Le commerce équitable est-il juste ?
p. 247-261
Texte intégral
1Aujourd’hui, deux tiers des Français ont déjà entendu parler du commerce équitable1. Ce commerce apparaît comme l’une des solutions possibles, tangibles, pour contrer les échecs et les insuffisances du système néo-libéral contemporain. Il peut se définir comme un « partenariat commercial, fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial ». Il vise à « contribuer au développement durable en offrant de meilleures conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés, tout particulièrement au Sud de la planète2 ».
2Il existe néanmoins plusieurs courants au sein du mouvement équitable. Au Nord, les controverses se focalisent volontiers sur le recours aux services de la grande distribution. Si cette dernière a permis une vulgarisation sans précédent de la notion de commerce équitable et un accroissement notable des ventes de ces produits, elle est vivement critiquée par de nombreux militants, notamment pour ses pratiques de marges arrière. La question est de savoir si le commerce équitable doit constituer une pratique alternative au commerce conventionnel, ou s’il doit chercher à s’insérer dans les structures du marché existant.
3L’approche que nous adoptons ici n’ira pas dans le sens d’un tel débat. Sans pour autant minimiser son importance, nous pensons que la clé pour comprendre le positionnement des organisations réside dans les principes de justice que ces dernières souhaitent défendre.
4Aussi, dans une première partie, nous présenterons brièvement les différents acteurs du commerce équitable et proposerons une typologie générale permettant de les distinguer. Puis, notre attention portera sur les raisons expliquant la pluralité des vues de chacun. Nous tenterons de montrer quels principes de justice sont utilisés par les organisations pour légitimer leurs pratiques et leurs positions idéologiques. Enfin, nous soulignerons les difficultés de l’instauration d’un accord unifiant les différentes approches du commerce équitable.
Les acteurs du commerce équitable : une typologie générale
5Il est désormais classique3 de distinguer deux principaux mouvements au sein du commerce équitable en fonction de leurs objectifs : la sphère de la spécialisation, souhaitant entretenir des relations de proximité avec les producteurs et maintenir le commerce équitable dans des petites structures de distribution, et la sphère de la labellisation, dont les partisans militent pour l’introduction du commerce équitable dans les circuits conventionnels.
6Les acteurs spécialisés, tels Artisans du Monde ou Andines en France, présentent la particularité d’être entièrement dédiés à l’importation et à la commercialisation de produits issus du commerce équitable. L’objectif est de sensibiliser les consommateurs aux conditions de production dans les pays du Nord et du Sud et de faire pression sur les pouvoirs publics pour instaurer des règles de marché « plus justes » aux niveaux national et international. Les groupements de producteurs certifiés sont choisis au gré des rencontres, des sollicitations et des besoins exprimés.
7Au contraire, les organismes de labellisation, tels Max Havelaar4, souhaitent étendre le commerce équitable au marché conventionnel pour toucher des consommateurs moins avertis. Il s’agit de « faire du volume » pour soutenir plus efficacement les producteurs du Sud. La commercialisation des produits équitables dans les grandes surfaces est encouragée. Les critères de sélection des pays de production, des organisations de producteurs, des produits exportés et des industriels impliqués se veulent logiques et cohérents : le commerce équitable est envisagé de façon rationnelle et efficiente. Dans cette perspective, le label permet de protéger les principes du commerce équitable : chaque maillon de la filière doit se référer à un cahier des charges précis, contractualisé, afin d’éviter toute dérive.
8Une typologie générale, discriminant les organismes selon leur statut, pourrait se présenter de la manière suivante : au Nord, il conviendrait de distinguer au sein de la sphère de la spécialisation les associations fonctionnant essentiellement sur le bénévolat, comme Artisans du Monde, des multiples petites entreprises spécialisées, dont certaines sont fédérées en France sous le collectif Minga. Ces acteurs sont fort dissemblables, tant en termes de ressources que de mode de fonctionnement : tandis qu’Artisans du Monde, structure reconnue d’ampleur internationale, compte une cinquantaine de salariés pour 4 500 bénévoles sur l’Hexagone et envisage largement le commerce équitable sous sa dimension politique, les petites entreprises cherchant à subsister grâce au commerce équitable connaissent des contraintes économiques très fortes et ont des ressources beaucoup plus limitées.
9Les acteurs de la sphère de la labellisation, d’apparition historique plus récente que les autres, constituent un second pôle de référence. Cette sphère se compose des organismes de labellisation eux-mêmes, de type associatif, et des entreprises ou coopératives investissant le monde de la grande distribution. Les premiers sont financés par des subventions publiques et prélèvent un pourcentage sur les ventes de produits équitables ; les secondes doivent compter sur leur seule activité commerciale pour se maintenir en exercice.
10Au Sud se différencient trois types de bénéficiaires du commerce équitable : les associations et coopératives, les ateliers familiaux et micro-entreprises, et les plantations. Les associations et coopératives, essentiellement agricoles, entretiennent des relations avec l’ensemble des organisations du Nord et commercialisent par le biais des magasins conventionnels et spécialisés. Les ateliers familiaux et micro-entreprises, davantage tournés vers l’artisanat, travaillent pour leur part exclusivement avec des organismes de la sphère de la spécialisation. Quant aux plantations, elles font l’objet d’un cahier des charges spécifique au sein de FLO International. Les avantages du commerce équitable touchent dans ce cas les ouvriers agricoles. De tailles très variables (les travailleurs d’ateliers familiaux pouvant être moins d’une dizaine, tandis que les plantations regroupent des milliers de personnes), les acteurs ont des ressources particulières et bénéficient tous du commerce équitable de façon différente5.
11Les membres de la sphère de la labellisation insistent volontiers sur la complémentarité des différentes approches du commerce équitable : les produits nécessitant une commercialisation de grande ampleur (produits alimentaires comme le café, le cacao, le thé) pourraient trouver des débouchés dans la grande distribution, tandis que les produits plus singuliers (artisanat et produits à faible rendement provenant de petites structures du Sud) seraient distribués dans les magasins spécialisés. Dans cette perspective, les différents courants du commerce équitable semblent davantage complémentaires qu’opposés.
12Mais s’agit-il bien d’un même commerce équitable ? Peut-on unifier ces différentes approches sous une même appellation ? Une telle appréhension de l’échange marchand pose la question de la limite à partir de laquelle une organisation du Sud est susceptible de commercialiser ses produits par le biais de la grande distribution, tout en préservant l’équité de l’interaction. Au cours de la partie suivante, nous soutiendrons l’idée que, loin de constituer les échelons d’un continuum linéaire6, les approches des militants du commerce équitable se réfèrent à des modèles de justice différents, voire incompatibles entre eux.
Les principes de justice comme légitimation des pratiques observées
13Les acteurs du commerce équitable sont soumis à ce qu’on pourrait appeler un impératif de justification. Afin de recevoir l’approbation et le soutien, moral ou financier, de structures, collectifs et publics divers, les acteurs doivent légitimer leur discours et leurs pratiques. L’impératif de justification n’est pas dénué d’avantages : il permet de limiter l’émergence de conflits et fluidifie la vie sociale. Il est d’autant plus fort dans le commerce équitable que l’exigence de transparence touchant au fonctionnement des associations et entreprises équitables constitue un aspect fondamental de la démarche des militants.
14Le philosophe américain Jon Elster a recensé dans son ouvrage Local Justice les principes de justice présidant au choix d’un mode de répartition de biens rares7. Pour Elster, les principes utilisés pour effectuer les répartitions sont en nombre limité et ne sont pas nécessairement mutuellement exclusifs. Peuvent ainsi être cités : l’égalité, le temps, le statut, le besoin, l’efficacité et le mérite.
15Chacun de ces critères renvoie à une conception de la temporalité particulière : le temps fait référence à l’ancienneté, le statut au capital acquis, le mérite au passé, l’égalité et le besoin à l’immédiateté, l’efficacité au futur. Comme le souligne Elster, les catégories du besoin, de l’efficacité et du mérite sont particulièrement importantes dans le contexte de la juste distribution :
« Le critère du besoin est lié au présent : il nous commande d’accorder les biens rares à ceux qui ont aujourd’hui le plus faible niveau de bien-être. Le critère d’efficacité est prospectif : il commande de les donner à ceux qui peuvent le mieux en profiter (efficacité locale) ou à ceux qui, en les recevant, pourront le mieux en faire profiter la société (efficacité globale). Enfin, le critère du mérite est rétrospectif : il commande de donner les biens rares à ceux qui, par leurs actions passées, ont acquis le droit d’en profiter8. »
16Ces six critères de justice peuvent s’appliquer à différentes facettes du commerce équitable : le choix des bénéficiaires au Sud, la détermination du prix payé aux producteurs, le mode de transport des produits, le mode de distribution envisagé au Nord, le prix de vente auprès des consommateurs, le mode d’intervention de l’État dans le processus commercial, etc. Ces facettes peuvent être envisagées comme des biens à répartir (certification équitable, prix d’achat au producteur, contrat de transport, contrat de distribution, prix de vente au consommateur, aide étatique…) ; la liste est potentiellement infinie. Nous traiterons principalement dans ce texte de la certification équitable et du prix d’achat, plus marginalement des contrats de transport, contrat de distribution et prix de vente.
17Revenons plus précisément sur les critères de justice mobilisés par les acteurs. L’égalité apparaît comme un principe fondamental dans de nombreuses situations de répartition. Comme le souligne Elster, « dès lors qu’une distribution égalitaire est possible, toute déviation par rapport à ce principe doit être justifiée9 ». Si l’égalité est un critère facile à respecter lorsque le bien, tel l’argent (le prix d’achat au producteur), est divisible, elle l’est nettement moins pour un bien insécable. Or, la plupart des « biens » du commerce équitable appartiennent à cette dernière catégorie : sélectionner les bénéficiaires du commerce équitable de façon égalitaire n’indique pas la procédure à suivre ; transporter les produits également entre les différentes compagnies maritimes, aériennes et routières a peu de sens ; répartir l’intervention de l’État de manière égale entre l’ensemble des organismes se réclamant du commerce équitable serait sans doute considéré comme « injuste » in fine. Des choix s’imposent, qui ne relèveront pas tous du domaine de l’égalité.
18Pour les biens insécables considérés, deux solutions égalitaires sont cependant envisageables : soit l’attribution du bien précieux par tirage au sort, afin que tous aient une chance égale de l’obtenir, soit la rotation, ce qui règle le problème du partage. Dans la pratique, aucun « bien » du commerce équitable n’a été attribué par tirage au sort. L’idée semblerait incongrue de sélectionner les organisations de producteurs ou les distributeurs par ce système. La rotation a par contre été sérieusement envisagée au niveau de la certification équitable par des organisations du Sud. Nous savons que le nombre de certifications est limité par les faibles débouchés du commerce équitable au Nord. Aussi, la limitation de la durée de certification permettrait aux producteurs de bénéficier tour à tour des avantages de cette forme d’échange. Une telle mesure est de ce fait considérée comme juste par certains producteurs. Il semble néanmoins peu probable que cette politique soit adoptée, notamment pour des raisons commerciales : dans la sphère de la labellisation, aucun industriel conventionnel ne souhaiterait mettre en péril ses investissements en changeant régulièrement de fournisseur, ce qui supposerait des variations de qualité de produit et d’habitudes commerciales (changement d’interlocuteur, de mode de communication…). Pareillement, dans la sphère de la spécialisation, les relations de confiance entre les importateurs du Nord et les organisations du Sud en seraient fortement ébranlées. La rotation de la certification équitable semble antinomique avec des pratiques de confiance.
19En ce qui concerne la définition d’un prix d’achat équitable, l’égalité est un critère largement mobilisé. La question est celle de l’instauration d’un prix pour le monde entier, ou dépendant du coût de la vie au niveau local. À l’heure actuelle, le prix d’achat tel que défini par FLO pour les produits alimentaires de qualité équivalente est identique quel que soit le pays de production, au sein d’une aire géographique et culturelle considérée. Les différenciations par pays ne sont pas de mise. L’organisation cherche à éviter le risque que les distributeurs s’approvisionnent auprès des fournisseurs vivant dans les pays où les prix d’achat seraient les plus bas. La question de l’égalité n’est pas significative dans le domaine de l’artisanat, chaque modèle, unique, nécessitant un prix singulier.
20Un second critère de légitimation de la répartition des biens équitables est le temps. Les acteurs du commerce équitable y recourent volontiers, que ce soit dans le domaine de la certification que dans celui du transport et de la distribution. Le temps permet l’instauration de la confiance dans l’échange. Les contrats s’avèrent impuissants à stipuler l’ensemble des conditions de tractation commerciale : la confiance est au fondement de l’établissement des liens sociaux10. Ce critère est particulièrement marqué chez les organismes de la sphère de la spécialisation, cherchant à établir des « relations de confiance » avec les « partenaires » du Sud. Le temps apparaît également comme une donnée déterminante pour la certification équitable : des « listes d’attente » d’organisations prêtes à recevoir la certification sont établies lorsque le marché susceptible d’accueillir les produits proposés est déjà saturé. Ce critère permet de déterminer quelles structures sont les plus motivées pour accéder à ce type de commerce.
21Le troisième critère, celui du statut, s’avère primordial pour les tenants du commerce équitable. De façon générale, les organismes du Nord impliqués dans la mouvance revêtent des statuts fort distincts : ce sont des associations, des ONG, des entreprises, des coopératives, etc. Pour entrer dans les circuits, les producteurs du Sud doivent respecter certains statuts définis par les acteurs du Nord. Dans le domaine alimentaire, la certification équitable est exclusivement accordée aux organisations de producteurs agricoles ou artisanaux économiquement défavorisés (pouvant prendre différents statuts juridiques : association, coopérative, coraca en Bolivie, ejido au Mexique, etc.) et aux groupes d’employés de plantation syndiqués. Dans le domaine artisanal, les structures collectives peuvent être des ateliers familiaux ou des micro-entreprises œuvrant pour l’emploi des femmes, des personnes handicapées ou marginalisées. Le critère du statut est l’objet d’un accord relativement ouvert entre les organismes du commerce équitable.
22La différence entre les statuts n’est pas en soi problématique, mais elle le devient lorsque le critère de l’efficacité entre en ligne de compte : au Sud, le coût de production d’un même produit sera très différent entre les plantations et les petites coopératives agricoles. C’est ainsi que nombre de coopérateurs souhaitent des prix différenciés entre leurs structures traditionnelles et les plantations. Au Nord, le statut des organisations importe également puisque les associations pourront bénéficier de subventions étatiques et de main-d’œuvre gratuite, alors que les entreprises de ce domaine en seront privées. Ce déséquilibre explique un certain nombre de tensions entre les acteurs : les entreprises militeront pour une baisse de la TVA sur les produits équitables, tandis que les associations souhaiteront que le commerce équitable ne bénéficie pas d’un tel traitement de faveur et prouve sa viabilité intrinsèque.
23Le besoin occupe une place ambiguë. C’est un critère particulièrement pertinent pour les biens que sont la certification équitable, le prix d’achat et les contrats de distribution. Un des objectifs du commerce équitable est d’élever le niveau de vie des populations du Sud. Or, le commerce équitable ne s’adresse pas aux couches sociales les plus défavorisées puisque sont majoritairement certifiés des producteurs, c’est-à-dire des individus capables de produire quelque chose de commercialisable sur un marché, fût-il protégé. Certains acteurs du commerce équitable, du Nord et du Sud, ont émis l’idée de quotas de vente au commerce équitable, en fonction des besoins des organisations et de leurs membres. Ce type de mesure présente l’inconvénient de risquer de brider l’efficacité économique des groupements de producteurs, puisque les moins efficients auraient priorité sur les quotas les plus élevés.
24Le critère du besoin des populations défavorisées est particulièrement revendiqué par les membres de la sphère spécialisée, disposés à commercialiser des produits peu adaptés aux marchés occidentaux pour soutenir financièrement les communautés du Sud. Les tenants de la sphère de la labellisation ne délaissent pas non plus ce critère. C’est au nom du besoin, qualifié d’urgent, qu’ils militent pour que l’appellation de « commerce équitable » ne soit pas appliquée aux échanges entre producteurs et consommateurs du Nord. Dans cette optique, les producteurs du Sud auraient davantage besoin du commerce équitable que leurs homologues du Nord, ces derniers pouvant toucher aides et subventions de la part de leurs gouvernements. À l’inverse, les pays du Sud auraient un PIB trop faible pour répondre aux attentes de leurs travailleurs. En ce sens, le commerce équitable offrirait l’opportunité d’améliorer le bien-être des habitants défavorisés du Sud.
25Toutefois, le commerce équitable ne peut se résumer à l’adage « À chacun selon ses besoins », dans la mesure où il ne prend pas en compte les besoins individuels des petits planteurs et artisans. Au Sud, c’est à l’organisation de producteurs de choisir le mode de répartition du bénéfice équitable qui lui sied : l’argent peut servir à réaliser des œuvres pour la communauté ou être intégralement reversé aux sociétaires, par exemple en fonction des besoins personnels de chaque membre.
26Concernant le prix d’achat, le critère du besoin des populations du Sud peut être prioritaire sur les autres dimensions. Un prix d’achat est considéré comme « juste » lorsqu’il est fondé sur l’évaluation des besoins du producteur et de la prise en compte des coûts de production du bien. Le terme de « juste prix » revêt alors une acception non seulement économique, mais aussi morale : il est hors de question de chercher à négocier de façon unilatérale. L’organisme de labellisation FLO International a élaboré à ce propos un système de tarification d’achat des produits équitables relativement détaillé11. De leur côté, les membres de la sphère de la spécialisation suivent pour la plupart le mécanisme du commerce équitable de FLO pour les produits alimentaires dont les prix sont fixés en Bourse. Pour les autres produits alimentaires et artisanaux non cotés en Bourse, les acteurs s’accordent avec les producteurs sur un prix d’achat. Au final, pour l’ensemble des partisans du commerce équitable, le juste prix est un prix plus élevé que le prix résultant du marché libéral. Néanmoins, des questions théoriques de fond demeurent : comment fonder un prix d’achat réellement juste pour des œuvres artisanales uniques ou des produits alimentaires dont la récolte dépend des conditions météorologiques ? Si les producteurs du Sud bénéficient d’un juste prix, n’est-il pas injuste que les consommateurs du Nord ne bénéficient pas d’un juste salaire ? Dans l’absolu, il n’existerait donc pas un prix mais des prix équitables, fluctuant dans l’espace et dans le temps.
27Concernant les contrats de distribution, on retrouve l’opposition fondamentale entre les partisans de la sphère de la spécialisation et ceux de la sphère de la labellisation. Tandis que les premiers souhaitent la commercialisation des produits équitables exclusivement dans des magasins entièrement dédiés à ce type de commerce, les seconds désirent l’ouverture du commerce équitable à la grande distribution. Les militants de la commercialisation en petites surfaces insistent sur les effets délétères de la grande distribution, tant au niveau écologique (nécessité pour les consommateurs d’utiliser une voiture, d’où construction de voies rapides et augmentation de la pollution) qu’au niveau social et économique (pression sur les fournisseurs habituels, précarisation des employés et surtout destruction d’emplois pour les producteurs indépendants12). Ils insistent sur le besoin de catégories sociales occidentales : les commerçants du Nord doivent maintenir leur activité, et les producteurs européens écouler leur production.
28Du point de vue de l’efficacité, les dissensions entre les acteurs sont nettement visibles. Les organismes spécialisés invoquent couramment la norme de compassion pour justifier leur discours et leurs pratiques. Cette norme implique par exemple de choisir les groupes de producteurs dont le besoin en liquidité est le plus urgent, à défaut de ceux qui ont le plus de chances de « s’en sortir », c’est-à-dire de devenir autonomes financièrement et compétitifs au niveau international. Au contraire, les membres de la sphère de la labellisation ont tendance à privilégier la certification de groupes déjà solides, ayant engagé des relations commerciales avec un ou plusieurs acheteurs. Il s’agit d’éviter des labellisations « inutiles » lorsque les organisations du Sud n’arrivent pas à vendre leur produit aux conditions équitables sur un marché fortement concurrentiel. Ainsi, tandis que la sphère de la spécialisation inscrit davantage son action dans le domaine du besoin, la sphère de la labellisation investit davantage sur le terrain de l’efficacité, en travaillant avec les structures les plus aptes à intégrer parallèlement le marché conventionnel.
29De façon similaire, les partisans de la labellisation privilégient la distribution en grande surface, plus efficace que la commercialisation dans des petites structures, afin d’écouler les produits du commerce équitable.
30Un certain consensus sur le critère de l’efficacité apparaît lorsqu’on examine d’autres biens du commerce équitable, comme les contrats de transport ou le prix de vente au consommateur. Les militants du commerce équitable sont limités dans leur action par la réalité du commerce conventionnel. Il n’existe pas, à l’heure actuelle, de transport « équitable », permettant l’acheminement des produits de façon socialement durable. La plupart des produits sont transportés par des bateaux sous pavillon de complaisance13 et des compagnies routières employant des conducteurs souspayés. Des réflexions sont engagées en ce sens, mais les tractations sont difficiles et les choix sont restreints. Pour que le commerce équitable soit efficace, l’utilisation des transports conventionnels doit, à l’heure actuelle, être maintenue.
31En outre, et ce facteur est lié, les acteurs sont fortement contraints par le principe de l’efficacité au niveau du prix de vente au consommateur. Pour que les produits du commerce équitable restent relativement compétitifs face à ceux du marché conventionnel en termes de prix, les organismes du Nord doivent plafonner leur prix d’achat au Sud et limiter leur marge sur certains produits. Les biens ne peuvent être mis sur le marché à des prix très supérieurs aux prix « conventionnels », sous peine d’être invendables. En ce domaine, les associations reposant sur le bénévolat et le militantisme de leur clientèle (prête à dépenser davantage pour un produit du commerce équitable) souffrent moins durement des contraintes économiques que les petites entreprises spécialisées dans l’échange équitable.
32Enfin, le mérite est un critère particulièrement mis en valeur par l’ensemble des acteurs du commerce équitable au Nord. Ce critère est pertinent dans la mesure où il offre un système d’incitation à l’action, notamment pour le bien qu’est la certification des structures collectives du Sud. Ainsi, la labellisation équitable est accordée aux organisations de producteurs sachant répondre aux exigences de FLO International concernant un mode de fonctionnement démocratique, l’absence de discrimination au sein de la structure, l’existence de capacités commerciales, etc.
33De même, dans la sphère de la spécialisation, le modèle méritocratique importe grandement pour obtenir l’accord de partenariat, bien qu’il se révèle moins strictement défini que dans l’autre sphère. Comme nous l’avons vu, la relation entre le vendeur et l’acheteur repose essentiellement sur la confiance qui exige du temps. En ce sens, passer du temps à essayer de connaître et comprendre l’autre, le partenaire commercial, est considéré comme un acte de mérite.
34Ainsi, pour les deux approches, la certification équitable est octroyée suite à une sélection des plus « méritants ». Seuls les producteurs s’étant conformés aux attentes de leurs interlocuteurs pourront bénéficier des avantages du commerce équitable.
35Enfin, le mérite apparaît comme un critère pertinent pour justifier un prix, dépendant de la qualité du produit fourni. Dans le domaine alimentaire, les organisations du Nord n’offrent pas le même prix d’achat au producteur pour des produits de qualités dissemblables.
Des difficultés de la concertation
36Cette approche du commerce équitable en termes de critères de justice mobilisés par les acteurs pour légitimer leur action permet d’établir plusieurs constats.
37En premier lieu, les critères de justice employés par les militants dépendent du type de bien considéré : tandis que la certification équitable peut être largement légitimée par le statut des organisations, le besoin, l’efficacité, le mérite et le temps, le prix d’achat est garanti par des critères de besoin, d’efficacité et de mérite. Les contrats de distribution, quant à eux, sont expliqués par des facteurs relatifs au besoin et à l’efficacité. De manière générale, le critère de l’efficacité semble incontournable dans les discussions en terme de justice (il représente le « principe de réalité »), tandis que le besoin apparaît comme un mode de légitimation particulièrement important dans le commerce équitable.
38En second lieu, on notera une dichotomie entre les acteurs, certains plaçant leur argumentaire davantage du côté du besoin (acteurs de la spécialisation), tandis que les autres se rangent du côté de l’efficacité (acteurs de la labellisation). Il existe bien entendu des nuances entre ces différentes positions, ce qui engendre la mobilisation de critères de justice selon des intensités variables.
39Ainsi, nous comprenons la subtilité de la concertation entre les partisans du commerce équitable, chacun percevant la justice de répartition d’un bien équitable selon un critère spécifique, de façon plus ou moins prégnante. Nous arrivons donc à un modèle à trois variables : le bien du commerce équitable à répartir (certification, prix d’achat, etc.), le critère de justice employé (égalité, efficacité, mérite, etc.) et l’intensité de préférence de l’acteur à l’origine de la répartition (attachement plus ou moins marqué à ce critère). Le modèle se complexifie lorsque l’on remarque que les organisations peuvent prendre en compte plusieurs critères de justice pour un même bien. Par exemple, le juste prix sera mesuré à l’aune du besoin, mais aussi de l’égalité, de l’efficacité et du mérite.
40Il résulte d’une telle analyse que la justice est avant tout affaire de priorité, donc de choix : certains préfèrent s’attacher à appliquer un critère de justice particulier pour un bien donné, tandis que d’autres accorderont une préférence plus intense pour un autre bien du commerce équitable. Autrement dit, les principes de justice traduisent le désaccord en termes de priorités entre les différents organismes du commerce équitable. Les partisans de la sphère de la spécialisation donnent une haute priorité à appliquer aux contrats de distribution le critère du besoin, tandis que les membres de la sphère de la labellisation ainsi que la plupart des groupes de producteurs du Sud y accordent une faible attention, quitte à privilégier l’efficacité sur ce point.
41Le concept de priorité temporise l’action des militants du commerce équitable et nous renvoie à une conception plus dynamique de la légitimation : les critères de justification des agents sont susceptibles de différer au cours du temps. Ainsi, la plupart des organisations du Nord prennent des critères de besoin et de statut pour constituer des groupes d’ayant droit à la certification équitable. Dans une deuxième phase, les critères d’efficacité, de mérite et/ou de temps serviront à établir la liste finale des coopératives sélectionnées.
42C’est précisément l’absence de consensus sur ces différents ordres de priorité qui est source de conflits. Les tensions entre les acteurs du commerce équitable ne sont pas liées à l’existence ou à la validité d’un principe particulier de justice, puisque tous reconnaissent des principes de justice similaires. Le problème réside plutôt dans l’équité, à savoir dans le poids respectif à accorder à tel ou tel principe, pour un bien particulier. En effet, il est impossible de suivre toutes les normes éthiques à la fois. Pour les partisans du commerce équitable, les conséquences directes d’une telle situation sont la superficialité de la définition commune de leur pratique et la faiblesse de leur union pour assurer la défense de leurs intérêts face à des multinationales moins scrupuleuses qu’eux. La difficulté des concertations au sein de l’Afnor constitue une bonne illustration de ce problème14.
43Nous avons jusqu’à présent traité des différences de légitimation en terme de justice selon les structures se réclamant du commerce équitable. Il est néanmoins nécessaire de mentionner le fait que d’autres acteurs gravitant autour de la sphère équitable, tels les États du Nord et du Sud, les ONG de solidarité internationale, les consommateurs du Nord, les multinationales, la grande distribution, les écologistes…, n’ont pas nécessairement les mêmes priorités de justice que les organisations du commerce équitable. Force est de constater que l’absence d’accord entre les partisans du commerce équitable sur les principes de justice à privilégier fragilise incontestablement leur position face à ces diverses pressions extérieures.
Conclusion
44« Le commerce équitable est-il juste ? » Au travers de ce titre d’article quelque peu provocant, nous avons voulu mettre en lumière le fait que la justice se trouve placée au cœur du commerce équitable, et qu’il n’est pas possible de faire l’économie de sa pensée pour saisir la position et le mode de légitimation des acteurs sur le terrain.
45N’éludons cependant pas la question. Le commerce équitable est-il juste ? On serait tenté de répondre, à l’instar de nombre de partisans de la mouvance, que le commerce équitable n’est, à l’heure actuelle, pas intégralement juste, parce qu’il souffre d’imperfections relevant du domaine pratique comme le manque de moyens financiers pour mettre en place des filières totalement équitables. Dans cette perspective, le commerce équitable est tout de même moins injuste que le commerce conventionnel. La réponse est plausible. Néanmoins, il nous semblerait encore plus « juste » d’affirmer que tout dépend du bien et du critère de justice privilégié. Si l’on prend en considération le prix d’achat, le commerce équitable est juste dans la mesure où il permet à des producteurs défavorisés d’accéder à un certain mieux-être économique, mais il est aussi injuste (ou, moins juste) car il ne touche pas les populations les plus nécessiteuses dans les pays du Sud, incapables de produire un bien à commercialiser sur le marché international. Pour cet exemple précis, les critères du besoin et de l’efficacité s’affrontent.
46Il convient par ailleurs de distinguer le Juste du Bien. Contrairement au Juste, le Bien implique un jugement de valeur. Ainsi, le commerce équitable peut être qualifié de « juste » sur un paramètre donné, sans pour autant être jugé « bon », car le Bien dépend d’une conception téléologique particulière.
47Nous avons cherché à montrer dans cet article qu’il n’existe pas de complémentarité facile entre les différentes approches du commerce équitable. Si le Juste admet une multiplicité de critères, les acteurs du commerce équitable ne doivent pas nécessairement se résoudre au relativisme moral. Pour eux, il s’agit de critiquer, c’est-à-dire de classer selon une règle de priorité, les principes de justice qui leur semblent les plus pertinents. Sur le plan pratique, nous pensons qu’en mettant en lumière les principes d’action et de légitimation de chacun, il est possible de sortir des passions pour reposer les termes du débat. L’enjeu est de s’accorder sur les critères de justice à privilégier, pour choisir, de manière lucide, les modalités de nos échanges commerciaux.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Selon les derniers chiffres du sondage Ipsos, 74 % des Français « ont déjà entendu parler du commerce équitable ». Sondage de mai 2005, réalisé auprès de 1 023 personnes constituant un échantillon de la population française âgée de 15 ans et plus.
2 Définition officielle du commerce équitable, FINE (acronyme de quatre structures majeures du commerce équitable : FLO, IFAT, EFTA, NEWS !), 2001.
3 Habbard P., Lafarge L., Peeters A. et Vergriette B., (2002).
4 L’ensemble des organismes de labellisation nationaux, comme Max Havelaar en France, est réuni au niveau mondial en une fédération, FLO International (Fairtrade Labelling Organization). C’est FLO-Cert, une société de droit allemand, qui a pour charge de contrôler et certifier les organisations de producteurs du Sud.
5 Par manque de place, nous ne pouvons entrer dans le détail de l’impact du commerce équitable au niveau local. Voir Mestre C., Heeren N., Castro I. et Rasamoelina E., (2002) ; Chauveau C., Eberhart C., (2002) ; Diaz-Pedregal V., (2006).
6 Daviron B., Habbard P. et Vergriette B., (2002).
7 Elster J., (1995 a).
8 Elster J., (1995 b).
9 Ibid., p. 155.
10 Torre A., (2000).
11 Le prix d’achat équitable d’un produit tient compte de l’ensemble des coûts de fabrication, de transformation et de transport des produits, du coût de la vie dans l’aire géographique considérée et du coût de la certification équitable. À ce prix est ajouté une « prime de développement », destinée au financement de biens collectifs. Si besoin est, apparaissent des majorations dues à la localisation géographique, à la qualité du produit proposé et au type de production réalisée (production biologique).
12 Jacquiau C., (2000).
13 Lille F., Baumler R., (2005).
14 Au terme de quatre années de discussion (2001-2005), le groupe de l’Afnor réunissant l’ensemble des acteurs du commerce équitable et travaillant sur l’élaboration d’une norme de commerce équitable n’est parvenu qu’à formuler un « accord ». Cet accord établit les « principes généraux du commerce équitable » mais n’a pas le caractère contraignant de la norme. Suite à cette entente fragile, la loi du 2 août 2005, portant sur les petites et moyennes entreprises, introduit un article relatif au commerce équitable qui réserve l’appellation de « commerce équitable » à des échanges commerciaux entre les pays du Nord et les pays du Sud. Plusieurs organisations de commerce équitable, travaillant pour un commerce équitable entre producteurs et consommateurs du Nord, ont manifesté leur désapprobation à l’égard de cette loi.
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