Introduction à la seconde partie
p. 223-228
Texte intégral
1Il serait impossible de vouloir tenter de rendre compte des innombrables expérimentations dont le seul point commun indiscutable est qu’elles sont toutes guidées par un idéal démocratique radical. Ces pratiques innovantes, nombreuses et variées, constituent, selon leurs promoteurs, autant de formes de résistance à l’emprise d’une économie qui serait sans considérations prioritaires pour l’humain, le social, l’environnemental. Présenter et discuter maintes et une manières d’« échapper au péril de l’économie » c’est un peu l’objet de cette deuxième partie au travers de ses dix chapitres dont je vais distinguer deux groupes. Le premier groupe offre différents points de vue sur quelques expérimentations pour aborder autrement l’échange. Dans l’approche standard, l’échange n’est qu’une simple technique pour faire circuler au mieux des « objets ». Si cette circulation vient à être personnalisée, si elle est relation entre des personnes qui échangent des « objets », le type de relation qui prévaut entre ces personnes prend de l’importance, et la question de la démocratie devient pertinente alors qu’elle n’avait aucun sens dans l’approche standard.
La personnalisation-démocratisation de la relation d’échange
2Questionner un système d’échange et qualifier certains de dispositifs d’échanges socio-équitables comme le fait Anne-Françoise Taisne oblige à s’éloigner de la technique de l’échange pour en venir à la prise en compte des raisons de ces échanges et s’intéresser aux raisons des parties prenantes à l’échange. Elle souligne que les principaux dispositifs d’échange en fonctionnement dans les pays du Nord ont pour objet d’écouler une production surabondante. Faire déguster des fraises en hiver aux Européens, exemple cité pour ne pas égrener la longue liste des biens non nécessaires mais désirés comme autant de gadgets de modernité que la publicité nous invite à acheter. Changer une fois encore de téléphone portable pour regarder les vidéos des « buts », que sais-je encore ?
3La société des pays du Nord s’est muée en une société d’individus consommateurs et la lutte pour le pouvoir d’achat est devenue une lutte sociale majeure qui s’accomplit au supermarché plutôt que dans l’entreprise. Il faut trouver le prix le moins cher et pouvoir accéder à tout ce qui est disponible sur le marché. Le commerce équitable lui paraît une manière en particulier de maintenir l’agriculture familiale et l’artisanat, c’est-à-dire de résister au commerce qui n’est plus interpersonnel et qui paraît non nécessaire. La circulation au loin de marchandises, voire leur détour lointain artificiel comme pour les fraises, semble un commerce « inutile ». La perte de certaines qualités de l’objet fabriqué au bénéfice de la profusion de la fabrication d’objets amène à défendre l’artisanat. Mieux vaut une bonne chemise belle, résistante, unique et bien travaillée à la main par un artisan qui en vivra. On la préférerait à une demi-douzaine de chemises concurrentes fabriquées à la chaîne, toutes pareilles et ne faisant pas bien vivre le salarié ouvrier de l’usine textile. La recherche de dispositifs d’échanges socio-équitables ressortit alors d’une sorte de militantisme qui résiste à une société de consommateurs pour redonner toute son importance à des considérations sur les conditions qui sont faites aux producteurs.
4Une autre façon d’aborder le rôle personnel de chacun dans la manière dont se jouent les enjeux de la démocratie face à l’économie est de revendiquer pour les consommateurs que nous sommes devenus d’être des « acteurs ». C’est Josette Combes qui voit là pointer une autre « rationalité économique ». En consommant, ce qui est notre lot quotidien, chacun de nous exerce un pouvoir. Enfin, pourrait en exercer un et devrait en revendiquer un. Elle nous offre un petit historique de ces efforts effectués pour reprendre du pouvoir, non pas sur le marché, mais dans l’organisation économique de la société. Que la production soit mise au service des besoins réels des « consom’acteurs ». La voie préconisée est illustrée de quelques exemples comme le co-voiturage, la promotion du vélo en ville, l’éco-construction et ici encore le commerce équitable. L’esprit est principalement de réunifier le consommateur et le producteur, y compris en nousmême, pour en faire un citoyen responsable de la vie en société, sur cette terre, et revendiquant le pouvoir de décider de son avenir.
5Le commerce équitable qui est une notion maintenant bien connue par l’opinion publique – au moins dans les pays du Nord – est au centre du chapitre suivant rédigé par Virginie Diaz-Pedregal. Elle examine les pratiques et les questionne. Deux grandes « familles » de pratiques se recommandent du commerce équitable. D’un côté « la labellisation » garantit que la prise en considération de conditions « équitables » bénéficie à des producteurs organisés « démocratiquement » pour des produits qui peuvent ensuite être acheminés, transformés de différentes manières avant d’atteindre le consommateur final rassuré par ce label. D’un autre côté « la spécialisation » menée par des associations ou des entreprises privées, spécialisation qui garantit un acheminement et une transformation autant que faire se peut « équitables » tout au long de la filière. Ils offrent donc de bonnes conditions des producteurs initiaux jusqu’au magasin mettant l’objet à la disposition du consommateur final ainsi persuadé de la qualification totale de son acte d’achat. La première démarche trouve à s’étendre en accroissant le nombre de produits « labellisés » (et donc de producteurs inclus dans l’opération), tandis que la seconde, s’étend plus par la variété des filières complètes à soumettre à l’exigence de l’équitabilité. Ainsi, par exemple, c’est parmi les praticiens de cette démarche que l’on trouve le plus de promoteurs de l’idée que la pratique de commerce équitable ne doit pas être réservée au commerce Nord-Sud. Il faudrait tout d’abord se tourner vers tous les types d’échanges en prenant en considération les producteurs situés en amont de ces échanges, y compris pour les échanges Nord-Nord : par exemple les achats aux agriculteurs fermiers paysans. Par ailleurs, il y aurait à rendre « équitables » les échanges en tous lieux et questionner, voire refuser, les échanges en supermarché où la recherche du prix le plus bas – quel que soit l’objet acheté – ne peut permettre des conditions équitables pour le producteur initial et tout le long de la filière de transformation et d’acheminement.
6L’auteur ne prend pas parti mais questionne les pratiques autour de leur justification en termes de « justice » dans une interprétation au sens de Elster (qu’il est permis de ne pas suivre, bien sûr) et pour conclure que le commerce équitable est moins injuste que l’autre commerce. La lecture des arguments avancés est tout à fait intéressante.
7Le chapitre suivant que nous offre Jérôme Blanc nous apporte des éclairages sur une autre série d’expériences telle que les « trueque » en Argentine ou les « SEL » système d’échanges locaux » en France qu’il a dénommés de manière plus générale « dispositifs de monnaies sociales ». L’ambition est d’amener la démocratisation au cœur de l’échange avec une monnaie sur laquelle s’exercerait le pouvoir direct de tout un chacun des participants à l’échange. Il apparaît que de nombreuses pratiques ont connu un succès bien réel parfois limité dans le temps. La réussite réelle est toujours limitée dans l’espace et ne serait pas selon lui, un laboratoire permettant d’espérer une extension au-delà du « local ». Un système national encore moins international lui paraît inenvisageable. Plus encore que le commerce équitable, le système des monnaies sociales semble ne pouvoir faire beaucoup plus que d’améliorer temporairement le quotidien de personnes en difficulté. Les expérimentations ont cependant joué un rôle essentiel et une dimension importante est d’avoir fait vivre au sein de communautés localisées un espace délibératif propre au développement de comportements individuels démocratiques. Là encore c’est une manière d’échapper à la seule technique de circulation des objets, y inclus de la monnaie.
8Dans le dernier chapitre de ce groupe, on relate un exemple de pratique que l’auteur, Florent Schepens qualifie de ni écocratique ni démocratique. Toutefois il s’agit bien, et c’est la raison pour laquelle son texte a été repris ici, de décrire des échanges où, bien au-delà de ce qui est échangé, ce sont les personnes participantes à l’échange et leurs relations qui sont essentielles. Cela concerne le domaine très particulier de travaux forestiers et la manière dont sont passés les contrats de travaux et la façon dont on peut devenir entrepreneur de travaux forestiers. On voit que les pratiques résistent tout à fait à la logique et à la technique du principe des marchés. Mais ces relations sociales qui l’emportent ne correspondent pas exactement à la démocratie dans sa version centrée sur le duo liberté-égalité en tout cas.
Les interrogations sur les modes institués de la démocratie de groupes et intergroupes
9Le second groupe de chapitres questionne la place relative de la démocratie dans les relations liées à l’économique selon une perspective beaucoup plus large et collective où les comportements individuels ne sont pas directement ciblés. Sont ici questionnés les modes institués de pratiques qui se veulent démocratiques dans le domaine économique et qui concernent donc des relations entre groupes ou même la constitution de groupes.
10Le chapitre suivant, d’une manière presqu’explicite reprend le triptyque liberté-égalité-fraternité, pour une couverture plus large de l’idée de démocratie. Son troisième volet, dans une formulation « solidarité », pour le moins d’un degré d’exigence plus faible que la fraternité, a amené Gabriel Navennec à interroger la difficulté à faire cohabiter différents niveaux de relations. Il rappelle quelques évolutions depuis les solidarités interpersonnelles à l’avènement de solidarités institutionnelles sous l’égide de l’État dans bien des pays du Nord et des pratiques syndicales parfois tentées ou teintées de corporatisme. Les solidarités internationales vers le Sud sont alors nées de conceptions occidentales du « développement » qui plus compétitif que coopératif n’est pas à même de faire naître des complémentarités et de vraies solidarités. Si les forums sociaux mondiaux lui semblent ouvrir des voies intéressantes, l’auteur insiste cependant sur la nécessité de promouvoir d’autres motivations pour voir naître des solidarités « plus fraternelles ». Le chantier pas vraiment ouvert et juste évoqué semble gigantesque…
11C’est un des lieux de cristallisation de ces difficultés pour articuler solidarités locales et solidarités internationales que nous donne à visiter Fatoumata Diarra. Elle nous explique en effet la position du Mali vis-à-vis du coton dans l’environnement international. La question posée est plus largement celle des subventions de solidarité dans les pays du Nord vis-à-vis de leurs paysans face aux exigences de solidarité du Nord vis-à-vis du Sud. À Cancun (en 2003) quelques pays africains dont le Mali ont demandé que les balles de coton puissent circuler librement sur le marché et que, pour ce faire, les pays du Nord cessent de subventionner leurs agriculteurs et en particulier leur coton-culteurs. Mais entre le paysan de Koutiala, dont le rêve le plus fou nous dit-elle, est de pouvoir louer les services d’un tracteur pour ses travaux de labour et le Gentleman Farmer hyperéquipé du sud des États-Unis et subventionné, il y a un monde. Même avec un marché sans subventions, le résultat de la compétition loyale risque de ne pas bénéficier au paysan malien. Dans son chapitre, elle nous expose en détail la situation Malienne et il apparaît clairement que si on ne peut dépasser ces incompatibilités entre les deux types de solidarité la situation malienne a peu de chances de s’améliorer.
12Si les solidarités internationales sont fortement questionnées par cet exemple, peut-on cependant être rassuré par des formes plus locales et anciennes de solidarités locales qui ont pu s’étendre au moins à des échelons nationaux comme les coopératives ? Notre ouvrage n’offre pas de nombreux exemples, mais celui que nous apporte Atsushi Miura nous donne un enseignement bien intéressant. Il contraste l’histoire et l’évolution des coopératives agricoles japonaises avec des cas en France et aux Philippines. Il faut dire que le Japon est une société où le mouvement coopératif initié au début du XXe siècle s’est fortement développé, pour être aujourd’hui parmi les lieux où les coopérateurs sont les plus nombreux. Cependant, selon l’auteur, le système des coopératives japonaises n’est plus adapté au climat socio-économique actuel. Sans pouvoir présager de l’avenir il nous laisse sur le résultat principal de ses enquêtes : le fonctionnement des coopératives est indissociable de la sociabilité locale. De manière un peu abrupte on serait tenté de dire, les coopératives, etc. ne peuvent être considérées comme une partie, petite ou grande, distincte de la société, elles font corps avec elle et leur réalité est entièrement le reflet de la manière d’être de la société dans son ensemble.
13On retrouve cette même impossibilité à pouvoir imaginer en quelque sorte une démocratie partielle dans le chapitre rédigé par Odile Castel. Elle démonte la rhétorique de la « bonne gouvernance » qui alimente une complicité mi-objective mi-subjective entre la Banque mondiale et les ONG du Nord qui s’exerce au bénéfice de quelques ONG du Sud en quelque sorte « élues » par les précédentes. Cette pratique se fait au détriment des possibilités d’émergence des sociétés civiles du sud. C’est en partie le cas dans nombre de pays à parti et à syndicat uniques et où l’absence de pluralisme doit faire douter de la réalité d’une vie démocratique et cette absence ne peut en tout cas être compensée par ce ballet d’ONG. Que celles-ci soient reconnues par les institutions internationales ou par les gouvernements de diverses nationalités fussent ils réputés démocratiques ne change rien à l’affaire.
14Dans l’esprit de PEKEA les expérimentations décrites, analysées, questionnées, doivent permettre de nourrir la réflexion pour dépasser les schémas analytiques qui dominent la pensée. À n’en pas douter, ce qui concerne l’échange, et les échanges entre groupes, est dominé, plus que jamais, par l’idée que la décision collective ne peut se substituer aux décisions individuelles et que celles-ci n’exigent pas une compétence de citoyen mais une compétence technique, une compétence de calcul qui pourrait s’exercer derrière un écran d’ordinateur performant. Il est certes difficile de faire vivre des espaces publics de délibérations, c’est un peu ce que nous montrent les derniers chapitres que je viens de présenter, et pourtant c’est indispensable, c’est la démonstration qui est offerte par le texte de Michèle Leclerc-Olive. Elle nous permet de comprendre comment aucun calcul ne peut dispenser d’un jugement, que toute décision est irrémédiablement un pari. Cela évidemment requalifie totalement le politique et l’obligation de l’engagement, ouvrant, nous dit-elle, sur un espace public d’expérimentation politique et de responsabilité. C’est bien la seule manière de faire échapper la démocratie au péril de l’économie.
Auteur
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