L’approche par les droits économiques, sociaux et culturels, porteuse d’un renouvellement démocratique
p. 177-184
Texte intégral
L’état rêvé par les coopérations étrangères
1Au point de départ, en tant que participant moi-même, à différentes reprises, à la politique dite de coopération française au développement, laquelle se caractérise depuis quarante ans par un axe central, la construction d’États keynésiens dans les pays en développement, je me suis beaucoup interrogé sur la nature de l’État ainsi imaginé par les stratèges de notre politique d’aide.
2Les travaux du CEAN démontrant que c’est une sorte d’État rêvé, dont le modèle était puisé dans un mythique Premier Empire et très peu dans les réalités, dont les assistants techniques français se sont efforcés depuis quarante ans d’acclimater outre-mers la graine fantasmée, ont été pour moi extrêmement éclairants.
3Et je me suis, bien sûr, demandé quelle était la dimension démocratique de cet État imaginaire proposé aux élites dirigeantes du Tiers-monde. Ma réponse est que c’est l’État centralisateur et technocratique, adouci ultérieurement par un scrupule décentralisateur, que la coopération française a essayé de greffer sur les sociétés déstructurées qui ont succédé à la colonisation. Tout ceci, dans le contexte de trente années de Guerre froide et d’affrontement entre des modèles d’État idéalisés.
4Dans « état de droit », qui a été le slogan central de la coopération française pendant les vingt dernières années, il y a « droits ». Ce concept est associé aux notions de justice et d’éthique. Or, nous le savons, si des États remplissant quelques fonctions centrales, dites pour cela « régaliennes », comme la police et la défense du territoire, qui ont pu être créés dans un certain nombre de pays pauvres, la fonction de justice, c’est-à-dire de production de l’équité sociale et d’arbitrages entre intérêts divergents, n’est en général que très peu assumée.
5Certains arguent que l’État européen du XIXe siècle n’assumait guère mieux cette fonction, et qu’il ne s’agit là que d’un défaut lié à la jeunesse des États. Ceci ne doit pas nous empêcher de répondre à l’aspiration des sociétés civiles que cette justice fonctionne mieux.
L’utopie créatrice de l’approche par les droits
6Et c’est ici qu’intervient une utopie créatrice, « l’approche par les droits », mélange de pragmatisme et d’idéal.
7Qu’est-ce à dire ? Simplement ceci : puisque l’État, entendu comme la combinaison des capacités de l’exécutif et du législatif, ne produit pas cette équité, la participation de deux autres acteurs, la justice et la société civile, est susceptible de contraindre l’État à être plus performant sur ce plan.
Un exemple : le domaine de l’accès à l’eau propre
8Il s’agit de satisfaire un besoin fondamental de la condition humaine en recourant à une ressource considérée comme un bien essentiel. Mais celui-ci est inégalement réparti, menacé et souvent rare.
9Si l’on considère l’espace urbain, plusieurs types réponses successives ont été apportés par les États du Tiers-monde :
- la planification et la gestion par l’État, qui a trouvé ses limites dans l’insuffisance des ressources budgétaires et dans la mauvaise gestion technique ;
- a suivi le temps des privatisations assorties de cahiers des charges imposant des contraintes publiques, qui a montré ses limites lorsque le souci de profitabilité, auquel la faiblesse des États n’a pas su répondre, a exclu une partie importante des populations de l’accès à l’eau, favorisant le développement complémentaire d’une gestion privée prédatrice, les porteurs d’eau ;
- troisième temps, le trio État prescripteur de normes, entreprise privée gestionnaire et organisations de consommateurs négocie des modes d’accès à l’eau qui soient compatibles avec les ressources des pauvres. Ce modèle est promu comme LA solution à la veille de la conférence de Johannesburg, mais explose dès que des contraintes extérieures diminuent le taux de profitabilité des entreprises et lamine les ressources publiques des États.
- vient un quatrième temps, caractérisé par l’entrée en scène d’un quatrième acteur, la justice.
Un cas concret : Cordoba
10Des groupes de citoyens pauvres exclus de la distribution d’eau ont plaidé en justice au nom de la violation d’un droit fondamental ; la justice leur a donné raison, obligeant l’État à intervenir ; pour prévenir un mouvement de contagion, celui-ci a été amené à définir une programmation nationale dans ce domaine.
La justice équitable, angle aveugle des politiques de « bonne gouvernance »
11Condition nécessaire au fonctionnement de ce modèle, l’existence d’une justice fonctionnant de manière équitable. Ce n’est pas une donnée innée. Elle dépend de beaucoup d’éléments : matériels (des rémunérations mettant les juges à l’abri de la corruption), juridiques (un statut d’autonomie) et culturels (l’éthique d’une profession).
12Des réponses existent aux carences que connaissent nombre de pays. Elles relèvent pour beaucoup de la mobilisation politique et civique ; elles peuvent aussi puiser dans des pressions internationales. Transparency International fait à cet égard un travail considérable. Elles procèdent aussi de l’organisation de mécanismes internationaux permettant des recours au-delà des juridictions nationales, aux niveaux régional et universel.
Le projet de protocole au pacte des droits économiques, sociaux et culturels
13Un travail est engagé depuis deux ans par une coalition d’États et d’ONG pour la création d’un tel mécanisme. Il s’agit de compléter le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels de 1966 par un protocole permettant au comité d’experts indépendants qui, actuellement, n’a pouvoir que d’examiner les rapports que lui remettent périodiquement les États-parties, de recevoir des « communications » – traduisez « réclamations » ou « plaintes » – de personnes s’estimant lésées. Il les examinerait puis se retournerait vers les États et/ou les cours suprêmes nationales pour leur demander de réexaminer les situations qui lui paraîtraient insatisfaisantes ainsi portées à sa connaissance, s’efforçant de jouer les médiateurs.
14Par un tel mécanisme, que peut-on espérer, au delà de l’administration d’une meilleure justice sur des cas individuels ?
- l’incitation à des réformes des politiques économiques et sociales de la part des gouvernements ainsi « épinglés » ; car ce comité international, du fait de la vision comparative dont il dispose déjà, serait à même d’adresser des suggestions aux États en s’inspirant de la pratique d’autres pays ;
- l’élaboration d’une jurisprudence internationale s’imposant aux juridictions nationales et poussant celles-ci à faire preuve de davantage d’audace par rapport aux droits économiques, sociaux et culturels ;
- le développement d’une réflexion juridique internationale aidant à préciser ce que sont les obligations des États, mais aussi des autres acteurs économiques, au regard des droits économiques, sociaux et culturels ; par exemple, le droit à l’eau, déjà cité, interroge dans son exercice concret ; le gouvernement allemand a commencé d’organiser une réflexion à son sujet ;
- une régulation de la gouvernance économique internationale par l’introduction du respect des droits fondamentaux, dans les principaux processus de décision ;
- des effets en retour au niveau national : dans des États fédéraux, les cours suprêmes seront poussées à jouer leur rôle de cassation au dessus des États fédérés pour ces droits également ; en Inde, déjà, le droit à l’eau a beaucoup progressé grâce à des recours introduits devant la Cour fédérale suprême ;
15Cette utopie commence donc à devenir réalité. En Argentine et en Inde, mais aussi en Afrique du Sud et en Colombie de telles avancées se remarquent ;
16À noter aussi que des institutions que l’on croyait fermées à cette approche se signalent par une évolution. Ainsi la Banque Mondiale, par la voix de son Institut, où son expert Daniel Kaufmann, déclare1 avoir identifié des corrélations fortes entre l’exercice des libertés et des droits civils et la réalisation de progrès économiques et sociaux, par exemple en ce qui concerne le recul de la mortalité infantile. L’auteur ajoute que lorsque des politiques volontaristes de réalisation des droits se mettent en œuvre, la corrélation est encore plus forte. Il existerait une relation d’antériorité nécessaire entre droits civils et droits économiques, les premiers conditionnant presque toujours l’exercice plénier des seconds… ; enfin, conclusion que je cite dans le texte, « la bonne gouvernance n’est pas un “bien de luxe” auquel un pays accèderait automatiquement avec la richesse, mais nécessite un engagement continu difficile des dirigeants, des administrations et de la société civile au service de l’amélioration des droits civils et de la gouvernance ».
17Incite à l’optimisme le fait que des mécanismes permettant un recours au niveau international contre des décisions de justice insatisfaisantes au niveau national se mettent, d’autre part, en place peu à peu :
- dans le cadre des Nations Unies, les comités en charge des conventions sur la discrimination à l’égard des femmes et celui chargé de la lutte contre les discriminations raciales, évoquent déjà régulièrement des situations de violation de droits économiques, sociaux et culturels ;
- le niveau régional évolue lui aussi : la Convention américaine des droits de l’Homme, la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples reconnaissent certains droits économiques, sociaux et culturels. La dernière citée va être assortie bientôt d’un mécanisme de vérification avec une Cour de justice. Le comité chargé de la Charte sociale européenne (du Conseil de l’Europe, concernant 46 pays) a pris de l’avance, avec un dispositif original : ses propositions sont ensuite soumises à un organe politique, le Comité des ministres.
18Est-ce que ceci doit conduire à un « gouvernement » des juges ? Non, pas nécessairement, mais il faut veiller à l’éviter. Le cas du Canada, où la Cour suprême a, contre l’avis de l’État, autorisé un début de démantèlement du système de santé publique, montre le chemin à ne pas suivre.
La fin des politiques en trompe l’œil ?
19Ce qui est en jeu c’est de construire un système démocratique global où les différents acteurs institutionnels s’équilibreront tout en renforçant les capacités de chaque État à jouer sa fonction régulatrice au plan social.
20L’histoire de la gouvernance des politiques d’aide au développement mérite d’être questionnée de ce point de vue.
21Trois époques se sont succédées dans les rapports entre bailleurs et receveurs, chacune porteuse de sa part de déséquilibre structurel :
- il y eut, tout d’abord, le temps de la surenchère entre les deux blocs de pays du Nord pour inféoder les classes dirigeantes issues des décolonisations et consolider des rapports postcoloniaux ; la succession de « décennies du développement » donne, à partir de 1960, un habillage solidaire à ce qui n’est qu’un prolongement de la Guerre froide ; l’objectif symbolique du 0,7 % d’APD est affirmé et devient, atteint seulement par des pays qui pèsent peu, un alibi pour les oligarchies prédatrices qui s’installent ;
- le temps du durcissement du discours des donateurs dans le contexte d’épuisement de la Guerre froide et de fragilisation du système financier international du fait de l’explosion de l’endettement ; libéraux et keynésiens s’entendent pour tenter de fabriquer, à marche forcée, des États développeurs réduits à leurs fonctions supposées essentielles ; l’ajustement structurel apprend aux oligarchies à singer le discours libéral des donateurs et permet, au travers des privatisations, l’épanouissement décomplexé de fortunes colossales ;
- puis les dégâts collatéraux de l’ajustement structurel amènent un correctif à la marge : la lutte contre la pauvreté ; les Pauvres, entité mythique, sont ce sixième de la planète appelant la compassion ; on lance des programmes d’« éradication de la pauvreté » sur le modèle de celui de la mouche tsé-tsé ; et l’on essaie d’entraîner dans cette croisade les oligarchies prédatrices locales en asseyant à côté d’eux des pauvres triés sur le volet par les agences internationales ; quand elles ne sont pas présidées par les épouses de chefs d’État ou de ministres, les « communautés de base » parachutées ainsi dans les cercles du pouvoir ne résistent pas toujours à la griserie de la situation. Intronisées « voix des exclus » elles s’en coupent souvent à force de parler en leur nom en les rencontrant de moins en moins ;
22Dans ces trois époques, les pays et ONG donateurs ou donneurs (sic), ont consciemment et inconsciemment – selon les cas – manipulé les forces sociales des pays, renforçant presque toujours, au bout du compte, le pouvoir exécutif confisqué par les oligarchies, quitte à offrir quelques strapontins à quelques ambitieux exogènes. Dans toutes ces époques, le Pauvre a subi les décisions prises « pour lui » puis « en son nom ».
L’introduction de la démocratie dans les processus de décision
23L’approche par les droits est susceptible de renverser cet ordre vertical du fort commandant au faible, ou pire se faisant passer pour lui.
24Elle consiste à faire connaître leurs droits aux plus faibles et à leur donner les outils juridiques et politiques de les réclamer.
25Revendiquer l’effectivité des droits économiques, sociaux et culturels, c’est-à-dire à une alimentation équilibrée, à la santé, au libre exercice d’un travail, à l’éducation, à jouir de son logement sans menaces, ou encore à la défense collective de ses intérêts, c’est réclamer la justice sociale. C’est, ce faisant, se poser en citoyen de plein exercice qui entend accéder à la justice dans son pays – éventuellement, s’il y a carence, à un échelon supranational – pour demander que les abus dont il est victime soient reconnus et les dommages subis, réparés.
26Il s’agit bien de l’exercice effectif d’un droit individuel de l’Homme qui affirme que ces droits, les droits économiques, sociaux et culturels, sont tout aussi importants que les droits dits civils et politiques. Ils leur sont, au demeurant, très liés.
27Car, si par exemple le droit à l’alimentation est bafoué, cette violation devient synonyme de privation d’une liberté fondamentale, celle de ne pas être torturé, en l’occurrence par la faim. Autre exemple, l’éducation : elle conditionne l’exercice de tous les droits citoyens : de vote, de participation à la vie publique, d’accès à l’information, etc.
28Les droits économiques, sociaux et culturels sont garantis par plusieurs conventions internationales que la plupart des pays du Tiers-monde ont ratifiées, à commencer par le Pacte des DESC de 1966. Des mécanismes de justiciabilité se mettent progressivement en place. Le projet du protocole est de couronner l’ensemble afin d’éviter notamment que des continents entiers soient tenus à l’écart.
29Essayons d’être précis. Imaginons que, dans quelques années, un citoyen nigérien voyant venir une menace de famine, n’ayant pas réussi à obtenir de son gouvernement la définition de politiques à la hauteur de la situation, assigne celui-ci en justice pour non-assomption de ses responsabilités de respecter, protéger et satisfaire le droit à l’alimentation, puis débouté, obtienne que le cas soit évoqué par la Cour suprême nigérienne. Celle-ci ne lui donne pas raison et le plaignant s’adresse alors à la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples.
30Que pourra faire le gouvernement convoqué par celle-ci ? Démontrer que l’ajustement structurel qui lui avait été imposé par les IFI avait désarticulé son ministère de l’agriculture, que ses appels à l’aide internationale pour détruire les nuages de sauterelles lorsqu’ils étaient en formation n’ont pas été entendus, que les abaissements de droits de douane, que lui a imposés le dernier round de négociations dites du commerce et du développement, l’ont privé de capacités budgétaires de réponse, etc.
31Mais le plaignant, qui se fait assister des avocats d’une ONG internationale, démontrera peut-être que l’État nigérien s’est, dans le même temps, engagé dans de coûteuses politiques d’armement ou d’organisation de rencontres sportives, n’assumant pas ses responsabilités premières.
32Un débat passionnant en résultera, impulsant un dialogue politique entre les citoyens et l’État dont ne pourront se tenir à l’écart les bailleurs de fonds internationaux. Enrichissant les modes traditionnels de démocratie, ce recours offrira une possibilité pour que les plus pauvres, redevenus êtres réels de chair, de sang et de dignité (sans doute assistés par des ONG), se fassent entendre.
Ce n’est pas la même chose que la revendication au droit au développement
33Est-ce que l’approche par les droits serait une nouvelle façon de parler du droit au développement ? La question est souvent posée. Ma réponse est négative, même si les démarches se rejoignent.
34Non, car il s’agit, dans l’approche par les droits, de redonner de la dignité, celle qui va avec l’exercice de la citoyenneté, à des personnes, et non à un État. Car le « droit au développement » est plutôt un droit collectif dont l’exercice doit se faire au niveau des États.
35Oui, car, indirectement, ce sont les rapports de force internationaux qui seront cités à la barre de l’instance internationale invitée à se prononcer sur l’effectivité des droits économiques, sociaux et culturels.
36Il reste que nous devons être vigilants et ne pas tomber dans le piège où ont trébuché les coopérations publiques.
37C’est ici que la recherche universitaire a un rôle important à jouer.
38Par exemple, deux questions me semblent devoir être l’objet de la plus grande attention :
- celle des processus de construction de normes éthiques dans les fonctions publiques de pays non européens ; des ONG ont fait un travail intéressant d’analyse des effets de la corruption ; elles hésitent sur les causes, oscillant entre la compréhension complaisante et la dénonciation donneuse de leçon ; mais la réflexion y est quasi absente sur le « comment passer de la culture de corruption au service public intègre ». L’ensemble des sciences sociales a potentiellement, sur ce sujet, un considérable et passionnant chantier.
- Autre thème de travail, comment se construisent les rapports de force au sein d’une société civile sollicitée par d’autres acteurs qui cherchent à les neutraliser ou les enrôler ? Ici aussi, des approches pluridisciplinaires seraient pertinentes.
39Il y a place, pour cela, à des travaux impulsés par PEKEA.
Notes de bas de page
1 Daniel Kaufmann : Droits de l’Homme et développement : vers un renforcement mutuel ; étude coparrainée par le Ethical Globalization Initiative et le New York Center for Human Rights and Global Justice – mars 2004.
Auteur
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