durable s’accommodera avec ceux de « pays sous-développés » ou encore de « pays les moins avancés »
38En effet, il ne s’agit pas d’éradiquer la misère mais ses manifestations les plus insupportables. Elles ont donc trop souvent eu pour objet, pour « l’aidant », de garder sa situation matérielle, de confort en doublant celui-ci d’un confort moral par son action en direction de « l’aidé ». Mais, petit à petit, un certain nombre d’acteurs sociaux ont commencé à prendre conscience de ces limites et des possibilités de les franchir.
Des perspectives de véritables complémentarités
39Des perspectives émergent d’une véritable rupture avec les conceptions du développement actuel qui ne connaît comme richesse d’un pays que le niveau de son Produit Intérieur Brut. Beaucoup d’acteurs de la solidarité ont abandonné les termes de pays développés et de pays sous-développés pour les remplacer par pays du Nord et pays du Sud. D’autres formes de solidarités émergent en tournant le dos aux prêts-à-porter sociétaux du Nord pour chercher d’autres solutions en échangeant avec les organisations et populations du Sud.
40Toutes ces actions méritent d’être repensées dans leur ensemble pour construire de véritables solidarités fraternités motivées non seulement par un véritable désir de justice mais aussi par la conviction que la solidarité sert tout autant la personne qui l’exerce que celle à qui elle s’adresse.
Des échanges Nord/Sud et des forums sociaux permettant des avancées significatives
41Les apports de l’expérience des acteurs du Sud mettent en avant la nécessité d’apporter une attention plus importante à la défense des droits de l’homme. Quant aux forums sociaux, ils nous interpellent sur les liens nécessaires entre les luttes menées au Sud et celles des populations du Nord.
Les apports de l’expérience des populations et organisations du Sud
42En matière de solidarité, nombre d’organisations du Nord ont beaucoup appris de ce qui se passe au Sud. S’il y a encore beaucoup à apprendre, il ne faut pas tomber dans l’extrême inverse. Au Sud aussi les potentialités de complémentarités entre les différentes formes de solidarités sont parfois obérées par une conception du développement importée du Nord : il suffirait de travailler beaucoup ou de supprimer toute entrave à la libéralisation des échanges…
43Le mouvement paysan de plusieurs pays du Sud n’est pas homogène. Certains leaders syndicaux, gros exploitants agricoles de pays du Sud ont parfois peu de chose en commun avec le mouvement des sans terre au Brésil ou avec d’autres petits agriculteurs d’Afrique en particulier et du Sud en général.
44Cette précaution étant prise, nous avons beaucoup à apprendre de la capacité de mobiliser des acteurs de la société civile du Sud pour résister nous aussi à l’oppression du développement. Dans ces pays où l’État de droit est trop souvent absent, lorsque la corruption des syndicalistes ou autres militants n’est pas possible, c’est une répression qui va souvent jusqu’à l’élimination physique qui est utilisée.
45Les populations du Sud, avec moins de moyens que les nôtres mènent des actions exemplaires pour défendre leurs droits fondamentaux et accéder à leurs besoins essentiels. Pour se renforcer, les organisations au Nord, ont besoin de soutenir ces luttes et de bénéficier des expériences des syndicats et associations du Sud.
46De plus, les États des pays du Sud ne risquent pas d’être étiquetés comme des « États Providence » car ils assument rarement les missions sociales essentielles en matière d’éducation ou de santé. Mais, les solidarités familiales et villageoises qui ont souvent été mises à mal par le modèle occidental de développement subsistent encore pour partie.
47À titre d’exemple, les maisons de retraite ne sont pas fréquentes sur le continent africain où la famille élargie avec les parents et enfants, les neveux et les cousins… prend tout son sens. Dans d’autres pays, lorsque des expériences d’économie solidaire se greffent sur cette culture de la solidarité, les résultats sont plus significatifs que dans nos pays du Nord : ainsi au Brésil où de nombreuses initiatives sont en train d’acquérir une densité et une visibilité sociale significative.
48Ces expériences diffèrent sur bien des aspects des actions d’économie solidaire du Nord. Ainsi nombre de ces actions d’économie solidaire en France sont pour grande partie liées à l’exclusion sociale et visent aussi à pallier aux carences de l’économie de marché et de l’État. Au Brésil, il s’agit plus d’initiatives de subsistance, de lutte contre la pauvreté où « l’aidant » et « l’aidé » disparaissent derrière une action collective d’une population et de ses organisations pour accéder à ses besoins essentiels3.
49De façon plus générale, les relations entre acteurs sociaux du Nord et du Sud ont permis une meilleure connaissance des agissements néfastes des multinationales et des institutions internationales financières et commerciales à l’égard des pays du Sud. Ces relations ont permis de mesurer l’écart entre les promesses de ces institutions et l’aggravation des inégalités et la misère dans un grand nombre des pays du Sud.
50Les actions de solidarité avec les populations du Sud ont également conduit à une prise de conscience de la nécessité de conjuguer la défense des droits des salariés avec celles des petits producteurs ruraux qui constituent la plus grande partie des populations de ces pays.
51Toutes ces évolutions ont permis d’amplifier le soutien aux actions des populations du Sud pour défendre leurs droits essentiels. Elles se prolongent et se nourrissent par d’autres échanges Nord/Sud notamment lors des forums sociaux.
Les apports des forums sociaux mondiaux, régionaux ou locaux
52Depuis, notamment le sommet de Rio de 1992 avec le « penser global et agir local », bien des idées ont progressé sur la nécessité de mettre en phase les différentes formes de solidarités. À un anti-mondialisme constituant un passage incontournable va succéder un alter mondialisme devenant indispensable pour avancer des propositions. Il y a une plus grande prise de conscience des liens entre les atteintes aux droits de l’homme et de son environnement dans le Sud et les problèmes sociaux et environnementaux au Nord.
53Ainsi des organisations d’agriculteurs de plusieurs pays européens tournent le dos à une agriculture intensive pour un plus grand respect de l’environnement avec une exploitation ne visant qu’à faire vivre leur famille. Au travers de leur implication à Via Campesina, ils mettent concrètement en lien la défense des petits producteurs ruraux européens avec la solidarité internationale à savoir la défense des intérêts des petits producteurs du Sud.
54Mais, même en voyant les limites des actions qui s’inscrivent dans le cadre du développement durable, il n’est pas facile de quitter une philosophie ayant forgé bien des certitudes. Les causes des populations du Sud sont mieux entendues par le mouvement de la solidarité internationale et les différents forums sociaux ont permis de construire d’autres espoirs dans de nouvelles solidarités. Mais, celles-ci ont des difficultés à s’articuler avec nombre d’actions de solidarité locale.
Une approche de la solidarité basée sur la défense des droits de l’homme
55Cependant, les choses avancent car il y a une prise de conscience de l’insuffisance de certaines actions de solidarité (projets d’aide au développement, achats équitables…) qui, isolément, ne suffisent plus à changer les choses. Ces actions isolées doivent aujourd’hui se prolonger par un soutien aux organisations du Sud à défendre leurs droits.
56C’est un progrès considérable puisqu’il s’agit de donner la possibilité aux organisations de la société civile du Sud de se renforcer pour que leurs populations puissent accéder à leur dignité civile, politique et économique. C’est aussi un progrès car cela motive les populations du Nord pour conjuguer solidarité et justice sociale tant au niveau local qu’au niveau de la planète. Lutter d’abord aux côtés de ceux qui en ont le plus besoin constitue un progrès incontestable mais comporte aussi des limites.
57Ainsi, au niveau des militants des différentes organisations syndicales ou associatives, il n’est pas possible de rester à cette motivation uniquement morale. Ce seul fondement risque de créer une hiérarchie artificielle entre deux types d’acteurs sociaux, les alter mondialistes et les acteurs de la solidarité internationale sans oublier les acteurs de la lutte contre la précarité et l’exclusion au niveau local et tous les autres acteurs de la solidarité locale, notamment les syndicats. Les premiers auraient un sentiment d’être dans le droit chemin et refuseraient de travailler avec les seconds qui feraient fausse route.
58Faute d’autres perspectives cette approche de défense des droits humains reste dans une mouvance de critique radicale du capitalisme. qui peut conduire à des attitudes « avant-gardistes » plutôt qu’à des solidarités fraternelles.
59D’autre part, ce frein ne permet pas de sensibiliser largement des populations qui vivent au quotidien les soucis du « mal développement » et qui ont déjà des difficultés à souscrire à d’autres obligations citoyennes. Il s’agit d’adhérer à des actions de solidarité d’une autre façon que par le simple souci de justice qui se traduit souvent par une obligation supplémentaire. Ces populations doivent souscrire à ces nouvelles actions parce qu’elles y trouvent un intérêt. C’est d’ailleurs cette dynamique qui mobilise les adhérents des syndicats : l’action collective est nécessaire parce qu’elle a des retombées sur l’ensemble des salariés.
60Enfin, cette approche conduisant à la nécessité de cette justice sociale qui se traduit par une citoyenneté mondiale peut se trouver en contradiction avec les comportements ou modes de vie d’une personne. Peut-être bien qu’une nouvelle forme de solidarité est en train de naître, la « solidarité culpabilité ». Situation inconfortable. Pour s’en échapper il est tentant de se convertir en donneurs de leçons à ceux qui se contentent d’une citoyenneté encore plus restreinte.
61D’où la nécessité de prolonger ou d’accompagner ces formes de solidarités basées sur une citoyenneté internationale par d’autres solidarités qui soient en complémentarité et dont l’exercice issu de nombreux échanges soit non seulement accepté mais surtout voulu par tous.
Repenser ensemble les solidarités quant à leurs motivations
62Il s’agit de montrer que l’action de solidarité est autant nécessaire aux populations qui l’exercent qu’à celles vers qui le soutien est orienté.
63Il s’agit aussi de partir des difficultés communes à l’ensemble des organisations : pour mutualiser, leurs actions mobiliser plus largement. Ceci doit conduire à des propositions pour faciliter un travail en commun.
64S’il n’existe pas actuellement de catalogue d’alternatives au développement actuel, il est possible de les construire à plusieurs mains lorsque les solidarités-échanges, notamment entre le Nord et le Sud, prendront plus d’ampleur. Donner le goût à ces échanges, c’est d’abord montrer que ceux-ci sont bénéfiques autant pour l’ensemble des populations du Nord que pour celles du Sud qui luttent pour accéder à leurs droits fondamentaux.
Au niveau des populations notamment des pays du Nord
65Les populations sont certes influencées par le modèle de développement actuel mais elles subissent également les effets de ce « mal développement ». Pour beaucoup de salariés travaillant dans de petites entreprises, en situation de précarité ou d’exclusion, l’action syndicale ou associative passe bien après leurs problèmes du quotidien. D’autres salariés vivent mal leurs conditions de travail de logement ou de vie. Ils ont besoin de pistes d’actions. S’attaquer à ces problèmes nécessite un travail en commun entre acteurs de la solidarité locale et internationale.
66Ainsi, lutter contre des mauvaises conditions de travail et de rémunération de salariés du Sud qui sont souvent, à activité égale, dix fois moins payés, devient aussi nécessaire pour les salariés du Nord que de lutter au niveau de leur entreprise. En effet, lorsque les salariés du Nord défendent leurs acquis, les employeurs organisent la sous-traitance ou délocalisent.
67Ils ont aussi pour contribuer à résoudre leurs problèmes d’emploi, intérêt à lutter pour d’autres échanges agricoles, d’autres types d’agriculture et de consommation. Pour exemple, la politique agricole européenne actuelle provoque la disparition de 200 000 emplois chaque année. Le problème du chômage ne peut plus se résoudre par des recettes classiques qui ont depuis quelques années, montré leur inefficacité. L’agriculture intensive doit céder place à une autre agriculture respectueuse de la nature, du consommateur et génératrice d’emplois.
68Ce changement de conception mérite explications à un moment où les salariés du Nord ayant acquis un certain nombre de droits sont en train de les perdre un à un. Leur réflexe défensif se comprend mais ne permet pas le même résultat qu’une solidarité plus large comportant des échanges avec d’autres salariés souffrant encore plus du développement actuel basé sur une croissance de laquelle est exclue une majorité toujours plus grande des populations.
69En mettant plus souvent leurs moyens d’actions au service de la lutte contre les inégalités Nord/Sud et au sein de leur pays, les syndicats de grandes entreprises publiques et privées auront en retour une légitimité plus grande pour mener leurs actions avec notamment un soutien plus important des populations locales.
70Ainsi, défendre son pouvoir d’achat et sa protection sociale sans intégrer l’accès aux besoins essentiels en nourriture, en santé, en logement des populations du Sud – mais également dans notre pays – équivaut à cautionner le développement actuel avec une croissance donnant un « toujours plus » à une minorité au détriment d’une majorité.
71Pour exemple, défendre notre système de santé sans toucher au pouvoir de l’industrie pharmaceutique qui veut garder ses brevets et interdire la fabrication de médicaments génériques par le Sud devient suicidaire. Au contraire, en soutenant ces populations du Sud pour l’accès à leur droit à la santé on pérennise à plus long terme ce même droit au Nord4.
72Faire le lien entre les solidarités locales et les solidarités internationales permet aussi d’éviter les impasses actuelles. Qu’il suffise de voir en France les arguments des partisans et des opposants du traité constitutionnel européen. Ils ont débattu pour argumenter que leur solution (adhérer ou pas au Traité) permettait d’éviter des atteintes à la protection sociale des Européens. De tels débats sont nécessaires mais, qu’il s’agisse de la santé, de l’emploi ou des produits agricoles, il n’est pas concevable d’exiger une protection déterminée en Europe et en même temps la refuser au pays du Sud. Ce problème n’a pratiquement pas été évoqué par les uns ou les autres.
73Ceci étant, mobiliser des populations pour des actions de solidarité fondée sur un sentiment de justice sociale mais également sur leur perception de l’utilité de s’y investir exige de convaincre l’ensemble des organisations et, plus précisément l’ensemble de leurs militants. Pour exemple, bien des syndicats et associations de solidarité internationale ont des difficultés communes mais aussi des richesses à partager.
Impulser d’autres motivations pour des solidarités plus fraternelles
74Les syndicats sont pris en tenaille entre le pouvoir de l’employeur et celui du salarié qui va mettre en avant sa qualité de « client » plutôt que celui de membre du syndicat, solidaire de la défense des intérêts collectifs. L’exigence de solidarité à l’intérieur d’une profession mais aussi plus largement au niveau de tous, une « solidarité de classe » des salariés a laissé place à des investissements de militants syndicaux dans la défense des intérêts individuels5. Comme dans les syndicats, les investissements des militants associatifs se heurtent à d’autres préoccupations individuelles des populations.
75Par contre, les engagements et motivations de l’ensemble des militants ainsi que l’expérience accumulée par chaque organisation peuvent constituer une richesse. À défaut d’être partagée cette richesse se limite à un petit patrimoine de solidarité n’appartenant qu’à une population trop restreinte. Mettre en commun ces richesses doit permettre un partage des investissements de chacun et faciliter d’autant l’investissement de l’ensemble des militants.
76Pour exemple, la solidarité internationale fait partie de l’histoire de certains syndicats du Nord qui, au sein de coordinations internationales, ont tissé des liens avec bien des syndicats du Sud. Une histoire qui constitue une richesse qui pourrait être plus utile. Mais les liens Nord/Sud sont surtout le fait de responsables nationaux. Or, l’adhérent pourrait mieux connaître les réalités vécues par les populations et organisations du Sud par une mise en complémentarité du travail syndical et associatif.
77En effet, au niveau de plusieurs associations de solidarité internationale, il existe des rencontres et échanges entre les structures de base Nord/Sud. Des investissements qui constituent également une richesse qui pourrait avoir une plus grande utilité en bénéficiant également aux militants syndicaux locaux du Nord.
78Beaucoup d’acteurs sociaux sont conscients des impasses dans lesquelles ils se trouvent, et des acteurs de la solidarité locale et internationale commencent à se rencontrer et à échanger. Mais, il y a une grande propension de l’ensemble de ces acteurs à vouloir rebondir sur ces échanges pour résoudre leurs difficultés internes. Les quelques actions communes entre associations de solidarité internationale et locale au sein de collectifs constituent certes une avancée mais qui reste encore limitée.
79En effet, cette avancée ne concerne que peu de militants de chacune de ces organisations et ne bénéficie qu’à une base sociale encore trop restreinte. Or, en conjuguant notamment l’expérience syndicale dans l’entreprise et celle des associations de solidarité internationale dans leurs liens avec les populations et organisations du Sud, il est possible de renforcer ces deux types d’organisations et de motiver une population plus importante sur ses lieux de vie de travail.
80Pour cela, il est nécessaire de prendre le temps de se rencontrer, d’échanger sur ses propres façons de fonctionner… Cela demande de remplacer certains comportements actuels par d’autres échanges fraternels. En libérant du temps pour ce travail en commun entre organisations, il y a tout à gagner notamment sur la qualité des activités et volume du travail militant. Il s’agit autant d’éprouver du plaisir en choisissant d’autres rapports sociaux, d’autres rapports de consommation que de lutter contre les mesures injustes de l’économie actuelle.
81Ainsi le handicap du caractère institutionnel des solidarités actuelles peut se transformer en atout. En fédérant des actions locales et internationales, il est possible d’impulser d’autres comportements au niveau des populations. Encore faut-il tourner le dos aux impasses actuelles du développement, changer de direction dans bien des domaines.
Repenser le développement au niveau de son travail, de ses revenus, de sa consommation
82Pour beaucoup, le rapport du temps à l’argent n’est plus le même, le déroulement de carrière passe derrière la qualité de vie. S’agissant de la consommation, des actions sont également menées pour sortir du cycle qualité prix et privilégier qualité sociale de production.
83Plutôt que de subir, à certaines occasions, les pesanteurs du marché, le commerce équitable peut prendre une plus grande place dans la défense des droits économiques sociaux et culturels. Il peut alors se réenchâsser dans un autre type de relations entre producteurs et consommateurs. Le champ des futures possibilités dans ce domaine est important.
84Ces nouvelles solidarités permettront de donner le goût aux générations actuelles qui subissent les inégalités, de renforcer le syndicalisme et les associations de lutte contre les inégalités. À défaut, nos enfants ne pourront accéder à une dignité économique, un toit, un travail, ni vivre dans un environnement encore supportable.
85Elles permettront également de donner la possibilité aux différents acteurs de la solidarité, de sortir de leurs difficultés actuelles inhérentes pour majeure partie à leur emprisonnement dans la culture dominante du développement.
86Il y a fort à parier que, de ces échanges, sortiront d’autres moyens pour subvenir aux besoins essentiels des différentes populations de la planète et par là même, de nouvelles approches des revendications sociales locales tant au Nord qu’au Sud.
Bibliographie
Bibliographie
Carvallo da Franca G. (2003), « L’économie solidaire en France et au Brésil regards croisés », MAUSS, no 21, 1er semestre.
Latouche S. (2005), L’occidentalisation du monde, Paris, Poche, La Découverte.
Rahnema (2003), Quand la misère chasse la pauvreté, Paris, Fayard, Actes Sud.
Rosanvallon P. (1998), La question syndicale, Poche, Paris, Gallimard, Pluriel.
Notes de bas de page
1 Voir Rahnema M., (2003).
2 Voir Latouche S., (2005).
3 Voir Carvallo da Franca G., (2003).
4 En France selon le rapport de la Cour des Comptes de l’assurance maladie, la dépense moyenne de santé par personne pour l’année 2002 a été de 2 580 euros. Chiffre à comparer avec environ 3 milliards de personnes de la planète qui, pour l’ensemble de leurs besoins, ont moins de 2 euros par jour.
5 Voir Rosanvallon P., (1998).
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