Quand devenir entrepreneur n’est un processus ni écocratique ni démocratique : le cas des entrepreneurs de travaux forestiers
p. 277-287
Texte intégral
1Les tempêtes de décembre 1999 ont été à l’origine d’un très grand volume de chablis1, qu’il fallut rapidement récolter pour empêcher toute altération de la matière ligneuse. Pour ce faire, propriétaires et exploitants forestiers firent appel à des prestataires de services : les entrepreneurs de travaux forestiers (ETF), qui sont bûcherons, débardeurs ou sylviculteurs indépendants. Cependant, en raison du faible nombre en Franche-Comté de ces très petites entreprises, unipersonnelles dans 80 % des cas, celles-ci ne purent répondre à toutes les sollicitations. La demande de service était bien supérieure à l’offre. Dans son acception classique, libérale, le marché aurait dû réagir en augmentant la valeur économique de la prestation, les clients tentant de s’accaparer une rare main-d’œuvre. Si effectivement un certain nombre d’ETF ont profité de la hausse de la valeur de leur prestation, n’hésitant pas à aller chercher les meilleurs marchés dans les régions voisines, voire en Suisse ou en Allemagne, en revanche d’autres continuèrent à travailler avec leurs clients2 habituels et ce à des tarifs bien moindres que ceux qu’ils auraient pu négocier en faisant jouer la concurrence. Certains observateurs y ont vu la marque de la tradition – les bûcherons n’étant devenus entrepreneur que récemment –, tradition qui les empêcherait de devenir « modernes » et de profiter pleinement des lois du marché. Cependant, cette apparente non-rationalité économique recouvre en réalité une connaissance fine des conventions régulant les marchés des travaux forestiers et la suite des événements leur donna raison. La frénésie de travail fit place à une activité des plus calmes. Les propriétaires forestiers n’avaient plus d’arbres à faire récolter, les tempêtes ayant fortement réduit les peuplements forestiers. Les exploitants, scieurs pour la plupart, avaient, quant à eux, fait des stocks qu’ils désiraient écouler avant d’acheter de nouveaux bois. Les quelques chantiers à exécuter ont été réservés aux ETF restés « fidèles ». Les autres, faute de pouvoir exercer leur activité, firent faillite3.
2Il sera alors question ici de l’organisation du monde des travaux forestiers, organisation ne répondant ni aux principes écocratiques (concurrence, libre échange), ni aux principes démocratiques de liberté et d’égalité.
Confiance et économie
3Il n’est pas question de prétendre que le marché des travaux forestiers s’organise hors d’une économie locale, nationale, voire mondiale. Les ETF ont senti les effets de la déprise du marché chinois pour les hêtres franc-comtois au profit de l’Asie du Sud-Est4. Ce que, de prime abord, nous donne à voir le terrain, c’est un marché du travail ouvert, un marché « dont la régulation est d’abord assurée par la rencontre des offres et des demandes individuelles sur le marché. L’image emblématique pourrait en être la “place de grève “, où les ouvriers parisiens, au siècle passé, s’embauchaient quotidiennement. On engage ici “à la tâche “ » (Paradeise, 1998). Ne sommes-nous pas ici dans un cas analogue : dans le monde des travaux forestier, la « place de grève » se nomme la vente de bois, lieu où les différents acteurs de ce monde se retrouvent. Si cette vente intéresse particulièrement vendeurs et acheteurs, les prestataires de service sont présents et certains profitent de cette occasion pour prendre des contacts avec de potentiels clients et proposer leurs services. Trop nombreux par rapport au nombre de coupes à réaliser, l’offre de prestation est plus forte que la demande. Les exploitants forestiers ont alors toute latitude pour fixer les règles selon lesquelles ils souhaitent que le marché fonctionne. Pourtant, ils n’en profitent pas et restent même dans une sorte de relation de fidélité par rapport aux ETF. « On a un petit nombre d’entreprises avec lesquelles on travaille tout le temps », nous disait René (scieur), ou encore, « ça tourne toujours un peu, mais nous on fait travailler dix, douze bûcherons et trois, quatre débardeurs, et, à un rien près, c’est toujours les mêmes » (Marie, scieur). La plupart des chantiers sont réalisés suite à des arrangements de gré à gré entre un prestataire et un client qui ont l’habitude de travailler ensemble. Cependant il existe des procédures plus formelles, attribuant les marchés en fonction des prix proposés par les prestataires. Celles-ci ont essentiellement lieu en forêt publique, communale et domaniale, où l’ONF est tenue de faire des appel d'offres pour des chantiers dépassant 100 000 euros. Cependant, de l’aveu de gardes forestiers, ils sont extrêmement rares. D’une part car ils nécessitent de très grandes surfaces que bien peu de communes possèdent et, d’autre part, les gardes forestiers préfèrent scinder le chantier en plusieurs de taille plus réduite qu’ils pourront négocier de gré à gré et pour lesquels ils pourront choisir le prestataire. « Les entreprises ont quand même leur réputation et j’ai toujours réussi jusque-là à passer à côté d’entreprises qui ne travaillent pas de façon satisfaisante. » (un garde forestier de l’ONF.) Et si l’ONF est amené à faire des consultations portant sur le prix proposé par un ETF pour la réalisation de tel chantier « ça n’a rien de très officiel, c’est une consultation… à l’amiable » (un agent, ONF). L’argent n’est pas l’unique vecteur du choix, cependant il ne s’agit pas de signer des contrats les yeux fermés. Personne n’a ici de comportement anti-économique. Être choisi pour réaliser des travaux ne signifie pas que l’on a carte blanche et le chantier habituellement « réservé » pourra changer de main si la qualité de sa réalisation n’est pas au rendez-vous, si la durée d’exploitation est trop élevée… « [Mais estce qu’il serait imaginable de faire appel à une autre entreprise que Larnod pour la commune de X. ?] Oui, ça peut arriver. On l’a fait une année sur la commune d’X. Et c’est Larnod l’ETF du pays. Et on avait fait une petite consultation parce que ça n’avait pas très bien marché une fois précédente. Il n’avait pas dû respecter les délais… Et on avait fait une consultation de 4 ou 5 entreprises. Et puis c’était une autre entreprise qui avait eu le marché. [Et depuis ?] Depuis, c’est rentré dans l’ordre. Et c’est toujours Larnod qui fait les chantiers » (un garde forestier, ONF5). Il ne s’agissait pas là de faire des économies mais de rappeler l’entrepreneur Larnod à l’ordre. En règle générale, les gardes forestiers consultent les ETF avec lesquels ils ont l’habitude de traiter et s’arrangent pour répartir équitablement les chantiers qu’ils ont à réaliser entre tous. Cependant, des communes peuvent vouloir faire des économies, le prix de la prestation de service devenant l’essentiel. L’ONF ne pourra alors que conseiller et faire en sorte que ce ne soit pas le premier venu qui emporte le marché. « Donc, les communes peuvent faire des appels mais en même temps, au moment de l’ouverture des prix, si jamais il y a un “gougnafier” connu, on dit à la commune : “Arrêtez, ne le prenez pas, essayez plutôt de prendre quelqu’un qui rend un boulot ‘ clean’“ » (un garde forestier, ONF.) Et s’il s’agit d’une équipe inconnue, le garde décrochera son téléphone pour se renseigner. Ses conseils sont le plus souvent écoutés car tout le monde a entendu parler d’une commune qui, voulant économiser sur la réalisation de ses coupes, a fait appel à l’équipe proposant les tarifs les plus avantageux, « ils sont arrivés avec un mois et demi de retard, ils ont fait de la casse et ils sont partis avant d’avoir fini le boulot » (Albert – ETF). À quelques variations près, cette histoire se répète. « Après les élections, ils voulaient tout changer, pour pas faire comme les autres. Heureusement, le garde est allé les voir et les a empêchés de faire une bêtise. Sinon, c’est des belots [brutes sans cervelle] qui allaient récupérer les chantiers, pour un prix plus bas que bas mais pour un travail dégueulasse. » (Stéphane – ETF). Les clients, ONF et scieurs, fuient les procédures formelles liant leur choix au seul critère du prix proposé. Nous sommes alors très loin du discours économique classique, postulant « le règne inconditionnel des prix » (Bourdieu, 2000). Le monde des travaux forestiers, dont une bonne partie est composée d’entrepreneurs qui en tant que tels cherchent à réaliser des bénéfices, tente de limiter le poids de la variable économique dans la prise de décision liant un client et un prestataire. Pourquoi ?
4Parce que client et ETF tentent de se fidéliser l’un l’autre. « Parce que ça a quand même un gros intérêt de les fidéliser. C’est que le jour où vous avez besoin d’eux, quand vous êtes un de leurs gros donneurs d’ordre [client], le jour où vous avez besoin d’eux, ils répondront présents. Si vous les appelez tous les trente-six du mois, une année sur cinq, ils vont vous répondre : “ben non, j’ai du boulot “. C’est normal. » (garde forestier, ONF.) Si des rapports de fidélité se constituent, c’est parce qu’il n’est pas demandé uniquement à un ETF de réaliser des travaux forestiers. « Il faut que je puisse compter sur mes ETF sinon ça ne va pas. Si je dis à un gars de commencer une coupe tel jour c’est pas pour rien, c’est qu’on va avoir besoin des bois qu’il y a sur la coupe […] Le gros problème qu’on a avec les ETF, c’est qu’ils ont tendance à prendre plus de chantiers qu’ils ne peuvent en faire pour être sûrs d’avoir du travail. Mais moi, je dois pouvoir compter sur eux au niveau du travail. » (René – scieur.) Ils sont le premier maillon de la filière, d’eux dépendent l’approvisionnement du marché en matière ligneuse et la survie économique des industries de première transformation. Le client peut compter sur le prestataire pour réaliser ses travaux si, en retour, le prestataire est sûr qu’il lui fournira des chantiers. « On voit alors se manifester des stratégies coopératives entre le prestataire et le client qui se jouent dans l’établissement de rapports de fidélité et de confiance ou encore dans la qualité du service rendu. » (Dubuisson-Quellier, 1999.) Ces conventions ne peuvent pas être intégrées dans un contrat formel et c’est sous le signe de la fidélité que les coopérations entre les interactants voient le jour. « Le désir des ETF, c’est de trouver des donneurs d’ordres en qui ils puissent avoir des relations de confiance sur le volume, les travaux, la régularité, les prix. Nous on cherche des gens avec qui on n’a pas d’ennuis, pas de problème, qu’ont les compétences nécessaires et surtout qui respectent les délais d’exploitation et qui s’entendent bien avec les gens de l’ONF. […] Nous on a besoin d’ETF pour sortir nos bois, eux ils ont besoin de donneurs d’ordre, c’est une histoire commune. Ceux qui durent, ceux avec qui on travaille depuis longtemps, c’est ceux avec qui on a une relation de confiance. » (Paul – scieur.)
5La relation marchande nécessite une stratégie coopérative, cependant, rien n’assure la pérennité du cycle de réciprocité. Un scieur peut fournir du travail à un entrepreneur, sans que rien de légal n’oblige ce dernier à répondre présent quand le scieur en a besoin. Les dons peuvent alors rester sans contrepartie. Pour se prémunir contre une telle situation, les différents actants refusent toute coopération en l’absence de confiance réciproque6. C’est cette confiance qui permet d’espérer raisonnablement que la coopération ne sera pas dénoncée et le cycle de réciprocité remis en question. Ceci explique le refus d’une trop grande ingérence de l’économique dans la gestion de la relation. Pour que naisse la confiance, il faut de la stabilité7, si le facteur financier était déterminant, personne ne serait à l’abri d’une offre concurrentielle et l’incertitude empêcherait la constitution de la confiance, donc de la coopération.
6Ici, c’est la réputation de l’entrepreneur qui fonde la confiance. « Il existe des connaissances qui se basent sur l’histoire des actions de l’autre mais [qui] ne sont pas acquises par une unique expérience directe. On parle généralement de “réputation” quand on fait référence à cette confiance “médiatisée”. L’image positive ou négative d’une personne sera fournie par un ensemble d’individus dont l’avis compte ou par un savoir commun distribué dans un groupe. » (Rouchier, 2003.) Il faut être reconnu comme bon professionnel dans le monde des travaux forestiers pour qu’une confiance minimale puisse voir le jour et une coopération s’initier.
Désignation versus liberté et égalité
7Si la confiance naît bien de la réputation, nous ne faisons que déplacer le problème. Les exploitants forestiers nous le disent : ils ne prendront pas le risque de collaborer avec un jeune ETF complètement inconnu, un jeune sans réputation. Pour pouvoir travailler, le nouvel ETF doit alors justifier de références garantes d’une certaine qualité, mais ces références ne s’obtiennent que si on a déjà exercé cette activité. La première solution qui vient à l’esprit pour résoudre cette tension est que la reconnaissance professionnelle du jeune ETF provient de la période de formation ou de la période salariale. Cependant, il n’en est rien : quel que soit le nombre d’individus travaillant dans une entreprise, c’est toujours sous le nom du patron que le travail est exécuté. « On dit l’entreprise “Frédéric “, mais qui c’est l’entreprise Frédéric ? Moi, ça, ça me fait rire mais c’est quand même nous l’entreprise. Et les gens ne le savent pas, c’est un nom. Les gens ils connaissent Frédéric, c’est Frédéric l’entreprise. Frédéric quand il parle, il dit : “J’ai fait…“. Il ne dit pas : “On a fait “. Ça, ça me sidère. Nous, on n’est rien. Moi, je peux aller à Besançon : “Je travaille chez Frédéric ““Ah oui, Frédéric…“On va me parler de Frédéric mais pas de moi. » (David – salarié d’un ETF.) Il n’y a pas de reconnaissance individuelle du travail, les résultats, quels qu’ils soient, sont portés au crédit de l’entreprise. On ne se fait pas connaître par les clients sous le statut de salarié, l’unique première référence possible est alors celle du « patron ».
8Chez les ETF, il n’existe pour ainsi dire pas de carrière salariale, le salariat n’est qu’un complément de formation, il est un temps d’expérience (Schepens, 2005). Apprenti et salarié relèvent alors du même statut d’apprenant. Si les « bons » seront habilités ETF par leur patron-maître d’apprentissage, habilitation qui génère la confiance du monde professionnel dans le nouvel entrant, ils doivent, au préalable, avoir été désignés à cette activité. La désignation des futurs ETF, par le patron-maître d’apprentissage8, correspond à l’entrée en formation, elle est aussi un système de régulation du flux des nouveaux entrants. Le discours professionnel veut que seuls les jeunes qui aiment la forêt, qui sont courageux (pour faire face à la pénibilité du travail) soient aptes à devenir ETF. Cependant, l’étude du discours des acteurs montre qu’il faut renverser cette rhétorique car avoir du goût pour la forêt et les conditions de travail qui y sont rattachées découlent de la désignation et non l’inverse. C’est uniquement parce que le maître d’apprentissage fait miroiter à son apprenti la possibilité de devenir lui-même indépendant que ce dernier se découvre un attachement particulier pour la forêt. Sans cette désignation, le métier est considéré comme trop pénible par l’aspirant qui préférera une autre voie professionnelle.
9Les ETF ne désignent pas au hasard mais sur une probabilité de voir celui qui a été choisi faire sien le projet qui lui est proposé. Pour mettre le maximum de chances de leur côté, ils se basent sur une homologie sociale entre eux et les impétrants et choisissent des déshéritiers. On entend par déshéritier un acteur ayant reçu une socialisation à l’indépendance professionnelle mais ne possédant pas, pour cause d’accident biographique9 à sa génération ou à celle de ses parents, de structure de réalisation de ce status et n’ayant pas les moyens financiers ou scolaires pour en construire une autre. L’entreprise de travaux forestiers, de par les conditions de travail très difficiles qu’elle promet, est réservée à une population de déshéritiers.
10Ce mode de sélection n’est pas forcément conscient chez les formateurs, en tout état de cause il n’est pas avoué. La rhétorique professionnelle veut que si tout le monde ne peut pas devenir entrepreneur, c’est parce que les compétences pour l’être sont en germe chez certains et pas chez d’autres. En l’absence de cette présomption de compétence, suivre une formation ne servirait à rien, car elle ne pourrait aboutir. En cela, dans le monde des travaux forestiers, c’est la désignation qui rend l’apprentissage possible. Elle repose sur une présomption « d’être » : c’est un professionnel en devenir que le professionnel établi reconnaît en son jeune apprenti-salarié. Et si celui-ci est en devenir, c’est évidemment, nous disent les professionnels, parce qu’il est doté des compétences nécessaires à l’activité. Non pas qu’il sache déjà faire, il a devant lui tout un apprentissage et un salariat pour apprendre, mais il n’aura qu’à cultiver ses compétences innées10.
11La désignation rend compétent a priori, et son absence est rédhibitoire car si elle nie les compétences chez un individu, elle lui dénie aussi la capacité à les acquérir. Les savoirs ne sont alors pas premiers, il s’agit avant toutes choses d’identité. Pour être ETF il est d’abord nécessaire d’être un déshéritier, et l’avoir, sous forme de connaissance, n’est que secondaire. Les agriculteurs francs-comtois sont, pour ainsi dire, tous propriétaires forestiers. Ils coupent des grumes pour construire ou réparer une grange, un hangar, ils font leur affouage, etc. Cependant si, pour une raison ou pour une autre11, ils sont amenés à avoir une activité forestière de service, il leur sera difficile de devenir ETF. N’étant pas des déshéritiers, ils ne seront pas désignés comme ETF en devenir. S’ils ne sont pas, ils ne peuvent pas savoir. Les clients ne leur confieront alors aucun chantier. Cette nondésignation rend compliquée l’acquisition du statut. Et pourtant ils savent faire, souvent ils ont appris avec leur père ou leur grand-père, mais ce n’est pas parce que l’on sait abattre/débarder un arbre que l’on est ETF, ce n’est pas parce qu’on a les savoirs que l’on est.
12Tout le monde ne peut alors pas prétendre à devenir ETF. Et la liberté d’entreprendre ? Elle existe, cependant, ceux qui se lancent dans l’aventure sans la reconnaissance du monde professionnel risquent de fortes déconvenues. « Il y a un vendeur de machines forestières, il avait monté une arnaque avec un marchand de bois. Les p’tits jeunes, ils allaient le voir pour acheter du matos ; alors les tracteurs ça coûte cher, alors les jeunes ils étaient pas chauds-chauds. Mais lui, il leur disait : “vous me prenez le tracteur et vous me le payez en dix fois, vingt fois, et en plus je vous trouve du boulot. Il y a un marchand de bois qui cherche des gars mais il en veut qui aient un tracteur “. Alors les jeunes, ils se disaient pourquoi pas ? Ils achetaient le tracteur, ils allaient voir le marchand de bois. Il leur filait des coupes épouvantables… Les pauvres, ils s’esquintaient là-dedans et puis ils faisaient pas de rendement. Et puis, quand ils avaient fini, hé ben, lui, il prenait son temps pour les payer. Il les payait sur six mois, neuf mois. Mais en attendant, le vendeur, il demandait qu’on lui paye son tracteur. Pour finir, l’entreprise se cassait la figure, le marchand de bois ne finissait même pas de payer et le vendeur il récupérait sa machine, qu’il pouvait revendre d’occas’à d’autres petits jeunes. » (Niels – ETF.) Cette escroquerie est un exemple de régulation du monde des travaux forestiers. S’ils se font piéger, c’est qu’ils n’ont pas connaissance des conventions régulant ce monde, conventions dont l’apprentissage est réalisé lors de la formation. Pour le dire de manière un peu abrupte, ils ne sont pas à leur place sur ce marché du travail (Jacques-Jouvenot, Schepens, 2004). Être ETF, c’est connaître les règles du monde des travaux forestiers, c’est savoir qu’il ne fonctionne qu’à partir de cooptation, base de la confiance. En l’absence de références, le prétendu ETF n’est pas considéré comme tel par le monde des travaux forestiers. L’escroquer, si cela n’est pas bien considéré, n’entache pas la confiance que l’on porte à l’indélicat. En revanche, « rouler » un ETF reconnu, lui « voler » un chantier qui lui est habituellement réservé en « cassant les prix » grève l’honorabilité du fauteur de trouble : on ne peut pas lui faire confiance, car il met en danger l’organisation du monde des travaux forestiers.
Conclusion
13La gestion du flux des nouveaux entrants sur le marché du travail des entrepreneurs de travaux forestiers se fait à partir d’un processus de désignation. Ne devient entrepreneur de travaux forestiers que celui qui sera reconnu comme tel par ses pairs. Cette reconnaissance ne se base pas sur des critères professionnels ou méritocratiques (qualité du travail, rapidité d’exécution…) mais sur un critère biographique. Pour devenir ETF, l’acteur doit être un déshéritier. Les ETF déjà en place se basent sur cette caractéristique pour dire qui peut ou non exercer. Rien de légal n’empêche un acteur non désigné de construire sa propre entreprise. Cependant, l’organisation du marché du travail est telle qu’il ne trouvera pas de client ou alors se fera escroquer. Ne pas être coopté, ne pas pouvoir se réclamer d’une référence, c’est signe pour le monde des travaux forestier que l’on n’est pas ETF. Dans ces conditions, il est pour ainsi dire impossible de faire naître la confiance. La cooptation, la désignation n’est pas un processus démocratique dans le sens où il ne saurait être question ici de liberté d’entreprendre et d’égalité des chances12.
14Il serait bien entendu faux d’affirmer que le marché des travaux forestiers se situe hors de l’économie, cependant ce monde professionnel ne s’organise pas à partir de la libre concurrence mais sur la base de la confiance entre les interactants. Le marché des travaux forestiers est inscrit dans une économie de la réciprocité. Faire appel uniquement à une économie marchande pour régler les échanges, c’est mettre ce monde professionnel en danger car c’est rendre la confiance incertaine. Tous ceux qui s’y risquent y perdent leur réputation et puisqu’on ne peut pas leur faire confiance, ils font faillite.
15Cooptation et confiance sont ici deux dimensions s’expliquant l’une l’autre, organisant le monde des travaux forestiers. Telle quelle, cette organisation serait impossible à partir de principes écocratiques ou démocratiques.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Arbre abattu sans intervention humaine.
2 En Franche-Comté, les clients privés sont généralement des scieurs. Les clients publics sont soit l’État, soit les communes forestières. Cependant, de par les missions de surveillance et de conseil dévolues à l’Office National des Forêts (ONF) quant au devenir des forêts et des travaux qui y sont réalisés, il s’instaure entre ONF et ETF une relation client/prestataire.
3 Cette assertion est inexacte, la réalité étant beaucoup plus complexe. Cependant, dans le cadre de ce chapitre, il ne nous a pas semblé nécessaire de surcharger le lecteur de détails qui n’apportent qu’une faible valeur heuristique à la démonstration qui nous occupe ici.
4 « Durant l’été 1998, la Chine a formellement interdit l’abattage d’arbres à la suite de la plus grosse inondation que le pays ait connu en près d’un demi-siècle. […] Cette interdiction a sans nul doute ralenti la déforestation des massifs montagneux chinois. Mais elle a dans le même temps obligé l’industrie chinoise à recourir aux importations de bois pour répondre à ses besoins croissants. » (D. Lague, Les forêts asiatiques victimes de la croissance chinoise, Far Estern Economic Review. Article reproduit dans Courrier International, no 691, 2004). La Franche-Comté fournissait une partie des hêtres mais n’a pas pu être compétitive par rapport au Sud-Est Asiatique.
5 Remarquons que l’argument économique est toujours rejeté par les ETF quand il s’agit d’interférer dans la relation liant habituellement un prestataire et un client. « Moi, un coup, il y a un garde (forestier) qui m’a demandé pour aller faire un devis dans une commune alors qu’il y a un bûcheron. Je lui ai dit : “il y a un bûcheron, c’est toujours lui qui le fait “. Il me dit : “Ah, il demande trop cher “. Alors moi je lui dis : “si vous voulez un appel d’offre, je veux bien vous en faire un, mais je vais lui téléphoner pour savoir combien il a mis et je mettrai trois francs de plus “ » (Gérald – ETF). Il s’agit là d’empêcher l’économie de gérer leur marché.
6 Le dilemme du prisonnier (cité in Bernoux P., (2004), p. 172 et s.) le montre bien : sans confiance il n’y a pas de coopération possible car la seule stratégie rationnelle est l’absence de coopération.
7 Nombreux sont les exemples où elle résulte d’une stabilité familiale, c’est le cas des professions patrimoniales : telle famille sera connue pour avoir toujours eu une activité professionnelle dans telle branche de métier, de cette longévité provient la confiance. Cependant, tel n’est pas le cas chez les ETF. Nous sommes face à des stratégies familiales – ou pour être exact, maternelles – de non-reproduction professionnelle. Les enfants d’ETF ne reprendront pas l’entreprise paternelle car elle demande trop de sacrifices (Schepens F., 2004) et l’activité est trop dangereuse (Schepens F., 2005).
8 Tous les ETF ne suivent pas cette voie d’accès à la profession, cependant on retrouve toujours une désignation faite par quelqu’un qui peut ne pas être un ETF. Dans le cadre de cet article, nous resterons sur une population désignée par des ETF.
9 On entend par accident biographique, un événement inattendu venant perturber la trajectoire attendue des acteurs, une faillite par exemple.
10 L’innéité des savoirs est ici postulée par le groupe professionnel. S’il s’agit d’une rhétorique performative dans le sens où c’est la parole désignante, l’acte de langage qui rend apte à apprendre, ne nous laissons pas mystifier, les savoirs seront acquis lors d’un apprentissage. À propos de l’acte de langage, on pourra lire : Borzeix, A. (2003).
11 Hormis la faillite qui fait, ipso facto, de l’acteur un déshéritier.
12 Dominique Jacques-Jouvenot (1997) montre les stratégies mises en place par les éleveurs pour cacher ce choix du successeur. Sur son terrain, la désignation est familiale, un fils sera choisi au détriment de tous les autres membres de la fratrie. Les stratégies sont là pour que ne soit pas soupçonnée l’existence d’un fils préféré, privilégié. La désignation, chez les éleveurs comme chez les ETF, n’est qu’un mécanisme de reproduction et de conservation du monde professionnel. En cela la désignation est tout à fait respectable et il ne s’agit absolument pas pour nous de dénoncer ici quoi que ce soit d’amoral.
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